Le journaliste et écrivain Gilles Perrault est décédé le 3 août dernier dans le village du Cotentin où il s’était installé depuis 1961. Auteur de plusieurs dizaines d’ouvrages (romans, reportages, enquêtes, essais), son nom reste lié à quelques-uns d’entre eux, qui connurent un grand retentissement et suscitèrent des controverses importantes.
C’est notamment le cas du Pull-over rouge (1978) consacré à l’affaire Christian Ranucci, un ouvrage qui joua un rôle important dans le débat qui conduira à l’abolition de la peine de mort. Un homme à part (1984) abattu en 1978 par un commando d’extrême droite lié aux services français restitue la figure du grand révolutionnaire internationaliste Henri Curiel. En 1990, dans Notre ami le roi, Perrault dresse un portrait implacable du régime tyrannique de Hassan II et souligne les liens qui unissent l’establishment français et le monarchie marocaine. Le livre provoque une crise politico-diplomatique franco-marocaine et contribue à la libération de plusieurs détenus politiques en 1991.
L’entretien qui suit est consacré à L’Orchestre rouge (1967), dont la parution a révélé au grand public l’histoire de ce réseau de renseignement actif avant et au début de la Deuxième Guerre mondiale, composé de militant-es communistes chevronné-es, juifs-ves pour la plupart, et dont plusieurs dizaines furent décapité-es, fusillé-es ou pendu-es par les nazis.
« Les bolchéviques ne nous sont supérieurs que dans un seul domaine : l’espionnage », affirmait Adolf Hitler qui, informé de l’existence de l’Orchestre rouge – ainsi surnommé par ses services – ordonna à la Gestapo et à l’Abwehr, le service de renseignement de l’état-major allemand, de le détruire. Hitler avait raison de craindre l’Orchestre rouge puisque ce sont ses « pianistes » (les opérateurs radios) avec leurs « boîtes à musique » (leurs émetteurs) qui ont communiqué à Moscou la date de l’opération « Barbarossa », nom de code de l’attaque allemande contre l’Union soviétique le 21 juin 1941… mais Staline ne voulut pas les croire.
L’ouvrage de Perrault, traduit dans plusieurs langues, devient rapidement une référence obligée aussi bien pour les historiens que pour des milliers de militant.e.s. Au cours de notre entretien, son auteur nous avait confié cette anecdote : « un type du MIR au Chili avait lu mon livre et connaissait l’histoire de l’évasion de Trepper à la pharmacie. Il a dit à ses tortionnaires : « Je parle tout de suite, je connais un dépôt d’armes, j’accepte de vous y conduire. » Il savait que c’était un immeuble à double issue. Il rentre dans l’immeuble, les gars l’attendent dehors. Il fonce et sort par l’autre issue. Il s’échappe, arrive à sortir du Chili et gagne la Suède. Merci Trepper ! ».
Mais revenons à l’histoire de l’Orchestre rouge. Comme tout récit sur les services de renseignement, la saga de ce réseau contient sa part d’ombre, celle où pullulent les faux-semblants, où mentir, tricher, tromper l’ennemi s’impose si l’on veut mener à bien sa mission… et sauver sa peau. Alors, pourquoi revenir maintenant sur cette histoire vieille de près de 80 ans ? Parce que, comme le souligne Perrault, lorsque certains instillent le doute sur la loyauté de Trepper et l’efficacité du réseau, il est nécessaire de rétablir la vérité.
La première remise en cause du rôle de Trepper date de 1955. Elle est due à David J. Dallin qui publia Soviet Espionage. Dans les années 1970, il est accusé d’avoir été un traître par le préfet de police de l’époque, Jean Rochet, sur la base des archives de l’Abwehr (les services de renseignements allemands). Ces dénonciations aboutissent à un procès en diffamation, qui condamne Rochet. En 2015, sur la base des mêmes matériaux, mais complétés de ceux venant des archives soviétiques (Trepper avait été condamné sous l’ère stalinienne comme la quasi-totalité des communistes ayant agi à l’Ouest et commis l’erreur de rentrer en URSS à la fin de la guerre), la même thèse est reprise par Guillaume Bourgeois, dans La véritable histoire de l’Orchestre rouge puis, en 2019, par Merry Hermanus avec L’Orchestre rouge, les derniers secrets : Léopold Trepper aurait trahi pour sauver sa vie, donné son réseau et collaboré avec la Gestapo.
Le Grand Jeu n’aurait jamais existé. Trepper aurait aussi contribué au démantèlement de la structure clandestine du Parti communiste français et dénoncé tous les agents restés en liberté susceptibles de prévenir Moscou, conduisant ainsi à l’échafaud une vingtaine de Belges et de Français. Ces graves accusations se trouvent déjà dans les rapports de la Gestapo, mais Gilles Perrault avance, preuves à l’appui, que les documents de la police politique du Reich ainsi que ceux du service de renseignement soviétique, qui vont dans le même sens, sont truqués. Se baser sur des rapports mensongers ne peut que conduire à de fausses conclusions.
Toutefois, depuis la parution des ouvrages de Bourgeois et de Hermanus, Perrault n’avait pas répondu publiquement à ses détracteurs, ce que certains avaient interprété comme une dérobade. Durant l’été 2020, à plusieurs reprises, nous l’avons donc rencontré dans sa maison en Normandie, près d’Utah Beach et des longues plages d’Omaha Beach, celles où eut lieu le 6 juin 1944 le débarquement des troupes alliées. A l’issue de ces longues heures d’entretien, Gilles Perrault concluait par ces mots « Je crois que ce récit devrait convaincre celles et ceux qui doutent. Mais c’est pas moi qui doit convaincre qui que ce soit, c’est l’évidence des faits enfin, encore une fois ! ».
Chris Den Hond
***
On pourra écouter une version audio de cet entretien dans le cadre de notre podcast Contresons, disponible sur la plateforme Spectre.
Chris Den Hond : Comment expliquez-vous que régulièrement l’histoire de l’Orchestre rouge refait surface et qu’à ces occasions vous êtes traité de menteur et Léopold Trepper d’imposteur ?
Gilles Perrault : Effectivement, cette hargne est étonnante. Est-ce parce que les gens de l’Orchestre rouge apparaissent comme des communistes sympathiques ? Ils ont été à la fois persécutés par Hitler et par Staline. Dans ces conditions, il est difficile de les soupçonner de complicité avec l’un ou avec l’autre. En fait, pour moi, l’Orchestre rouge, c’est comme une brigade internationale. Il est composé de toute sorte de gens. La tolérance règne dans cette organisation, le sectarisme n’y a pas sa place. Quand il a été recruté par Trepper, Alfred Corbin, qui dirigea la Simex, une société qui servait de couverture à l’Orchestre rouge à Paris, ne savait pas qu’il entrait dans un réseau soviétique. Au bout de quelque temps, par honnêteté, Trepper a joué cartes sur table : Je suis un agent soviétique, nous travaillons contre les Allemands, les nazis. Évidemment, le brave patriote d’Alfred Corbin tomba des nues. Il leva les bras au ciel : « Qu’est-ce que vous me racontez là ! Je n’ai jamais fait de politique. » Il confia à Trepper que le seul journal qu’il lisait, c’était Le Canard Enchaîné. C’était un type sans aucune affiliation politique. Il gagnait sa vie grâce à un élevage de volaille. Et comme son élevage battait de l’aile, si je puis dire, il a été bien content que Trepper lui propose un travail bien payé. Malgré son « apolitisme », Trepper l’embauche. Mes parents, qui étaient tous les deux avocats, démocrates-chrétiens, bourgeois, eux, ont travaillé pour un réseau britannique. Je leur ai dédié mon bouquin – à Georges et Germaine Peyroles, c’est mon nom d’état civil – parce qu’après tout, ils auraient très bien pu collaborer au réseau de Trepper. Ils jouaient dans un autre orchestre mais n’auraient eu aucun problème à jouer dans celui de Trepper.
