Le jazz, une source d’inspiration pour la philosophie ? Rien n’est moins sûr. Plutôt un embarras, comme une surface qui n’offrirait pas de prise ferme. Comment interpréter ce silence troublant ? Nous en parlons avec Joana Desplat-Roger, directrice de programme au Collège international de philosophie et autrice du livre Le jazz en respect. Essai sur une déroute philosophique (éditions MF, 2022, préface d’Agnès Gayraud).
Contretemps (CT) : Avant même d’ouvrir le livre, on ne peut manquer de s’arrêter au titre et au sous-titre. Dans les deux cas, les mots de « respect » et de « déroute » semblent d’emblée ambivalents… Qu’en est-il ?
Joana Desplat-Roger (JDR) : Oui, tout à fait ! Concernant la « déroute », j’aime bien l’image d’une « sortie de route » que le jazz aurait imposée à la philosophie : de prime abord cela laisse supposer que le jazz relèverait d’une menace, ou d’un danger pour la philosophie. Or, une philosophie en « déroute » décrit aussi une philosophie non linéaire, non systématique, contrainte à faire des détours, à repenser sans cesse sa trajectoire. Si donc le jazz est un obstacle pour la philosophie, il ne conduit pas à une impasse, mais il pose les conditions d’une philosophie en mouvement, qui doit se repenser elle-même par sa rencontre avec le jazz. Le terme de « respect » est quant à lui une référence implicite à l’ouvrage de Marie-Louise Mallet intitulé La musique en respect, dans lequel l’auteure explique pourquoi la musique est un objet difficile à appréhender par la philosophie. Le terme de « respect » a dans son livre une connotation très positive : il décrit une certaine sacralité de la musique, qui obligerait la philosophie au « respect ». Néanmoins, l’expression « tenir en respect » témoigne également d’une appréhension, voire d’une franche hostilité à l’égard de l’objet que l’on essaie de tenir à distance. J’ai donc voulu montrer que la philosophie, en tenant le jazz à distance, a fait preuve de respect dans les deux sens du terme – même si, en réalité, je pense que c’est surtout une inavouable hostilité pour le jazz qui a contraint les philosophes au silence.
CT : Pourquoi « inavouable » ?
JDR : C’est vrai qu’à prime abord, on peut penser que le fait que les philosophes n’aient pas (ou peu) parlé du jazz est une chose anodine, car les intellectuels n’ont pas le devoir de s’exprimer sur tout. C’est d’ailleurs le sens de la remarque que m’a faite Jean-Luc Nancy, lorsque je l’ai interrogé sur ce point : certes la philosophie ne parle pas de jazz, mais elle ne parle pas beaucoup de cuisine non plus. Son objection m’a amusée, d’autant qu’elle soulève quelque chose d’important : il peut paraître absurde de faire comparaître les grands philosophes du XXe siècle pour qu’ils se défendent de ce qu’ils n’ont pas dit au sujet du jazz – une musique que bien souvent ils ne connaissent pas, ou en tout cas pas suffisamment pour pouvoir en parler correctement.
Néanmoins, si cette remarque est sans doute juste du point de vue de son esthétique, je pense qu’elle ne suffit pas à expliquer pourquoi la dimension explicitement politique du jazz et ses liens étroits avec les revendications de la communauté africaine-américaine ont eux aussi été passés sous silence. Ce silence philosophique devient encore plus sensible et déroutant avec l’arrivée du free jazz dans les années 1960-1970. Jean-Luc Nancy, à la fin de ce même entretien, admet lui-même qu’avec mai 1968 émerge une « sorte de torsion générale des modes de sensibilité » dont le free jazz participe pleinement. C’est bien pourquoi il me semble que le jazz, et plus encore le free jazz, aurait dû intéresser les penseurs de l’émancipation de cette même époque. Agnès Gayraud ne dit pas autre chose dans sa préface : « Quel penseur pouvait se dire de gauche sans s’être intéressé à ce phénomène crucial de la rencontre de l’Amérique et de la vieille Europe, de la musique et de la politique, du savant et du populaire ? »
CT : Pourtant, au regard de l’espèce de rencontre manquée entre jazz et philosophie (à la différence de la littérature), cette contradiction semble finalement ne pas en être une…
JDR : C’est vrai, mais il faut aussi admettre qu’il n’est pas simple de mener une véritable réflexion politique sur la musique. C’est ce dont témoigne cette citation de Roland Barthes, que j’aime beaucoup : « Nous en saurons davantage et sur la littérature, et sur la gauche, le jour où nous expliquerons pourquoi un écrivain peut être de gauche autrement qu’en le disant1. » Barthes met le doigt sur une difficulté philosophique abyssale, qui à mon avis n’est toujours pas résolue : il est très complexe, je crois, de rendre compte de la dimension véritablement politique de l’art, indépendamment du discours que l’artiste peut porter sur son œuvre. Il s’agit au fond d’un problème classique de la philosophie esthétique, qui se révèle de manière encore plus aiguë dans la philosophie de la musique : que peut bien signifier pour une musique d’être politique ? Un assemblage de sons peut-il produire un sens politique ? Ainsi il ne s’agit pas de soupçonner les intellectuels de gauche des années 1970 d’avoir méprisé la cause africaine-américaine qui s’exprimait avec l’arrivée du free jazz, mais plutôt de comprendre pourquoi cet intérêt politique (fût-il sincère !) n’a trouvé aucune place dans les écrits philosophiques esthétiques et politiques de cette même époque.
