Confrontés à un processus constant d’effacement, les Palestiniens se trouvent dans une situation où leur passé et leur avenir sont niés. Ils sont enfermés dans un présent continuel dans lequel la puissance coloniale, Israël, détermine les frontières temporelles et spatiales. Les Palestiniens parlent souvent de la Nakba al-mustamira (la Nakba continue), dans laquelle le déplacement, la dépossession et la destruction se produisent dans un continuum sans fin. Cette Nakba continue rend difficile l’élaboration d’un avenir : la priorité est de survivre à un présent qui ne cesse de se dégrader.
Ce texte de Yara Hawari propose une réflexion sur l’imagination d’avenirs radicaux – au sens de radicalement différents – en situation coloniale. L’autrice montre que les Palestiniens, malgré leur assujettissement, continuent de développer des imaginaires radicales en rupture avec l’horizon colonial, et elle appelle à construire un avenir à partir des visions collectives des Palestiniens.
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“Nous devons raconter des histoires différentes de celles qu’un lavage de cerveau nous fait croire… Rappelez-vous ceci : un autre monde n’est pas seulement possible, il est en route.”
– Arundhati Roy (War Talk, South End Press, 2003, p.127)
Frantz Fanon a écrit que le colonialisme français en Algérie « s’est toujours développé selon une volonté d’éternité », ajoutant que « les structures mises en place, les installations portuaires, les aérodromes, [et] l’interdiction de la langue arabe » donnaient l’impression qu’une rupture du temps colonial était impossible. En effet, « chaque manifestation de la présence française exprimant un enracinement continué dans le temps et l’avenir algérien, se lisait toujours sous le signe d’une oppression indéfinie[1]».
De même, le régime israélien crée des « faits sur le terrain » en poursuivant la construction de colonies en Cisjordanie et en s’appropriant des terres de l’autre côté de la ligne verte, déplaçant constamment les limites de ce qui est accepté comme terre israélienne en faveur du régime colonial de peuplement.
Les projets coloniaux et de colonialisme de peuplement cherchent ainsi à contrôler les perceptions de la réalité afin de maintenir les peuples autochtones et colonisés dans un état statique apparemment perpétuel, une stase normalisée. Imaginer un avenir au-delà de cet état est donc un acte rebelle et radical, et n’est en aucun cas aisé.
L’universitaire et penseur indigène Waziyatawin, qui écrit sur le colonialisme de peuplement dans l’île de la Tortue (États-Unis et Canada), explique combien la vie au-delà du colonialisme est particulièrement difficile à concevoir dans le cadre de la « plus grande et dernière superpuissance du monde ». Pour les Palestiniens, il est également difficile d’imaginer un avenir dans lequel la Nakba continue n’est pas une caractéristique de la vie quotidienne. Par exemple, de nombreux Palestiniens ont du mal à concevoir un avenir dans lequel le droit au retour serait respecté et où les réfugiés et tous les Palestiniens jouiraient de tous les droits dans leur patrie historique. L’appel de Waziyatawin aux peuples autochtones à penser au-delà des limites spatiales et temporelles témoigne de cette difficulté :
« En tant que peuples autochtones, il est essentiel que nous comprenions la gravité de la situation mondiale, que nous reconnaissions la fausseté de l’invulnérabilité de la civilisation industrielle et que nous commencions à imaginer un avenir au-delà de l’empire et des États-nations coloniaux qui nous ont maintenus assujettis. »
Arjun Appadurai décrit l’imagination comme « un champ organisé de pratiques sociales, une forme de travail (…) et une forme de négociation entre des sites d’actants (individus) et des champs globalement définis de possibles[2] ». En d’autres termes, l’imagination est un enchevêtrement de perceptions individualisées et socialisées de ce qui est possible. C’est cet élément collectif qui distingue l’imagination du fantasme. Appadurai fait la distinction :
« La notion de fantasme implique nécessairement que l’on établit une séparation entre le domaine de la pensée et celui des projets et des actes, et elle renvoie également au monde privé des individualistes. D’autre part, l’imagination nous projette dans l’avenir (…), [elle] – et notamment l’imagination collective – peut devenir le carburant qui nous pousse à agir. Sans l’imagination et les formes collectives qu’elle peut prendre, nous n’aurions pas créé les notions de voisinage et de nationalité, d’économies morales et de règles injustes, de hausses de salaire et de perspectives de travail à l’étranger. Aujourd’hui, nous nous aidons de l’imagination pour agir, et pas seulement pour nous évader[3]. »
Cette distinction place l’imagination au-delà de l’abstrait et dans le domaine de la possibilité et de l’action (radicale). Il est également important de noter qu’imaginer au-delà de l’empire n’est pas un retour à un passé antérieur à la conquête coloniale ou, dans le cas de la Palestine, un retour à la situation d’avant 1948. Il s’agit plutôt d’un processus dans lequel on explore les moyens de démanteler le colonialisme et son oppression, ainsi que les moyens de reconstruire après le démantèlement. Il s’agit d’un travail décolonial, devant accompagner le travail anticolonial qui défie et affronte le régime colonial.