Je voudrais faire un petit rappel chronologique. Pour ça, on va laisser tomber le « Grand Chef » et le « Petit Chef » et on va même oublier un peu l’Orchestre rouge, parce que tous ces noms-là, ce sont les Allemands qui les ont donnés. Trepper récusait complètement ce nom de « Grand Chef ». Aucun ancien de l’Orchestre rouge ne m’a déclaré : « On l’appelait le Grand Chef. » Trepper n’utilise pas non plus ce surnom dans ses mémoires. Je dois reconnaître que j’ai un peu contribué à cette dénomination qui l’irritait en l’utilisant moi-même. Le Grand Chef, ça vient d’où ? Dans la maison rue des Atrébates, à Bruxelles, il y a une malheureuse femme qui est terrorisée quand les gens de l’Abwehr se pointent et demandent : « Alors qui venait là ? » Et la pauvre de répondre : « Il y avait le Grand Chef. » C’est elle qui va appeler Trepper le Grand Chef. Et il y avait le Petit Chef, c’était Kent. Les Allemands vont reprendre ces termes et baptiser ce réseau d’espionnage soviétique en Europe de l’Ouest « l’Orchestre rouge » – Rote Kapelle en allemand.
C’est en 1937 que le général Ian Berzine, le chef du GRU, les services de renseignement de l’Armée rouge, « la maison chocolat » comme on disait – l’immeuble à Moscou était couleur chocolat –, envoie Léopold Trepper à Bruxelles. Trepper a déjà une longue habitude de la clandestinité. Pourquoi Bruxelles ? Parce qu’à cette époque-là, les Belges ne condamnent l’espionnage que s’il est dirigé contre la Belgique. Si on espionne contre l’Allemagne ou contre l’Angleterre, la justice belge n’intervient pas. Staline veut que Trepper mette en place un réseau en Belgique et en Hollande pour fournir à Moscou des renseignements concernant la Grande-Bretagne, l’impérialisme britannique. Pour Staline, l’ennemi principal, c’était l’impérialisme britannique. Il faut admettre que les services britanniques, eux aussi, ont monté beaucoup d’opérations contre la jeune Union Soviétique. Trepper est plutôt satisfait de cette mission. Il a 35 ans et en URSS, ce sont les années de terreur qui commencent. Lui et sa femme Luba sont logés dans un hôtel à Moscou. Ils ne s’endorment pas avant cinq heures du matin. Les rafles, se déroulent pendant la nuit. Et elles ont lieu toutes les nuits. C’est donc un soulagement d’être envoyé en mission à l’étranger. Ça va certainement lui sauver la vie.
Trepper est entré dans la clandestinité à 17 ans. A Bruxelles, il va créer un réseau efficace en utilisant une couverture commerciale. D’abord sous le nom du Roi du caoutchouc, puis de Simexco. C’est très intelligent de fonder une société qui fait des affaires principalement avec les Allemands et qui, en même temps, finance un réseau d’espionnage dirigé contre eux.
En 1939, l’Allemagne nazie et l’Union soviétique signent un pacte de non-agression. Un choc. Mais ça ne trouble pas trop Trepper. Il sait que tôt ou tard, il y aura une explication avec l’Allemagne. En plus, le général Berzine, l’homme qui l’a envoyé à Bruxelles, pense également que le danger numéro un pour l’Union soviétique ce n’est pas l’impérialisme britannique mais bien l’Allemagne nazie. Trepper installe son réseau et commence à envoyer des renseignements à Moscou.
En 1940, l’armée allemande mène un Blitzkrieg, une guerre éclair, qui, en six semaines, bouscule et écrase l’armée française, considérée à l’époque comme la meilleure du monde. C’est la stupeur. Sur le front, à l’intention de leurs alliés, les Allemands organisent des tournées en voiture pour leur démontrer comment ils ont procédé. Grâce à son amitié avec le consul roumain, Trepper se retrouve dans l’une de ces voitures, ce qui lui permet d’adresser à Moscou un rapport sur les méthodes de la guerre éclair. Les mêmes méthodes qui vont être appliquées un an plus tard contre l’URSS. C’était donc des informations cruciales que Trepper a transmis au Centre. Et puis, bien sûr, Trepper révèle à Moscou qu’Hitler prépare l’opération Barbarossa, la rupture du pacte germano-soviétique et l’invasion de l’URSS. Il en annonce même la date – le 22 juin 1941 – fournie par l’une de ses relations, un ingénieur d’origine tchèque. Mais, à Moscou, on refuse de le croire. Staline dit : « Je m’étonne qu’un vieux routier du renseignement comme Otto (le nom de Trepper à Moscou) se laisse abuser par la propagande anglaise. » Pour Staline, il s’agit d’une intoxication britannique. Il est persuadé que l’affrontement avec les Allemands ne se produira pas avant 1944 ou 1945. Il refuse donc d’écouter les avertissements donnés par les autres agents qui confirment l’information de Trepper. Que ce soit ceux venant du Tchèque Benes, de Rado qui opère en Suisse ou de Richard Sorge en poste au Japon. Ce fut un désastre pour l’Armée rouge. Les Soviétiques enquillent défaites sur défaites. Ils perdent des centaines de milliers d’hommes et des centaines de milliers d’autres sont faits prisonniers.
Et puis tout d’un coup arrive un message chiffré de Moscou : « Prenez contact. » Le message contient trois adresses et trois noms à Berlin. On est en décembre 1941. C’est un an plus tard que la Gestapo va arrêter les Berlinois. Mais à ce moment-là, Trepper est effaré, il ignore tout de ces Berlinois. Et il sait que n’importe quel chiffre aussi sophistiqué soit-il, sera cassé tôt ou tard. En conséquence, c’est incroyablement risqué d’envoyer des télégrammes sur lesquels figurent des adresses, même chiffrées. Les Allemands enregistrent tous les messages. Ils ont de bons « casseurs de codes ». Ils les mettent au travail. Trepper fait ce qu’on lui demande. Il envoie Kent à Berlin qui prend contact avec les trois groupes. Pourquoi Moscou envoie-t-il ces télégrammes ? Parce qu’à Berlin, des communistes ou des sympathisants communistes ou en tous les cas des antinazis convaincus travaillaient pour Moscou. Du temps du pacte germano-soviétique, c’était facile. Ils transmettaient leurs renseignements directement via l’ambassade soviétique. Moscou avait donné trois émetteurs à ces Berlinois, mais personne ne savait les utiliser. C’est vrai que c’est compliqué. Il faut changer les données tous les jours. Et comme personne ne s’attendait à la rupture de ce pacte germano-soviétique – puisque Staline refusait d’y croire –, on ne les avait pas formés. Pourtant, des renseignements très précieux arrivent de Berlin, du ministère de l’Économie et du Ministère de l’Air. Ils sont fournis par Arvid Harnack, conseiller du ministre de l’Économie, par Harro Schulze-Boysen, fils d’un amiral, qui est comme chez lui au ministère de l’Air. Tout Berlin connaissait Schulze-Boysen. Trepper, lui, ignore tout du groupe berlinois mais la Gestapo, elle, va relier les deux réseaux et appeler le groupe berlinois, « le groupe berlinois de l’Orchestre rouge ». Bientôt, il est convenu avec Kent que les renseignements passeront par les émetteurs de Trepper en Hollande et en Belgique. Ils seront apportés par des courriers et transmis à Trepper de la main à la main. Ça ne passe plus par les ondes. Trepper accepte évidemment. La conséquence, c’est que ses émetteurs en Belgique et en Hollande sont débordés par le flot de renseignements à transmettre. Les pianistes travaillent durant 3 à 4 heures d’affilée, ce qui est extrêmement dangereux. La radiogoniométrie allemande est très performante. Les Allemands utilisent la méthode de triangulation en employant des camionnettes qui tournent sans arrêt dans les rues. La triangulation définit le quartier où est placé l’émetteur, puis le groupe d’immeubles, puis des agents circulant à pied, avec des valises contenant un détecteur, finissent par repérer la maison dans laquelle se trouve l’émetteur.
