À l’occasion de la parution aux Éditions sociales de l’ouvrage Découvrir Machiavel, écrit par Yohann Douet, nous en publions deux extraits : une partie de l’introduction, consacrée au problème du « réalisme populaire » chez Machiavel ; et un texte de Machiavel commenté, portant sur la révolte des Ciompi, ces proto-prolétaires florentins luttant contre l’exploitation et pour conquérir une existence politique.
La réputation de Machiavel le précède, et constitue souvent un obstacle à sa lecture. Son nom a donné naissance à un adjectif courant, dont le sens est double. D’une part, le terme « machiavélique » renvoie à l’idée que la fin justifie les moyens, à une attitude calculatrice prête à tout pour atteindre ses objectifs. On a pu lire ainsi Machiavel comme un pur technicien de la politique, qui donnerait de froides leçons sur la manière d’atteindre ses fins, quelles qu’elles soient. Il serait comparable à un maître d’escrime, qui enseigne des techniques de combat mais sans enseigner pour autant à être un assassin (la métaphore est de Benedetto Croce). D’autre part, le terme machiavélique renvoie non seulement à l’idée que la fin justifie les moyens, mais que la seule fin à prendre en considération est l’obtention ou l’accroissement du pouvoir. Et l’on a pu faire de Machiavel un véritable « apôtre du mal » (selon l’expression de Léo Strauss), qui sacrifierait d’une manière nihiliste toutes les valeurs humaines – religieuses ou morales – à la seule puissance.
La première hypothèse, celle d’un Machiavel technicien de la politique, permettrait de comprendre qu’il ait pu être lu par des dirigeants de tous bords, par Mussolini alors chef incontesté de l’État italien en même temps que par Antonio Gramsci dans les prisons fascistes. Mais l’on pourrait douter que ses « recettes » soient encore très utiles, étant donné la différence entre son époque et la nôtre, après des siècles de développement des sciences sociales et politiques (qu’il a contribué à fonder). Et dans la seconde hypothèse, on voit mal ce que Machiavel pourrait apporter à une politique émancipatrice, qui ne valoriserait pas l’obtention de la puissance en tant que telle mais une liberté réelle dans une société démocratique et égalitaire. D’une manière ou d’une autre, on serait donc conduit à remettre en cause l’intérêt contemporain de son œuvre.
Mais il ne faut précisément pas – ou pas seulement – lire Machiavel comme un penseur machiavélique. Au fond, on peut dire, et ce sera le fil directeur que l’on suivra ici, qu’il développe dans ses textes un réalisme populaire : il pense la politique d’une manière réaliste, telle qu’elle est réellement, comme le domaine du conflit et des rapports de force ; mais cela ne le conduit pas à sacrifier les aspirations populaires ou à s’y opposer, bien au contraire. Tâchons de préciser ce que cela signifie.
Machiavel s’adresse à la fois aux hommes de pouvoir et aux peuples, et cela non seulement dans ses ouvrages explicitement pro-républicains (en premier lieu les Discours sur la première décade de Tite-Live), mais dans tous ses écrits. Cela ne signifie pas que Rousseau ait eu raison de présenter Le Prince comme « le livre des républicains », parce que son auteur, « en feignant de donner des leçons aux rois », en aurait « donné de grandes au peuple », c’est-à-dire parce qu’il aurait voulu surtout dénoncer les moyens violents, les tromperies et l’aspect tyrannique du pouvoir. Ce n’est sans doute pas principalement dans cette perspective critique que Machiavel s’adresse au peuple, mais plutôt pour lui exposer en quoi, dans certaines conditions, le pouvoir constitue une médiation nécessaire pour satisfaire ses aspirations. Le peuple doit alors se rassembler autour du pouvoir, même lorsque celui-ci n’est pas républicain mais princier.
Ainsi, le peuple italien qui veut sa libération et son unification nationale, doit suivre le prince en mesure d’accomplir ces objectifs (voir texte 3), et accepter les méthodes violentes et immorales auxquelles il peut avoir recours : qui veut ces fins doit aussi vouloir ces moyens. C’est l’une des leçons fondamentales de réalisme politique que Machiavel donne au peuple – réalisme qu’il voudrait voir devenir « populaire », adopté par le peuple.
