Dans cet article, l’universitaire palestinien Saree Makdisi analyse les ressorts de la guerre coloniale de type génocidaire que mène Israël contre les Palestiniens de la minuscule bande de Gaza. Il revient sur la couverture déshistoricisante des événements récents par les médias occidentaux qui reconduisent et fixent un racisme anti-arabe manifeste justifiant en creux l’anéantissement de Gaza, c’est-à-dire l’étouffement, le meurtre et le déplacement de plus de 2 millions d’êtres humains.
Saree Makdisi est professeur d’anglais à l’Université de Californie de Los Angeles (UCLA). Il est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels Tolerance is a Wasteland: Palestine and the Culture of Denial (University of California Press, 2022).
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Comment une personne peut-elle, le temps d’un clip, rattraper sept décennies de fausses déclarations et de déformations délibérées ?
Récemment, un ami australien et palestinien a été invité sur la chaîne de télévision nationale australienne pour discuter de la situation dans et autour de Gaza[1]. Ses intervieweurs blancs lui ont posé toutes les questions habituelles : Pouvez-vous défendre ce que nous avons vu de la part des militants du Hamas ? Est-ce qu’une telle violence aide la cause palestinienne ? Comment peut-on défendre le massacre de jeunes amateurs de musique lors d’un festival ? Défendez-vous le Hamas ? Ils s’attendaient probablement à une réaction défensive de sa part, mais calmement, dans son anglais doux aux accents australiens, mon ami a rapidement fait basculer l’interview : « Je veux savoir pourquoi je suis ici aujourd’hui, et pourquoi je n’ai pas été invité au cours de l’année écoulée », a-t-il dit gentiment. À la veille du 7 octobre, a-t-il souligné, les forces israéliennes avaient déjà tué plus de deux cents Palestiniens depuis le début de l’année 2023. Le siège de Gaza date de plus de seize ans et Israël opère en dehors du droit international depuis soixante-quinze ans.
La « normalité » en Palestine, c’est un meurtre par jour – mais un meurtre par jour dans le cadre d’une occupation vieille de plusieurs décennies, ce n’est pas vraiment une nouvelle ; cela ne justifie certainement pas une interview en direct sur une chaîne de télévision nationale. À présent, les Palestiniens sont invités à s’exprimer parce que les médias occidentaux s’en préoccupent soudainement, et ils s’en préoccupent (« comme nous devrions nous en préoccuper », a ajouté mon ami) parce que, cette fois-ci, les victimes comprennent des civils israéliens. Dans les jours qui ont suivi le 7 octobre, l’Australie a manifesté son soutien à Israël : le Parlement et l’Opéra de Sydney ont été illuminés auxcouleurs du drapeau israélien ; le Premier ministre a déclaré que les rassemblements pro-palestiniens devraient être annulés par respect pour les morts israéliens ; le ministre des Affaires étrangères a été critiqué pour avoir dit qu’Israël devrait s’efforcer de réduire au minimum les morts de civils à Gaza. « Qu’en est-il de nos vies ? », a demandé mon ami.
Que diriez-vous d’illuminer un bâtiment pour nous ? Lorsque notre gouvernement illumine tous les bâtiments en bleu et blanc, comment sommes-nous censés nous sentir [les Palestiniens australiens] ? Ne sommes-nous pas australiens ? Personne ne devrait se soucier de nous ? Un garçon de 14 ans a été brûlé vif en Cisjordanie par des colons israéliens. Qu’en est-il de nous ?
Les présentateurs ont été pris au dépourvu. Ce n’est pas ainsi que ces interviews sont censées se dérouler.