Et lorsque la Gestapo ou l’Abwehr (c’était surtout l’Abwehr qui opérait en Belgique et en Hollande) font irruption dans les appartements, ils trouvent des documents qui, en attente d’être chiffrés, n’ont pas encore été transmis. Et, horreur et consternation, ils découvrent que ces informations viennent de Berlin. Ceux qui, à Berlin, renseignent sur les rouages de la machine de guerre nazie sont dans le « ventre de la bête immonde. » Berlin est immédiatement prévenue. Alors, les Allemands créent le Sonderkommando, le commando spécial Rote Kapelle, chargé d’éradiquer « cette pourriture juive à l’ouest », comme l’appelle Himmler. Vous voyez le processus. C’est comme ça que les émetteurs de Trepper sautent les uns après les autres, uniquement parce que les types sont sacrifiés. Mais ils ne sont pas sacrifiés pour rien. En décembre 1941, après la bataille de Moscou et avant la bataille de Stalingrad, les hommes et femmes de l’Orchestre rouge réussissent à passer ce message crucial : « En tout état de cause, l’offensive de printemps n’aura pas lieu pour prendre Moscou ou pour aller au-delà de Moscou si Moscou tombe, mais aura lieu à l’extrémité sud du front, vers la Crimée, vers Bakou et le pétrole et vers Stalingrad. » Donc les Soviétiques sont prévenus de l’attaque allemande contre Stalingrad. Les pianistes ont été sacrifiés pour faire passer l’information.
Ainsi, au départ on a un petit réseau de renseignement soviétique en Belgique et en Hollande. Ce réseau devient d’un coup très important à cause de la jonction avec les Berlinois pour cause d’impréparation totale de la part de Staline. Il aurait fallu former les radios berlinois qui sont complètement débordés et du coup, hop, on sacrifie les uns après les autres les pianos et les pianistes de Trepper.
Chris Den Hond : C’est le début du fameux Funkspiel ?
Gilles Perrault : Oui. Le Funkspiel est une expression allemande qui signifie Jeu radio. C’est une opération de contre-espionnage mise en place par la Gestapo lors de la Seconde Guerre mondiale. Elle consiste à utiliser les émetteurs radio des opérateurs clandestins capturés pour dialoguer à leur place directement avec Londres ou Moscou.
Les pianistes de Trepper sont arrêtés et emprisonnés à la prison de Saint-Gilles de Bruxelles. Il le sait parce qu’il a des informateurs. Il sait aussi que ces pauvres diables ont été retournés et que maintenant ils travaillent pour les Allemands. Sur le plan du renseignement, les Allemands ont été archi-battus, notamment par les Britanniques, mais ils ont eu des succès avec le Funkspiel. C’est eux qui l’ont inventé. Dans le cadre de l’opération Pôle Nord, ils ont pratiquement réussi à neutraliser la résistance hollandaise avec ce « Jeu radio ». Ils ont retourné des pianistes et ont pu attirer des gens, qui, parachutés, étaient attendus et immédiatement arrêtés.
Donc, Trepper prévient Moscou. « Attention ! » Et Moscou répond : « Otto, gardez votre sang-froid. Tout va bien. L’émetteur continue à nous envoyer de très bons renseignements. » Trepper en conclut qu’il y a un problème. Puis, un deuxième émetteur est retourné. Trepper recommence à alerter Moscou et obtient la même réponse : « Conservez votre sang froid. » Pour Trepper si Moscou a confiance dans les messages envoyés par les pianistes retournés – et lui sait qu’ils le sont –, il faut qu’ils contiennent des choses authentiques, vérifiables et substantielles. C’est l’éternel problème du contre-espionnage : il faut mélanger le vrai et le faux sinon l’ennemi n’y croit pas. Trepper mesure combien Moscou est dans l’erreur.
À partir de ce moment-là il va tout faire pour essayer de convaincre les Soviétiques que ses pianistes ont été retournés. Quand il sera arrêté, le 24 novembre 1942 à Paris chez le dentiste Maleplate, il s’écrira : « Catastrophe ! ». Il avait organisé sa propre disparition. Il était parti en Auvergne pour soi-disant y mourir. Le caveau était prêt et il aurait été dans la clandestinité de l’au-delà. Maintenant, il sait que des heures difficiles vont suivre. Pourtant, quand je lui ai posé la question pourquoi il n’avait pas disparu, il m’a répondu : « Je voulais savoir ce qui se passait, ce que préparaient les Allemands ».
Chris Den Hond : Le Centre à Moscou aurait dû s’apercevoir que les pianistes étaient retournés, parce qu’en cas d’arrestation, il y a un code, non ? Comment ça fonctionne ?
Gilles Perrault : Ça s’appelle le security check, la vérification de sécurité. On convient avec chaque pianiste que dans un message chiffré le dernier ou l’avant dernier groupe de chiffres, si tout va bien, contient une faute. Et, au contraire, s’ils sont arrêtés et retournés, les pianistes n’introduisent pas de faute. Trepper est convaincu que les pianistes ont utilisé le security check. Donc, Moscou aurait dû se méfier. Dans des ouvrages publiés à Moscou et que j’ai lus en traduction, on voit qu’il y a eu une période entre juin et décembre 1941 où il y a eu du flottement au Centre. On sait maintenant que la gestion du renseignement à Moscou a été assez incertaine à ce moment clé. Les pianistes retournés n’avaient pas glissé de fautes dans le dernier ou avant dernier groupe de chiffres. Cela aurait dû alerter le Centre. C’est terrible qu’il ne s’en soit pas aperçu.
Mais le security check est une procédure compliquée. Les Anglais, par exemple, avaient répondu à un pianiste retourné, qui avait oublié exprès de mettre une faute dans l’avant dernier ou le dernier chiffre : « Attention mon vieux, dans votre dernier message, vous avez oublié le security check ». Évidemment, les Allemands qui surveillaient les pianistes retournés, trouvaient facilement la faille. Ce fut pareil avec les pianistes de Trepper.
Gilles Perrault : Selon les détracteurs de l’Orchestre rouge, Léopold Trepper, le Grand Chef, est une loque qui balance tout le monde. Il se met à table avec la Gestapo pour sauver sa misérable vie. C’est écrit dans les documents de la Gestapo. J’ai eu sous les yeux les documents où il est écrit « Trepper, la loque. »
Trepper avait deux bras droits : Katz et Grossvogel, des vieux compagnons qu’il connaissait depuis son séjour en Palestine. Les documents de la Gestapo prétendent qu’il a dénoncé Katz. Après l’avoir arrêté chez le docteur Maleplate, rue de Rivoli, la Gestapo exige de Trepper qu’il lui livre Katz. « Trepper a téléphoné à Katz, il lui a donné rendez-vous au métro Madeleine, à deux pas de la rue des Saussaies où nous avons procédé à son arrestation. » Trepper aurait balancé Katz, selon ces documents de la Gestapo. Mais aussi Kent, qui était avec sa maîtresse qu’il adorait, Margarete Barcza à Marseille et qui sont arrêtés par la police française de Vichy. Trepper aurait balancé les braves gens de la Simex dont Alfred Corbin qui finira guillotiné à Berlin. Il aurait balancé le légendaire Harry Robinson. Vraiment, si c’est vrai, c’est effrayant.
Reprenons ces accusations une par une.
