Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la guerre a fait brutalement retour dans l’horizon des populations européennes, notamment parce que s’est enclenchée depuis une dynamique de remilitarisation du continent et qu’autour du conflit en Ukraine plane la menace d’un embrasement généralisé. Quelle politique devrait adopter la gauche dans ce nouveau contexte ? Brais Fernández avance quelques éléments de réponse dans cet article.
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Il y a quelques mois, la revue étatsunienne Monthly Review a repris une série de textes de Friedrich Engels sur la guerre et la question du désarmement. Bien que les écrits prophétiques de Rosa Luxemburg soient traditionnellement plus connus, les réflexions d’Engels sur l’ « inévitabilité » de la guerre montrent que le mouvement socialiste ne s’était pas entièrement engouffré dans la spirale de stupidité qui a conduit les directions des partis sociaux-démocrates à consentir activement aux massacres de 1914 :
« Une guerre où il y aura de 10 à 15 millions de combattants, une dévastation inouïe, seulement pour les nourrir, une suppression forcée et universelle de notre mouvement, une recrudescence des chauvinismes dans tous les pays, et, à la fin, un affaiblissement dix fois pire qu’après 1815, une période de réaction basée sur l’inanition de tous les peuples saignés à blanc – tout cela contre le peu de chances qu’il y a que cette guerre acharnée aboutisse à une révolution- cela me fait horreur. »[1]
Engels oscille entre la crainte que la guerre soit un recul irréversible de la civilisation et l’idée « minimalement optimiste » d’une révolution résultant de la guerre. Sa crainte du désastre l’amène à proposer une tâche au mouvement ouvrier, la question du désarmement, qui vise à affaiblir le militarisme et les armées, en les remplaçant par des formes de milice populaire. En ce sens, Engels ne se faisait pas d’illusions : la guerre allait s’étendre à toute l’Europe, mais aussi à l’intérieur des États, entraînant une répression brutale contre la classe travailleuse.
Malheureusement, les propos d’Engels ne cadrent pas avec la stratégie d’ « accumulation graduelle des forces » suivie par la social-démocratie d’avant 1914. Alors que, dans ses résolutions, elle condamnait la guerre et appelait même à s’y préparer par la grève générale, la IIe Internationale, à l’exception de son aile radicale, tolérait son externalisation par la colonisation des pays d’Afrique et d’Asie, tandis que son indépendance de classe se traduisait par un conservatisme qui ne luttait pas au jour le jour contre la course militariste menée par les États européens.
La social-démocratie reconnaissait que la guerre était inévitable sous le capitalisme, mais ne se préparait que formellement au moment où cette échéance se présenterait. Les mises en garde de Rosa Luxemburg contre le « radicalisme passif » dissimulé dans les résolutions de la IIe Internationale se sont avérées exactes, non seulement parce qu’elles n’ont pas pu être mises en œuvre le jour où les gouvernements ont annoncé le déclenchement de la Grande Guerre, mais aussi parce que, même si elles ne l’admettaient pas formellement, en elles couvait déjà l’« esprit de 1914 ».
L’une des raisons de ce refus a été exprimée par Kautsky dans son livre Le chemin du pouvoir, dans lequel il affirme que « l’impérialisme est la seule perspective que le capitalisme peut encore offrir à ses défenseurs ». Le pape du marxisme pensait que cette perspective ne concernait que les classes moyennes, mais la vérité est que cet esprit de lutte passive contre le développement capitaliste basé sur le militarisme avait également imprégné de larges couches du mouvement socialiste. Le militarisme s’accompagnait du pillage hors des frontières européennes, de l’industrialisation, de certains avantages matériels pour une couche corrompue du mouvement ouvrier, et d’un danger diffus mais lointain qui semblait être combattu par des résolutions anti-guerre.