Ceux d’entre nous, comme mon ami, qui sont convoqués par les médias occidentaux pour donner un point de vue palestinien sur le désastre qui se déroule à Gaza sont bien conscients qu’ils sont autorisés à parler à une condition : l’hypothèse tacite que la vie de notre peuple n’a pas autant d’importance que la vie des gens qui en ont. Les questions sont encadrées par l’attaque initiale du Hamas contre les civils israéliens (l’attaque du Hamas contre les cibles militaires israéliennes et la ceinture de fortifications, les tours de guet et les portes de prison d’Israël entourant Gaza, passe inaperçue), et toute tentative de la replacer dans un cadre historique plus large est détournée vers l’attaque elle-même : « Comment pouvez-vous la justifier ? Pourquoi essayez-vous de l’expliquer au lieu de la condamner ? Pourquoi ne pouvez-vous pas simplement dénoncer l’attentat ? » Si les commentateurs palestiniens veulent être interrogés sur la violence israélienne contre les civils palestiniens – sur l’histoire du nettoyage ethnique et de l’apartheid qui a donné naissance à la bande de Gaza telle qu’elle existe aujourd’hui et à la violence dont nous sommes témoins chaque jour ; sur la violence structurelle de décennies d’occupation israélienne qui prive les agriculteurs de leurs champs, les enseignants de leurs salles de classe, les médecins de leurs patients et les enfants de leurs parents – nous devons demander à être interrogés. Et même dans ce cas, les questions ne viennent pas.
Au cours des deux dernières semaines, j’ai discuté avec de nombreux journalistes de différents organes de presse. À de rares exceptions près, le schéma est le même, comme il l’est depuis des années. Une invitation récente sur une grande chaîne d’information câblée américaine a été annulée à la dernière minute, immédiatement après que j’ai envoyé les éléments de discussion que le producteur m’avait demandé de lui soumettre ; ce n’était manifestement pas les éléments de discussion qu’ils avaient à l’esprit. Pendant des années, j’ai figuré sur la liste des invités réguliers de la BBC pour des interviews à la radio et à la télévision concernant la Palestine, jusqu’à ce que, lors d’un précédent bombardement israélien de Gaza, je dise à l’intervieweur qu’il ne posait pas les bonnes questions et que les questions importantes avaient trait à l’histoire et au contexte, et pas seulement à ce qui se passait dans le moment même. Ce fut ma dernière apparition sur la BBC.
Comment peut-on rattraper sept décennies de déformations et de distorsions délibérées dans le temps imparti à un clip ? Comment expliquer que l’occupation israélienne n’a pas besoin de recourir aux explosions – ou même aux balles et aux mitrailleuses – pour tuer ? Que l’occupation et l’apartheid structurent et saturent la vie quotidienne de chaque Palestinien ?
Que les résultats sont littéralement meurtriers, même lorsqu’aucun coup de feu n’est tiré ? Les patients cancéreux de Gaza sont privés de traitements vitaux[2]. Les bébés dont les mères se voient refuser le passage par les troupes israéliennes naissent dans la boue sur le bord de la route aux points de contrôle militaires israéliens. Entre 2000 et 2004, à l’apogée du régime israéliende barrages routiers et de check points en Cisjordanie, soixante et une femmes palestiniennes ont accouché de cette manière ; trente-six de ces bébés sont morts des suites de l’accouchement[3]. Cela n’a jamais constitué une nouvelle dans le monde occidental. Il ne s’agissait pas de pertes à déplorer. Il s’agissait tout au plus de statistiques.
Ce que nous ne sommes pas autorisés à dire, en tant que Palestiniens s’adressant aux médias occidentaux, c’est que toutes les vies ont la même valeur. Qu’aucun événement ne se produit dans le vide. L’histoire n’a pas commencé le 7 octobre 2023, et si l’on replace ce qui se passe dans le contexte historique plus large du colonialisme et de la résistance anticoloniale, le plus remarquable est que, en 2023, on puisse encore s’étonner que des conditions de violence absolue, de domination, d’étouffement et de contrôle produisent à leur tour une violence effroyable. Lors de la révolution haïtienne au début du XIXe siècle, d’anciens esclaves ont massacré des colons blancs, hommes, femmes et enfants. Lors de la révolte de Nat Turner en 1831, des esclaves insurgés ont massacré des hommes, des femmes et des enfants blancs. Lors du soulèvement indien de 1857, des rebelles indiens ont massacré des hommes, des femmes et des enfants anglais. Lors du soulèvement des Mau Mau dans les années 1950, les rebelles kenyans ont massacré des colons, hommes, femmes et enfants. À Oran, en 1962, les révolutionnaires algériens ont massacré des Français, hommes, femmes et enfants. Pourquoi s’attendre à ce que les Palestiniens – ou quiconque – soient différents ? Souligner ces faits, ce n’est pas les justifier, c’est les comprendre. Chacun de ces massacres est le résultat de décennies ou de siècles de violence et d’oppression coloniales, une structure de violence que Frantz Fanon a expliquée il y a plusieurs décennies dans Les Damnés de la terre.
