Victoire de l’extrême droite au Chili : comment en est-on arrivé là ?

La victoire de l’extrême droite aux élections du Conseil constitutionnel pourrait sonner le glas de toute perspective d’une constitution progressiste au Chili. Il s’agit également d’un vote sanction pour la gauche de Gabriel Boric au pouvoir. Éléments d’analyse avec l’historien Marcelo Casals.

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L’extrême droite chilienne a remporté une victoire majeure lors des élections de la nouvelle Assemblée constituante, éteignant pratiquement tout espoir d’une nouvelle constitution progressiste au Chili. Les résultats de ces élections à ce Conseil nouvellement rebaptisé « Conseil constitutionnel » auraient été impensables il y a encore quelques années.

Dans cette deuxième tentative de rédiger une nouvelle constitution, le Conseil est cependant toujours investi par le peuple d’un mandat pour remplacer la Carta Magna imposée par la dictature d’Augusto Pinochet en 1980. Mais, fortement marqué à droite, il traduit un changement radical dans la politique chilienne par rapport à octobre 2019, lorsque le pays s’était soulevé contre le gouvernement néolibéral de Sebastián Piñera.

Le Conseil nouvellement formé comptera cinquante et un sièges, dont vingt-trois seront détenus par des représentants du Parti Républicain d’extrême droite, onze par la droite traditionnelle et seulement seize par la gauche (outre un représentant des peuples indigènes). Autant dire que ces résultats sont un désastre électoral aux proportions historiques pour la gauche chilienne – le seul précédent comparable étant le rejet du projet de Constitution lors du plébiscite national de 2022.

La victoire de l’extrême droite paraît d’autant plus paradoxale si l’on tient compte de sa fidélité historique à la dictature et de son « héritage ». En fait, le Parti Républicain, associé au récent candidat à la présidence José Antonio Kast, s’est toujours opposé avec force à toute modification de la constitution actuelle.

Ainsi, l’extrême droite a désormais toutes les cartes en main, et l’adoption d’une nouvelle constitution dépend de ses votes. Plus décourageant encore, le projet en est rédigé par un « Comité d’experts » technocratique, nommé lui-même par un Congrès National dirigé par la droite. Comment le Chili en est-il arrivé là ?

Le pire échec

Malheureusement, la défaite a été constante pour la gauche chilienne au cours des derniers mois. La tentative ratée de rédiger une nouvelle constitution, dirigée par une Convention constituante dominée par la gauche, en a été la première manifestation. Et le plébiscite constitutionnel du 4 septembre 2022 restera dans les mémoires comme l’une des défaites électorales récentes les plus sévères que la gauche ait subies. Avec un taux de participation historique dû à une nouvelle règle rendant le vote obligatoire, une écrasante majorité de Chiliens (61,82 %) a rejeté la proposition de Constitution progressiste que la convention avait élaborée depuis juillet 2021.

Chez les partisans du « J’approuve », la réaction a d’abord été un choc et de la confusion. À ce jour, il n’y a toujours pas d’explication convaincante à un désastre électoral de cette ampleur, le projet de constitution n’ayant remporté qu’un maigre 38,15 % des voix. Ce score, combiné à la montée en puissance électorale de l’extrême droite lors des récentes élections au Conseil, devrait déclencher les alarmes.

Pour de nombreux dirigeants et intellectuels du camp progressiste, la raison de cette défaite en 2022 réside dans la campagne de communication de la droite. De leur point de vue, les citoyens ont été trompés par une « campagne de terreur » et par des fake news diffusées dans les principaux médias et sur les réseaux sociaux. Pour eux, si le projet constitutionnel a déraillé c’est en raison de l’incapacité des citoyens chiliens à comprendre ce qu’aurait signifié cette grande constitution féministe, écologiste et indigéniste, seule à même de remédier aux maux d’une constitution conçue pendant la dictature militaire de Pinochet (1973-1990) et en vigueur pour l’essentiel depuis 1990. Si dans les semaines à venir les dirigeants de la gauche devaient répéter ces mêmes arguments ce serait une grave erreur.

