Alors que mouvement de contestation dans le monde agricole a semblé mettre en avant des agriculteurs et des organisations parfois non affiliés au syndicat majoritaire, la FNSEA, Alexandre Hobeika, chercheur en science politique, dont la thèse était consacrée à la FNSEA, relativise les risques de discrédit que pourrait courir cette organisation, tant son implantation et sa structure lui permettent d’absorber un certain nombre de critiques qui apparaissent dans les mobilisations en cours.
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La mobilisation des agriculteurs français de 2023-2024 n’a cessé d’étonner, par son ampleur et ses innovations tactiques, ainsi que le soutien quasi-unanime de l’opinion et des partis politiques qui ont vu dans les agriculeurs mobilisés une figure fantasmée du petit paysan d’antan pour certains, du travailleur modeste en révolte contre l’État et les appareils établis de représentation pour d’autres.
Mais le plus surprenant est peut-être l’éléphant dans la pièce : comment est-il possible qu’un mouvement parti d’éleveurs fragiles financièrement soit finalement mené par des grands céréaliers qui gagnent mieux leur vie que 90% des travailleurs en France[1] ? Comment expliquer que la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA) parvienne à piloter un mouvement aussi large, alors qu’elle est fortement contestée, qu’elle donne le spectacle de sa proximité avec l’État et l’agro-industrie, et qu’elle est dirigée depuis l’an dernier par un grand céréalier diplômé d’école de commerce et dont la ferme est immense ?
Comprendre ces paradoxes invite à s’intéresser aux mécanismes de légitimation du leadership de la FNSEA, donc aux rapports entre les agriculteurs et les cadres de cette organisation, et à son fonctionnement interne.
Un premier facteur est l’hégémonie de la notion d’agriculteur comme référent identitaire commun. La majorité des agriculteurs se définissent comme agriculteurs voire paysans, et pas comme appartenant à une classe sociale, ni comme céréaliers ou éleveurs. Cette construction subjective a plusieurs sources. Devenir agriculteur passe encore largement par une transmission familiale du capital, qui est aussi celle du métier et du statut social. Dans les villages ruraux, la structure sociale est marquée par la division et la hiérarchie entre agriculteurs et ouvriers, les premiers étant détenteurs de capital, du statut d’indépendants, et d’une sur-représentation politique. L’image de soi est plus déterminée par la position dans les espaces sociaux locaux qu’à travers la comparaison avec des agriculteurs d’autres régions.
La formation professionnelle des agriculteurs contribue également à leur vision du monde. Celle-ci est dominée par des savoirs productifs et comptables, supports d’une représentation de l’agriculteur comme chef d’entreprise. L’entrée dans le métier passe par un accompagnement par les organisations agricoles dominantes, comme les Chambres d’agriculture, le Crédit agricole, le syndicat Jeunes agriculteurs (JA), qui amènent les candidats à l’installation à se conformer à une logique d’entreprise et d’endettement. Une partie des sociabilités professionnelles sont assurées par les JA, qui proposent d’un côté des activités syndicales classiques, de l’autre des sociabilités festives, utiles étant donné leur rareté dans les campagnes d’aujourd’hui. Le syndicat instille aussi une identité commune d’agriculteurs plus qu’il n’insiste sur les différences interne au groupe.
Si la distance socio-économique entre le président de la FNSEA et la moyenne des agriculteurs saute aux yeux, la très grande majorité des cadres de ce syndicat sont beaucoup plus proches de leur base. Souvent installés après une reprise de la ferme familiale et des études techniques agricoles dans un lycée de la région, ils sont à la tête d’exploitations dont les dimensions économiques se situent plus haut que la moyenne départementale mais dépassent rarement le double de cette moyenne. Ils habitent dans leurs villages depuis des dizaines d’années, et sont engagés dans des mandats municipaux, dans des associations sportives locales, ou des organisations à vocation sociale.
Ce sont également des syndicalistes expérimentés, qui maîtrisent une large gamme de registres militants. Engagés initialement aux JA, puis à la FNSEA, ils disposent souvent de plus de dix ans d’expérience de responsabilités. Ils apprennent tôt les relations directes avec les autorités administratives et politiques départementales, et sont aussi à l’aise en réunion avec un préfet ou un député que dans les sociabilités agricoles.
Ils peuvent également servir d’intermédiaires entre des agriculteurs et les organisations agricoles. Ils sont tôt familiarisés avec des savoirs économiques et réglementaires sur la conjoncture de leur secteur, qu’ils peuvent expliquer aux adhérents. Ils ont l’habitude d’organiser des actions protestataires, auprès des pouvoirs publics ou des entreprises de l’agroalimentaire et de la grande distribution. Leur rhétorique interne, valorisant l’intérêt économique individuel, flattant la compétence technique des membres de la FNSEA, et répondant aux arguments politiques par un discours de réalisme économique, leur permet de maîtriser un large ensemble de critiques.