Ce que nous ne sommes pas autorisés à dire, en d’autres termes, c’est que si vous voulez que la violence cesse, vous devez mettre fin aux conditions qui l’ont engendrée. Il faut mettre fin au système hideux de ségrégation raciale, de dépossession, d’occupation et d’apartheid qui défigure et tourmente la Palestine depuis 1948, suite au projet violent de transformer une terre qui a toujours abrité de nombreuses cultures, confessions et langues en un État à l’identité monolithique qui exige la marginalisation ou l’expulsion pure et simple de ceux qui ne conviennent pas à cet État. Et si ce qui se passe aujourd’hui à Gaza est la conséquence de décennies de violence coloniale et doit être replacé dans l’histoire plus large de cette violence pour être compris, cela a atteint un sommet dans l’histoire du colonialisme.
À tout moment, sans avertissement, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, n’importe quel immeuble de la bande de Gaza, densément peuplée, peut être frappé par une bombe ou un missile israélien. Certains immeubles sinistrés s’effondrent simplement en plusieurs couches de béton, les morts et les vivants étant ensevelis dans les ruines. Souvent, les sauveteurs crient « hadan sami’ana ? » (« est-ce que quelqu’un nous entend ? ») et en retour ils entendent les appels à l’aide des survivants au plus profond des décombres, mais sans équipement de levage lourd, tout ce qu’ils peuvent faire, c’est s’acharner sur les dalles de béton avec des pieds de biche ou à mains nues, en espérant contre toute attente pouvoir ouvrir des brèches suffisamment larges et permettre aux survivants ou aux blessés de sortir.
Certains bâtiments sont frappés par des bombes si lourdes que les boules de feu qui s’ensuivent projettent des morceaux de corps et parfois des corps entiers carbonisés – généralement, en raison de leur petite taille, ceux d’enfants – sur les quartiers environnants. Les obus au phosphore, amorcés par les artilleurs israéliens pour exploser avec des fusées de proximité de manière à ce que les particules incendiaires pleuvent sur une zone aussi large que possible, mettent le feu à tout ce qui est inflammable, y compris les meubles, les vêtements et les corps humains. Le phosphore est pyrophorique – il brûle tant qu’il a accès à l’air et ne peut être éteint. S’il entre en contact avec un corps humain, il doit être extrait au scalpel et continuera à brûler dans la chair jusqu’à ce qu’il soit extrait.
L’un des correspondants arabes d’al-Jazeera a récemment déclaré, en parlant par-dessus le bourdonnement omniprésent des drones meurtriers d’Israël : « nous vivons enveloppés dans l’odeur de la fumée et de la mort ». Des familles entières – vingt, trente personnes à la fois – ont été décimées. Les amis et les parents qui prennent désespérément des nouvelles des uns et des autres découvrent souvent des ruines fumantes là où vivaient autrefois des proches, dont le sort est inconnu, disparus sous le béton ou éparpillés dans les vestiges d’autres zones de plus en plus méconnaissables. Les survivants se retrouvent dans l’une des zones les plus surpeuplées de la planète, avec des télécommunications en ruine, une électricité défaillante, des systèmes médicaux effondrés, une panne d’internet imminente et un avenir incertain[4].