Trepper aurait dénoncé Katz ? Katz est un vieux compagnon de Trepper. Ils se sont connus en Palestine dans le groupe « Unir les juifs et les Arabes contre l’occupant britannique ». Une initiative qui a foiré. Ils se retrouvent à Paris et ils marchent ensemble. Katz avait une grande affection et une grande admiration pour Trepper. Ce que le Sonderkommando a toujours ignoré concernant Katz, et ce que les rescapés ont appris 20 ans après – grâce à nous –, c’est que Katz avait accompagné Trepper au rendez-vous chez le docteur Maleplate. Ils avaient mis au point un dispositif de sécurité. C’étaient des vieux routiers de la clandestinité. Katz suivait Trepper à distance de façon à le couvrir en cas de besoin. C’était une sorte de garde du corps. Katz voit Trepper entrer dans l’immeuble du docteur Maleplate, il va l’attendre dans un café un peu plus haut dans la rue de Rivoli. Il attend. Le temps passe et Trepper ne réapparaît toujours pas. Katz cherche le numéro du dentiste dans l’annuaire téléphonique et l’appelle. C’est la Gestapo qui répond à Katz : « Monsieur Gilbert (un des noms de Trepper) n’est pas venu au rendez-vous ». Katz avait vu Trepper entrer dans l’immeuble. Il se lève et il fout le camp. Il téléphone à Georgie De Winter, la jeune et ravissante maîtresse de Trepper, et lui donne rendez-vous au café Le Chien Qui Fume. Un café qui existe toujours. Là, il retrouve Georgie et lui annonce : « C’est pratiquement sûr que Trepper a été arrêté. Il faut faire très attention. » Ensuite Katz va à la clinique où sa femme est en train d’accoucher et lui raconte que Trepper est tombé.
Ça, les rédacteurs du rapport de la Gestapo ne le savaient pas. Si Trepper avait téléphoné à Katz à partir de la rue des Saussaies, le siège de la Gestapo, et dit à Katz : « Rendez-vous à la station du métro Madeleine. », il est évident que Katz n’y serait pas allé. Donc, cette histoire que Trepper aurait donné Katz est bidon. Complètement bidon ! Un mensonge de la Gestapo. De plus, on a le témoignage de Georgie De Winter qui nous a confirmé que Katz l’avait effectivement informée que Trepper avait été arrêté. Et aussi de Madame Katz. Dans les années 1970, revenant à Paris après avoir gagné son procès, Trepper est allé à l’appartement des Katz et où Mme Katz habitait toujours. Elle l’a très bien reçu, ne manifestant aucune rancune à son égard.
Trepper aurait-i livré Kent, le « petit chef », son adjoint ? D’abord, Kent n’était pas du tout l’adjoint de Trepper. Kent était à Marseille avec Margarete Barcza, qui l’avait rendu fou d’amour. Une passion physique. Ce qui a probablement permis à la Gestapo de le faire chanter. Kent trahira. Que propose la Gestapo à Kent ? Les nuits pour elle, les jours pour nous. Ça en dit long sur la passion de Kent. Comme on en a apporté la preuve, il a été arrêté le 12 novembre 1942 à Marseille par des flics français. Une semaine avant, le 8 novembre, les Américains avaient débarqué en Afrique du Nord, et du coup, la Wehrmacht avait envahi la zone sud. À l’aube, la police de Vichy arrête les deux amants et les refile à la Gestapo. Il n’y a aucun doute sur la date. Qu’est-ce que ça signifie ? Trepper a été arrêté douze jours après. Si c’est Trepper qui a donné Kent, ça voudrait dire qu’il l’aurait fait avant même d’avoir été arrêté.
Quand les gens de la Simex sont arrêtés le 18 novembre, Trepper est toujours dehors. Comme je l’ai dit, il a été arrêté le 24 novembre. Nous avons les témoignages écrits des survivants de la Simex. Il n’y a pas de doute sur la date de leur arrestation qui se produit avant et pas après l’arrestation de Trepper. Là aussi, l’accusation que Trepper aurait donné les gens de la Simex est une pure construction de la Gestapo.
Enfin, toujours selon le dossier de la Gestapo, Trepper aurait donné Henri Robinson, dit Harry. Les deux hommes se connaissaient et ne s’appréciaient pas. Robinson était un Kominternien, un de ceux qu’on appelait les Komi-voyageurs de la révolution. Trepper s’en méfiait parce que l’un et l’autre étaient connus des services de police.
La lutte contre les réseaux soviétiques n’a pas commencé avec Hitler mais sous la République de Weimar. Harry Robinson et Léopold Trepper avaient travaillé en temps de paix. En temps de guerre, c’est différent. Harry était un homme de grande culture et considérait Trepper comme un rustre. C’est vrai que Trepper n’était pas un homme cultivé. Il militait depuis l’âge de 17 ans dans le Parti communiste polonais, le seul parti qui acceptait les juifs. Il n’avait pas vraiment eu le temps de se cultiver.
Trepper n’ignorait pas que les Kominterniens avaient des dossiers dans différents services de police en Europe. Ce qui représentait un danger pour tout le monde. Il reprochait à Robinson de manquer de vigilance. Et il avait raison. Quand le Sonderkommando a arrêté Robinson et perquisitionné son domicile, il est tombé sur les doubles en clair de tous les messages qu’Harry avait envoyé à Moscou. Terrifiante inconséquence. L’émetteur de Robinson était tombé en panne. Il émettait vers l’ambassade soviétique à Londres, et Londres était relié à Moscou. Mais pourquoi la Gestapo aurait-elle obligé Trepper à assister à l’arrestation de Robinson ?
Au cours de mon enquête, lorsque j’ai rencontré Heinrich Reiser, le numéro 2 du Sonderkommando, dans son village en Allemagne de l’Ouest, il m’a prévenu : « Monsieur, si vous voulez comprendre quelque chose à l’affaire de l’Orchestre rouge, vous ne devez accorder aucun crédit aux documents de la Gestapo. » J’avais noté ça dans un coin de ma tête. À cette époque, j’étais au tout début de mon enquête, je ne comprenais pas cet avertissement. Mais il avait raison. N’oublions pas que Reiser comme numéro 2 du Sonderkommando savait de quoi il parlait.
Gilles Perrault : Pourquoi le Sonderkommando a-t-il monté cette mise-en-scène ? Pourquoi faire assister Trepper à l’arrestation de Harry Robinson ? Pourquoi les Allemands prétendent-ils que Trepper a livré Harry ? C’est tout simple. Trepper, le « Grand Chef » est inconnu à Berlin. Aucun des flics ne connaît Trepper, il n’a jamais opéré en Allemagne. Mais, par contre, Berlin détient des piles de dossiers sur Harry Robinson. Et, si Trepper livre Harry Robinson, ça signifie que le Sonderkommando a mis la main sur quelqu’un d’important. Bingo ! La Gestapo détient un Grand Chef et un Orchestre rouge gigantesque. Trepper devient le grand chef de l’espionnage soviétique en Europe de l’Ouest – aussi bien à Berlin, qu’en Hollande, en Belgique, en France ou encore en Suisse. Alors que Rado, l’agent soviétique qui opère en Suisse, par exemple, est totalement autonome. Trepper connait l’existence de son réseau mais il n’a aucune autorité sur lui. Autrement dit, il y a une mise-en-scène hâtive montée par les agents Gestapo qui savent bien que Berlin ne va pas vérifier les dates d’arrestation falsifiées. Le Sonderkommando, pour rendre crédible ce Grand Jeu aux yeux de ses chefs à Berlin, va fabriquer un Orchestre rouge démesuré, avec un véritable Grand Chef, un homme doté de responsabilités énormes et qu’il tient bien en main. C’est essentiel pour faire fonctionner un Funkspiel. Non mais, quand on fait endosser à Trepper l’arrestation de gens qui ont été arrêtés avant lui, on se fout du monde, là, non? Bourgeois se fout du monde. Il prétend que le Grand Jeu n’a jamais existé. Mais bien sûr que le Grand Jeu a existé.
La directive de Himmler, chef des SS au Sonderkommando Rote Kapelle était : « Nettoyez-moi cette pourriture juive à l’Ouest. » Pour y arriver, les nazis vont jouer un « Grand Jeu » avec les gens de l’Orchestre rouge qu’ils ont arrêtés. C’est une tentative de l’Allemagne, convaincue que la guerre est perdue, de signer une paix séparée, soit avec l’Est, soit avec l’Ouest.