Je m’inspire ici de l’interprétation de Gramsci, à qui j’emprunte d’ailleurs l’expression de « réalisme populaire ». Cette interprétation repose sur l’idée qu’un pouvoir fort et concentré (qui a pu prendre la forme d’une monarchie absolue) était, du temps de Machiavel, la condition de l’unification nationale, ainsi que du dépassement du féodalisme et de l’emprise de l’Église. Dans cette conception, qui est du reste partagée par d’autres auteurs marxistes comme Louis Althusser[1], Machiavel apparaît comme à cheval entre deux époques : différentes tendances (économiques, culturelles, etc.) au dépassement du monde féodal s’affirment, mais sans qu’il existe encore un État-nation unifié (en Italie du moins, puisqu’un tel État était en formation ailleurs, notamment en France). La profonde originalité théorique de Machiavel peut alors être mise en rapport avec cette situation historique spécifique (évidemment sans y être réduite). En effet, Machiavel rompt avec la longue tradition moralisante, religieuse et idéaliste dominante jusqu’à son époque, mais ne pense pas pour autant en termes de droit (naturel) et de souveraineté légitime, comme le fera la tradition contractualiste qui s’affirmera à partir du XVIIe siècle.
Toujours est-il qu’aux yeux de Gramsci, en dépit de la différence de contexte historique, l’approche machiavélienne reste dans une large mesure pertinente. Le marxisme constitue ainsi à ses yeux un nouveau type de « “réalisme” populaire, de masse », adapté à son époque[2]. L’objectif n’est certes plus l’unification nationale et le dépassement du féodalisme, mais la révolution prolétarienne et le dépassement du capitalisme. Pour autant, il reste décisif pour les classes subalternes de prendre clairement conscience que le pouvoir est une médiation incontournable pour satisfaire leurs objectifs. Dans cette perspective, il est vain de vouloir changer le monde sans prendre le pouvoir, et la prise du pouvoir requiert notamment la formation d’un parti communiste révolutionnaire, qui est dans une certaine mesure analogue au Prince machiavélien. Il s’agit certes d’analogies à utiliser avec prudence, d’autant plus que notre propre situation historique n’est pas identique à celle de Gramsci. Mais celui-ci nous indique ici l’une des sources de l’intérêt contemporain de la pensée machiavélienne : l’impératif pour les forces émancipatrices d’affronter lucidement la question du pouvoir, dans toutes ses conséquences même les plus dérangeantes, et non de l’occulter ou de la poser de manière abstraite, c’est-à-dire en ne voyant que la fin et non les moyens.
Par ailleurs, dans la mesure où, bien sûr, Machiavel ne s’adresse pas seulement au peuple mais aussi aux hommes de pouvoir, on peut donner un autre sens à son réalisme populaire (que Gramsci ne discute pas explicitement) : l’importance pour le pouvoir politique, par réalisme, de se fonder sur le peuple. Ce principe machiavélien vaut aussi bien pour un prince que pour une république, même si le rapport entre le pouvoir et le peuple prendra des formes profondément différentes. Pour se maintenir durablement, le pouvoir, a fortiori à une époque comme celle de Machiavel où les rapports de force constitutifs de la politique sont en quelque sorte mis à nu (voir texte 2) et où les États souverains modernes ne sont pas encore stabilisés, doit en quelque sorte avoir une substance populaire. Cela signifie notamment, en termes concrets, que l’armée doit être composée de membres du peuple (texte 4). Par ailleurs, des lois et des institutions relativement impersonnelles constituent à la fois un fondement stable pour le pouvoir et une certaine garantie accordée au peuple contre l’arbitraire des « grands ». Les institutions collectives (surtout si elles sont républicaines) doivent même chercher à s’appuyer, paradoxalement, sur la conflictualité sociale et les « tumultes » du peuple (texte 8). En effet, dans certaines conditions favorables (comme dans la République romaine antique), la résistance du peuple contre les grands, et donc les conflits sociaux, produisent et reproduisent de bonnes lois et de bonnes institutions collectives, lesquelles garantissent en retour la liberté du peuple. Quelles que soient les différences entre les régimes, le peuple constitue dans tous les cas une puissance politique – latente ou manifeste – beaucoup plus fiable que les grands, et dont il serait désastreux pour le pouvoir politique de se faire haïr.