CT : Le titre de la thèse dont est issu le livre était « Le jazz comme résistance à la philosophie », idée qui est cette fois placée au cœur de l’introduction. Pourriez-vous revenir sur cette idée de résistance ?
JDR : Cette idée de résistance était centrale dans ma thèse, et elle reste en effet très importante dans le livre. Comprendre ce qui se passe entre le jazz et la philosophie à partir du motif de la résistance était justement une façon de me placer d’emblée dans le champ de la politique. Plus précisément encore, je tire cette idée d’une résistance du jazz de ma lecture de la philosophie d’Adorno, qui pose la nécessité pour l’art de son temps de résister à la société administrée. On peut, à cet égard, considérer que l’ensemble de mon livre repose sur une perspective adornienne, même si je suis conduite à retourner Adorno contre lui-même, tant ce dernier a eu des propos insoutenables sur le jazz. Ainsi, j’essaie d’établir un parallèle entre la manière dont le jazz parvient, quoi qu’en dise Adorno, à résister à la société administrée ; et la façon dont il a, de fait, résisté à la philosophie de son temps.
CT : On pensait déjà connaître les rapports de Theodor Adorno au jazz, mais vous reprenez la réflexion à nouveaux frais, en pensant avec et contre lui. On retrouve l’ambivalence déjà évoquée, puisque le dernier chapitre évoque la figure du pharmakon, poison et antidote…
JDR : Adorno apparaît en effet comme une figure centrale du livre, d’abord parce que je m’y réfère souvent, ensuite parce que ma démarche lui doit beaucoup, enfin parce que l’un des points de départ de mon travail sur Adorno vise à corriger un certain nombre de contresens qui continuent de circuler sur sa philosophie de la musique. Sa critique du jazz est extrêmement connue : je ne reviendrai donc pas ici sur les textes absolument terribles qu’il lui a consacrés. Mon objectif n’est certainement pas de chercher à les défendre, ni à les condamner davantage, tout ceci n’aurait aucun intérêt – d’autant que cela a déjà été fait avant moi.
Je suis seulement partie d’un étonnement : pourquoi un auteur aussi immense a-t-il pu dire des choses aussi terribles (et fausses) sur le jazz ? D’aucuns diront qu’il y a là des raisons historiographiques, voire psychanalytiques qui peuvent expliquer le mépris d’Adorno. Sans doute, mais pour moi ce n’est pas le plus intéressant. J’ai donc tenté d’arpenter les motifs véritablement philosophiques de sa critique du jazz, et certains de ces motifs m’ont interpellée – voire (et cela risque de passer pour une provocation) touchée. Le prétendu élitisme d’Adorno, qu’on lui attribue comme s’il s’agissait chez lui d’une position de principe, m’apparaît en réalité beaucoup plus subtil qu’on pourrait le penser.
CT : En quel sens ?