Hormis quelques autocritiques concernant les modalités de la convention, la gauche chilienne n’a pas encore réalisé un bilan politiquement productif de sa défaite. Aujourd’hui, avec la victoire éclatante de l’extrême droite dans le nouveau Conseil, il est plus urgent que jamais de faire la clarté sur les erreurs commises.

L’explosion

L’une des choses les plus difficiles à digérer dans les défaites de septembre 2022 et mai 2023 est que la période politique actuelle, ouverte avec le soulèvement d’octobre 2019, aurait dû être extrêmement favorable à un programme anti-néolibéral. En ce mois d’octobre, des manifestations sociales massives et spontanées avaient éclaté, les plus importantes depuis les années 1980. Des millions de citoyens sont descendus dans la rue déterminés à rejeter l’humiliation collective que leur infligeait le gouvernement conservateur du multimilliardaire Piñera.

La décision du gouvernement d’augmenter le tarif du métro à Santiago a pu en être l’étincelle, mais en quelques jours de manifestations il est devenu clair que les revendications – nombreuses et diverses – portaient toutes sur les inégalités structurelles produites par trente années de néolibéralisme.

Le « soulèvement social » de 2019 a été l’aboutissement d’une vague croissante de mobilisations qui avait commencé avec les manifestations étudiantes de 2011 – si ce n’est avant – auxquelles ont succédé dans les années suivantes différents mouvements sociaux mettant en cause le système de sécurité sociale privatisé au Chili ; une centralisation administrative excessive dans la capitale du pays ; la déprédation environnementale des entreprises transnationales (et nationales) ; les déficiences du système de santé publique du pays ; et les inégalités omniprésentes entre les sexes, combattues par les mouvements féministes et de jeunesse, entre autres.

Ce n’est pas un hasard si toutes ces revendications ont convergé vers l’exigence d’une nouvelle constitution. Submergés par les manifestations, le Congrès et le gouvernement conservateurs ont finalement été contraints de reconnaître la faillite de leur modèle politique et économique, et d’engager un processus de changement constitutionnel sans précédent, que même le début de la pandémie de COVID-19 en mars 2020 n’a pas pu stopper.

Pour quelque temps encore, la situation semblait favorable à la gauche. En octobre 2020, le plébiscite pour ratifier l’engagement du processus constitutionnel a été approuvé à 78,28 %. Par ailleurs, le scrutin de mai 2021 pour la Convention constituante a élu une majorité hétérogène de députés indépendants : activistes indigènes, féministes et écologistes, mais aussi intellectuels et militants des partis de gauche et de centre-gauche. La droite, en revanche, n’a pas réussi à franchir le seuil du tiers des députés de la Convention qui lui aurait permis de disposer du droit de veto.

Parallèlement, alors que la Convention délibérait en novembre et décembre 2021, le militant de gauche et ancien leader étudiant Gabriel Boric a remporté l’élection présidentielle. Cette séquence semblait sanctionner la fin de l’hégémonie politique des deux grands blocs de centre-gauche et de droite qui avaient exercé le pouvoir pendant trois décennies depuis la fin de la dictature.

Le Thermidor chilien

Pourquoi, alors, le « Je rejette » a-t-il triomphé en septembre 2022 ? Et comment l’extrême droite est-elle soudainement devenue la force motrice de la politique chilienne ?

En premier lieu, la pandémie de COVID et la crise économique qui a suivi ont radicalement dégradé le paysage politique, en modifiant les priorités d’une grande partie de la population chilienne, y compris de certains des participants les plus engagés d’octobre 2019. L’élan du « soulèvement social » était profondément lié à un fort sentiment anti-establishment, ce qui s’est reflété dans le plébiscite initial de 2020 et l’élection de députés indépendants lors de la Convention constitutionnelle de 2021.

L’élection présidentielle de 2022 a été le premier avertissement d’un changement majeur dans les attentes de la population, d’autant plus que le candidat d’extrême droite Kast est arrivé en tête au premier tour (dans un contexte électoral certes très fragmenté). Les élections législatives n’ont pas été non plus de bon augure pour la gauche. On a assisté au renforcement non seulement de l’extrême droite de Kast et de la droite traditionnelle en sont sorties renforcées, mais également du Parti du Peuple (PDG : Partido de la Gente), une formation populiste, démagogique et opportuniste qui, malgré son virulent discours anti-establishment, s’est positionnée de fait à droite sur l’échiquier politique.