Mais il est bien évident que la puissance et la liberté, les deux valeurs politiques fondamentales chez Machiavel, ne sauraient être réduites l’une à l’autre, et qu’elles entrent fréquemment en contradiction. Concrètement, il existe de nombreux cas où les intérêts et objectifs propres des hommes de pouvoir s’opposent à l’intérêt du peuple (lorsqu’ils se comportent d’une manière tyrannique, favorisent les grands, jouissent passivement de leur position, etc.). Inversement, le peuple peut lui aussi avoir des désirs qui s’opposent non seulement au pouvoir des princes ou des dirigeants actuels, mais aussi à la stabilité et à la puissance de l’État en tant que tel (lorsque le peuple est « licencieux », c’est-à-dire ne se contente pas de refuser d’être dominé mais rejette toute loi ; ou lorsqu’il veut s’approprier par la violence les biens des grands). Dans ses textes, Machiavel analyse donc différents rapports entre les deux types de valeurs et d’objectifs fondamentaux qu’il discerne. Il n’ignore certes pas les cas où ils divergent, mais il s’attarde tout particulièrement sur ceux où ils convergent – c’est-à-dire les cas où le pouvoir se renforce en favorisant la liberté du peuple, ou du moins certaines de ses aspirations fondamentales, et ceux où le peuple défend ses aspirations et éventuellement sa liberté en se rassemblant autour du pouvoir. Le cas où une telle convergence va le plus loin est celui de la République romaine antique, dans la mesure où le peuple romain était à la fois très libre grâce à ses bonnes lois et institutions, et la République romaine très puissante grâce à son armée populaire ; elle forme ainsi un modèle quasi-utopique pour Machiavel.
En définitive, on peut dire que le problème central du réalisme populaire de Machiavel est de penser les différentes manières dont peut se réaliser – jamais complètement ni définitivement – la convergence entre la puissance et la liberté. Cela ouvre une vaste série de questions, qui conservent toute leur actualité : dans quelle mesure et en quel sens le pouvoir politique, y compris dans ce que son exercice peut avoir d’immoral, est-il une médiation nécessaire des aspirations populaires ? Et dans quels cas constitue-t-il à l’inverse un obstacle à renverser ? Jusqu’où l’audace et la radicalité de l’action politique peuvent-elles et doivent-elle aller ? Comment repenser le pouvoir de sorte qu’il serve les aspirations et les volontés d’émancipation populaire ? Quelles institutions collectives pourraient exprimer le plus adéquatement le désir populaire de ne pas être opprimé ? Et qu’est-ce qu’un bon conflit social, c’est-à-dire qui produit de bons effets politiques ?
Il va sans dire que Machiavel ne nous donne pas toujours de réponses, et encore moins souvent les bonnes. Son langage est différent du nôtre, et les exemples historiques à partir desquels il pense, tirés de l’Antiquité ou de sa propre époque, sont par bien des aspects en décalage avec notre situation historique. Plus fondamentalement, il voit parfois dans la puissance en tant que telle une valeur ou une fin (notamment la puissance de l’État), et non simplement une médiation de la liberté ou des aspirations populaires (un moyen donc, quand bien même serait-il nécessaire), perspective qui ne saurait être adoptée par une politique émancipatrice. Mais malgré de telles limites qu’il ne s’agit pas ici d’occulter, la pensée de Machiavel nous permet de poser lucidement et dans toute leur profondeur les questions évoquées.
