Si la répression du mouvement de solidarité avec la Palestine fait rage dans la quasi-totalité des pays occidentaux, l’Allemagne est certainement championne en la matière. Cette répression accompagne un soutien inconditionnel à l’Etat d’Israël, qui marque la politique allemande depuis la naissance de la République fédérale allemande (RFA).
Dans cet entretien, Alexander Gorski, avocat basé à Berlin, membre du European Legal Support Center (un réseau international de soutien juridique au mouvement de solidarité avec la Palestine), en éclaire les raisons. Il analyse également l’impact du mouvement de solidarité avec la Palestine sur la société, la scène politique et la gauche allemandes.
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L’Allemagne criminalisait déjà la solidarité avec la Palestine avant le 7 octobre. Peux-tu nous expliquer ce qui a changé depuis quelques mois ?
Le 7 octobre marque effectivement un tournant en ce qui concerne la solidarité avec la Palestine en Allemagne. Il est tout à fait vrai qu’il y a déjà eu des mesures répressives de la part de l’Etat allemand auparavant. Ainsi les manifestations de commémoration de la Nakba ont été interdites en 2022 et en 2023, surtout à Berlin où la communauté palestinienne et arabe est fortement présente.Dans ce contexte, il y a toujours eu une assimilation des positions antisionistes et antisémites par les autorités allemandes.
Mais depuis le 7 octobre, nous assistons à un élargissement de cette répression. L’État agit désormais dans tous les domaines contre le mouvement de solidarité, par exemple par le biais du droit pénal : les activistes sont poursuivis en justice, que ce soit pour des délits liés à la manifestation ou pour des délits d’expression, parce que les gens scandent par exemple « from the river tothe sea, Palestine will be free » [de la mer au Jourdain, la Palestine sera libre »] ou parce qu’ils ont tenu peu après le 7 octobre des propos que l’État allemand qualifie d’« antisémitisme » ou d’ « apologie du terrorisme ».
Cependant, les autorités de poursuite pénale ne s’intéressent aucunement au contexte précis dans lequel cela se produit. Nous avons en outre assisté depuis le 7 octobre à des entraves massives à la liberté de réunion : de nombreuses manifestations ont été interdites et les rassemblements qui ont pu avoir lieu ont été la cible de harcèlement et de toute sortes d’entraves.
Dans le domaine du droit du travail, il y a de nombreux licenciements de personnes qui s’engagent pour la Palestine. Le service de renseignement intérieur allemand, le soi-disant « Verfassungsschutz » (service de protection de la Constitution), informe lesemployeurs des activités de leurs salariés, espérant ainsi nuire activement à la solidarité avec la Palestine.
Cette répression s’exerce également par le biais du droit de migration et plus précisément contre les personnes de nationalité étrangères [hors Union européenne] – des personnes qui ont souvent des situations de séjour précaires ici. Il existe dans le droit de migration et de séjour une possibilité renforcée de punir ces personnes pour leur activité politique.
Un exemple flagrant concerne les activistes de Samidoun [réseau de solidarité avec les prisonniers palestiniens] que l’on tente d’envoyer en prison avec des dispositions relevant du droit de migration. Mais cela concerne aussi des activistes « normaux » qui n’apparaissent pas de façon délibérée dans l’espace public : lors du renouvellement ou de l’octroi d’un nouveau titre de séjour, ils et elles rencontrent de plus en plus de difficultés ; le statut de réfugié leur est retiré ou alors les autorités chargées de l’asile et du droit de séjour ouvrent une nouvelle fois leur dossier pour y trouver des erreurs. Et c’est ainsi que cela se passe. Nous assistons donc aujourd’hui à un niveau de répression inconnu auparavant. En ce sens, le 7 octobre constitue également un tournant dans nosdémocraties libérales.
En 2008, Angela Merkel a qualifié la défense de l’État israélien de « raison d’État allemande ». Quels sont les ressorts de ces relations germano-israéliennes ? Pourquoi l’Allemagne applique-t-elle une politique de tolérance zéro sur ce sujet précis ? S’agit-il d’un cas unique dans l’histoire ou pouvons-nous le comparer à d’autres moments ?
Il est vrai que la défense de l’État d’Israël doit être qualifiée de raison d’État allemande. Il n’en reste pas moins que l’Allemagne et l’État d’Israël ont toujours eu des liens particuliers, qui découlent d’une part de l’histoire, mais qui ont aussi toujours eu une dimension géostratégique. Les relations
israélo-allemandes forment un enchevêtrement compliqué. Ce que nous pouvons constater, c’est que, indépendamment des actions du gouvernement israélien, indépendamment des violations du droit international, indépendamment des souffrances des Palestinien.nes et indépendamment de ce qui se passe aujourd’hui à Gaza, cette solidarité inconditionnelle avec l’État israélien est présentée comme une raison d’État allemande et donc comme un concept politique. Mais elle a clairement des conséquences juridiques lorsque toute critique de cet État est assimilée à de l’antisémitisme ou à une apologie du terrorisme, comme je l’ai mentionné auparavant.
