Comprendre la crise au Venezuela de Maduro

Auteurs de plusieurs ouvrages sur l’Amérique latine, Pierre Mouterde et Patrick Guillaudat livrent une réflexion sur la crise que traverse le Venezuela de Maduro. Ils replacent l’actualité dans une perspective historique, où le politique ne se réduit pas à des discours mais prend corps dans des choix économiques et sociaux, aux conséquences lourdes de sens. Réaffirmer un projet de transformation sociale au Venezuela doit impérativement intégrer une analyse-bilan historique des années de la « révolution bolivarienne », et cet article veut y participer.

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Pour tenter de comprendre ce qui se joue en 2024 dans le Venezuela de Nicolas Maduro, et pour en juger en toute connaissance de cause, il ne suffit pas de s’arrêter aux résultats des dernières élections de juillet et à la façon dont ils ont été, selon bien des probabilités, maquillés[1]. Il ne suffit pas non plus de prendre en compte la seule hostilité agressive des États-Unis vis-à-vis de la révolution bolivarienne initiée par Hugo Chavez, ou encore de rappeler la saignée migratoire que le Venezuela a connue dans le sillage de difficultés économiques grandissantes[2]. Il ne suffit pas non plus d’évoquer l’apparente dérive autoritaire que Nicolas Maduro a parrainée depuis 2015 tout comme les manœuvres frauduleuses qu’il aurait entérinées pour coûte que coûte se maintenir au pouvoir.

Certes, tous ces éléments sont à prendre en compte, notamment pour dégager de possibles voies de sortie de crise au sein d’un pays déchiré par des rhétoriques de droite et de gauche fortement exacerbées. Mais ils ne sont pas suffisants. Pour parvenir à mettre les choses en perspective, il faut en même temps resituer le gouvernement Maduro dans l’histoire et le prolongement de cette révolution bolivarienne dont il continue à se prétendre l’héritier.

Ne l’oublions pas : vouloir constituer des sociétés égalitaires dont les acteurs premiers sont les classes populaires et les mouvements sociaux en lutte, c’est là un objectif de gauche tout à la fois noble et exigeant, à fortiori dans le Sud global où les rapports de domination sont plus marqués et où le rôle de l’impérialisme américain ne trompe personne.

Or c’est précisément depuis cette perspective de gauche qu’Hugo Chavez a voulu se faire connaître, quand il a été élu en 1998 comme président du Venezuela. C’est la raison pour laquelle, au début des années 2000, la révolution bolivarienne au Venezuela a résonné – en Amérique latine, mais pas seulement ! – comme étant l’expression d’un renouveau, d’une espérance, la possibilité pour la gauche latino-américaine de commencer à sortir de son attentisme, de s’extraire d’attitudes purement défensives, repliée qu’elle avait été jusqu’à présent – dans le sillage de périodes dictatoriales ou de guerres de basse intensité particulièrement traumatisantes – sur la défense des libertés individuelles et de garanties démocratiques élémentaires.

Avec sa nouvelle constitution, ses « missions », son idée d’un socialisme du 21ème siècle, ses projets de conseils communaux, ses liens Sud/Sud plus égalitaires établis à travers l’Alba[3], la révolution bolivarienne a pu enthousiasmer et faire rêver d’autant plus qu’elle paraissait appartenir à un mouvement plus vaste qu’elle-même. Car elle faisait écho au renouveau impulsé par le zapatisme mexicain du sous-commandant Marcos, ou encore paraissait se combiner au développement du mouvement altermondialiste (notamment lors des grands forums sociaux de Porto Alegre), et même un peu plus tard à l’arrivée en Équateur du gouvernement « citoyen » de Rafaël Correa comme à celle en Bolivie du gouvernement « indigène » d’Évo Morales. Une vague qui rappelait à tous et toutes, à l’encontre du néolibéralisme conquérant, qu’« un autre monde est possible ».

Aussi est-ce depuis l’ensemble de cette dynamique historique que l’on peut – quand on se réclame des idéaux de la gauche – tout à la fois apprécier l’ampleur des dérives entérinées par Maduro, et découvrir les manières les plus efficaces de s’y opposer et de les dépasser. À l’instar de tout autre régime politique, celui que dirige Nicolas Maduro est le fruit d’un processus façonné par des choix d’ordre politique qui, au fil des bifurcations et alternatives qu’ils font apparaître, ne cessent de faire évoluer et transformer les rapports de force en vigueur.

Mais pour en découvrir les moments décisifs, encore faut-il pouvoir revenir à l’histoire.