Tous les desseins sur l’avenir ne peuvent être décrits comme une imagination radicale ou décoloniale. L’avenir des Palestiniens a longtemps été discuté soit sans leur contribution, soit dans des cadres limités et étrangers, dont beaucoup sont intrinsèquement liés à l’État-nation. Aujourd’hui, de nombreuses idées politiques dominantes et imaginations de l’avenir placent l’endiguement des Palestiniens autochtones et la sécurité de l’État colonisateur au premier rang des préoccupations.
En effet, la présentation d’Israël et de la Palestine comme deux groupes nationaux en guerre plutôt que comme un projet colonial de colonisation a contribué à privilégier l’idée de « deux États le long des frontières de 1967 » comme l’avenir le plus approprié et le plus réalisable pour les Israéliens et les Palestiniens. L’hégémonie de cette idée de deux États a été renforcée lorsque les dirigeants palestiniens l’ont implicitement approuvée dans le plan en dix points de l’OLP de 1974, avant d’en devenir officiellement les défenseurs au début des années 1990 avec les accords d’Oslo, qui établissaient un calendrier supposé pour la création d’un État palestinien[4].
Oslo a concrètement fait passer le discours et les politiques de l’OLP de la libération et de l’anticolonialisme à la construction d’un État en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Ce changement a également transformé la société civile palestinienne, qui est devenue largement tributaire du patronage des donateurs extérieurs. Un tel changement au sein de la représentation politique et de la société civile a rendu une grande partie du processus d’imagination collective palestinien lié à un agenda politique spécifique. Salamanca et ses coauteurs posent d’importantes questions concernant ce changement :
« Quand la lutte actuelle pour la terre et le retour est-elle devenue une situation « post-conflit » ? Quand Israël est-il devenu une société « post-sioniste » ? Quand les Palestiniens autochtones de Galilée (par exemple) sont-ils devenus une « minorité ethnique » ? Et quand la création de l’Autorité palestinienne et la fortification des réserves palestiniennes qui en a découlé sont-elles devenues une « construction de l’État » ? »
Le cadre politique de la lutte anticoloniale a été inversé, la libération collective est transformée en quête de réussite individuelle, et en particulier de gain de capital. En outre, la limitation de la Palestine et des Palestiniens à la Cisjordanie et à la bande de Gaza continue de marginaliser les réfugiés, les membres de la diaspora et les citoyens palestiniens d’Israël, les reléguant de fait à des questions mineures ou sans intérêt. L’imagination de l’avenir dans ce cadre n’exclut pas seulement la majorité du peuple palestinien ; elle est également contingente des conditions de l’entité coloniale et de son éternité imaginée. Cette façade de permanence, commune à tous les projets coloniaux et de colonialisme de peuplement, inscrit l’avenir à l’intérieur des frontières coloniales.
L’un des principaux arguments à l’appui de cet avenir est celui de la faisabilité. Les détenteurs du pouvoir déterminent la faisabilité en fonction de ce qu’ils considèrent comme possible, rationnel et pratique. Par exemple, on répète constamment aux Palestiniens que la solution des deux États est la seule possible et qu’ils doivent donc céder certains droits, dont le droit au retour. Les universités, les médias et la sphère politique participent de cette violence épistémique dans laquelle les Palestiniens sont forcés d’accepter certaines « vérités » qui nient la légitimité de leur propre voix et de leurs droits.
Écrivant sur l’avenir de la Palestine, Richard Falk s’oppose à l’argument de la faisabilité dans le cas de la solution des deux États, soutenant que celle-ci comporte des équations sans issue :
« les horizons de faisabilité limitent les options palestiniennes à : soit accepter un nouveau cycle de négociations dont l’échec est quasiment certain, soit refuser ces négociations et être tenu pour responsable de l’obstruction des efforts de recherche de la paix ».
Falk plaide pour la libération de l’imagination morale et politique en reconnaissant les « nécessités d’une paix juste et digne et, ce faisant, en plaçant nos objectifs au-dessus des horizons du désir ». Cependant, il n’est pas facile de s’affranchir des limites de la faisabilité, surtout lorsqu’elles sont depuis longtemps inscrites dans le lexique et l’existence quotidienne des Palestiniens.
Néanmoins, des individus et des petits groupes de Palestiniens issus de tous les secteurs de la société palestinienne tentent d’imaginer un avenir de manière différente et radicale. Il n’est pas surprenant que nombre de ces imaginations soient centrées sur le droit au retour des réfugiés palestiniens, qu’ils soient eux-mêmes des réfugiés ou non.