Cette politique de tolérance zéro de l’Allemagne montre en outre une ignorance vis-à-vis du Sud mondial et un mépris de l’universalité des droits humains. C’est pourquoi il s’agit d’un cas unique dans l’histoire. La société des coupables et les descendants des coupables de l’Holocauste utilise désormais cette « culture de la mémoire » sinon pour légitimer un génocide – mais beaucoup le font aussi – du moins le laisser se produire et y contribuer en livrant des armes, en supprimant le soutien à l’UNRWA et en développant le soutien diplomatique à Israël.
Peux-tu expliquer comment la répression contre la solidarité avec la Palestine est liée au racisme institutionnel à l’égard de la communauté musulmane ? Pour le dire autrement, dans quelle mesure la tolérance zéro sur la question de la Palestine a-t-elle un impact sur la population immigrée en Allemagne ?
Il est évident que la répression contre le mouvement de solidarité avec la Palestine permet aux autorités allemandes, et donc à la société allemande, d’exprimer leur racisme antimusulman. Derrière cela se cache la fable de l’antisémitisme importé : dans certaines parties de la société majoritaire allemande, l’image persiste que l’antisémitisme allemand, qui a conduit à l’Holocauste et à Auschwitz, a été surmonté grâce au travail de mémoire, aux procès d’Auschwitz, aux multiples offres de formation, autraitement de l’Holocauste dans les écoles, aux visites de mémoriaux, etc. Dans cette vision, l’antisémitisme allemand fait tout simplement partie du passé, il n’existerait plus aujourd’hui.
Or, depuis 2015 en particulier, de plus en plus de personnes originaires du monde arabe arrivent en Allemagne et véhiculeraient l’antisémitisme – c’est en tout cas ce que pense la société majoritaire allemande. Cet antisémitisme, prétendument importé, mettrait en danger la vie juive en Allemagne. En fait, il est instrumentalisé pour donner libre cours au racisme antimusulman et pour criminaliser toute activité politique de personnes issues des communautés arabes et/ou de confession musulmane.
Pour la population migrante, cela a un effet dissuasif : de nombreuses personnes ne savent plus si elles peuvent ou non descendre dans la rue, si et dans quelle mesure leur activité politique a des répercussions sur le statut de leur séjour, ou comment elles doivent se comporter face à la police. En Allemagne, il est désormais courant que les personnes migrantes soient touchéesbeaucoup plus rapidement et intensément par la violence policière. Cela conduit à une intimidation et à une stigmatisation des personnes. Et ce sont justement les jeunes arabes de certains quartiers de Berlin, en particulier de Neukölln, qui en sont victimes, et se voient accusé.es d’antisémitisme et de propager des idées réactionnaires dans la société allemande.
Il s’agit bien sûr d’une inversion totale de la réalité, car ces jeunes descendent dans la rue pour protester contre un génocide, ils s’engagent pour des droits humains et, surtout, ils s’engagent aux côtés d’alliés juifs comme Jüdische Stimme für gerechten Frieden im Nahen Osten (Voix juives pour une paix juste au Proche-Orient). Pourtant, la société allemande majoritaire affirme que cette population immigrée apporte l’antisémitisme en Allemagne. C’est absurde.
Les protestations en faveur de la Palestine ont encore approfondi les contradictions au sein du gouvernement actuel de coalition (sociaux-démocrates, Verts et Libéraux), de nouvelles marges de manœuvre et possibilités s’ouvrent. Qui en profite actuellement ? Comment les partis et organisations de gauche font-ils face à cette situation ?
Oui, la conjoncture politique est effectivement inhabituelle. D’un côté, nous avons un glissement vers la droite de la société, comme cela a rarement été le cas dans l’histoire de la République fédérale d’Allemagne (RFA). Cela se produit sous un gouvernement social-libéral, qui applique déjà aujourd’hui la politique de l’AfD [parti d’extrême-droite auquel les sondages accordent la deuxième place]: le droit migratoire est durci, l’appareil de sécurité est renforcé, des coupes sont effectuées dans les dépenses sociales et de plus en plus d’argent est consacré à la guerre et au réarmement.
Le mouvement de solidarité avec la Palestine est le premier mouvement internationaliste à avoir véritablement créé un élan en Allemagne, il rappelle fortement le mouvement contre la guerre du Vietnam en 1968. Il est étonnant de constater la persévérance et la continuité dont il fait preuve. Il se caractérise en outre par deux éléments centraux. Premièrement, il est composé de jeunes qui voient la situation à Gaza et expriment leur indignation morale en public. Leur perception du génocide, renforcée par lesimages sur Internet ou par les récits de membres de leur famille, d’amis et de connaissances, est diamétralement opposée à l’image véhiculée par le gouvernement allemand et les médias. Ce processus conduit à leur politisation et à la radicalisation de cettejeunesse.