« Nous devons chercher deux choses et fixer deux buts à nos délibérations : l’un, d’empêcher que nous soyons prochainement châtiés de nos actes ; l’autre, de pouvoir vivre avec plus de liberté et de satisfaction que par le passé[3]. Aussi faut-il, selon moi, pour que nous soient pardonnées nos anciennes erreurs, en commettre de nouvelles, en redoublant de méfaits, en multipliant les incendies et les vols, et nous efforcer d’avoir en cela de nombreux compagnons. Car, là où les fautifs sont nombreux, on ne châtie personne ; là où l’on punit les petits délits, on récompense les fautes graves ; quand les victimes sont nombreuses, peu nombreux sont ceux qui cherchent à se venger. En effet, les injures générales sont plus aisément supportées que celles infligées aux particuliers. Multiplier les méfaits nous procurera donc plus aisément le pardon et nous offrira la possibilité d’obtenir ce que nous désirons pour notre liberté. Il me semble que nous nous dirigeons vers de sûres conquêtes, parce que ceux qui pourraient s’y opposer sont riches et désunis : leur désunion nous donnera donc la victoire, et leurs richesses, quand nous les aurons prises, nous les conserverons. Ne vous effrayez pas de l’ancienneté de leurs origines, qu’ils nous opposent. Car tous les hommes, ayant une même origine, sont également anciens et sont faits de la même façon par la nature. Mettez-nous tout nus, vous verrez que nous sommes semblables ; revêtez-nous de leurs habits et eux des nôtres, nous paraîtrons certainement nobles et eux ne le paraîtront pas. Car seules la pauvreté et les richesses nous rendent inégaux. Il me déplaît que nombre d’entre vous se repentent en conscience de ce qui est arrivé et veuillent s’abstenir d’entreprendre de nouvelles actions. Si cela est vrai, vous n’êtes assurément pas les hommes que je croyais. Ni scrupule de conscience ni crainte d’infamie ne doivent nous effrayer. Car ceux qui l’emportent, de quelque façon qu’ils l’emportent, n’en éprouvent jamais de honte. Nous ne devons tenir aucun compte de notre conscience, parce que, là où, comme nous, on craint la faim et la prison, il n’y a pas de place pour la peur de l’enfer. Mais, si vous observez le comportement des hommes, vous verrez que tous ceux qui parviennent à de grandes richesses et à une grande puissance y sont arrivés par la ruse ou par la force. Ce qu’ils ont usurpé par la tromperie ou par la violence, ils le couvrent, pour cacher la laideur de leur conquête, du faux nom de gain. Ceux qui, par manque de sagesse ou par excès de sottise, fuient ce comportement restent toujours plongés dans la servitude et la pauvreté. Car
les fidèles serviteurs demeurent toujours des serviteurs et les hommes bons sont toujours pauvres. À la servitude n’échappent que les hommes audacieux et sans foi ; à la pauvreté, que les hommes avides et fraudeurs. Dieu et la nature ont placé les biens à la portée de tous les hommes ; ils sont offerts davantage au vol qu’au travail, aux mauvais procédés qu’aux bons. Il en résulte que les hommes s’entre-dévorent et que les plus faibles sont toujours perdants. On doit donc user de la force, quand on vous en donne l’occasion. Celle que nous offre la fortune ne peut être meilleure : les citoyens sont désunis, la Seigneurie hésitante, les magistrats effrayés. De sorte que l’on peut, avant qu’ils ne s’unissent et reprennent courage, aisément les vaincre. Nous serons alors les maîtres de la ville, ou bien nous y aurons assez de pouvoir pour que non seulement nos erreurs passées nous soient pardonnées, mais que nous soyons en mesure de les menacer de nouvelles violences. J’avoue que ce choix est audacieux et périlleux. Mais, là où la nécessité l’exige, l’audace devient sagesse. Les hommes courageux ne tiennent jamais compte du danger dans les grandes choses. Car les entreprises que l’on aborde avec des risques finissent toujours par des succès et l’on n’est jamais sorti d’un danger sans péril. Je pense que, là où l’on voit se préparer les prisons, les tortures et les exécutions, il est plus dangereux de ne rien faire que de chercher à s’en défendre. Car, dans le premier cas, le malheur est assuré, dans le second, il est incertain. Combien de fois vous ai-je entendu vous plaindre de l’avidité de vos patrons et de l’injustice de vos magistrats ! Il est temps maintenant, non seulement de se débarrasser d’eux, mais de devenir si puissants qu’ils auront plus à se plaindre et à craindre de vous que vous n’en aurez d’eux. L’opportunité qui nous est fournie par l’occasion est fugitive. C’est en vain que l’on cherche à la saisir à nouveau, quand elle s’est enfuie. Vous voyez que vos adversaires se préparent ; prévenons leurs desseins. Le premier qui reprendra les armes sera certainement vainqueur et entraînera, avec son triomphe, la ruine de son ennemi. Nombre d’entre nous en auront l’honneur ; tous, la sécurité. »
Nicolas Machiavel, Histoire de Florence, Livre III, chap. 13, in Œuvres, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 768-769 (désigné ci-dessous par HF).
