La fureur vertueuse de la gauche israélienne

Ilan Pappé propose dans cet article une critique de l’attitude de la gauche sioniste en Israël depuis le début de la guerre génocidaire contre Gaza. Comme on pouvait s’y attendre, celle-ci a manifesté une loyauté inébranlable à l’égard de l’État colonial qu’est Israël, reprenant à son compte l’idée que cet État a le « droit de se défendre » et critiquant la « gauche mondiale » pour ses appels à un cessez-le-feu et à la libération de la Palestine du colonialisme.

Ilan Pappé est un historien israélien antisioniste, professeur à l’Université d’Exeter, directeur du Centre européen pour les études palestiniennes, et un compagnon de route de la lutte de libération du peuple palestinien. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Les dix légendes structurantes d’Israël (Paris, Nuits Rouges, 2022).

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Il est difficile d’écrire sur quelque sujet que ce soit si on ne vise pas à informer du génocide en cours et à ajouter notre voix à celles qui font tout ce qu’elles peuvent pour l’arrêter. Cette idée est renforcée par des estimations aussi tragiques que, par exemple, une déclaration récente de l’Organisation mondiale de la santé, selon laquelle toutes les dix minutes, un enfant est tué par l’armée israélienne à Gaza.

Toutefois, en ces temps sombres, on ne peut que tirer un certain espoir de l’énorme mouvement de solidarité qui se développe dans le monde entier. Ce mouvement ne cède pas aux tactiques de peur employées par les gouvernements et les dirigeants politique et plaide en faveur d’un cessez-le-feu immédiat.

Aussi horrible que soit ce chapitre de l’histoire de la Palestine moderne, il ne bouleverse malheureusement pas la donne. La constellation de base des pouvoirs – au niveau local, régional et mondial – restera la même. Cela pourrait évoluer si la lutte s’étendait pour inclure un soulèvement en Cisjordanie et à l’intérieur d’Israël, et l’ouverture de fronts à l’est et au nord d’Israël. À l’heure où nous écrivons ces lignes, ce n’est pas encore le cas.

Les élites politiques du Nord et de certains pays du Sud continueront d’assurer l’immunité internationale aux politiques criminelles mises en œuvre par Israël sur le terrain. Pourtant, leurs sociétés civiles continueront, dans l’ensemble, à soutenir le mouvement de libération palestinien.

Sur le terrain, le déséquilibre militaire entre Israël et les Palestiniens – malgré l’attaque surprise [du 7 octobre] – restera le même, et un bon nombre d’États arabes finiront par poursuivre le processus de normalisation. De même, la lutte en Israël entre les colons messianiques et les juifs laïques qui se battent pour leurs propres versions de l’apartheid se poursuivra.

C’est dans ce contexte que je voudrais me concentrer sur la façon dont les sionistes de gauche, principalement par le biais du journal Haaretz – mais aussi avec le soutien des sionistes de gauche du monde entier – soutiennent loyalement les actions d’Israël. Cette logique incompréhensible se reflète également dans la manière dont les puissances occidentales justifient leur immunité face à toute responsabilité concernant le génocide à Gaza.

L’un après l’autre, les principaux porte-parole de la gauche sioniste publient quotidiennement des tribunes dans Haaretz, dans lesquelles ils et elles donnent libre cours à leur vertueuse fureur contre ce qu’ils appellent la « gauche mondiale ». Leur colère mérite d’être analysée, ne serait-ce que pour nous rappeler une fois de plus pourquoi il y a très peu d’espoir de changement à l’intérieur d’Israël.

La gauche sioniste dans les limbes

La gauche sioniste en Israël est dans l’incertitude.

D’une part, elle est ostracisée par la société juive qui la considère, au mieux, comme naïve et, au pire, l’accuse de trahison. Ceci en réaction à son soutien à la solution des deux États et à l’appel à mettre fin à l’occupation. Cette aliénation est, bien sûr, devenue plus aiguë après les événements du 7 octobre.

D’autre part, cette gauche n’est pas considérée, à juste titre, comme une véritable alliée de la lutte de libération palestinienne.

Le plus grand espoir de la gauche israélienne était que la « gauche mondiale », comme elle l’appelle, partage avec elle le même langage et la même attitude à l’égard de l’opération du 7 octobre menée par le Hamas, à savoir un soutien inconditionnel à Israël.

La gauche israélienne s’est indignée du fait que, aux yeux de la gauche mondiale, l’opération du Hamas n’exonérait pas Israël de ses politiques criminelles passées et ne lui donnait pas non plus le feu vert pour ses politiques génocidaires en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

À sa grande surprise, la « gauche mondiale » a été galvanisée par l’appel à « arrêter la guerre » et à « libérer la Palestine », plutôt que de faire écho à la réponse répétée de leur gouvernement : « Nous soutenons le droit d’Israël à se défendre ».

Israël et le colonialisme

Ce qui est le plus éclairant – dans le dialogue que les sionistes de gauche ont avec elles- et eux-mêmes dans les colonnes de Haaretz – c’est leur attaque vicieuse contre quiconque associe le colonialisme à Israël.

Pour une raison ou une autre, ils ont choisi Judith Butler comme principale coupable, ce qui décevrait beaucoup d’entre nous, car nous avons consacré notre carrière à définir le sionisme comme un colonialisme de peuplement, et ce depuis les années 1960.

En fait, aujourd’hui, la présentation du sionisme et d’Israël comme un projet de colonisation fait l’objet d’un consensus parmi les principaux spécialistes du Moyen-Orient, et n’est rejetée comme paradigme valide que par le mainstream universitaire israélien.

La « gauche mondiale » est coupable de deux « péchés » aux yeux des sionistes libéraux : d’une part, elle qualifie Israël d’État colonisateur et, d’autre part, elle fournit un contexte à l’attaque du Hamas du 7 octobre.

Pas de terrain d’entente

Cette autosatisfaction et cette fureur ne sont pas propres à la gauche sioniste. Vous l’entendrez de la bouche d’acteurs et d’actrices d’Hollywood, de journalistes et d’universitaires du Nord, qui doivent soudain prendre position : Sont-ils et elles avec le mouvement de libération ou contre lui ?

Il n’y a plus de terrain d’entente. Il est impossible de soutenir l’occupant « libéral », le nettoyeur ethnique « progressiste » et le génocidaire « de gauche ».

La tentative de qualifier de raciste ou d’antisémite la position que je défends ne tiendra pas la route. Il s’agit de savoir où vous vous situez à ce moment critique de l’histoire et quelle valeur vous accordez à votre sens de l’estime de soi.

Une petite lueur d’espoir m’est toutefois apparue la semaine dernière. Un professeur d’histoire d’une école secondaire en Israël a été arrêté le 10 novembre pour avoir mentionné le contexte des attaques du Hamas sur les médias sociaux.

Contrairement aux âmes perdues de la gauche israélienne, cet enseignant courageux a rappelé à ses élèves les atrocités perpétrées par Israël au fil des ans, le droit des Palestinien.nes à se défendre et la nécessité pour Israël de respecter le droit international.

Une telle opinion est un crime en Israël et, à présent, le ministère de l’intérieur britannique souhaite en faire un délit en Grande-Bretagne également.

L’heure est en effet au courage moral, car la lutte pour la liberté et la libération sera longue et aura besoin d’allié.es pour la soutenir.

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Cette tribune a été initialement publiée le 16 novembre 2023 dans The Palestine Chronicle. Traduction Contretemps.

Illustration : Wikimedia Commons.