Du moine bouddhiste Thich Quang Duc à Jan Palach, de Konstantinos Georgakis à Mohamed Bouazizi et maintenant à Aaron Bushnell, l’immolation est un acte de protestation individuelle extrême dirigé contre des situations elles-mêmes extrêmes, qui bafouent toute notion de liberté et de dignité humaine : guerre du Viet Nam, occupation de la Tchécoslovaquie par les chars du Pacte de Varsovie, dictature des colonels grecs ou d’un autocrate tunisien… La guerre génocidaire menée par Israël contre le peuple palestinien prend place dans cette longue série d’atrocités qui marqueront d’une tâche indélébile leur époque et assureront à leurs auteurs et à leurs complices une place de choix dans les annales de la barbarie.
Dans cet article, l’écrivain palestinien installé aux Etats-Unis Seraj Assi rend hommage à Aaron Bushnell, et rappelle que de tels actes désespérés sont des appels à intensifier l’action de masse pour la solidarité avec le peuple palestinien, seule à même de mettre fin à la complicité criminelle de nos gouvernements avec l’Etat sioniste.
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Dimanche, un jeune Américain en uniforme militaire s’est dirigé vers la porte de l’ambassade d’Israël à Washington.Il s’est présenté en lançant un live sur les réseaux sociaux en ces termes :
« Je m’appelle Aaron Bushnell. Je fais partie de l’armée de l’air des Etats-Unis et je ne serai plus complice d’un génocide. Je suis sur le point de m’engager dans un acte de protestation extrême – mais comparé à ce que les gens ont vécu en Palestine entre les mains de leurs colonisateurs, ce n’est pas du tout extrême. C’est ce que notreclasse dirigeante a décidé de considérer comme normal. »
Les images horribles ont montré Bushnell, âgé de vingt-cinq ans, s’arrêtant devant l’ambassade, posant son téléphone, s’aspergeant d’un liquide inflammable et s’immolant. Ses derniers mots furent : « Free Palestine », « Palestine libre » ou « Libérez la Palestine ».
Alors que Bushnell s’effondrait, des policiers qui avaient assisté à la tragédie se sont précipités vers la scène. Au moment où l’agent de sécurité de l’ambassade pointait son arme sur le corps enflammé de Bushnell, on entendit un agent muni d’un extincteur lui crier : « Je n’ai pas besoin d’armes, j’ai besoin d’extincteurs ! ». Bushnell s’est effondré en criant « Free Palestine », en proie à des douleurs intenses et terrifiantes. Il a succombé à ses blessures dans un hôpital de Washington peu de temps après.
Bushnell était un militaire états-unien qui a donné sa vie pour protester contre les horreurs commises à Gaza avec la complicité de son propre gouvernement. Il a servi dans l’armée de l’air américaine pendant près de quatre ans. Son profil LinkedIn indique qu’il est sorti de l’entraînement de base classé « premier en capacité de pilotage et en tête de sa promotion ». Ses amis et ses proches le décrivent comme « une force de joie dans notre communauté ». Un message en ligne se souvient de lui comme d’une « personne incroyablement douce, gentille et compatissante ». Le compte de Bushnell sur les réseaux sociaux de affiche toujours un drapeau palestinien sur son profil.
Sa mort survient alors que l’administration de Joe Biden continue d’armer Israël jusqu’aux dents, lui prodiguant des milliards de dollars tout en fournissant une couverture diplomatique à ses crimes de guerre à Gaza, en opposant son veto à plusieurs résolutions de l’ONU en faveur d’un cessez-le-feu. Les États-Unis ont récompensé les crimes de guerre d’Israël en commettant leur propre crime de guerre, puisqu’ils continuent d’affamer les Palestiniens en interrompant le financement de l’UNRWA, l’Office des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient.
Cet arrêt du financement est une punition collective infligée au peuple palestinien pour avoir demandé justice à la Cour internationale de justice (CIJ), et aussi un engagement ne pas punir Israël pour son invasion potentielle imminente de Rafah, même si elle vise des civils, et malgré les craintes croissantes de génocide et d’épuration ethnique. Les États-Unis ont été l’un des rares pays à défendre Israël lors de l’audience de la CIJ sur l’occupation israélienne la semaine dernière.