Les dirigeants territoriaux de la FNSEA font bien sûr l’objet de contestations. Ils appartiennent aux fractions supérieures des milieux agricoles locaux, qui fréquentent peu les franges les plus populaires. Ils défendent également certains intérêts, prioritairement l’agriculture conventionnelle vendant à l’industrie agro-alimentaire, les exploitations moyennes et grandes au détriment des plus petites, ainsi que les agriculteurs issus de familles locales. L’exercice de leur pouvoir sur le marché des terres, qu’il soit ou non teinté de soupçons de clientélisme, leur occasionne aussi des inimitiés. Il n’en reste pas moins qu’ils appartiennent bel et bien à leurs groupes professionnels locaux.
Ces différents paramètres évoluent sur le long terme dans un sens de l’augmentation des contestations de la FNESA. Toutefois, celles-ci ne conduisent pas à un éclatement de la FNSEA.
Premièrement, les leaders des groupes agricoles locaux tendent à se détacher de la FNSEA. La plupart d’entre eux se sont investis dans des alternatives au modèle « standard » défendu par le syndicat majoritaire, car plus rentables depuis les réformes de la Politique agricole commune des années 1992 à 2003 qui ont dissocié les aides publiques des productions. Certains sont engagés dans des syndicats minoritaires mais beaucoup sont simplement non-encartés. Ces leaders locaux étaient un des socles de la légitimité de la FNSEA, et même s’ils sont peu nombreux numériquement, ce sont des leaders d’opinion.
On peut faire l’hypothèse que cette tendance explique la montée des contestations de la FNSEA dans les mobilisations agricoles depuis vingt à trente ans. Cependant, ces leaders professionnels sont dispersés en termes de styles d’agriculture et de d’affiliations. Les syndicats minoritaires, Confédération paysanne et Coordination rurale, ont des idéologies et cultures peu compatibles actuellement. Il est possible que JA, à vocation œcuménique, devienne un des vecteurs d’expression de leur critique de la FNSEA, comme il l’a pu être dans les années 1960 dans un moment qui a préfiguré la formation de la Confédération paysanne.
Deuxièmement, si les équilibres politiques internes à la FNESA reposaient depuis les années 1960 sur une répartition du pouvoir entre céréaliers et éleveurs bovins, depuis une dizaine d’années les éleveurs ont perdu une grande partie de leur pouvoir politique. Non seulement la présidence de la FNSEA a été récupérée par les céréaliers, en 2010-2016 et à nouveau en 2023, mais elle tend à devenir subordonnée à celle du groupe Avril, consortium agro-alimentaire détenu par une branche céréalière de la FNSEA. Les éleveurs de bovins sont aussi fragiles économiquement, et la conjoncture risque de se dégrader avec la baisse de la consommation de leurs produits en Europe et l’arrivée des industriels de la viande de synthèse.
Pourquoi ne prennent-ils pas leur autonomie ou ne se joignent-ils pas à un autre syndicat ? En réalité, la structure de la FNSEA est duale : elle possède une branche territoriale et sociale, regroupant les fédérations départementales où se font les adhésions et où sont représentées les catégories d’agriculteurs (locataires de terres, propriétaires, femmes, etc.) ; et une branche dite économique, regroupant les syndicats spécialisés par productions (blé, lait, viande bovine, etc.), auxquels presque tous les agriculteurs cotisent de façon quasi-obligatoire.
Ces branches économiques sont peu visibles mais sont les plus puissantes à la FNSEA. Elles ont leur autonomie en termes de financement, de capacités d’expertise technico-économique, et de lobbying. La branche sociale lui apporte une légitimité démocratique mais elle ne lui est pas indispensable. Ainsi, même s’ils n’ont pas le pouvoir sur la branche territoriale et sociale, les éleveurs peuvent continuer à défendre les intérêts de leurs filières via leurs syndicats spécialisés par produits. Sous cet angle, la FNSEA apparaît comme une ressource et une structure flexible, que les syndicats minoritaires sont loin de pouvoir remplacer en termes d’expertise et de lobbying.
En conclusion, s’il est vrai que la légitimité de la FNSEA à représenter l’ensemble des agriculteurs s’effrite, il serait hasardeux de parier à court terme sur une fragmentation ou un effondrement. Sa forte implantation locale, sa structure relativement souple combinée à la puissance de sa branche économique, ainsi que le soutien de l’État, permettent de comprendre qu’elle ait traversé de nombreuses crises en ne subissant que des scissions qui ont abouti à des syndicats minoritaires faiblement institutionnalisés. À la limite, elle pourrait même suivre le chemin de plusieurs syndicats patronaux en Europe dans les dernières décennies, délaissant leur branche sociale pour se concentrer sur l’expertise et le lobbying.
[1] Rapport du CGAAER n° 21040 : Évolution du revenu agricole en France depuis 30 ans, facteurs d’évolution d’ici 2030 et leçons à en tirer pour les politiques mises en œuvre par le Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, p. 25. ; et INSEE, Niveau de vie moyen par décile.