En 2018, les Nations Unies ont prévenu que Gaza – dont les infrastructures de base (électricité, eau et réseaux d’égouts) ont été détruites par des années d’incursions et de bombardements israéliens, laissant 95 % de la population sans accès facile à l’eau potable – serait « invivable » d’ici à 2020. Nous sommes en 2023, et l’ensemble du territoire, coupé du monde extérieur, est privé d’accès à la nourriture, à l’eau, aux médicaments, au carburant et à l’électricité, tout en subissant des bombardements continus depuis la terre, la mer et l’air[5]. « Les attaques contre les infrastructures civiles, en particulier l’électricité, sont descrimes de guerre », a souligné Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. « Priver des hommes, des femmes et des enfants d’eau, d’électricité et de chauffage à l’approche de l’hiver, a-t-elle poursuivi, ce sont des actes de pure terreur ». Mme Von der Leyen a bien sûr raison, mais dans ce cas précis, elle faisait référence aux attaques de la Russie contre les infrastructures ukrainiennes. Quant aux attaques d’Israël contre les infrastructures de Gaza, Mme Von der Leyen affirmequ’Israël a le droit de se défendre.
900, 1 000, 1 500, 1 800, 2 600, 3 500, 4 600, 5 000, 5 900, 6 500 [plus de 8 300 au 30 octobre]. Les chiffres des décès, que personne ne peut suivre, s’accroissent toutes les heures de vingt ici et trente là, lorsque tel ou tel bâtiment s’écroule dans un cataclysme de feu, de fumée et de décombres. Trois ou quatre cents personnes – ou plus – sont tuées chaque jour. À un moment donné, des sources sanitaires à Gaza ont fait état de 100 décès en une heure. Pour chaque personne tuée, il y a deux ou trois blessés ou plus, souvent gravement. Près de la moitié des morts et des blessés sont de jeunes enfants ; certaines des images les plus douloureuses qui ressortent des bombardements actuels de Gaza, comme des précédents, sont celles d’enfants morts, meurtris, couverts de cendres, de suie et de poussière, enveloppés dans la dernière étreinte de parents qui ont été tués en essayant de les protéger. Jusqu’à présent, sans qu’aucune fin ne soit en vue, Israël a tué près de trois mille enfants. Les morts et les blessés, ou souvent simplement les parties de corps récupérées – jambes, troncs, têtes déchiquetés – sont emmenés dans des hôpitaux débordant de blessés, à court de fournitures médicales et de carburant pour leurs générateurs d’urgence. Les lits d’hôpitaux sont occupés depuis longtemps ; les nouveaux arrivants dans les hôpitaux de Gaza s’entassent dans leur propre sang dans les couloirs ou sur les trottoirs à l’extérieur ; les médecins rapportent qu’ils sont contraints de dormir à même les tables d’opération sur lesquelles ils doivent maintenant opérer sans anesthésie à la lumière des téléphones portables, utilisant du vinaigre ménager pour nettoyer les plaies parce qu’ils n’ont plus rien d’autre à leur disposition[6].
Les morgues étant pleines à craquer et les cimetières manquant de place, les autorités sanitaires de Gaza ont commencé à entreposer les corps dans des camions de crème glacée, le sang s’écoulant lentement des portes arborant les couleurs enfantines etvives des marques de crème glacée[7]. Dans les ruelles, les cours et les mosquées de fortune, ceux qui le peuvent se recueillent en larmes et en prières silencieuses devant des piles de corps, certains grands et d’autres souvent dramatiquement petits, enveloppés dans des linceuls imbibés de sang en vue de leur inhumation. Les proches pleurent, donnent un dernier baiser à un front branlant alors qu’il est emporté pour la dernière fois, ne laissant que des mères, des pères, des frères, des sœurs, des oncles, des tantes et des cousins en larmes dans les bras les uns des autres ; sachant qu’eux-mêmes rejoindront sans doute bientôt ces linceuls. Parfois, il n’y a pas de parents ; ils sont tous partis, eux aussi. L’ampleur de la mort et de la destruction est si massive, si implacable, qu’il n’y a souvent pas de temps pour les rituels du deuil, et chaque jour, chaque heure, les Israéliens font pleuvoir un déluge de mort sur Gaza. Un hôpital a commencé à enterrer les morts anonymes dans des fosses communes, faute d’autre solution[8].