Avec la Grande Guerre, les prédictions du vieil Engels se sont réalisées. Des années après le grand massacre de 1914, alors que ce qu’on appellera plus tard la Seconde Guerre mondiale semblait encore relever de l’improbable, un socialiste péruvien lucide du nom de José Carlos Mariátegui a lancé un avertissement :
« Rien n’est plus contagieux que la tendance à éviter une évaluation sérieuse et objective des dangers de la guerre. L’expérience de 1914 semble, à cet égard, avoir été complètement inutile. Nombreux sont ceux qui s’imaginent que, parce qu’elle est trop destructrice et horrible, et parce qu’elle est réprouvée par une conscience morale en mouvement, (…), la guerre ne peut plus être déclenchée dans le monde. Mais un examen de l’économie de la politique mondiale condamne inéluctablement cette confiance passive dans des forces morales vagues ou fictives. La lutte entre impérialismes rivaux maintient la menace de guerre dans le monde. »
Des décennies plus tard, l’économiste marxiste belge Ernest Mandel, s’appuyant sur les travaux de Rosa Luxemburg, a proposé d’ajouter au schéma de reproduction capitaliste de Marx, basé sur l’interaction entre les moyens de production et les biens de consommation, la production de « moyens de destruction ».[2] Mandel intègre ainsi la logique de l’armement dans la logique capitaliste, réfutant son caractère accidentel, comme si elle ne dépendait que de la mauvaise volonté de la classe politique. Constamment pressé par la baisse tendancielle du taux de profit, le capital a cherché une niche reproductive compensatoire dans la production de moyens de destruction, organisant cette dynamique comme une « politique d’Etat ». Rosa Luxemburg a rappelé ce caractère politique du militarisme :
« C’est le capital lui-même qui contrôle ce mouvement automatique et rythmique de la production pour le militarisme, grâce à l’appareil de la législation parlementaire et à la presse, qui a pour tâche de faire l’opinion publique. C’est pourquoi ce champ spécifique de l’accumulation capitaliste semble au premier abord être doué d’une capacité d’expansion illimitée. Tandis que toute extension des débouchés et des bases d’opération du capital est liée dans une large mesure à des facteurs historiques, sociaux et politiques indépendants de la volonté du capital, la production pour le militarisme constitue un domaine dont l’élargissement régulier et par bonds paraît dépendre en première ligne de la volonté du capital lui-même. »
Cependant, un tel mouvement ne parvient jamais à surmonter les contradictions propres au capitalisme, il tend plutôt à les accélérer. Mandel rappelait que ce n’est que par la destruction violente des moyens de production que le capital peut retrouver ses taux de profit : contradiction insurmontable d’un système qui travaille pour la guerre parce qu’il la porte en son sein.
Nous avons essayé, de manière très succincte, d’esquisser un certain nombre d’idées qui peuvent être utilisées pour établir un parallèle avec notre époque. Comme l’annonçait Engels, le développement du capitalisme implique un pouvoir destructeur croissant. Le développement tragique de la bombe atomique a marqué toute une génération militante de l’après-guerre, une capacité de destruction qui n’a fait que croître, mais qui a été occultée dans le débat public.
Comme l’avait dénoncé Mariátegui, la mémoire des catastrophes de guerre est courte : le capitalisme promet toujours qu’il a retenu la leçon. Aujourd’hui, une nouvelle guerre mondiale semble impensable dans les démocraties coloniales habituées à l’externalisation de la guerre, c’est-à-dire obsédées par l’idée d’éloigner le plus possible les conflits guerriers de leur bien-être qui s’amenuise, en en faisant supporter le coût à d’autres peuples et nations. Comme nous l’ont rappelé Ernest Mandel et Rosa Luxemburg, l’industrie de l’armement fait structurellement partie de la dynamique de l’accumulation capitaliste et imprègne donc l’ensemble du système politico-idéologique du capital. Aujourd’hui, la « réindustrialisation verte » s’est transformée, sans aucune opposition de la part des partis de centre-gauche et de droite qui gouvernent l’Europe, en une campagne de remilitarisation et de renforcement de l’OTAN.
Les annonces hystériques des classes dirigeantes européennes sont le reflet d’une époque historique que le capitalisme, comme toujours, a promis de laisser derrière lui. Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, a ouvertement déclaré que « l’Europe doit se préparer à la guerre », un complément éclairant aux déclarations de Macron menaçant d’envoyer des soldats en Ukraine pour défendre « le jardin européen » dont parlait Josep Borrell [secrétaire aux affaires étrangères et à la sécurité de l’UE].
Le conflit inter-impérialiste qui fait rage en Ukraine a servi de catalyseur à toutes les tendances latentes du système, tendances qui ne vont pas disparaître à court terme. Elles seront exacerbées quoi qu’il arrive, quelle que soit l’issue de cette guerre infâme. La mort des travailleur.euses ukrainien.nes et russes au nom de la liberté et de l’ethno-nationalisme est un autre visage tragique du processus de dé-démocratisation des sociétés européennes et du cynisme complaisant de l’establishment politique face au génocide brutal auquel nous assistons en direct en Palestine.
L’existence de ces dynamiques de guerre ne doit pas nous conduire à l’inaction. Le fait que les guerres soient inévitables sous le capitalisme ne doit pas être une excuse pour les accepter : il s’agit plutôt de lier la question des guerres et des catastrophes climatiques à l’existence du capitalisme. En ce sens, il peut être utile d’aborder cette période historique turbulente et dramatique à partir de trois idées fondamentales.
Tout d’abord, nous devons adopter une position intransigeante contre les intérêts impérialistes et néocoloniaux dans nos pays, ce qui doit se traduire par un refus de tout compromis avec le processus de remilitarisation. Si, comme l’a expliqué Rosa Luxemburg, le militarisme nécessite le bon fonctionnement des mécanismes idéologiques du capital (parlements et presse), la seule solution est que la gauche se charge de bloquer systématiquement ce processus.