Flash-back sur la « révolution bolivarienne » 

La révolution bolivarienne[4]  va commencer à se faire connaître comme telle au Venezuela, à travers l’élection d’une assemblée constituante donnant naissance dès la fin 1999 à une nouvelle constitution plus démocratique et participative que la précédente. Mais surtout, elle va se faire connaître à travers la reprise de contrôle par le gouvernement des ressources pétrolières de la PDVSA ; entreprise nationale qui fonctionnait en toute opacité et sans rendre aucun compte à son ministère de tutelle, le ministère de l’énergie et des mines. C’est ce qui provoque la première crise ouverte avec le gouvernement d’Hugo Chavez et qui débouche sur le coup d’État raté de 2002, puis sur la grève pétrolière de 2002-2003. Si la droite, le patronat et la principale centrale syndicale de travailleurs du Venezuela – appuyés en sous-main par les États-Unis – tentent à ce moment-là de renverser Chavez, c’est avant tout en raison de la mise en application de la loi organique sur les hydrocarbures qui cherchait à tarir la source principale de corruption et d’enrichissement des élites économiques, politiques et syndicales du pays. En cela, la rupture du chavisme avec le patronat et les élites du Venezuela consacre avant tout une remise en cause du fameux pacte de Punto Fijo qui existait depuis 1958. Ce pacte permettait aux forces et partis qui se partageaient le pouvoir de se répartir les fruits de la rente pétrolière par le biais de la corruption, et d’une association tout à fait opaque entre le monde des affaires, des personnalités politiques, des hauts fonctionnaires et des dirigeants syndicaux.

Mais malgré cette alliance anti-Chávez, le coup d’État échoue grâce autant au soutien de certains secteurs des forces armées qu’à la réaction massive et rapide de larges pans des classes populaires. Les putschistes sont chassés, et Chávez comprenant que son pouvoir ne tient que grâce à cet appui populaire, lance les missions, vastes et dynamiques programmes de lutte contre la pauvreté, ancrés dans les quartiers et se substituant aux services publics défaillants, notamment dans la santé, l’éducation, le logement et la culture. Ainsi, malgré la crise économique consécutive au coup d’État et à la grève pétrolière, malgré la hausse vertigineuse du chômage et de la pauvreté qu’elle engendre, Chávez gagne le référendum révocatoire de 2004 initié par l’opposition puis est réélu triomphalement en 2006 avec 62,8% des voix.

Il y a sans doute une autre raison qui, outre les alliances anti-impérialistes qu’il ravive autour de la création de l’Alba, peut expliquer la crispation des relations qui se sont développées entre le chavisme et les élites vénézuéliennes. Il s’agit de la nature même du néolibéralisme, mode de régulation devenu si dominant en Amérique latine au tournant du millénaire, qu’il a fini par prendre un tour particulièrement dogmatique, ne tolérant aucune violation à ses règles économiques qu’il présente comme « naturelles » et indépassables, faisant dès lors du keynésianisme un ennemi à abattre coûte que coûte. Ainsi peut-on dire que ce n’est pas tant le degré de radicalité du programme de Chávez qui provoque la colère états-unienne et celle des élites économiques mondiales, que le fait même de rendre possible un horizon différent de celui qui est imposé par le « totalitarisme néolibéral ». Dès lors, la simple redistribution des richesses, comme au Venezuela via la rente pétrolière, devient un véritable casus belli.

Des avancées mais aussi des inflexions

Il reste que rapidement le pouvoir chaviste va se trouver confronté à deux épreuves de taille, qui vont provoquer une inflexion à la dynamique populaire qui s’était jusqu’à présent constituée dans son sillage.

La première tient au fait que le pouvoir chaviste va perdre en 2007, et pour la première fois, un vote par référendum ; celui-ci touchait à des réformes constitutionnelles visant à lui permettre de se représenter aux élections présidentielles suivantes. Mais au lieu de prendre en compte les insatisfactions qu’un tel rejet supposait – y compris dans son propre camp -, il va accentuer le mouvement de concentration du pouvoir qui commençait à se développer autour de lui, notamment à l’occasion de la création du Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV) lorsqu’il en a fait un parti gouvernemental strictement aux ordres. Il va aussi s’employer à instrumentaliser plus directement les mouvements sociaux d’origine populaire, en particulier à l’occasion de la scission opérée par les chavistes au sein du mouvement syndical pour créer une nouvelle centrale totalement inféodée au pouvoir, la Centrale bolivarienne socialiste des travailleurs de la ville, de la terre et de la mer (CBST).

La deuxième inflexion qui va avoir lieu tient aux suites de la crise économique mondiale de 2008. Sous le coup de la crise financière, plusieurs banques vénézuéliennes font faillite. Au sein du gouvernement et parmi les économistes pro-chavistes, de nombreuses voix s’élèvent pour réclamer la nationalisation du secteur bancaire et la création d’un pôle financier public. Mais le gouvernement Chavez s’y refuse, se contentant de sauver les banques en faillite. Plus grave, pour tenter de réguler cette crise qui affecte aussi la monnaie nationale, le gouvernement va maintenir un système de parités multiples entre le bolivar et le dollar ; système qui avait déjà été utilisé au Venezuela dans les années 1980 et 1990 et était considéré comme une des causes de l’accélération de la corruption. L’entérinement de tels choix très politiques va entrainer, dans le contexte d’alors, des conséquences majeures.