JDR : Si l’on veut comprendre les soubassements de sa critique du jazz, il faut rappeler que ce dernier est né avec le disque, et c’est pourquoi il représente dans la philosophie adornienne la « popular music », c’est-à-dire la musique produite par l’industrie culturelle pour contenter les masses. C’est pour cette raison qu’Adorno ne croit pas une seconde que le jazz soit capable de porter une voix populaire, et encore moins la voix du peuple noir opprimé. C’est donc, en quelque sorte, sa pensée de l’art comme résistance qui le conduit à défendre des musiques élitistes (la musique d’Alban Berg, Gustav Mahler, ou encore celle d’Arnold Schoenberg), car selon lui c’est parce qu’elles sont complexes qu’elles parviennent à échapper au rouleau compresseur de l’industrie culturelle.
Or, en faisant passer Adorno pour l’ennemi de la « musique du peuple », on oublie que sa philosophie comporte aussi une valorisation du « kitsch », du « populaire », de la figure meurtrie du « clown »… Il est vrai qu’Adorno a totalement manqué le potentiel de résistance du jazz – et à cet égard il se montre très injuste avec le jazz et les Africains-Américains. Mais sa pensée reste saisissante lorsqu’il s’agit d’interroger la portée émancipatrice de l’art ; c’est pourquoi j’essaie de montrer que sa philosophie comporte en creux des éléments décisifs pour nous ressaisir de cette question. C’est ainsi que s’exprime le double effet du pharmakon – le poison devient remède…
CT : « Les rapports entre jazz et politique est une question aussi difficile que nécessaire, qui a fait beaucoup de bruit au sein des études de jazz », écrivez-vous au début d’un chapitre intitulé « Politiques du jazz ». Pourriez-vous revenir sur ces débats et sur votre manière de vous situer par rapport à eux ?
JDR : Il s’agit d’une amorce prudente, car je sais que je touche dans ce chapitre à des questions sensibles qui divisent, aujourd’hui encore, la communauté de chercheurs sur la question du jazz. J’y mène une réflexion sur ce qu’on appelle « la musique noire » (« black music ») : le simple fait d’utiliser cette terminologie est encore largement décrié aujourd’hui, au nom du principe selon lequel la musique serait universelle et n’aurait pas de « couleur »…
En commençant ma recherche sur cette question, je me suis rapidement aperçue que les études de jazz étaient fracturées en deux camps opposés, qui se livrent à une lutte intellectuelle fratricide – une lutte de territoire ayant pour enjeu la reconnaissance institutionnelle de leurs disciplines respectives. D’un côté on trouve les tenants du « contextualisme » (ou du « culturalisme »), composés d’un certain nombre d’anthropologues, de sociologues et d’historiens, qui s’entendent sur le fait que le jazz doit être appréhendé comme une réalité matérielle, historique et sociale, ce qui requiert de le comprendre à partir d’un réseau de significations extra-musicales (à savoir : le mode de vie et les revendications des Africains-Américains). De l’autre côté, on trouve les tenants du « formalisme », composés cette fois plutôt de musicologues, qui considèrent quant à eux que la réalité de la musique réside exclusivement dans sa forme musicale. Cette fracture rejoue au fond une opposition conceptuelle tout à fait classique, que l’on retrouve dans d’autres champs d’étude (externalisme versus internalisme en histoire des sciences, matérialisme versus idéalisme dans la philosophie, etc.) Au sein des études de jazz, elle produit des effets d’autant plus nocifs que le jazz est parfois appréhendé sans aucune considération pour la musique d’un côté, et sans aucune considération pour celles et ceux qui en jouent de l’autre…
Ma position au sein de ces débats est la suivante : aux tenants du formalisme, j’oppose sans ambiguïté que le jazz est, d’une manière ou d’une autre, une affaire politique – et à cet égard l’argument « universaliste » de la musique « pure » ne parvient que très difficilement à camoufler sa position historiquement et culturellement déterminée. Mais je considère également que le sens culturel et politique de la musique est à rechercher dans la forme musicale elle-même, et non uniquement dans les mots, les attitudes ou les attributs de celles et ceux qui en jouent. Autrement dit, j’oppose à certains arguments avancés par le contextualisme que le rapport entre le jazz et la politique doit être posé comme un problème et non comme une évidence. Car en affirmant que le jazz est une affaire politique parce qu’il est joué par des Noirs, on finit par énoncer des absurdités qui neutralisent la portée politique de cette musique.
CT : Sur ce sujet, que reste-t-il du livre Free jazz/Black power de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, plus d’un demi-siècle après sa première publication en 1971 ?