Au cours de la première semaine du bombardement continu, les Israéliens ont déclaré avoir largué 6 000 bombes sur Gaza, soit l’équivalent d’un mois de bombardements au plus fort des guerres américaines en Irak et en Afghanistan, des pays beaucoup, beaucoup plus grands que la bande de Gaza (l’Irak fait plus de mille fois la taille de la bande de Gaza)[9]. Ils ont également affirmé avoir largué plus d’un millier de tonnes d’explosifs[10]. Au cours de la première semaine de bombardements, 1 700 bâtiments entiers ont été détruits à Gaza. Bien d’autres ont été endommagés, souvent de manière irrémédiable. Chaque immeuble comprend sept, huit, neuf appartements ou plus, chacun étant l’ancienne maison d’une famille qui se retrouve abri – ou qui est morte. Comme toujours, les Israéliens affirment qu’ils visent « l’infrastructure terroriste ». Comme toujours, les corps (ou parties de corps) retirés des décombres ou ramassés dans les rues avoisinantes sont pour la plupart des femmes et des enfants, éléments improbables de la fantomatique « infrastructure terroriste » dont la puissance occupante – avec la bénédictionde son maître superpuissant – prétend se défendre.
Il est évident, d’après les images poignantes en provenance de Gaza, que les Israéliens, incapables de localiser des cibles militaires claires – aucun combattant de la guérilla dans l’histoire de la lutte anticoloniale n’a jamais agité les mains pour se faire des cibles évidentes – frappent sans discernement des cibles civiles, détruisant systématiquement un bâtiment en béton après l’autre, anéantissant souvent des quartiers entiers à la fois ; l’ONU estime que la campagne de bombardement d’Israël a déjà endommagé ou détruit 40 % de toutes les unités d’habitation à Gaza[11]. Sur ses sites web et ses comptes de médias sociaux, l’État israélien se vante fièrement du succès de sa campagne contre le Hamas, mais les preuves qu’il apporte se résument généralement à des photographies de ruines urbaines, et le résultat est soigneusement calculé : toute une population est réduite à l’état de sans-abris.
Le 12 octobre, les Israéliens ont demandé à un million d’habitants de la partie nord de Gaza de fuir pour sauver leur vie[12]. Mais ils n’ont nulle part où aller, et ceux qui tentent de fuir multiplient les risques. La bande de Gaza, qui s’étend sur 140 kilomètres carrés, est déjà l’une des zones les plus densément peuplées du monde. Si les États-Unis avaient la même densité de population que Gaza, ils compteraient 60 000 000 000 d’habitants. Cela fait soixante milliards. Et maintenant, les Israéliens claironnent qu’ils veulent que la population de ce minuscule territoire s’entasse d’une manière ou d’une autre sur la moitié de la superficie restante – et de toute façon, ils bombardent le sud de Gaza ainsi que le nord et le centre. Aucun endroit de Gaza n’est sûr.
Déjà réfugiés une fois ou parfois deux fois (80 % des habitants de Gaza sont des réfugiés, des survivants ou des descendants de survivants du nettoyage ethnique du Sud-Ouest de la Palestine en 1948), les nouveaux réfugiés se retrouvent une fois de plus à la recherche d’un refuge, alors même que les Israéliens avertissent sombrement qu’il y a encore beaucoup, beaucoup de choses à venir[13]. Le 14 octobre, une colonne de réfugiés terrifiés se déplaçant du nord au sud dans la rue Salah al Din de la ville de Gaza – spécifiquement désignée par les tracts israéliens comme un couloir sûr – a été bombardée, soixante-dix survivants d’autres bombardements ont été tués et des dizaines d’autres blessés. Les médecins des cliniques et des hôpitaux du nord de la bande de Gaza ont refusé de se déplacer, déclarant que ce serait impossible, principalement parce qu’il n’y a aucun endroit où transférer leurs patients. Tous les autres hôpitaux sont pleins, a déclaré le Dr Yousef Abu al-Rish, de l’hôpital Shifa, dans le nord de la bande de Gaza. « De plus, a-t-il ajouté, la plupart des cas sont instables. Et si nous voulons les transférer, même s’il y a des lits supplémentaires dans les autres hôpitaux, ce qui n’est pas vrai, ils mourront parce qu’ils sont trop instables pour être transportés ». Les patients en soins intensifs, les nouveau-nés en couveuse, les personnes sous respirateur – ils mourraient tous s’ils étaient déplacés. Bien sûr, ils risquent aussi de mourir s’ils restent sur place, surtout lorsque les dernières gouttes de diesel seront épuisées et que les lumières s’éteindront. Ou si les Israéliens continuent de bombarder les hôpitaux et les ambulances comme ils le font. Un tiers des hôpitaux et des cliniques de Gaza ont déjà dû fermer leurs portes par manque de ressources[14].