Le 24 novembre 1942, le jour de l’arrestation de Trepper, est un clin d’œil de l’Histoire car c’est précisément le jour où l’Armée rouge lance une contre-offensive décisive à Stalingrad. Très intelligemment, les Soviétiques mettent le paquet contre les supplétifs des Allemands. D’abord, contre un contingent roumain qui, battu, démoralisé, fout le camp. Puis, ils se chargent du contingent italien que les nazis avaient mis sur le front sud, mais même sur le front sud, à Stalingrad, il faisait très froid. Ça a été la débandade. Dès lors, la 6e armée de Von Paulus est encerclée. Hitler avait décrété l’interdiction de lâcher Stalingrad, ville symbolique. Il se fondait sur les engagements de Goering qui lui avait assuré que la Luftwaffe assurerait le ravitaillement de la 6e armée avec des parachutages. Mais Goering a été incapable de le faire. Cela a sonné le glas des troupes nazis. Ensuite, en juillet-août 1943, la bataille de Koursk va opposer les forces allemandes aux forces soviétiques. Il s’agit de la plus grande bataille de chars de l’Histoire. Elle se termine par un échec pour les Allemands. À partir de Stalingrad, la Wehrmacht commence à battre en retraite, retraite qui s’achèvera avec la chute de Berlin et le drapeau rouge hissé sur le Reichstag.
Ce n’est certainement pas l’Orchestre rouge qui est à l’origine de la défaite nazie à Stalingrad. Quand je taquinais Trepper en lui disant : « Au fond, c’est vous qui avez permis la victoire de Stalingrad », ça l’agaçait. « Mais non ! », répliquait-il. « Les vainqueurs de Stalingrad, ce sont les soldats soviétiques. Tous ceux qui ont accepté de mourir dans les ruines de Stalingrad. » Il avait raison. Mais n’oublions pas que les généraux allemands eux-mêmes ont déclaré : « Nous avions l’impression que l’adversaire était perché sur nos épaules et lisait nos cartes. » Donc, ça commence à mal tourner pour les Allemands. Il leur faut trouver une issue.
Chris Den Hond : Et ça serait la tentative allemande pour une paix séparée, c’est ça?
Gilles Perrault : Évidemment, dans des cercles haut placés du commandement nazi, on pousse assez tôt à la conclusion d’une paix séparée, soit avec l’est, soit avec l’ouest. Bien sûr que la Gestapo est composée de tueurs sanguinaires, de barbares, des crétins au front bas, deux centimètres sous la casquette, mais il n’y a pas que cela. A partir de 1939, la Kripo, la Kriminal Polizei, l’équivalent de notre police judiciaire, a été fusionnée avec la Gestapo dans l’Office central de la sécurité du Reich (RSHA) sous la responsabilité de la SS. À la Kripo, il n’y a pas que des fanatiques. C’est comme si en France le Quai des Orfèvres, la police judiciaire, avait été versée dans la SS. Le commissaire Maigret aurait eu une casquette à tête de mort sur le crâne. Karl Giering faisait partie de ces gens qui avaient été flics sous le Kaiser, sous la République de Weimar et qui continuent à l’être sous Hitler. Les Allemands vont chercher à créer chez Staline, comme chez les alliés occidentaux, la crainte que l’autre camp traite avec le Reich pour obtenir une paix séparée. Et après tout, ce n’était pas si stupide que ça puisque, contre toute attente, en 1939, Staline avait signé avec Hitler le pacte germano-soviétique. Alors pourquoi ne recommencerait-il pas ?
André Fontaine, un ancien directeur du journal Le Monde dont le témoignage au procès Trepper [procès en diffamation contre le préfet de police Jean Rochet] a été essentiel, disait que le Grand Jeu, mené par les Allemands, constituait les prolégomènes de la Guerre Froide. Prenons comme exemple le fameux « bobard du Caire » publié dans la Pravda. On y annonce que des pourparlers ont commencé entre des envoyés de Hitler et des responsables occidentaux pour envisager une paix séparée. À ce moment-là, Le Caire est aux mains des Alliés. Les nazis ont aussi diffusé des interrogatoires d’aviateurs alliés qui avaient sauté de leur avion après avoir été abattus par des batteries antiaériennes allemandes. Ils étaient supposés conseiller : « Il ne faut pas tuer le mauvais cochon. Staline est pire que Hitler. »
Quand le préfet Jean Rochet brandit le dossier de la Gestapo complètement bidon – celui que nous avons démonté –, et qu’en face André Fontaine déclare : « Bien sûr que le Grand Jeu a existé. » Cela a un poids extraordinaire lors du procès de 1972. De fait, le Grand Jeu a bel et bien existé. Il a été mis en place pour éviter la défaite allemande en suscitant la crainte chez les Occidentaux que Staline leur refasse le coup du pacte germano-soviétique. Et en espérant que les Occidentaux se disent : « N’attendons pas ça, traitons directement avec les Allemands. » Et que Staline ait la hantise d’une paix séparée entre les nazis et les Occidentaux, une paix dirigée contre l’URSS. Le Grand Jeu sert à attiser la méfiance réciproque. Dans ce contexte d’intoxication, c’est un miracle que l’alliance entre Occidentaux et Soviétiques – donc l’accord de Yalta – stipulant qu’ils restent alliés jusqu’à la capitulation sans condition du Reich a tenu. Mais il est tout à fait normal que des gens comme Karl Giering aient tenté un coup comme ça.
Gilles Perrault : Trepper a réussi un exploit extraordinaire. Il est emprisonné rue des Saussaies, aux mains de la Gestapo, du Sonderkommando, il est surveillé nuit et jour mais il réussit quand même à écrire un très important message qui apporte la preuve que la Gestapo a volontairement faussé ses propres rapports.
Mais avant qu’il n’écrive ce message trilingue, les nazis proposent à Trepper le Grand Jeu. On ne lui demande pas de trahir, on ne lui demande pas de livrer Katz et Grossvogel. On lui propose : « Voilà, nous, les Allemands, on va vers la défaite. Il faut qu’on signe la paix, soit avec l’Est, soit avec l’Ouest. Aidez-nous. » Et Trepper feint d’accepter. Himmler, en apprenant son arrestation, ordonne : « Mettez-le au fond d’une cave et chargez-le de chaînes. » On ne l’a pas chargé de chaînes mais il était quand même menotté et surveillé nuit et jour. Et il a réussi le miracle d’écrire un rapport dans lequel il raconte tout ça. Il prévient la Gestapo : « Si vous voulez que le Centre de Moscou, le GRU, (les services secrets de l’Armée rouge), croient que je suis toujours en liberté, il faut qu’on me voie dans les rues de Paris. » Donc on le promène dans Paris. Trepper a des rendez-vous dans des lieux qu’il connait. Il est surveillé, mais pas de trop près. Et il réussit à rédiger le message trilingue en yiddish, en polonais et en russe. Je l’ai questionné à ce sujet : « Pourquoi en trois langues ? » « Parce que s’ils découvraient le message, il faudrait trouver trois traducteurs. » C’est Trepper, c’est très juif, c’est très juif-communiste. C’étaient des types toujours habités par l’espoir d’une solution de dernière minute. Si vous conduisiez Trepper au poteau d’exécution, vite fait, il bâtissait un plan au cas où les douze balles le rateraient. « Trilingue, ça me faisait gagner une heure, peut-être deux. » Une petite marge avant de se prendre une balle dans la nuque après une bonne séance de torture. Mais il a réussi à faire passer le message sous les yeux de la Gestapo. Un jour, escorté de types de la Gestapo, Trepper entre dans une chocolaterie du Châtelet où une certaine Juliette travaille comme serveuse. Elle a le contact avec Jacques Duclos, le chef du Parti communiste français clandestin. Duclos est recherché par toute la Gestapo. Trepper donne le message à Juliette. Si le Sonderkommando avait fouillé Trepper, avant de l’emmener se promener, il se serait pris une balle dans la nuque. C’était sacrément risqué quand même. Trepper souffle à Juliette : « Transmets le message et disparais. » C’est ce qu’elle a fait. Elle a transmis le message à Duclos qui l’a envoyé à Moscou.