JDR : C’est une très bonne question ! La première chose à dire, c’est que ce livre n’a jamais été traduit en anglais, ce qui est en soit un motif d’étonnement, car il reste aujourd’hui un ouvrage décisif sur ces questions difficiles.
La seconde chose qu’il me faut souligner, c’est que je ne cesse d’entendre des contresens qui me paraissent assez malhonnêtes sur la thèse soutenue dans cet ouvrage. À de nombreuses reprises, j’ai été sidérée de lire que Carles et Comolli reprenaient à leur compte la thèse nationaliste noire telle qu’on la trouve chez LeRoi Jones/Amiri Baraka2. Pourtant, c’est un parfait contresens : il suffit de lire l’introduction du livre pour s’en convaincre ! Carles et Comolli témoignent bien de leur dette profonde à l’égard de la philosophie de LeRoi Jones, mais ils prennent aussi de la distance sur un point crucial : les auteurs montrent que la revendication portée par le free s’inscrit dans une problématique bien plus large que des considérations de race, car eux considèrent la domination blanche comme l’une des conséquences du système capitaliste. Ils affirment ce point dès le début de leur ouvrage :
« L’ensemble des faits et déterminations que [LeRoi Jones] relève met en place la possibilité d’une lecture politique de l’évolution et des formes du jazz. Cette possibilité, LeRoi Jones s’interdit de la pratiquer. […] Dans ces réseaux qui constituent « la musique noire dans l’Amérique blanche », il ne voit que les multiples actualisations d’une contradiction unique : entre Noirs et Blancs, africanité (afro-américanité) et occidentalité. Nous estimons que cette contradiction entre valeurs blanches et valeurs noires, à l’œuvre dans les colonisations du jazz, n’est que l’un des moments de la contradiction principale entre colons et colonisés, exploiteurs et exploités : le capitalisme et ses proies3. »
On ne saurait être plus clair ! Cet ouvrage de Carles et Comolli reste néanmoins critiquable sur certains aspects : les auteurs cèdent plusieurs fois à la tentation de supposer qu’il existerait une affinité élective entre le fait d’apprécier le free jazz et les convictions supposément anticapitalistes et révolutionnaires du public. Hélas, je ne suis pas certaine que ce soit si simple. Mais ne pas être d’accord avec tout ce qui est dit dans ce livre ne lui retire rien de son intérêt historique et philosophique. Or, force est de constater que Free jazz, black power est devenu une référence « repoussoir » au sein des études de jazz : peu nombreux sont les chercheurs qui assument pleinement cet héritage – ce qui en dit long sur notre époque…
CT : Cette pusillanimité politique, avez-vous le sentiment qu’elle affecte aussi les artistes, globalement moins « engagé·e·s » que par le passé ? Ou bien y a-t-il plutôt quelque chose comme une déconnexion entre la critique du capitalisme et celle du racisme ? Mais peut-être n’est-ce pas comme ça qu’il faut voir les choses…
JDR : Je n’ai pas mené d’étude sociologique sur cette question, mais spontanément je dirais qu’en effet, les études décoloniales sont très peu évoquées (et sans doute peu connues !) par les musiciennes et musiciens de jazz, en tout cas en ce qui concerne la scène française actuelle. Si certaines et certains me témoignent souvent de leurs convictions antiracistes et anticapitalistes, cet engagement politique n’est jamais réellement articulé avec leur pratique artistique.
Ce qui témoigne, je crois, d’un réel problème concernant l’enseignement du jazz en France. J’ai moi-même fait l’expérience de plusieurs écoles de jazz (le JAM à Montpellier, le CIM à Paris, et enfin le Conservatoire de Villejuif), et je dois dire que je n’ai jamais bénéficié de cours sur son histoire culturelle. On a commencé par m’apprendre à jouer du blues au prétexte qu’il s’agissait d’une musique plus « simple » à pratiquer – ce qui est une vraie absurdité ! On comprend bien le présupposé ici : il semble en effet plus facile de faire sonner du blues que de faire ses armes sur du be-bop, ce qui revient en réalité à reproduire le schéma classique de l’enseignement de la musique savante occidentale. Le jazz est aujourd’hui enseigné à l’aune de nos critères « savants » : il s’agit pour l’élève d’atteindre progressivement un certain niveau de complexité harmonique et rythmique pour parvenir à améliorer ses performances d’improvisateur. À cet égard, le blues apparaît comme un morceau d’étude fort pratique pour travailler l’improvisation, car il repose sur une harmonie simple et un tempo lent. Mais quel sens peut bien avoir le fait d’apprendre le blues sans aucune explication sur son histoire et son rapport complexe avec le jazz ? Le résultat c’est que j’ai moi-même massacré un grand nombre de morceaux de blues, sans en avoir conscience – avec seulement quelques notes je parvenais à jouer quelque chose de « joli » (ce qui, avec le recul, me paraît comme le signe clair que cela n’avait rien à voir avec du blues…)
On constate donc une dépolitisation et une acculturation du jazz qui ne concerne pas seulement les artistes, mais qui s’inscrit d’emblée dans la manière dont il est enseigné, en tout cas en France.