« Le spectre de la mort plane sur Gaza », a averti Martin Griffiths, sous-secrétaire général des Nations unies aux affaires humanitaires. « Sans eau, sans électricité, sans nourriture et sans médicaments, des milliers de personnes vont mourir. C’est clair et net. »
Il y a quelques jours, les Israéliens ont déclaré qu’il serait préférable, dans l’ensemble, que toute la population du territoire – plus de deux millions de personnes, dont la moitié sont des enfants – s’en aille, soit vers l’Égypte, soit vers le Golfe. L’analyste israélien Giora Eiland a déclaré : » Nous visons à créer les conditions pour que la vie à Gaza devienne insoutenable ». En conséquence, a-t-il ajouté, « Gaza deviendra un endroit où aucun être humain ne peut exister[15]». Le major-général Ghassan Alian, de l’armée israélienne, reprenant la référence du ministre de la Défense comparant les Palestiniens à des « animaux humains », a déclaré que « les animaux humains doivent être traités comme tels. Il n’y aura pas d’électricité ni d’eau [à Gaza], il n’y aura que de la destruction. Vous vouliez l’enfer, vous l’aurez[16]». Quel genre de personnes parlent ainsi, avec un sentiment divin de son pouvoir sur des millions de personnes ? Quel état d’esprit produit de telles proclamations génocidaires sur des populations entières ?
Ce dont nous sommes témoins est, je pense, sans précédent dans l’histoire de la guerre coloniale. Il y a quelques semaines à peine, 130 000 Arméniens ont été chassés par la terreur de leurs maisons dans l’Artsakh par l’Azerbaïdjan (qui est soit en dit en passant armé par Israël). Au cours des guerres yougoslaves des années 1990, des milliers de personnes de la « mauvaise » religion ou de la « mauvaise » ethnie ont été expulsées de leurs communautés en Bosnie, en Serbie et en Croatie. La quasi-totalité – 90 % – de la population chrétienne et musulmane de la Palestine elle-même a fait l’objet d’un nettoyage ethnique par les forces sionistes en 1948. Et nous pouvons remonter aux XIXe, XVIIIe et XVIIe siècles, rappeler la sordide histoire de génocide, d’extermination et d’esclavage par laquelle la civilisation occidentale a fait sentir sa présence éclairée tout autour de la planète. Mais, à ma connaissance, aucun cas de nettoyage ethnique n’a été accompli par l’usage de munitions massives et de bombardements lourds avec des systèmes d’armes ultramodernes, y compris les bombes d’une tonne (et les munitions encore plus lourdes qui détruisent les bunkers) utilisées par les Israéliens qui pilotent les derniers avions à réaction américains. Ces questions sont normalement réglées en personne, avec des fusils ou à la pointe de la baïonnette. Les civils palestiniens massacrés à Deir Yassin, Tantura et sur d’autres sites pour inciter d’autres personnes à prendre la fuite ont été abattus avec des pistolets, des fusils ou des mitrailleuses à bout portant, et non pas frappés par des bombes de mille livres larguées par des F-35 volant à une altitude de 10 000 pieds ou plus.