La principale est le renforcement progressif d’une « bolibourgeoisie », terme regroupant tous ceux qui ont « fait fortune » en s’adossant au pouvoir politique et en profitant d’une rente de situation, qu’ils soient entrepreneurs, militaires ou membres des administrations ou du parti au pouvoir. Cette couche sociale va s’enrichir très rapidement notamment grâce à la spéculation sur le dollar permise par la nouvelle organisation du système monétaire. L’argent accumulé sera investi dans des entreprises diverses, d’abord commerciales et de transport, puis dans des entreprises productives, notamment liées à l’exploitation du sous-sol. Cette couche sociale nouvellement enrichie entre en concurrence avec la « bourgeoisie historique » qui, n’ayant plus le monopole de la redistribution de la rente pétrolière, se trouve désormais moins bien placée pour tirer profit de pratiques spéculatives. En même temps, elle va s’opposer aussi aux revendications populaires en voyant d’un très mauvais œil les revendications d’autogestion portées par les travailleurs, ou les velléités de contrôle des comptes des entreprises publiques exigés par les syndicats.

La concentration du pouvoir gouvernemental autour de la personne d’Hugo Chavez ainsi que la naissance d’une « bolibourgeoisie » sont les deux éléments qui vont affaiblir l’élan populaire des premières années, tout comme vider de leur contenu les réformes touchant à la mise en place des conseils communaux et renforçant au passage toutes les contradictions qui taraudaient le cours de la révolution bolivarienne. Au point de conduire à une étrange schizophrénie qui deviendra d’ailleurs la marque par excellence de Nicolas Maduro quand en 2013 il succédera à Chavez atteint alors d’un grave cancer ; une schizophrénie grandissante entre la proclamation de volontés radicales, anti-impérialistes et socialistes, et la mise en application de choix économiques et politiques en tous points inverses, néolibéraux et propres au capitalisme extractiviste.

À la veille de sa mort, en 2012, Chávez lui-même dresse un bilan sévère et lucide de l’évolution du pays dans son texte El Golpe de Timón (le coup de gouvernail). Il propose un cours nouveau et appelle à lutter contre la corruption et la bureaucratisation tout en relançant le développement de conseils communaux, l’autogestion dans les entreprises et le développement du coopérativisme.

Il reste que toutes ces recommandations ne seront pas suivies par Nicolas Maduro. Au contraire les ministres de Chávez qui avaient travaillé sur ces réflexions critiques, sont rapidement exclus de son gouvernement puis, pour certains, du PSUV.  Et, on va le voir, il s’enfermera de plus en plus dans cette schizophrénie perverse et sans issue.

Avec Nicolas Maduro : des politiques économiques pro-business

On s’est donc avec Nicolas Maduro, de plus en plus éloigné des idéaux et élans premiers de la révolution bolivarienne. Et pour en comprendre la portée, il n’y a rien de mieux que de passer en revue, quelques-unes des politiques qu’il a mises en place à partir de son arrivée à la présidence en 2013, en n’omettant pas de rappeler néanmoins le cadre préexistant dans lequel elles se sont déployées.

En effet, comme le fait remarquer l’économiste de gauche Manuel Sutherland,

« On observe que la politique économique bolivarienne n’a rien à voir avec un changement révolutionnaire anticapitaliste ni avec aucune métamorphose des relations sociales de production. Le processus bolivarien a été plutôt une variante des politiques économiques qui dérivent de ce que l’on appelle le « rentisme pétrolier » » [5].

Il ne faut pas oublier que le rentisme pétrolier a été le moteur du changement social au Venezuela, mais avec toutes les limites qu’un tel système emporte avec lui. La rente des hydrocarbures a pu financer les missions sociales, la lutte contre la pauvreté, la création des universités bolivariennes, le développement de liens diplomatiques fructueux à travers l’Alba, etc. Mais il n’y a pas eu parallèlement d’investissements substantiels permettant au Venezuela de développer sa propre production et ainsi de desserrer ses liens de dépendance avec les puissances étrangères, alors que les importations de produits manufacturés et alimentaires se sont maintenues à un rythme soutenu pour répondre à la demande intérieure grandissante. Rien d’étonnant dans cette situation à ce que les effets économiques et sociaux du blocus décrété par les États-Unis en 2019 aient pu être à ce point catastrophiques pour la population. Et qui plus est, dans un contexte où la chute des prix du pétrole amorcée depuis 2014 avait déjà sapé les fondements d’une économie s’appuyant quasi exclusivement sur les avantages procurés par la rente pétrolière.