À l’époque, j’étais jeune et peut-être un peu fou. J’ai fait confiance à Trepper. Je n’avais que sa parole. Cette histoire d’un type qui était surveillé nuit et jour et qui arrivait à écrire un message et à le transmettre à Duclos était incroyable. Mais je lui ai fait confiance. Et on a retrouvé le message après l’explosion de l’Union soviétique. Un ami du journaliste Patrick Rotman, qui a écrit Le Grand Jeu avec Trepper, a fouillé dans les archives qui ont été ouvertes peu de temps après la fin de l’URSS – et refermées peu de temps après d’ailleurs. Il a retrouvé le message trilingue. Il a bel et bien existé et a été transmis par Duclos. Duclos l’a fait envoyer par les radios du Parti communiste qui appartenaient au réseau du Komintern. Comme le message était trop long, il l’a fait porter à Londres et de là il a été transmis à Moscou. Il y a donc un petit problème de date, mais il n’y a pas de doute que le message a bel et bien existé et que Moscou l’a reçu. Et Trepper m’a dit : « En transmettant ce message, j’ai remis le Centre en selle. » Le Centre était tombé du cheval parce qu’il s’était laissé intoxiquer. Ils ne croyaient toujours pas que les « pianistes » de l’Orchestre rouge avaient été retournés par la Gestapo.
À partir de la réception par Moscou du message trilingue de Trepper, le ton des messages envoyés par le Centre change. Moscou est de nouveau maître du jeu. C’est évident que le Grand Jeu a existé et c’est le résultat d’un exploit extraordinaire de Trepper. Il était convaincu d’avoir fait le job et il avait raison. Après la guerre, Moscou lui a fait ce reproche : « Quand même, vous avez accepté de marcher avec la Gestapo, de faire semblant de marcher avec eux sans être sûr de pouvoir nous prévenir. » Et ça c’est vrai. Trepper a pris un risque, un grand risque, mais il a réussi. Alors, bien sûr que l’évasion de Trepper est authentique et son message envoyé à Moscou l’est aussi.
Je vais vous démontrer que si Trepper avait trahi, son attitude après son évasion serait complètement aberrante. Marchons donc dans l’hypothèse de Bourgeois. Trepper s’évade le 13 novembre 1943. Si l’évasion est montée de toutes pièces et s’il a trahi, il devrait disparaître. Il pratique la clandestinité depuis très longtemps, il sait disparaître, il sait s’évaporer d’autant qu’il a des faux papiers. S’il a trahi, on n’entendra plus parler de lui. Eh bien non ! Il ne choisit de disparaître, de se faire oublier, non, il cherche à toutes forces à reprendre le contact avec le Parti communiste clandestin. Il contacte ses amis Suzanne et Claude Spaak – le frère du futur premier Premier ministre belge, Paul-Henri Spaak qui est réfugié à Londres. Comme son autre frère Charles, Claude Spaak est scénariste. Sa femme, Suzanne, est très active dans le sauvetage des enfants juifs. Une femme admirable. Trepper prend contact avec Claude Spaak. Il a un ami, le docteur Léon Chertok – qui deviendra un psychiatre mondialement connu. C’est un résistant très actif de la MOI, la Main d’œuvre immigrée, une organisation communiste dont Trepper a fait partie avant la guerre. Spaak sait que Chertok joue un rôle dans la résistance communiste. Il le fait venir chez lui et lui raconte l’histoire de Trepper et le Grand Jeu. Chertok, ahuri, l’écoute et éclate de rire « Vous avez été victime d’un affabulateur de haut vol. Ça ne tient pas debout ces histoires-là. Ce type aurait trompé la Gestapo ? Méfiez-vous. » Mais Claude Spaak insiste : « Transmettez s’il vous plaît, transmettez. » Et Chertok transmet l’information. Il revient 48 heures après et confirme : « Tout est exact. Tout ce que vous m’avez raconté est exact et je suis chargé d’organiser un rendez-vous avec l’un des chef, Kowalski, de la MOI pour que le Parti communiste s’occupe de lui (Trepper). » On voit que Trepper cherche par tous les moyens à retrouver le contact avec le PCF et, grâce à Léon Chertok, il va y parvenir.
Il y aura des péripéties, le rendez-vous n’aura pas lieu. Mais si jamais Trepper avait trahi, le Parti communiste ne lui aurait pas pardonné. Un exemple : le groupe de la MOI qu’on voit sur l’Affiche rouge avait un commissaire politique qui s’appelait Davidovitch. Il avait été arrêté par la Gestapo et s’était évadé. Mais il y avait certaines choses qui clochaient dans le récit de son évasion. Alors on l’a cuisiné, pas torturé, cuisiné seulement. Et Davidovitch a fini par avouer : « Oui, j’ai accepté de collaborer avec la Gestapo et ils m’ont relâché à condition que je ramène Duclos. Mais je n’avais pas l’intention de le faire. » « Certes », lui ont répondu ses camarades du PC français, « mais pourquoi tu ne nous l’a pas dit tout de suite ? » Davidovitch a pris une balle dans la nuque. Le Parti communiste ne plaisantait pas avec ceux qui flanchaient.
Si le PCF avait des doutes à propos de Trepper, il ne l’aurait pas traité comme il l’a fait. C’est Duclos qui a transmis à Moscou le rapport trilingue. Duclos sait que Trepper est complètement kasher. Léon Chertok et l’avocat communiste Charles Lederman vont témoigner au procès Trepper-Rochet en 1972. Les juges connaissent Lederman comme le numéro deux des avocats du PCF et donc quand il affirme : « Trepper est des nôtres. On vous le garantit kasher. », ça veut dire que le Parti communiste apporte sa caution à Trepper. Oui, il y a eu des dégâts. Guillaume Bourgeois dit : « Trepper a été inconséquent, il a fait arrêter beaucoup de monde. » Parce que c’était la panique. Chez les nazis du Sonderkommando Rote Kapelle, c’est la panique. Ce Grand Chef qu’ils avaient monté en épingle et qui était censé les aider dans le Grand Jeu, les a doublés. D’ailleurs Berlin n’a jamais été averti de l’évasion de Trepper. Ça en dit long sur la crainte des membres du Sonderkommando. Ils n’ont pas osé et ils ont tout fait pour essayer de récupérer Trepper en augmentant la répression. La Gestapo a mis des flics français sur le coup. Trepper avait sa photo dans chaque commissariat de police « Terroriste très dangereux, armé ». Ils ont mis le paquet. Ils ont arrêté des tas de gens. Certains veulent donner l’impression que toutes ces arrestations, c’est à cause de l’évasion de Trepper. C’est absolument faux.