En d’autres termes, nous assistons peut-être à la première fusion de la violence coloniale et génocidaire de la vieille école avec des armes lourdes ultramodernes ; un amalgame tordu du XVIIe siècle et du XXIe siècle, emballé et enveloppé dans un langage qui renvoie aux temps primitifs et à des scènes bibliques tonitruantes impliquant l’écrasement de peuples entiers – les Jébusiens, les Amelikites, les Cananéens et, bien sûr, les Philistins.
Le pire, si tant est que quelque chose puisse être pire, c’est l’indifférence quasi-totale affichée par tant de personnes, qu’elles fassent partie ou non du gouvernement, dans le monde occidental. Face au choc et à l’indignation exprimés par les journalistes, les responsables politiques, les gouvernements à propos du massacre de civils israéliens par des Palestiniens, le silence quasi général sur le sort des civils palestiniens aux mains d’Israël est assourdissant : un silence fracassant, un silence honteux. Nous, qui vivons dans les pays occidentaux, n’avons ni soutenu ni payé pour qu’un Palestinien tue des civils israéliens, mais chaque bombe larguée sur Gaza à partir d’avions fournis par les États-Unis vient s’ajouter à une facture que nous payons. Nos fonctionnaires s’empressent d’encourager les bombardements et d’accélérer la livraison de nouvelles bombes.
Les fonctionnaires du département d’État ont publié des notes d’information internes demandant aux porte-parole de ne pas utiliser des expressions telles que « fin de la violence/ de l’effusion de sang », « rétablissement du calme » ou « désescalade/ cessez-le-feu[17]». L’administration Biden souhaite en fait que les bombardements et les massacres se poursuivent. Interrogée sur la petite poignée de voix plus ou moins progressistes au Congrès qui appellent à un cessez-le- feu et à une cessation des hostilités, la porte-parole de la Maison Blanche, Karine Jean-Pierre, a déclaré : « Nous pensons qu’ils ont tort. Nous pensons qu’elles sont répugnantes et honteuses[18]. » Il n’y a « pas deux camps en présence », a ajouté Mme Jean-Pierre. « Il n’y a pas deux camps. »
Les porte-parole des gouvernements sont calculateurs et peu sincères ; nihilistes par excellence, ils ne croient en fait à rien, et surtout pas à ce qu’ils disent eux-mêmes. Mais on ne peut pas en dire autant des gens qui nous entourent et qui, si désespérément émus par les images et les récits de la souffrance israélienne, n’ont rien à dire de la souffrance palestinienne à une échelle bien plus grande. Comment peut-on être aussi insensible ? Je ne parle pas des racistes déclarés qui appellent explicitement à la destruction de Gaza et à l’expulsion des Palestiniens. Je parle de gens ordinaires, dont beaucoup – peut-être même la plupart – sont de solides libéraux en matière de politique : défenseurs de l’égalité des sexes et des races, préoccupés par le changement climatique, soucieux des mal-logés, insistant sur le port de masques faciaux par considération humaine pour les autres, électeurs des démocrates les plus progressistes. Leur indifférence n’est pas personnelle, mais la manifestation d’une culture plus large du déni. Ces personnes semblent ne pas voir ou reconnaître la souffrance palestinienne parce qu’elles ne la voient ou ne la reconnaissent littéralement pas. Elles sont bien trop attentives, bien trop concentréees sur la souffrance de personnes auxquelles elles peuvent plus facilement s’identifier, des personnes qu’elles considèrent comme étant leurs semblables.
Bien entendu, les grands médias savent comment encourager de telles formes d’identification, comment construire des protagonistes et comment amener les téléspectateurs à sympathiser avec un sujet, à s’imaginer à sa place. En restreignant l’information, les médias occidentaux coupent l’accès à l’identification avec les Palestiniens et réaffirment l’idée qu’il n’y a qu’un seul camp. Pendant ce temps, sur al-Jazeera (arabe) – dont l’équipe de correspondants à Gaza et ailleurs en Palestine et au Liban a fourni une couverture sans faille de la catastrophe à Gaza – la tragédie se déroule en temps réel.