Alors que Bushnell s’immolait, le nombre de morts à Gaza dépassait les trente mille civils, dont près de la moitié étaient des enfants. Deux millions de Palestiniens ont été déplacés. La moitié de la population est au bord de la famine, car Israël continue de priver la bande de Gaza assiégée de nourriture, d’eau et de médicaments, condamnant ainsi des milliers de Palestiniens à une mort lente et atroce.
Aaron Bushnell n’est pas le premier citoyen des Etats-Unis à s’immoler par le feu pour protester contre le génocide de Gaza. En décembre dernier, un manifestant s’est immolé devant le consulat d’Israël à Atlanta, en Géorgie, dans ce que la police a décrit comme « probablement un acte extrême de protestation politique ». Un drapeau palestinien a été trouvé sur les lieux dans le cadre de la manifestation.
L’immolation est un acte de protestation radical qui vise à choquer et à mobiliser les gens tout en nous alertant sur les horreurs de la guerre. Cette protestation s’inscrit dans une tradition profondément ancrée dans l’activisme anti-guerre aux États-Unis. En 1970, un jeune Californien du nom de George Winne Jr est mort après s’être immolé par le feu à l’université de Californie à San Diego (UCSD), pour protester contre la guerre du Viêt Nam. Alors qu’il agonisait, il a demandé à sa mère d’écrire au président Richard Nixon pour lui expliquer les raisons de son geste. La lettre de cette mère disait :
« Notre fils George Jr. s’est immolé par le feu sur le campus de l’UCSD le 10 mai. Avant de mourir, il nous a dit qu’il avait choisi le moyen le plus spectaculaire auquel il pouvait penser pour attirer l’attention des gens sur la situation la plus déplorable du monde et de ce pays. »
Au début de l’année 1991, Gregory Levey, un manifestant pacifiste et enseignant à Amherst (dans le Massachusetts), s’est immolé pour protester contre la première guerre d’Irak. Raymond Moules lui an emboîté le pas trois jours plus tard à Springfield, en Virginie.
Ce geste extrême a également des précédents internationaux, du moine bouddhiste Thich Quang Duc, qui s’est immolé à Saigon en 1963 pour protester contre la guerre des États-Unis au Viêt Nam, à Mohamed Bouazizi, le vendeur ambulant tunisien qui s’est immolé dans la ville de Sidi Bouzid en 2010 et a contribué à déclencher le printemps arabe.
S’immoler par le feu n’est pas un acte auquel toute personne saine d’esprit choisirait de recourir à la légère. Il s’agit d’une action née du désespoir, du sentiment qu’aucune autre tactique, qu’il s’agisse d’écrire et d’appeler les élus, de participer à des manifestations ou de s’engager dans la désobéissance civile, n’est en mesure d’accélérer la fin du flot d’horreurs auquel nous assistons à Gaza depuis le mois d’octobre.
L’action de Bushnell était extrême, mais beaucoup d’entre nous peuvent certainement s’identifier à ses sentiments de désespoir, de rage et de déchirement engendrés par le fait d’assister à un nettoyage ethnique en direct sur nos plateformes de médias sociaux, puis de voir que très peu d’élu-es – y compris au sein du Parti démocrate – ont le courage d’exiger la fin d’une violence aussi effroyable.
Bushnell est mort pour que Gaza vive. Il est mort pour une Palestine libre et pour nous rappeler que de nombreux citoyen-nes des États-Unis s’opposent à l’occupation, à l’apartheid et au siège de Gaza par Israël, ainsi qu’à l’oppression du peuple palestinien qui dure depuis des décennies. Sa mort devrait être un appel à l’action, un appel urgent à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour mettre fin aux atrocités incessantes commises à Gaza avec l’argent public américain et l’approbation des fonctionnaires américains, afin que plus personne ne se sente obligé de s’ôter la vie dans le cadre d’une protestation aussi macabre.
Peu avant sa mort, Aaron a publié en ligne le message suivant :
« Beaucoup d’entre nous aiment se demander : ‘Que ferais-je si j’étais encore en vie à l’époque de l’esclavage ? Ou du temps de Jim Crow [régime de ségrégation raciale] dans le Sud [des États-Unis] ? Ou de l’apartheid ? Que ferais-je si mon pays commettait un génocide ? La réponse est : ce que vous êtes en train de faire. En ce moment même. ».
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Article publié le 26 février 2024 par Jacobin (Etats-Unis). Traduction Contretemps.