Nous avons besoin d’une gauche qui ne vote pas les budgets qui impliquent une augmentation des dépenses militaires, des plans d’industrialisation liés à la guerre, etc., et qui se bat pour détourner ces investissements vers les besoins de la classe ouvrière, ce qui ne peut être fait simplement à partir des parlements : cela nécessite une auto-activité consciente de la part du mouvement ouvrier. Malheureusement, la gauche progressiste en Europe, des Verts allemands aux partis de gauche en Espagne (Podemos, Sumar, Bildu ou ERC) ont systématiquement voté en faveur de budgets prétendument sociaux, mais qui ont entériné cette dynamique de militarisme capitaliste. Une autre gauche est nécessaire pour affronter la question du militarisme.
De plus, dans un monde agité, il est nécessaire de différencier le caractère des conflits, de localiser leur matrice hégémonique. Si tous les conflits militaires s’inscrivent en fin de compte dans une dynamique capitaliste, ils n’ont pas tous le même caractère. Susan Watkins a défini la guerre ukrainienne comme « cinq conflits en un », en essayant de mettre en évidence l’existence de plusieurs déclencheurs dans la guerre. Reconnaître que Poutine est un criminel et condamner l’invasion de l’Ukraine, ou souligner le caractère réactionnaire du régime politique ukrainien, ne devrait pas conduire à nier la nature réelle d’un conflit marqué et surdéterminé par la dynamique inter-capitaliste mondiale. Si la solution tactique consiste à préconiser un accord de paix pour mettre fin à la guerre le plus rapidement possible, il ne faut pas non plus se faire d’illusions : cela signifierait la « cachemirisation » du conflit [différend qui oppose depuis la partition en 1947, l’Inde, les groupes cachemiris, le Pakistan et la Chine au sujet du Cachemire].
Seule la vieille méthode de Lénine, la fraternisation internationaliste par le bas, pourrait résoudre ce type de conflit, en extirpant le poison ethno-nationaliste sur lequel s’appuient les classes dirigeantes qui alimentent le conflit. Dans un autre sens, la brutale guerre coloniale et génocidaire sioniste, soutenue par l’UE et les États-Unis, doit être combattue de l’intérieur des démocraties coloniales, en exigeant la fin du commerce des armes et l’isolement de l’État d’Israël, mais sans jamais remettre en question le droit du peuple palestinien à la défense armée. En fait, c’est le caractère capitaliste de nos gouvernements qui nous oblige à déployer ce slogan : un gouvernement progressiste devrait envoyer des armes à la résistance palestinienne.
Enfin, il est urgent de commencer à rassembler les secteurs militants autour d’un programme commun de défense du désarmement et de lutte contre la guerre, en reprenant la tradition du mouvement pacifiste, qui soulignait que, dans l’ère nucléaire, une nouvelle guerre mondiale serait la dernière, puisqu’elle signifierait la destruction de l’humanité, et celle du mouvement ouvrier, liant ainsi la lutte contre la militarisation à la transformation écosocialiste de la société.
Il est évident que nous n’avons pas encore la force de faire face à l’ampleur du défi, mais cette prise de conscience ne doit pas nous conduire au désespoir. Elle doit servir de stimulant pour commencer à former, ville par ville, mais avec un caractère européen, un mouvement fort contre la dérive inexorable du capitalisme et de la classe dirigeante. Il s’agit aussi de relier l’essor militariste à la destruction écologique de la planète et au gaspillage des investissements militaires d’un point de vue social, mais aussi d’éviter de tomber dans le piège qui légitime « le bien-être et la guerre ». La réindustrialisation militaire en cours cherche à stabiliser la position relative des noyaux de la classe moyenne des sociétés européennes, tout en accordant des miettes sous forme d’emplois et d’investissements territoriaux à la classe travailleuse. Un bien-être partiel et décroissant, basé sur l’impérialisme d’une grande partie du monde et la fermeture des frontières, tout en nous préparant à la guerre et au désastre écologique : telle est la proposition que le capitalisme fait aux classes travailleuses européennes.
Peut-être que, malgré les signaux indubitables que nous envoie la classe dirigeante, nous n’avons pas encore pris conscience de l’ampleur du désastre. L’esprit de 1914 est toujours vivant dans les deux sens. La plupart des partis, de gauche comme de droite, s’engagent – ou n’osent pas rompre – avec la logique qui nous conduit à la guerre et la cautionnent sous forme de propagande, de budgets et d’investissements militaristes. Et la majorité de la société croit qu’une nouvelle grande guerre est impossible : elle est encore impensable. Briser et combattre ces deux formes de l’esprit de 1914 est le grand défi des écosocialistes de notre temps.
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Brais Fernandez est militant d’Anticapitalistas (État espagnol) et membre de la rédaction de Viento Sur.
Cet article est initialement paru dans Jacobin América Latina le 6 mars 2024. Traduction par Contretemps.
Illustration : Vassili Verechtchaguine, Apothéose de la guerre (1871) / Wikimedia Commons.
[1] Friedrich Engels, lettre à Paul Lafargue du 25 mars 1889, in Friedrich Engels, Paul et Laura Lafargue, Correspondance, t. II : 1887-1890, Paris, Editions sociales, 1956, p. 226.
[2] Ernest Mandel, Le troisième âge du capitalisme, Paris, Les éditions de la Passion, 1997.