C’est là le deuxième élément du mouvement de solidarité avec la Palestine : au sein de la gauche allemande, le fossé se creuse entre une aile anti-impérialiste et une aile soi-disant « antideutsch »1. Actuellement, l’aile anti-impérialiste se renforce, les organisations de gauche rajeunissent et accueillent des personnes issues de la migrations, qui apportent un regard anticolonial. Cela représente bien sûr un grand potentiel pour les organisations de gauche en Allemagne.
Les partis eux-mêmes ne peuvent toutefois pas se saisir de l’ensemble, pour différentes raisons. Le parti Die Linke, par exemple, est profondément divisé sur la question palestinienne et se trouve dans les étapes finales de son processus de désintégration institutionnelle. En revanche, l’Alliance Sahra Wagenknecht, qui s’est formée suite à une scission de Die Linke, défend une position progressiste sur la question de la Palestine. Mais c’est précisément en ce qui concerne le rapport avec la population immigrée qu’elle crée un fossé avec ces jeunes, car elle reprend de nombreuses positions racistes et de droite de l’AfD, comme parexemple le démantèlement des prestations sociales pour les réfugié.es et des mesures visant à l’intégration des immigré.es enAllemagne.
Il en résulte qu’aucun parti de gauche institutionnalisé ne peut pour l’instant capitaliser sur ces processus. L’espoir réside plutôt dans le fait que les positions anticoloniales et anti-impérialistes se renforcent dans l’ensemble de la société, que le récit occidental soit davantage remis en question et que celles et ceux qui descendent aujourd’hui dans la rue pour la Palestine puissent s’insérer dans des structures alternatives et ainsi agir plus tard sur d’autres thèmes politiques.
Vous faites partie d’une équipe juridique qui poursuit l’Allemagne en justice pour complicité dans le génocide à Gaza. Pourquoiavez-vous fait cette démarche et qu’espérez-vous en retirer ?
J’ai fait partie, avec d’excellents collègues, d’une équipe juridique qui a déposé une plainte pénale contre des membres du gouvernement fédéral allemand pour complicité de génocide à Gaza. Nous avons déposé cette plainte auprès du procureur général fédéral de Karlsruhe, qui est le magistrat le plus haut placé chargé de poursuivre les éventuels crimes relevant du droit international.
Nous avons fait valoir qu’un génocide, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité étaient en cours à Gaza. De notre point de vue, c’est absolument indéniable, la Cour internationale de justice en a également identifié des signes clairs dans sa décision du 26 janvier 2024. Il était nécessaire pour nous de nommer la coresponsabilité du gouvernement allemand et de la rendre juridiquement visible. Cette complicité résulte des livraisons d’armes à Israël, de la suspension temporaire du financement à l’organisme chargé de l’aide aux réfugiés UNRWA et du soutien politique et diplomatique accordé à Israël, sans lequel il ne serait absolument pas possible de mener ces opérations militaires. Outre les États-Unis, le principal allié d’Israël reste aujourd’hui la RFA.
Juridiquement, nous n’espérons pas grand-chose, nous savons comment fonctionne la justice bourgeoise dans un Etat de classe. Toutefois, notre objectif est d’attirer l’attention, et nous y sommes parvenus au niveau international. Les médias allemands se sont plutôt désintéressés de ce coup de théâtre, ce qui est également révélateur de la situation actuelle.
Mais nous avons reçu des échos de Gaza, des Palestinien.nes de la diaspora nous ont soutenus et ont souligné qu’il s’agissait d’une nouvelle pièce d’une stratégie globale de lutte pour la libération de la Palestine. Cela nous a donné de l’espoir et c’est pourquoi nous avons fait ce pas juridique. Mais nous savons en même temps qu’il n’est guère possible de voir Olaf Scholz (chancelier fédéral socialdémocrate) ou Annalena Baerbock (ministre des Affaires étrangères des Verts) comparaître prochainement devant un tribunal. Nous estimons néanmoins qu’il est juste de montrer à la postérité que le gouvernement fédéral allemand est complice du génocide en cours à Gaza.
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Entretien réalisé à Berlin par Maurizio Coppola, membre de la coordination nationale de Potere al Popolo (Italie) et du secrétariat Europe de l’International Peoples’ Assembly.
Illustration : manifestation à Berlin le 4 novembre 2023 / Wikimedia Commons.
références
⇧1 | Ce courant émerge au cours des années 1990, au sein des mouvances autonomes, en opposition à la réunification allemande et par conséquent à toute existence d’une entité étatique allemande comme source d’un potentiel « quatrième Reich ». Il s’oppose avec véhémence à toute forme d’anti-impérialisme et prône un soutien sans faille à l’État d’Israël. |
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