Le livre III de l’Histoire de Florence, qui couvre la période 1353-1414, a pour objet central, comme l’écrit Machiavel lui-même, les « inimitiés entre le peuple et la populace (plebe) » (HF, III, 1, p. 752), et tout particulièrement la révolte des Ciompi et la réaction qu’elle suscite (1378-1382). Loin de s’en tenir à une analyse distanciée des événements, Machiavel a coutume dans ses travaux historiques de reconstruire les discours de certains personnages : c’est ce qu’il fait ici avec l’un des plébéiens insurgés.
Qu’est-ce qui pousse un groupe social opprimé économiquement et politiquement comme les Ciompi à la révolte violente ? Dans quelle mesure et en quel sens une telle action radicale est-elle rationnelle, et peut-elle être déduite d’une conception réaliste de la politique ? Quels ont été les résultats historiques de cette révolte ? Et quel jugement Machiavel porte-t-il sur ce conflit et son issue ?
Au XIVe siècle, le popolo (peuple) de Florence est organisé en Arti (corporations de métiers ou Arts), qui jouent un rôle central dans la vie sociale et politique. Mais ces organisations sont loin d’être démocratiques. Au nombre de vingt-et-une, elles sont différenciées et hiérarchisées en sept « Arts majeurs » (juges et notaires ; médecins ; banquiers ; grands commerçants ; fabricants de soierie, de fourrure, et de laine) et en quatorze « Arts mineurs » (correspondant aux différentes catégories d’artisans et petits commerçants : bouchers, forgerons, aubergistes, boulangers, artisans du cuir, etc.). La prédominance des Arts majeurs se traduit notamment dans le fait que six des neuf membres de la « seigneurie » (le gouvernement de Florence) sont issus de leurs rangs, alors que seuls deux sont issus des Arts mineurs (le neuvième, le « gonfalonier de justice », étant généralement issu d’une famille puissante de l’un des quartiers de la ville).
Chacune de ces corporations est dotée d’institutions propres (d’un « gouvernement » dit même Machiavel), et les dirigeants d’une corporation ont notamment le pouvoir de juger les affaires civiles (les contentieux commerciaux par exemple) qui concernent ses membres. Mais, « en organisant les corporations, de nombreux métiers pratiqués par le petit peuple et la populace restèrent sans corporation » (HF, III, 12, p. 767). Une partie de la population se trouve donc sans organisation propre, sans même un Art mineur pour la représenter. Ces groupes sociaux, pour l’essentiel composés de travailleurs salariés et peu qualifiés, sont « soumis », en fonction de leurs activités, à l’une des corporations établies : c’est eux que Machiavel appelle « populace (plebe) ». C’est notamment le cas des Ciompi qui sont soumis à l’Art de la laine. Ces ouvriers sont alors très nombreux : probablement 9 000 travailleurs actifs dans la ville, sur une population totale (comptant donc les inactifs), de 55 000 personnes, sachant que l’industrie de la laine dans son ensemble fait vivre près de 40 % de la population de la ville. Les travailleurs « soumis » à un Art en relèvent juridiquement mais ne peuvent pas prendre part aux décisions. Machiavel estime que donc que, « quand ils étaient insatisfaits de leurs salaires ou opprimés par leurs patrons, ils n’avaient d’autre recours que les chefs de la corporation qui les administrait. Ils estimaient ne pas en recevoir la justice qui convenait (ibid.) ». En ce sens, les Arts majeurs jouent en quelque sorte le rôle de syndicats patronaux, et ces institutions corporatives, qui sont le cœur l’État florentin, sont moins des organes démocratiques que des relais du pouvoir de la bourgeoisie commerciale, industrielle et bancaire.