L’un des principaux universitaires palestiniens dans ce domaine est Salman Abu Sitta, dont le travail cartographique démontre la faisabilité du retour par une approche spatiale et démographique empirique. En évaluant les terres et les personnes, Abu Sitta montre qu’il y a suffisamment de terres pour tous les réfugiés ainsi que pour les citoyens israéliens. Il organise le retour en un processus échelonné en sept phases, basé sur la répartition régionale et un plan de construction de logements. Abu Sitta reprend la notion de retour, qui a été utilisée principalement de manière discursive par les Palestiniens, et crée un plan d’action tangible. Bien que beaucoup puissent être en désaccord avec le processus, il montre qu’il existe des moyens de l’actualiser.
Un autre projet axé sur l’espace et tourné vers l’avenir est Decolonizing Art Architecture Residency (DAAR), basée à Beit Sahour, Bethléem. La décolonisation de l’architecture est une collaboration entre « locaux et internationaux, et entre artistes et architectes » et envisage la décolonisation en Cisjordanie et dans la bande de Gaza d’un point de vue architectural, en imaginant le démantèlement des colonies et la restitution des terres aux Palestiniens.
Les chercheurs du projet s’intéressent également au retour des réfugiés et affirment que « le retour et la décolonisation sont des concepts enchevêtrés – nous ne pouvons envisager le retour sans décolonisation, tout comme nous ne pouvons penser la décolonisation sans retour ». Le travail vise à entrelacer l’architecture dans l’imagination culturelle collective de l’avenir. Bien que le travail de Decolonizing Architecture se limite aux frontières de 1967 – plus précisément la Cisjordanie et la bande de Gaza – pour des raisons pratiques, il n’est pas idéologiquement réduit aux limites géographiques des « Territoires palestiniens occupés » ; il comprend plutôt la Palestine dans sa totalité historique.
Divers groupes de jeunes Palestiniens descendant des déplacés internes (les muhajarin) des Territoires palestiniens de 1948 participent également à l’imagination radicale de leurs villages détruits. Les déplacés internes représentent un tiers des citoyens palestiniens d’Israël, et nombre d’entre eux vivent à proximité des villages d’où leurs grands-parents et leurs parents ont été déplacés en 1948. L’État israélien les empêche de retourner sur leurs terres ancestrales par le biais de divers mécanismes juridiques, y compris des ordres militaires.
Certains groupes, par exemple, maintiennent une présence physique sur le site de leurs villages détruits en érigeant des abris et des tentes, comme à Iqrith et Kufr Bir’am. Les autorités israéliennes perturbent constamment cette présence et la considèrent « illégale » afin d’empêcher que les militants ne créent un précédent pour d’autres Palestiniens déplacés à l’intérieur du pays. D’autres militants déplacés ont reconstruit leurs villages à l’aide de modèles et de simulations informatisées, en tenant compte non seulement de leur retour mais aussi de celui de leurs proches qui ont fui vers les pays voisins en 1948, en s’appuyant sur la notion d’Abu Sitta de création d’un plan d’action pour le retour.
Il ne s’agit là que de quelques exemples qui incarnent une imagination radicale de l’avenir. Ils ne se contentent pas d’offrir un contre-récit ; réunis, ils peuvent constituer un plan de libération. Pourtant, bon nombre de ces projets et initiatives sont décousus et ne sont pas continus. L’une des raisons en est sans aucun doute la fragmentation géographique, sociale et politique du peuple palestinien, qui entrave également sa capacité à se rassembler autour d’un consensus politique sur la libération. La lutte ne consiste donc pas seulement à imaginer, mais à le faire collectivement.
Dans son article pour The Guardian, l’éditorialiste Gary Younge a écrit : « Imaginez un monde dans lequel vous pourriez vous épanouir, à propos duquel il n’y a aucune preuve. Et ensuite, battez-vous pour qu’il existe ». Aujourd’hui, alors que les visions d’avenir continuent d’être écrites pour les Palestiniens – la dernière manifestation en date étant celle de l’administration Trump – il est vital de se battre pour un avenir construit à partir de l’imagination collective des Palestiniens.
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Yara Hawari est une chercheuse palestinienne. Elle travaille pour le centre de recherche Al-Shabaka. The Palestinian Policy Network. Ses travaux portent sur les populations autochtones en situation coloniale, et l’histoire orale.
Cet article est paru initialement en anglais le 24 mars 2020 sur le site d’al-Shabaka. Traduction de Contretemps.
Illustration : « Le lâcher de colombes », Ismail Shammout (1930-2006), peintre palestinien.
[1] Note de Contretemps : Frantz Fanon, Sociologie d’une révolution. L’an V de la Révolution algérienne, Maspero, Paris, 1972, p.173.
[2] Note de Contretemps : Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Payot & Rivage, Paris, 2015, p.69.
[3] Note de Contretemps : Ibid., p.37.
[4] Note de l’autrice : Il est important de noter que les accords d’Oslo ont été conclus dans un contexte précis ; l’effondrement du bloc soviétique et l’isolement croissant de l’OLP par rapport aux régimes arabes, ainsi que son exode du Liban vers Tunis, ont contribué à préparer le terrain pour ce changement radical de discours et de stratégie.