Ces facteurs ont d’autant plus joué que depuis 2014, le gouvernement maduriste a accéléré la politique rentiste et extractiviste ainsi que l’ouverture accrue aux capitaux privés, nationaux et étrangers. On peut penser à ce propos à la loi de novembre 2014 portant sur la création des Zones Économiques Spéciales (ZES) qui permettent d’exploiter les ressources du sous-sol ou forestières en abrogeant des droits sociaux des travailleurs mais aussi les droits liés à la préservation de la nature et des peuples indigènes. La plus emblématique de ces ZES est celle de l’Arc Minier de l’Orénoque, dont la surface équivaut à celle du Portugal. Or, toutes ces zones, sortes de concessions livrées aux entreprises, connaissent une hausse vertigineuse des trafics, une montée en puissance des groupes armés et une dégradation des conditions de vie des populations locales.

On peut penser aussi à la loi du 28 décembre 2017 touchant à la protection des investissements étrangers qui fera dire à nombre de soutiens du chavisme qu’elle exprime la victoire du lobby néolibéral au sein du pouvoir[6]. Pour preuve les articles de loi qui permettent aux investisseurs de rapatrier leurs profits sans délai, d’être exonérés d’impôts, de voir sécuriser leurs investissements, etc.

On peut penser enfin à la loi anti-blocus publiée en octobre 2020. Avec elle, ce sont désormais les entreprises publiques qui sont ciblées en permettant l’entrée de capitaux privés dans des sphères qui leur étaient réservés. Elle permet aussi de déroger aux normes légales, y compris constitutionnelles et instaure le secret total dans les décisions concernant le secteur public. Est-ce un hasard si seules les organisations et personnalités de gauche indépendante du PSUV ont critiqué et manifesté contre cette loi, provoquant même des remous au sein de la coalition gouvernementale en contraignant le Parti communiste vénézuélien (PCV) et Patrie pour tous (PPT) à prendre leurs distances avec Maduro?[7]

Mais il y a plus symptomatique encore avec cette loi anti-blocus : depuis 2020, la restitution d’entreprises et de terres autrefois confisquées sous Chávez est devenue possible. A preuve, l’emblématique centre commercial Sambil La Candeleria à Caracas qui a été restitué en 2022 aux premiers propriétaires après 14 ans d’expropriation.

Dans les campagnes, la loi anti-blocus a permis aussi à Maduro de privatiser de nombreuses terres, remises à des investisseurs venant d’Amérique latine ou des pays du Golfe. En 2022 c’est un million d’hectares qui ont ainsi été loués à l’Iran pour développer des cultures intensives d’exportation. Des projets similaires sont en cours avec la Chine, l’Inde, l’Arabie Saoudite, alors que ce type de projet exige l’expulsion des paysans qui s’y trouvent. Dans la plupart des cas il y a des oppositions de la part de ces derniers qui s’affrontent aux forces de sécurité, comme dans les États de Barinas, de Mérida et de Guárico.

Cette évolution « pro-business » du madurisme va se trouver confirmée lors du vote de la nouvelle loi du 30 juin 2022 sur les Zones Économiques Spéciales (ZES) adoptée – soit dit en passant – avec le soutien de la droite, puisqu’elle « favorisera l’émergence de nouveaux entrepreneurs », comme l’a exprimé Luis Eduardo Martínez, député du parti d’opposition ayant subi l’intervention de la justice, Action Démocratique.

En somme dès sa première élection, Maduro va accélérer le virage pro-business de la révolution bolivarienne. Plus encore, pour sceller plus solidement ses rapports avec l’armée, il va peu à peu pousser les officiers supérieurs à créer des entreprises et à prendre la direction de nombreuses entreprises dans tous les domaines. Surtout il va les encourager à créer la Compañia Anónima Militar de Industrias Minera, Petrolífera y de Gas (Compagnie anonyme et militaire d’industries minières, pétrolières et de gaz), la CAMIMPEG, entreprise d’exploitation minière crée en 2016 et dont les profits comme l’orientation reste entièrement sous leur seul contrôle. 

Avec Nicolas Maduro : des politiques antisociales

Il faut rappeler cependant que derrière ces choix économiques se vivent de véritables drames sociaux et humains. La crise économique qui a facilité la victoire de la droite en 2015 aux élections législatives[8], s’est répercutée jusque dans les secteurs qui pouvaient être favorables au madurisme. Trop souvent les adeptes de Maduro, notamment à l’étranger, oublient que les secteurs populaires se sont souvent mobilisés contre le régime pour réclamer des augmentations de salaire ou le simple respect des conventions collectives.