La pandémie du COVID a mis à nu les fondements du néolibéralisme chilien : peu de mesures sanitaires prises en charge par l’État, de bas salaires et un endettement élevé, et des décisions favorables au capital au détriment du travail. Tout cela s’est traduit par un chômage élevé combiné à une inflation que les Chiliens n’avaient pas connu depuis des décennies.

Simultanément, le nombre d’immigrants vénézuéliens sans papiers a augmenté rapidement, en grande partie en réponse aux incitations publiques formulées par le gouvernement Piñera. L’absence d’infrastructures au niveau de l’État permettant d’accueillir les immigrants et leurs conditions difficiles de marginalité sociale et de surpopulation – ajoutées aux difficultés économiques exacerbées de nombreux Chiliens – ont fait grimper la criminalité et la violence à des niveaux inconnus jusqu’ici.

La sécurité, l’immigration et le coût de la vie sont alors devenus des questions prioritaires pour la plupart des gens. L’opposition politique de droite et les médias ont profité de cette situation pour attaquer le gouvernement et surtout pour revenir sur la caractérisation du « soulèvement social » : il ne s’agissait pas de l’expression légitime et authentique du mécontentement citoyen, mais d’un déchaînement criminel.

Le gouvernement de Boric, en prise avec des problèmes en son sein, s’est efforcé de s’adapter à ces nouvelles circonstances. Boric a promulgué des lois conférant à la police de nouveaux pouvoirs, alors que la gauche – en particulier face aux brutalités policières lors des manifestations de 2019 – exigeait une réforme en profondeur du corps des Carabiniers, la principale force de police au Chili. Il reste à voir dans quelle mesure cette tentative d’adaptation sera efficace et quel en sera le coût pour ce qui est du soutien de sa propre base politique.

La vérité est qu’aucune des mesures politiques de Boric n’a eu d’effets positifs dans l’électorat chilien en général : l’extrême droite continue à tirer profit politiquement des difficultés que vivent les citoyens chiliens. En fait, Kast et son parti – les Républicains – ont réussi à convertir la crise sociale en millions de votes, grâce au financement généreux des secteurs les plus réactionnaires du capitalisme chilien.

L’impasse constitutionnelle

Le projet constitutionnel a échoué pour des raisons qui ne se limitent pas à ces circonstances économiques et sociales. À ce jour, la gauche chilienne a très peu parlé d’une autre question, celle des problèmes idéologiques qui ont pesé sur les propositions de la Convention. Au centre de ces propositions se trouvait l’idée d’un « État social » et de « droits sociaux », avec des dispositions garantissant l’égalité des sexes, le droit à un environnement sans pollution et des mesures pour la reconnaissance, la réparation des préjudices et l’autonomie des peuples indigènes.

Ce sont des thèmes que la gauche chilienne a légitimement faits siens. Les écarter en les présentant comme les caprices d’une « politique identitaire », c’est ne pas être à la hauteur des changements que la gauche chilienne a connus ces dernières décennies. Pourtant, nombre de débats de la Convention ont porté sur des interprétations simplistes de l’histoire chilienne et cela n’a pas vraiment aidé à ce que l’ensemble de la population se sente concernée. L’État et la République, selon certains, sont des structures oppressives créées par les classes dirigeantes qui ont corseté les identités indigènes ancestrales – aujourd’hui apparemment libres de s’épanouir dans toute leur pureté. La Nation, pour eux, devrait être « pluralisée » en un ensemble de communautés (ou « peuples ») enracinées dans des « territoires », ce qui remet en cause l’unité constitutive du pays lui-même.

Cette notion plurinationale de l’État a donné lieu à un ensemble de propositions qui ont laissé un goût amer à de nombreux Chiliens, telles que la revendication de systèmes de justice locaux propres aux peuples indigènes ou la substitution du Sénat (l’un des plus anciens du monde moderne) par une Chambre de représentation régionale.

Les médias ont mis l’accent sur ces aspects controversés et ont amplifié une série de scandales qui ont affecté la Convention dans le but clair de la discréditer et d’amplifier le vote « Je rejette » lors du plébiscite final. Mais l’ampleur de la défaite tient à d’autres facteurs.