Gilles Perrault : Après la Libération, une délégation soviétique s’installe à Paris. Trepper s’y présente et demande son rapatriement en Union soviétique. On est en janvier-février 1945, la guerre n’est pas terminée. Il y en a encore pour six mois de guerre mais Trepper insiste pour être rapatrié immédiatement. C’est de la folie ! S’il avait collaboré avec la Gestapo, il fallait qu’il disparaisse. Finalement, il va rentrer avec le premier avion qui atterrit à Paris, venant de Moscou via le Caire ou Alger. C’est l’avion qui ramène Maurice Thorez qui a passé toute la guerre en Union soviétique. Thorez va entrer dans le gouvernement du général de Gaulle. Staline avait demandé à de Gaulle : « Oui, je vais vous rendre Thorez, vous voulez le fusiller ? » « Non », avait répondu De Gaulle, « je veux en faire un ministre. » Est-ce que Trepper repart avec ce premier avion pour se jeter dans la gueule du loup ? Non, il rentre en Union soviétique parce qu’il veut demander des comptes. Depuis Barbarossa, depuis le scepticisme de Moscou à propos des pianistes retournés, il veut comprendre. « Pourquoi n’avez-vous pas cru mes messages quand je vous annonçais qu’Hitler s’apprêtait à rompre le pacte et à envahir l’Union soviétique ? » D’abord, Trepper a droit à une grande réception. Puis on le prévient : « Si tu viens pour demander des explications, ça ne va pas se terminer autour d’une table. Ça se passera ailleurs. » Trepper ne tient pas compte de l’avertissement. Et très vite il se trouve à la prison de la Loubianka. Pourquoi ? Non pas parce qu’il a trahi, comme le prétend Bourgeois, mais parce que Staline ne pouvait pas laisser en liberté quelqu’un qui affirmait : « Le génial petit père des peuples n’a pas cru nos avertissements et cela a entraîné un désastre pour l’Armée rouge. »
Si on fait la liste des gens, membres de l’Orchestre rouge, qui ont pris, comme Trepper, dix ans d’emprisonnement à la Loubianka et même dans les camps sibériens, c’est bien la preuve que ces gens n’ont pas été arrêtés à cause d’une pseudo-trahison, mais bien parce que Staline voulait les empêcher de raconter leur expérience. Toute personne ayant agi à l’Ouest et qui était retournée en URSS était de toute façon a priori suspecte. Rado et Klausen, par exemple, n’ont simplement pas pu trahir.
Rado est le patron du réseau suisse « Les Trois Émetteurs Rouges », encore un nom donné par les Allemands qui le rattachent à l’Orchestre rouge. Les trois émetteurs du réseau suisse donnaient au Centre des renseignements tout à fait formidables. Rado était un géographe très connu, un communiste, opérant sous le pseudonyme de Dora (l’anagramme de Rado). Rado n’a jamais été arrêté. S’il avait été arrêté, cela l’aurait été par la police suisse qui n’avait pas précisément la réputation de torturer à mort ses prisonniers pour les faire parler. Il se retrouve dans l’avion avec Trepper. Rado aussi va ramasser dix ans de prison et de camp sibérien – jusqu’à la mort de Staline. Et pour la même raison que Trepper. Staline ne pouvait pas laisser courir dans les rues de Moscou quelqu’un susceptible de dire : « Voilà, je vous avais prévenu ! » Rado, lui aussi, avait prévenu le Centre des préparatifs de l’opération Barbarossa.
Et Max Klausen alors ? Il est le pianiste de la radio de Richard Sorge au Japon qui avait également prévenu Moscou de l’imminence de l’attaque nazi contre l’Union soviétique. Staline n’a rien fait pour sauver Sorge. Il a laissé les Japonais le pendre. Son pianiste, Max Klausen, était un communiste allemand, un technicien, un excellent pianiste. Il n’a donné personne. Quand le Japon capitule, Klausen rentre d’abord en Union soviétique, puis part en RDA. Et, comme Rado, il se tape dix ans de prison et n’est libéré qu’après la mort de Staline. Vous voyez le topo ? En aucun cas, Klausen, Rado, Trepper et d’autres ne sont emprisonnés à la Loubianka pour trahison. Donc les documents exploités par Bourgeois sont de faux documents. De même que les documents de la Gestapo étaient complètement fabriqués pour présenter « un Grand chef » qu’on tient par les couilles, et qui accepte devant tout le monde qu’on peut marcher, de même, les documents produits par Moscou sont complètement bidons là aussi. Ils sont fabriqués pour justifier la détention de Trepper et couvrir Staline.
Duclos a été fidèle. À chaque voyage qu’il a fait à Moscou pendant la période stalinienne, il ne savait pas que Trepper était emprisonné. Il demandait de ses nouvelles et on lui répondait : « Le camarade est en mission à l’étranger. » Duclos devait se douter de quelque chose quand même.
C’est une commission et un juge d’instruction soviétiques qui vont juger les agents de l’Orchestre rouge après la guerre. Il s’agit de justifier la détention de Trepper. Et ce n’est pas moi qui affirme que le travail de ce juge d’instruction est complètement bidon, ce sont les Soviétiques eux-mêmes qui l’affirment. Dès la mort de Staline, une nouvelle commission travaille sur les dossiers Rado, Klausen, Trepper, Kent. On est en 1955, c’est encore l’Union soviétique, il y a toujours le KGB et le GRU, les services secrets de l’Armée rouge. Pourtant, à la fin de ses travaux, la commission ne déclare pas : « Dix ans passés, il est temps d’oublier, il est temps de pardonner. » Pas du tout. Elle déclare : « Le dossier qui a abouti à la condamnation du camarade Trepper est dénué de fondement. » Trepper est donc exonéré de toutes les charges. Ce sont donc les Soviétiques eux-mêmes qui déclarent que le dossier qui aboutit à la condamnation de Trepper est dénué de tout fondement. Il s’agit d’une réhabilitation complète à la suite de ce travail de contre-enquête. Encore une fois, c’est pas du tout une amnistie, c’est un acquittement total. C’est bien évident que le document produit du vivant de Staline était totalement biaisé.
Gilles Perrault : Le dernier épisode est le plus beau. Quand Trepper est libre, quand on a réussi à le faire sortir de Pologne, il part pour Londres le 2 novembre 1973 et s’installe en Israël en 1974, où décide-t-il aller finir ses jours ? En Israël ! On a envie de crier à Trepper : « Si jamais tu as collaboré avec la Gestapo, Israël n’est pas une bonne destination pour les anciens Gestapistes ou les collaborateurs de la Gestapo ! » Les seuls Gestapistes qui ont foulé le sol d’Israël y arrivaient menottés et ils y ont fini pendu. On peut penser ce qu’on veut d’Israël, et en ce moment il est difficile de penser du bien des institutions israéliennes avec tout ce qui se passe, mais on est obligé de reconnaître que les agents du Mossad sont des bons professionnels qui savent très bien ce qui s’est passé en Europe pendant l’occupation. Donc Trepper le « Gestapiste » risque de finir pendu ? Trepper n’est pas fou, il sait très bien ce qu’il fait. Il ne risque rien parce qu’il n’a jamais collaboré avec la Gestapo. En Israël, il est accueilli en héros. Et lorsqu’il meurt, c’est le général Sharon lui-même qui va épingler sur le drapeau israélien la médaille d’honneur de la bataille antifasciste. Bourgeois ne parle jamais de ça.
Chris Den Hond : Et Anatoli Gourevitch surnommé Kent ?
Gilles Perrault : Kent, c’est différent. Lui, il a trahi. C’est ce que nous a dit aussi Margarete, sa femme. Dans sa dernière lettre, Kent écrit à sa femme : « Si tu lis cette lettre, c’est que je suis mort. J’ai trahi mon pays. » Mais c’est compliqué. Toutes ces histoires sont compliquées. Malgré sa trahison, Kent a réussi un exploit tactique. Il a ramené le successeur de Karl Giering, Heinz Pannwitz (de son vrai nom Heinz Paulsen) à Moscou. Pannwitz n’a rien à voir avec une quelconque « aile gauche de la SS ». Pannwitz est un officier supérieur SS, membre du conseil criminel Kriminalrat, un petit voyou intellectuel, une petite crapule. J’ai passé des heures avec Pannwitz. Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire dans ce métier ! J’ai rompu le pain avec lui. À la fin de la guerre, Pannwitz est le seul SS qui veut se rendre à Moscou. Après la défaite nazie, la plupart des anciens de la Gestapo et les SS choisissent d’aller à l’ouest où ils vont toucher leur pension. Mais Pannwitz était en poste à Prague au moment où Reinhard Heydrich a été tué par des parachutistes tchèques, envoyés de Londres.Heydrich était un homme au cœur de fer, selon Hitler qui l’adorait. En guise de représailles, Heinz Pannwitz a fait du zèle et a ordonné un massacre. Les hommes, les femmes, les enfants du village d’origine de l’un des parachutistes ont tous été assassinés dans l’assaut qu’ont donné les troupes nazies après l’attentat. À la radio de Londres, on promet la corde à Pannwitz après la libération de la Tchécoslovaquie. Donc si c’étaient les occidentaux qui capturaient Pannwitz, il finissait pendu. Alors, il a préféré se rendre à Moscou avec Kent.