Le premier soulèvement indépendant à l’encontre du régime Maduro a eu lieu le 30 juillet 2017 dans le quartier 23 de Enero. La population de ce bastion historique du chavisme est descendue dans les rues pour contester l’élection à l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) du candidat officiel, alors que les votes s’étaient majoritairement portés sur un candidat de gauche dissident.

Depuis dix ans, la répression accrue des mouvements sociaux, notamment durant les grèves, aurait dû alerter les secteurs de gauche qui cherchent à défendre Maduro. Au Venezuela, on ne compte plus les militants arrêtés, emprisonnés, les grèves jugées illégales dans les entreprises privées et publiques et les restrictions des droits.

Il faut d’ailleurs mettre en parallèle les lois protégeant et favorisant l’enrichissement des investisseurs (y compris étrangers), aux lois antisociales qui ont été mises en œuvre par le gouvernement Maduro. C’est un réel choix de classe. Outre la législation sur les Zones Économiques Spéciales, il y a eu cette mesure phare contenue dans la circulaire 2792 du 11 octobre 2018 publiée par le Ministère du Pouvoir Populaire pour le Processus Social du Travail. Elle interdit la discussion autour des conventions collectives et demande de réviser les conquêtes salariales établies dans le secteur public et nationalisé. Avec la directive d’Onapre (Oficina Nacional de Presupuesto – Office National du Budget) de mars 2022 qui élargit ce dispositif, on réalise qu’il s’agit d’un véritable retour en arrière notamment en violant l’article 89 de la Constitution de 1999 qui stipule que « aucune loi ne pourra établir des dispositions qui altèrent, l’intangibilité et la progressivité des droits et acquis des travailleurs ».

D’ailleurs, les réactions populaires ont été massives avec des dizaines de milliers de travailleurs qui, en 2022, sont descendus dans les rues des différentes villes du pays, malgré l’absence remarquée de la CBST (centrale syndicale majoritaire, liée au pouvoir). Selon les travailleurs eux-mêmes, les salaires peuvent être amputés jusqu’à 70% de leur montant, annulant du coup toutes les conquêtes sociales antérieures ! Rien d’étonnant à ce que le nombre de conflits sociaux ait explosé avec 3 942 conflits recensés durant le premier semestre 2022, dont 1642 autour de la seule question des droits des salariés.

Mais outre la question de la restriction des droits sociaux, les conséquences induites par ces directives du pouvoir ont des conséquences graves sur les salaires déjà rongés par l’inflation. C’est ce qui explique le maintien d’un haut niveau de conflictualité sociale. Par exemple, en janvier 2023 ont éclaté de nombreuses grèves dans tout le pays autour de la question salariale. A Caracas et dans tout le pays, ce sont les enseignants qui se sont mobilisés avec des travailleurs de la santé et de l’administration autour du slogan « nous ne voulons pas des bons[9], nous voulons des salaires dignes » et le 23 janvier 2023 des milliers de manifestants ont parcouru les rues de Caracas, et cela sans aucun soutien de la droite. L’entreprise publique de métallurgie Sidor a fait grève en juin et juillet 2023, et ses travailleurs ont été rejoints par d’autres secteurs. Seul le PCV et les organisations de la gauche non chaviste ont soutenu ce mouvement, autre preuve que le mécontentement de la population ne se réduit pas à un complot de la droite fomenté avec les États-Unis.

L’Observatoire de la Conflictualité Sociale rapporte que la plupart des conflits sociaux portent principalement sur les augmentations de salaire, le respect des conventions collectives et le droit au logement. Ce n’est pas un hasard non plus si le plus grand nombre de conflits (294 sur 2 383) ont lieu dans l’État de Bolivar, État où se situe la plus grosse partie de la ZES de l’Arc Minier de l’Orénoque, dénoncée à de multiples reprises comme une zone de non-droit pour ses travailleurs et ses habitants.

C’est cette attaque frontale contre les travailleurs qui a permis, malgré la répression très présente, l’émergence d’une plateforme de lutte appelée « l’Autre Campagne », regroupant une bonne vingtaine d’organisations politiques, syndicales et de droits humains, ainsi que des dizaines de militants et intellectuels, appelant à la lutte sociale, et cela quel que soit le vainqueur de l’élection présidentielle du 28 juillet.

Mais si on peut noter que, loin des déclarations officielles du discours chaviste, la question sociale n’est pas mieux traitée au Venezuela que dans d’autres pays capitalistes, une caractéristique de ce régime est néanmoins d’adopter un point de vue non progressiste, voire réactionnaire, sur les questions des droits des femmes et des personnes LGBTQI+.