CT : Il y a un nom auquel on songe en vous lisant, à double titre : d’une part en se demandant si chez lui, à la différence d’autres, on pourrait trouver une occurrence du mot « jazz », et d’autre part, plus profondément, en raison de ses réflexions sur le sensible et plus généralement sur l’esthétique. Ce nom, c’est celui de Jacques Rancière. Or, il n’apparaît pas dans le livre. On pense aussi à Alain Badiou, présenté à l’occasion comme un mélomane…
JDR : Sauf erreur de ma part, Rancière n’a jamais écrit sur le jazz… En tout cas, je n’ai rien trouvé dans mes recherches. Quant à Badiou, c’est un bon exemple de ce que j’essaie de montrer dans le livre : lui est explicitement pris à partie dans un article des Cahiers du jazz de 1967, dans lequel Éric Plaisance, critique de jazz, attaque de manière très virulente ce qu’il appelle le « gauchisme esthétique », qui vise en particulier l’interprétation marxiste du free jazz faite par Jean-Louis Comolli. Certes ce n’est qu’un détail, mais il est amusant : Alain Badiou, tout comme Louis Althusser, ou encore Pierre Macherey, se trouvent convoqués sur la scène d’une dispute intellectuelle extrêmement vive concernant la cause africaine-américaine. Mais à ma connaissance, ils n’ont jamais répondu, ils ne sont jamais intervenus directement dans ces débats qui faisaient pourtant grand bruit à cette époque. Pourquoi ? Le jazz, en respect…
CT : En conclusion d’un chapitre intitulé « Le jazz à l’œuvre », vous suggérez que le jazz résonne « comme une invitation à redessiner les cadres communs de l’esthétique analytique et continentale », dès lors que la « faillite » concerne ces deux « traditions » philosophiques. Quelles formes pourraient prendre un tel « nouveau dessin » ? Ne serait-ce qu’en négatif : quelles sont les catégories, les schèmes, les manières de penser dont on gagnerait à se débarrasser ?
JDR : D’une manière générale, je pense que le jazz nous invite à remettre en cause l’ensemble de nos schèmes esthétiques polarisés : la distinction musique savante vs la musique populaire, l’œuvre vs la performance, l’écriture vs l’improvisation, la tradition vs la modernité… En d’autres termes, il me semble que le jazz appellela philosophie à s’engager dans un examen critique des soubassements de toutes ces oppositions dualistes et conservatrices qu’elle fait perdurer.
Il est donc fort dommage que la philosophie soit restée sourde à ces insuffisances conceptuelles qui lui sont révélées par le jazz. Mais comme je le disais en introduction : la déroute constitue un moment philosophique salvateur, en signant la nécessité pour la pensée de modifier sa trajectoire, de se mettre en mouvement.
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Photo (bandeau) de Mick Haupt sur Unsplash.
références
⇧1 | Roland Barthes, « Écrivains de gauche ou littérature de gauche ? », paru dans L’Observateur du 27 novembre 1952, publié in Œuvres complètes, t. 1, édition établie et présentée par Éric Marty, Paris, Seuil, 1993, p. 133. Cité dans Le jazz en respect, p. 119. |
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⇧2 | Voir Le peuple du blues (Gallimard, 1997 [1968]) et Musique noire (Buchet-Chastel, 1969). |
⇧3 | Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, Free Jazz Black Power (1971), Paris, Gallimard, 2000, p. 39. Cité dans Le jazz en respect, p. 114. |