De nombreux membres de la Convention ont continué à agir comme si le pays vivait dans un état de mobilisations sociales permanentes. Le nombre impressionnant de votes obtenus lors du plébiscite de 2020 avait convaincu beaucoup que le « J’approuve » était pratiquement acquis et que le contenu réel de la Constitution était presque secondaire. Et c’est cet optimisme qui a conduit à écarter un débat plus large sur la manière dont une constitution pourrait faire naître un nouvel État et une nouvelle société au Chili conformes aux aspirations de la classe ouvrière et de la population.

L’État, la République, la Nation et la démocratie sont des sujets de luttes bien connus de la gauche chilienne. Ainsi, la « voie chilienne au socialisme » de Salvador Allende s’est construite sur l’idée que la démocratie était une conquête des travailleurs, la Nation une communauté entre égaux et l’État un appareil institutionnel qu’on pouvait conquérir et dont le caractère de classe pouvait être modifié au service du socialisme. La gauche traditionnelle se préoccupait avant tout des conditions matérielles d’existence et des inégalités structurelles du capitalisme dépendant.

Ce n’est pas que ces préoccupations aient disparu des débats constitutionnels. Mais les critiques simplistes et parfois infondées de l’égalitarisme républicain, si chères à nombre de mouvements sociaux, ont pris une place démesurée dans les discussions sur l’État. Sans avoir à renoncer aux luttes féministes, indigènes ou environnementales, la gauche chilienne doit inscrire ces objectifs dans le cadre d’un projet global de changement social qui aspire à prendre le pouvoir et à nouer des liens avec les secteurs populaires et les classes laborieuses.

Les explications habituelles de la défaite avancées par les secteurs progressistes (le rôle des médias, l’incompréhension du peuple) révèlent un paternalisme inquiétant des classes moyennes à l’égard du peuple chilien qui, à les croire, ne serait pas assez avisé pour comprendre ce qui est bon pour lui. Cette façon de penser empêche par ailleurs la réflexion politique et la critique pourtant si nécessaires pour sortir de l’impasse politique actuelle.

Cinquante ans après

Le processus constituant, tel qu’il est en 2023, est le résultat de la défaite de la gauche et d’un brusque tournant conservateur dans la politique et l’opinion publique chiliennes. Fermement contrôlé par les partis de l’establishment il n’aura qu’une portée limitée. En attendant que le Conseil constitutionnel dominé par l’extrême droite en prenne les rênes, une « Commission d’experts » nommée par le Congrès rédige les articles de la Constitution à une distance considérable de la volonté populaire.

Aujourd’hui la gauche doit agir comme une véritable force de résistance aux assauts conservateurs et éviter toute radicalisation de l’État chilien néolibéral qui sévit déjà depuis trente ans. Aussi curieux que cela puisse paraître, on pourrait même envisager d’organiser une campagne « Je rejette » pour empêcher l’adoption d’une constitution adoubée par la droite. Mais il y a plus important : pour se remettre de ses défaites électorales, la gauche doit entamer un processus d’introspection sur ses carences idéologiques, en puisant dans la richesse de sa propre histoire.

En 2023, pour le 50e anniversaire du coup d’État qui a mis fin par la violence au gouvernement démocrate-socialiste d’Allende et à l’Unité Populaire, la gauche ferait bien de se remémorer la patience et la vision à long terme dont a fait preuve cette formation politique et sociale, construite dans le cadre d’avancées et de reculs qui se sont succédé au cours de plusieurs décennies. Le changement structurel égalitaire ne sera pas le résultat d’un coup de chance ou de l’action d’une avant-garde éclairée de législateurs. Ce sera le produit d’une lente accumulation de forces et de la construction d’une hégémonie durable ancrée dans les aspirations, les attentes et les intérêts de la majorité laborieuse au Chili.

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Traduit de l’espagnol (chilien) para Robert March.

L’auteur est historien chilien. Son dernier ouvrage est : Contrarrevolución, colaboracionismo y protesta: la clase media chilena y la dictadura militar (FCE, Santiago, 2023).