On comprend la distinction faite par Machiavel dans le cas de Florence entre le peuple et la plèbe (ou populace), alors que dans le cas de Rome les deux termes renvoient au même groupe social (opposé aux grands). La plus grande partie du « peuple » était constituée des classes moyennes, c’est-à-dire de la petite-bourgeoisie artisanale et commerciale représentée par les Arts mineurs (même si l’extension de la catégorie peut varier selon les cas). La plèbe ou populace se définissait à la fois par le fait d’être privée de droits et de représentation politiques et par le fait d’être exploitée économiquement, ces deux aspects de son oppression se renforçant l’un l’autre. Elle vouait une véritable haine « aux riches et aux chefs de corporation, car elle ne pensait pas être récompensée de son travail comme elle le méritait » (HF, III, 12, p. 766). Machiavel analyse là finement la situation des Ciompi, qui voulaient à la fois faire valoir leurs intérêts économiques et exister politiquement. C’est dans ce contexte qu’ont lieu plusieurs émeutes successives. En juin 1378, un conflit entre dirigeants de la république florentine amène une partie d’entre eux (dont la politique est plus orientée vers le peuple) à attiser la colère de la population contre l’autre, ce qui conduit à des émeutes auxquelles la plèbe prend une part importante. Mais, craignant d’être abandonnés par ceux qui les ont incités à se soulever et d’être punis, une fois l’ordre revenu, pour les vols et les incendies qu’ils ont commis, certains plébéiens envisagent d’entrer à nouveau en insurrection, cette fois-ci à leur propre initiative et en vue d’atteindre leurs propres objectifs : en tant que sujets politiques autonomes, donc. C’est en un tel appel à l’action que consiste le discours fictif reconstruit dans notre texte.
Machiavel soutient en d’autres occasions qu’une « multitude sans chef est inutile » et impuissante, car versatile et dénuée d’orientation ferme (D, I, 44, p. 200). S’il ne revient pas sur cette thèse, il décrit ici l’émergence spontanée d’un chef. Celui-ci reste d’ailleurs anonyme, et l’on sait seulement de lui que c’est « l’un des plus hardis et des plus expérimentés » des plébéiens ayant participé à la première émeute. Ce chef qui exhorte ses compagnons à une action radicale tient un raisonnement politique froidement réaliste, qui se rapproche d’une manière frappante des conceptions de Machiavel lui-même.
L’argumentation du plébéien anonyme consiste à dire qu’il faut faire de nécessité virtù. S’ils veulent éviter la répression qui s’abattra sur eux en raison la première émeute, les plébéiens doivent aller plus loin. Ils doivent rester consciemment sur la voie insurrectionnelle qu’ils ont initialement empruntée d’une manière inconsciente. Il serait vain et dangereux de vouloir revenir en arrière, vers des pratiques politiques pacifiques : ce serait croire qu’il est possible d’emprunter des voies moyennes en politique, ce que Machiavel n’a de cesse de dénoncer.
Les nécessités immédiates de la situation, qui poussent donc à agir avec audace et résolution (avec virtù), constituent également une occasion de s’emparer du pouvoir, ou du moins de faire assez pencher le rapport de forces en sa faveur, de sorte à « pouvoir vivre avec plus de liberté et de satisfaction que par le passé ». L’occasion vient non seulement du fait que la première étape de l’insurrection a déjà eu lieu, mais aussi des divisions internes aux « citoyens » (les individus représentés politiquement, contrairement aux plébéiens) ainsi qu’à la paralysie des dirigeants (« la Seigneurie hésitante » et « les magistrats effrayés »). Mais cette occasion favorable offerte par la fortune est fugitive, et ne pas la saisir serait une faute dont on serait rapidement puni : l’action politique, pour Machiavel, doit se couler dans la temporalité spécifique appelée par la conjoncture.