En ce qui concerne ces dernières, la Constitution interdit toute discrimination à leur égard (article 21) et plusieurs lois mentionnent le principe de la non-discrimination pour orientation sexuelle, comme par exemple dans l’article 4 de la Loi Organique du Pouvoir Populaire de 2010, mais néanmoins sans que les moyens d’éviter ces discriminations soient mis en place et cela, malgré les recommandations de 2015 de la Commission Interaméricaine des droits de l’Homme. Dans ce contexte, il n’y a rien d’étonnant à ce que, ostracisés dans le pays et non protégés, deux dirigeants de cette communauté aient pu être tout récemment (le 10 août 2024), agressés par des forces de répression. Ces vives réactions à l’encontre de la communauté LGBTQI+ sont à mettre en parallèle avec la lenteur des évolutions légales ayant cours au Venezuela concernant le mariage pour tous ou l’autorisation de l’adoption pour des couples homosexuels. En effet, depuis 2008, si la Cour suprême de justice a établi l’égalité des droits pour les couples homosexuels, ce principe n’a pas encore été validé par l’Assemblée nationale.

Quant aux droits des femmes, le code pénal de 2000 (donc publié sous Chávez) interdit et punit l’avortement sauf en cas de risque de décès pour la femme. Cette législation est la plus rétrograde d’Amérique du Sud, avec celle du Paraguay. Pourtant de nombreuses associations féministes et de défense des droits des personnes LGBTQI+ ont poussé pendant des années le gouvernement à faire évoluer la législation, comme en 2018 où elles ont manifesté en ce sens devant l’ANC, en vain. Quant aux moyens de contraception, ils ont quasiment disparu du pays autant comme conséquence du blocus que du caractère frileux des autorités concernant les droits des femmes[10]. Même si plusieurs lois pour le « droit des femmes à une vie sans violence » ont été publiées depuis 2007 (la dernière en 2021), elles ne répondent pas totalement aux exigences des organisations féministes en particulier sur le manque de moyens alloués pour qu’elles soient suivies d’effets.

Aussi si l’on peut dire qu’il y a eu au Venezuela certaines avancées sur les droits des femmes et des personnes LGBTQI+, il faut noter qu’elles ont été bien moindres que celles obtenues dans d’autres pays dans le sillage des mobilisations sociales ayant secoué l’Amérique latine depuis une vingtaine d’années.

Avec Nicolas Maduro : toujours moins de droits démocratiques

Devant la fronde sociale qui secoue sa propre base électorale, le gouvernement va utiliser deux outils majeurs pour tenter de la mater.

Le premier outil renvoie à la « loi sur la haine », votée le 8 novembre 2017. Suffisamment vague pour que toutes les interprétations soient possibles, les peines encourues sous son égide peuvent aller jusqu’à 20 ans de prison. Les médias en sont la cible première, de même que les organisations de défense des droits humains. Mais cette loi est aussi appliquée contre des grévistes, avec bien souvent la complicité des patrons des entreprises concernées. Récemment en août 2024, à la PDVSA, il y a eu des dizaines de licenciements de travailleurs qui avaient osé afficher publiquement leur soutien à l’opposition, à la télévision ou dans le métro de Caracas. Les syndicats ont alerté sur cette situation et ont condamné ces licenciements.

Le deuxième outil renvoie à la « loi contre le fascisme, le néofascisme et les expressions similaires », votée en première lecture le 2 août 2024, et permettant la légalisation de la répression de toute contestation. Avec des articles où le fascisme est assimilé au dénigrement de la démocratie, de ses institutions et des valeurs républicaines, et où le président nomme fascisme toute contestation, en particulier depuis les élections présidentielles du 28 juillet, cette loi permet dans les faits de museler toute opposition[11]. Il est désormais question dans l’article 12 d’interdire réunions et manifestations, partis et organisations sociales qui promeuvent le fascisme. La suppression des droits et garanties constitutionnelles vise les organisations, et son article 28 prévoit la fermeture de médias visés par cette loi.

Il est intéressant à ce propos de regarder comment la gauche politique a été une des cibles privilégiées des politiques répressives du régime maduriste. On le sait : afin d’empêcher les partis d’opposition de présenter des candidatures alternatives et de leur interdire d’exister comme partis critiques, le Tribunal Suprême de Justice (TSJ) a contesté par des jugements successifs, particulièrement en 2020, les directions élues des partis politiques d’opposition vénézuéliens. Cela a concerné la plupart des partis, notamment à gauche le Mouvement Électoral Populaire (MEP), Patrie pour tous (PPT) et Tupamaro. Puis ce fut au tour du Parti Communiste du Venezuela (PCV) de connaître le même sort en 2023. La suite logique de ces jugements ce sont les scissions qu’ont connues ces partis d’opposition, entraînés à se diviser en deux groupes opposés : celui décidé par les militants et celui imposé par le TSJ. Ce qui a permis à une partie de « l’opposition » réformée par le TSJ de participer aux processus électoraux, notamment lors des dernières élections législatives de 2020 et régionales de 2021. Pour les élections présidentielles de 2024, les secteurs des partis politiques de droite ad-hoc se sont répartis derrière plusieurs candidats, divisant plus encore les forces de l’opposition. Quant au PCV historique, interdit de candidature, il a choisi de participer à la campagne électorale en s’alignant derrière Enrique Marquez, un candidat tentant de proposer une troisième voie entre Maduro et Gonzalez.