Le 25 octobre, le chef du bureau de Gaza, Wael Dahdouh, était à l’antenne lorsqu’il a appris que sa femme, son fils et sa fille avaient été tués lors d’une frappe aérienne israélienne à proximité[19]. Les images le montrent à genoux, pleurant et posant une main sur la poitrine de son fils adolescent[20]. « Ils se vengent de nous par l’intermédiaire d’enfants ? » demande Dahdouh. Pour ceux d’entre nous qui regardent al-Jazeera (arabe) ces jours-ci et pour qui Dahdouh est un visage familier, cette perte est personnelle.
Certaines vies doivent être pleurées, on doit leur donner un nom et une histoire, leurs récits et leurs photos doivent être publiés dans le New York Times ou le Guardian avec des photos de parents en deuil. D’autres vies ne sont que des chiffres, des statistiques issues d’une machine comptable qui ne semble pas cesser d’ajouter de nouveaux chiffres.
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Cet article est paru initialement en anglais ici. Traduction de Contretemps.
Illustration : « Tal al-Zaatar », 1976. Tableau d’Ismail Shammout (1930-2006), peintre palestinien.
[1] Israël a ordonné un « siège complet » de la bande de Gaza. Qu’est-ce que cela signifie pour les Palestiniens ? » AustralianBroadcasting Company.
[2] Les patients cancéreux de Gaza sont confrontés à des retards de traitement qui mettent leur vie en danger. », BBC.
[3] Des femmes palestiniennes enceintes accouchent aux points de contrôle israéliens : Rapport du Haut Commissaire aux droits del’homme », Nations unies.
[4] « Gaza « invivable », selon le rapporteur spécial des Nations unies pour la situation des droits de l’homme dans les territoirespalestiniens occupés (TPO), Nations unies.
[5] « Une étude met en garde contre la crise de l’assainissement de l’eau à Gaza, qui pourrait provoquer une flambée demaladies et une éventuelle épidémie », OCHA.
[6] « Peu de lumière, pas de lits, pas assez d’anesthésie : Une vue du ‘cauchemar’ des hôpitaux de Gaza », Associated Press.
[7] « Alors que le nombre de morts augmente à Gaza, les corps sont entreposés dans des camions de crème glacée », Reuters.
[8] « Les corps s’amoncellent à Gaza : charniers, camions de glace, morgue », France 24.
[9] « Les habitants de Gaza décrivent les bombardements qu’ils subissent sans pouvoir s’échapper », a déclaré la chaîne PBS.
[10] « Aucun endroit n’est sûr à Gaza, Israël assiège l’enclave tenue par le Hamas », France 24.
[11] Le Secrétaire général déclare au Conseil de sécurité que les attaques du Hamas ne peuvent justifier le châtiment collectif du peuple palestinien, alors que la situation humanitaire à Gaza est de plus en plus désastreuse
[12] « Israël demande à plus d’un million de Gazaouis de fuir vers le sud pour éviter les combats, mais est-ce possible ? ABCNews.
[13] « La Cisjordanie et Gaza : A Population Profile », Population Reference Bureau.
[14] « Les hôpitaux de Gaza cessent de fonctionner faute d’eau et de carburant », The Guardian.
[15] « The U.S. Should Think Twice About Israel’s Plans for Gaza » (Les États-Unis devraient réfléchir à deux fois auxprojets d’Israël pour Gaza), New York Times.
[16] Le chef du COGAT s’adresse aux habitants de Gaza : « Vous vouliez l’enfer, vous aurez l’enfer » », Times of Israel.
[17] Le Département d’État interdirait aux fonctionnaires d’utiliser publiquement les termes « désescalade », « cessez-le-feu »,Démocratie Maintenant.
[18] La Maison Blanche qualifie les législateurs qui ne soutiennent pas Israël de « mauvais » et de « honteux », The Hill.
[19] « La famille du chef du bureau d’Al Jazeera à Gaza a été tuée lors d’un raid aérien israélien », Al Jazeera.
[20] Vidéo via Sameh Habeeb sur X (anciennement Twitter).