Kent restera en prison à Moscou plus longuement que Trepper. Nous avons également soutenu la cause de Kent et ce n’est pas Trepper qui a insisté pour prolonger l’emprisonnement de Kent après la mort de Staline. Bourgeois dit que c’est Trepper, c’est pas vrai. Ce sont les services secrets de l’Armée rouge, le GRU, qui ont demandé que Kent croupisse en prison dix ans de plus. Il a finalement été réhabilité en 1990 par Gorbatchev.
Chris Den Hond : Il y a un personnage qui a joué un rôle important et douteux dans la capture des membres de l’Orchestre rouge : Abraham Rajchman. Quel a été son rôle exact ?
Gilles Perrault : Lorsque Trepper est arrêté, il ne reste que des miettes du réseau que dirigeait Trepper en France, en Belgique, en Hollande. Il ne reste que quelques personnes réfugiées à Lyon après la destruction du réseau belge. L’homme qui les a trahis, c’est Abraham Rajchman. C’est un vieux routier du Komintern. Abraham Rajchman était un fabriquant de faux papiers qui avait commencé à espionner avant la guerre et qui était connu de la police belge. Il s’était lié avec l’inspecteur Matthieu de la police belge. Matthieu a collaboré avec la Gestapo et a vendu Rajchman. Le Centre et le GRU avaient d’abord interdit à Trepper tout contact avec Rajchman. Et puis, nécessité faisant loi – il fallait des faux papiers –, le Centre lui avait ordonné de reprendre contact avec Rajchman. Et Rajchman a trahi. Trepper m’a confié : « Gilles, Abraham Rajchman, a été probablement l’homme du réseau le plus sauvagement torturé par la Gestapo. Donc je me refuse à porter un jugement sur lui. » C’est pour des phrases comme ça que j’ai aimé Trepper. Les SS avait mis une longue corde à Rajchman. Ça veut dire qu’il circulait librement, mais il fallait qu’il ramène des prises. Et quand j’ai dit à Reiser : « Vous avez pris des risques avec Rajchman en le laissant circuler tout seul, il pouvait disparaître. », il m’a répondu : « On tenait sa femme en otage. » Donc Rajchman n’était pas vraiment libre. Sa femme aurait payé sa disparition. Rajchman a été lourdement condamné après la libération par la justice belge. Il a fait de nombreuses années de prison.
Gilles Perrault : Alors, pour finir cette histoire, on va se projeter en 1972. Trepper a été libéré, il est revenu à Varsovie. Il est devenu président de la communauté juive de Pologne. Ils ne sont plus que 75 000 rescapés. Les juifs en Pologne étaient 2 millions en 1940. Et puis il y a eu la campagne antisémite en Pologne après la guerre des 6 jours en Palestine. La femme de Trepper est partie, ses enfants aussi, il est resté tout seul. La Pologne ne voulait pas qu’il s’en aille puisqu’il détenait des secrets d’État. Alors, avec mon ami, Daniel Soulez-Larivière, avocat, on a lancé une campagne – ça été un travail de deux ans, à temps complet – pour contraindre la Pologne à laisser sortir Trepper.
Ça a marché très fort. On a créé des comités en Grande-Bretagne, en France, en Belgique, en Hollande, en Suisse. En Belgique, ça marchait particulièrement bien. Et puis, Le Monde a publié une lettre du préfet Jean Rochet concernant Trepper et l’Orchestre rouge. Le préfet Rochet, un anticommuniste fanatique, était le directeur de la DST, le contre-espionnage français. Il accusait Trepper d’avoir collaboré avec la Gestapo après son arrestation. Pour moi, ce fut un choc. J’ai dit à Soulez-Larivière : « C’est un tremblement de terre, un coup terrible. Un préfet français, directeur de la DST qui affirme que Trepper a collaboré avec la Gestapo ! » Et les conséquences n’ont pas tardé à se faire sentir : les comités se sont vidés. Je me rappelle du coup de téléphone de Daniel Meyer, le président de la Ligue des Droits de l’Homme. Il me dit : « Cher Gilles Perrault, croyez-bien que je vous conserve toute ma sympathie personnelle, mais là j’engage toute la Ligue, si je maintiens ma signature. » Et il poursuit : « Je suis obligé de me retirer du comité. C’est le directeur de la DST qui dit que Trepper a collaboré. Il a des dossiers. Je suis obligé de quitter le comité de soutien à Trepper parce qu’il ne peut quand même pas écrire n’importe quoi. »
J’ai téléphoné à Trepper et lui ai dit : « C’est le coup de massue. Si on ne bouge pas, on est mort. Il faut que vous assigniez le préfet Jean Rochet en diffamation. On a 90% de chances de perdre le procès, parce que demander à un tribunal français de condamner un préfet français, directeur du contre-espionnage français pour le compte de quelqu’un qui était incontestablement un ancien agent soviétique, c’est un peu difficile. » Tout le monde nous a affirmé : « Vous perdrez ce procès. C’est le procès ingagnable. » Les seuls combats perdus, sont ceux qu’on refuse de livrer, donc il fallait y aller. Mais on y est allé la mort dans l’âme. En plus, lors du procès en diffamation, Trepper n’était pas présent, la DST ayant maintenu son interdiction d’entrer sur le territoire français. Ça a fait mauvais effet. Ce n’était pas fairplay. Alors le 26 octobre 1972, j’étais assis à la place de Trepper dans la 17ème chambre, une chambre prestigieuse du tribunal de Paris qui traite les procès en diffamation. Et le préfet Rochet était là avec le gros dossier de la Gestapo et il était sûr de son coup. Il s’exprimait avec une arrogance incroyable. Mais nous avions beaucoup travaillé. Et nous lui avons fait exploser son dossier à la gueule. J’ai fait confiance à Trepper pour le rapport trilingue bien qu’il n’avait pas encore été révélé lors du procès de 1972. On s’attendait tous à ce qu’on m’attaque sur l’existence du rapport trilingue. « Qu’est-ce que c’est que cette histoire de fou ? Un prisonnier, surveillé nuit et jour, arrive à rédiger un long rapport au crayon en trois langues et à le passer sans être pris, ce sont des contes de Perrault ! » C’était l’expression à la mode à l’époque. Mais c’est Jean Rochet lui-même qui nous a filé des éléments du dossier qu’il communiquait au tribunal et qui justifiaient l’existence du Grand Jeu. Et on a gagné le procès ingagnable. Jean Rochet a été condamné pour diffamation. Puis, en 1973, la Cour d’appel de Paris annule le jugement et se déclare incompétente.
Les détracteurs de l’histoire de l’Orchestre rouge se basent surtout sur les rapports de la Gestapo et sur les documents soviétiques produits sous l’ère de Staline. Ces documents sont une déformation complète de la vraie histoire pour des raisons politiques et idéologiques. Moi je me suis basé sur des témoignages des survivants de l’Orchestre rouge. Enfin, après la disparition de l’Union soviétique, des archives sont devenues accessibles, avant d’être refermées, mais elles n’ont finalement pas révélé des choses nouvelles.
Je crois que ce récit devrait convaincre celles et ceux qui doutent. Mais c’est pas moi qui doit convaincre ni qui que ce soit, c’est l’évidence des faits enfin, encore une fois!! Cette histoire de l’Orchestre rouge est une histoire extraordinaire, qui traversera les siècles.
*
Illustration : « Séparation », Edward Munch, 1896.