Les plébéiens ne doivent pas se laisser brider ni par des scrupules moraux ni par des craintes religieuses : « là où, comme nous, on craint la faim et la prison, il n’y a pas de place pour la peur de l’enfer ». Dans la mesure où les rapports de forces sont le fondement dernier de la réalité sociale et politique (voir texte 2), « ceux qui l’emportent, de quelque façon qu’ils l’emportent, n’en éprouvent jamais de honte ». La véritable faute et le véritable péché seraient de ne pas saisir l’occasion d’assurer sa propre sécurité tout en gagnant son émancipation. Dès lors, les normes morales et les croyances religieuses en vigueur apparaissent comme des idéologies (voir texte 5) ayant pour effet de maintenir l’ordre social et donc la domination
des grands, alors que celle-ci n’a été établie que « par la ruse ou par la force ».
Radicalisant le sentiment d’égalité diffus qui avait cours à Florence (voir texte précédent) et l’étendant même aux non citoyens, l’orateur anonyme défend en outre l’égalité naturelle de tous (« tous les hommes, ayant une même origine, sont également anciens et sont faits de la même façon par la nature »). Il sape donc tout fondement naturel à la hiérarchie sociale, puisque « seules la pauvreté et les richesses nous rendent inégaux ». Ce faisant, il réduit les différences entre riches et pauvres à des apparences, certes dotées d’un pouvoir idéologique propre : « Mettez-nous tout nus, vous verrez que nous sommes semblables ; revêtez-nous de leurs habits et eux des nôtres, nous paraîtrons certainement nobles et eux ne le paraîtront pas ».
L’argumentation froidement rationnelle du discours parvient à « enflammer les esprits » des plébéiens, à les pousser à l’action et même à les constituer en un sujet politique unifié, ce qui s’incarne dans leur engagement « par serment à se secourir, si l’un d’entre eux était victime de la répression » (ce dont Machiavel parle immédiatement après notre texte). Pour pouvoir compter politiquement, il faut accepter de jouer le jeu des rapports de force et assumer toutes ses conséquences, et donc se plier à la rationalité immanente au domaine politique. C’est pourquoi l’orateur, loin de s’exprimer comme le plébéien quelconque qu’il est, parle et raisonne comme Machiavel lui-même. Lire ce discours comme un reflet fidèle des conceptions, revendications et réflexions stratégiques des Ciompi serait donc trompeur. Quoi qu’il en soit, les plébéiens se sont réellement insurgés entre les 20 et 22 juillet, et cette action radicale conforme à la rationalité objective énoncée dans notre texte a bien porté ses fruits, à court terme du moins. Suite à cette insurrection, Michele di Lando (ouvrier de la laine) accède à la fonction de « gonfalonier de justice » (chef du gouvernement). Trois nouveaux Arts sont créés pour donner une organisation propre et une représentation socio-politique aux travailleurs autrefois soumis à d’autres Arts, et en particulier aux Ciompi. Ils sont donc parvenus à conquérir une part aux décisions et à la vie politique de la cité – mais une part bien inférieure à leur poids démographique.
Les membres de la plèbe (du moins une partie d’entre eux) sont insatisfaits de ces conquêtes et s’estiment trahis par le nouveau gonfalonier de justice pourtant issu de leurs rangs. Ils s’organisent, se donnent leurs propres chefs et leurs propres institutions si bien qu’une situation de double pouvoir se met en place : Machiavel écrit que la cité « avait deux gouvernements » et était « régie par deux pouvoirs différents » (HF, III, 17, p. 774). Cette situation aboutit à une confrontation armée entre d’un côté la plèbe et de l’autre le gouvernement dirigé par Michele di Lando, soutenu en particulier par les Arts mineurs. La plèbe est vaincue à la fin du mois d’août et l’Art des Ciompi est dissout. Michele di Lando est rapidement écarté de ses fonctions, les grands regagnent peu à peu leur pouvoir et la restauration est achevée en 1382, ce que montre l’abolition à cette date des deux autres nouveaux Arts créés en 1378.