Quelles interrogations à gauche ?

L’expérience de la révolution bolivarienne ne peut qu’interroger la gauche, toutes tendances confondues. Car elle renvoie à une tentative politique de transformation sociale de gauche qui, à son heure, a soulevé d’immenses espoirs, et surtout se situait dans le sillage de toutes ces volontés d’émancipation sociales et politiques qui ne cessent de hanter l’Amérique latine depuis des décennies. On doit donc pouvoir s’y attarder avec attention, pour en tirer toutes les leçons possibles.

En ce sens, une bonne partie de la gauche pro-Maduro oublie que les régimes peuvent évoluer, se transformer, comme l’histoire nous l’a montré depuis la révolution russe de 1917. Les afficionados du madurisme ne font aucune lecture dynamique du Venezuela. Ils soutiennent Maduro en se fondant sur une fausse identification entre le régime actuel et l’engouement populaire provoqué par la mise en place des missions, notamment entre 2003 et 2006. C’est ne pas comprendre que le régime a changé, et que les choix politiques d’hier comme ceux d’aujourd’hui ont modifié et continuent à modifier en profondeur la nature même de ce processus.

Cette cécité est facilitée par la réduction de la crise actuelle à un simple conflit géopolitique, oubliant les transformations profondes des rapports de classe au sein du Venezuela. On oublie ainsi que – dans les faits – l’actuel bloc social au pouvoir sous l’égide de Nicolas Maduro représente d’abord les intérêts de la bolibourgeoisie, avec son lot de corruption et d’autoritarisme. C’est passer aussi sous silence que la gauche chaviste a été largement exclue des arcanes du pouvoir politique depuis plus de dix ans.

Autrement, comment s’étonner que dès le soir des élections et juste après les déclarations officielles proclamant la victoire de Maduro, les premières manifestations qui ont eu lieu ont été celles lancées dans les quartiers populaires, notamment à Catia bastion chaviste situé dans l’ouest de Caracas, et cela avant même la déclaration du candidat de droite dénonçant la fraude électorale ?

On ne doit pas oublier aussi que la gauche non maduriste a été frappée par la répression, dans les entreprises mais aussi sur le terrain directement politique. S’il n’est pas étonnant que les médias occidentaux défendent exclusivement la droite vénézuélienne, il est malheureux que la gauche pro-Maduro ait la mémoire sélective et adopte une vision tronquée des choses, réduisant l’opposition à celle qui promeut des valeurs de droite. Si on ne peut nier que les États-Unis et l’Union Européenne ont choisi de soutenir l’opposition de droite à l’encontre de Maduro, on ne peut pas nier non plus que Maduro a choisi l’appareil d’État, ses tribunaux, son armée et ses forces de répression, contre l’opposition de gauche et les revendications populaires dont elle cherche à se faire l’écho.

La question qu’il reste donc à se poser, c’est de savoir pourquoi une partie de la gauche internationale ne se positionne qu’en fonction des déclarations officielles des dirigeants, sans tenir compte de la réalité sociale et politique d’« en bas » ?

La raison fondamentale tient à l’absence de réflexion approfondie menée par une grande partie de la gauche « progressiste » sur la différence essentielle existant entre d’une part gagner des élections et accéder au pouvoir gouvernemental, et d’autre part mettre en place les bases d’un réel pouvoir populaire, d’un pouvoir participatif et démocratique issu du peuple. C’est oublier que les institutions politiques, y compris l’institution parlementaire, restent dans leur forme même – parce que conçues sur le mode d’une expertise et d’un professionnalisme rétifs à toute perspective sociale – des outils tendant à exclure les classes populaires de l’exercice de la politique. C’est cette réflexion qui devrait animer les analystes de gauche et les conduire à se demander pourquoi le pouvoir chaviste puis maduriste n’a-t-il pas remis en cause le pouvoir des classes bourgeoises au pouvoir ?

Or le régime bolivarien, malgré quelques avancées dans la constitution de 1999, a repris le gros des codes institutionnels de la démocratie bourgeoise. Il y a eu quelques tentatives de les dépasser en créant les conseils communaux. Mais cela ne résultait pas d’une réflexion stratégique sur la création d’un nouveau pouvoir véritablement alternatif, ces conseils ne disposant pas du pouvoir de légiférer et ne décidant pas du budget qui leur revenait. Cette création découlait avant tout d’une volonté de l’exécutif de contourner les conseils municipaux de droite et de maintenir un tissu militant au plus près du terrain.