La figure de Michele di Lando est controversée. Simone Weil le décrit comme un dirigeant politique « social-démocrate » qui, parce qu’il refuse la révolution – la prise du pouvoir complète par la plèbe – en vient à la trahir et à la réprimer, et condamne ainsi les réformes mêmes qu’il avait contribué à mettre en œuvre durant la première partie du processus. Que l’on considère une telle analogie comme anachronique ou non, il n’en reste pas moins que ce n’est pas la vision de Machiavel. Ce dernier présente au contraire favorablement Michele di Lando, qui incarne l’effort pour sortir par le haut de la lutte entre groupes sociaux. Il fallait pour cela en passer par la création d’institutions nouvelles à même de convertir la violence et de donner une forme civile à la conflictualité sociale (voir texte 9). La création de nouveaux Arts, en donnant une représentation et donc une reconnaissance politique à la plèbe, constituait peut-être aux yeux de Machiavel un élément de solution. Mais ce compromis institutionnel est apparu insuffisant à la plèbe insurgée, et insupportable aux grands revanchards.
Le jugement de Machiavel sur la révolte des Ciompi s’avère en définitive complexe et ambivalent. D’une part, l’argumentation développée dans le discours de l’orateur anonyme suggère que la révolte était rationnelle du point de vue des Ciompi, en raison de leur situation spécifique : des émeutes avaient déjà eu lieu, ils étaient menacés par la répression et aucune institution ne pouvait donner le moindre débouché à leurs revendications. Ce n’était donc que par des moyens « extraordinaires » et violents qu’ils pouvaient se faire valoir comme sujets politiques. D’autre part, Machiavel fait preuve d’un certain mépris de classe envers eux et, surtout, il condamne leurs objectifs : loin de se contenter d’échapper à l’oppression grâce à des lois et institutions saines, ils visaient à s’emparer des richesses des grands et à prendre leur place (ce que symbolise le fait de revêtir « leurs habits »), au mépris de toute vie civile. La plèbe apparaît clairement ici comme une faction, une partie qui veut imposer ses intérêts propres au tout, et la révolte des Ciompi présente indéniablement aux yeux de Machiavel les traits d’un mauvais conflit.
Histoire de Florence, Livre III, chap. 1-21, in Œuvres, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 751-780.
L’intégralité des chapitres consacrés à la révolte des Ciompi, à ses causes et à ses suites.
Alessandro Stella, La Révolte des Ciompi. Les hommes, les lieux, le travail, Paris, éditions de l’EHESS, 1993.
Ouvrage de référence sur la révolte des Ciompi.
Emmanuel Barot (dir.), La Révolte des Ciompi. Un soulèvement prolétarien à Florence au XIVe siècle, Toulouse, CMDE/Smolny, 2013.
Ce volume comprend, outre les chapitres I à 21 du livre III de l’Histoire de Florence, deux analyses marxistes du conflit des Ciompi et du propos de Machiavel : l’article de Simone Weil intitulé « un soulèvement prolétarien à Florence au XIVe siècle » (p. 5-15), et une postface d’Emmanuel Barot intitulée « 1378 ou l’émergence de la question moderne du sujet révolutionnaire » (p. 61-80).
Jean-Claude Zancarini, « La révolte des Ciompi. Machiavel, ses sources et ses lecteurs », Cahiers philosophiques, 2004, no 97, p. 9-22.
L’auteur étudie l’approche machiavélienne de la révolte des Ciompi, et estime que les lectures marxistes (comme celle de Weil) plaquent des concepts anachroniques sur les événements et sur leur analyse par Machiavel.
[1] Louis Althusser, « Solitude de Machiavel », in Solitude de Machiavel, Paris, PUF, 1998, p. 311-323.
[2] Antonio Gramsci, Cahier 14, § 33, in Cahiers de prison. 14-18, Paris, Gallimard, 1990, p. 47-48.
[3] Comme on le verra plus loin, Machiavel reconstruit ici le discours que l’un des plébéiens révoltés.