Il faut le rappeler aussi : le régime chaviste n’a jamais remis en cause les règles de la propriété privée ni le pouvoir économique de la bourgeoisie vénézuélienne. Il suffit de se rappeler qu’à la mort de Chavez en 2013, le secteur privé avait conservé le même poids majoritaire qu’avant son accession au pouvoir en 1998. Quant au nouveau Code du Travail édicté en 2012, il a maintenu l’essentiel des règles du pouvoir au sein des entreprises ce qui a permis, le moment venu, au pouvoir patronal de violer allègrement les conventions collectives, obligeant les travailleurs à lutter, à se mettre en grève pour obtenir parfois le simple respect de la loi.

Qu’en est-il des élections présidentielles ?

Depuis 1998 et jusqu’en 2015, les observateurs internationaux et en particulier la Fondation Carter, ont considéré qu’il n’y avait pas eu d’irrégularités dans les processus électoraux au Venezuela. L’organisation des élections avec une double comptabilisation, dans les bureaux de vote et à l’échelle nationale à laquelle participaient aussi les représentants des différents candidats aux élections, permettait de relever les anomalies éventuelles. Ce système a été jugé comme l’un des plus fiables au monde.

Depuis le 30 juillet 2017, lors de l’élection à l’ANC, de nombreuses irrégularités ont été détectées, y compris par la fondation Carter mais rarement au point d’inverser les résultats en jeu, en partie en raison de la politique de boycott menée par la droite pendant de nombreuses élections après 2015[12].

Après les élections législatives de 2015, on peut dire cependant qu’il y a une rupture avec la période précédente en ce qui concerne le respect des droits démocratiques. Le pouvoir a contourné la nouvelle Assemblée Nationale en créant en 2017 et de toute pièce l’ANC qui n’a eu de constituante que le nom, puisque son travail a consisté dans les faits à voter des lois proposées par l’exécutif. Cette manœuvre a mis en évidence que pour Nicolas Maduro, il était hors de question à cette occasion de respecter la volonté populaire, et qu’il était prêt à prendre toutes les mesures possibles pour conserver l’entièreté du pouvoir.

Quand tout est fait pour empêcher les oppositions de s’exprimer et de présenter les candidats de leur choix, il n’est pas étonnant qu’au minimum s’impose un soupçon sur la loyauté du processus électoral. On comprendra donc aisément qu’aux élections de juillet 2024 toutes les oppositions, de droite comme de gauche, aient pu réclamer au Conseil national électoral (CNE) la transparence et la publication des résultats détaillés bureau par bureau, ainsi que la loi l’y oblige.

Dans ce climat de répression comme de crise économique fortement accentuée par le blocus, la droite a surfé sur le mécontentement réel de la population qui a vu s’effondrer les salaires réels, flamber les prix, chuter l’offre de logements, etc. Bien qu’ultralibérale, la véritable dirigeante de l’opposition Maria Corina Machado, a été prudente dans son programme électoral reprenant même   quelques revendications sociales qui étaient masquées par sa dénonciation de « la dictature maduriste » et de la corruption ainsi que par la nouvelle orientation économique qu’elle prônait.

Pourtant, la droite vénézuélienne n’a pas de légitimité particulière en matière de promotion des droits démocratiques. N’est-ce pas elle qui a été derrière le coup d’État raté de 2002, les boycotts d’élections, les tentatives de coup d’État et de déstabilisation orchestrées par Juan Guaido en 2019, l’instrumentalisation de groupes paramilitaires colombiens agissant au Venezuela ?  Ce ne sont donc pas ces coups d’éclat qui expliquent les votes qu’elle a engrangés. C’est avant tout la dérive autoritaire du régime maduriste qui pousse ceux et celles aspirant à un régime plus démocratique vers le soutien direct ou indirect à l’opposition majoritairement de droite. Avec en toile de fond, le fait que l’opposition de gauche a été laminée par Maduro et ne bénéficie pas des soutiens matériels qui font à l’inverse toute la force de la droite. On retrouve malheureusement ces ralliements autour de la droite, dans des ONG qui défendent les droits humains, chez de nombreux intellectuels, voire chez d’anciens ministres de Chávez.

C’est pour cela que la création d’un pôle regroupant les forces de gauche, indépendant du pouvoir et de la droite est indispensable. Un premier pas a été réalisé avec la création du Front Démocratique Populaire (FREDEPO) début août 2024. Une course de vitesse est désormais lancée entre la nécessaire recomposition politique à gauche au Venezuela et la dérive autoritaire du pouvoir qui s’accélère, pour contester à la droite la légitimité de représenter le peuple vénézuélien.

En conclusion

Ces quelques éléments de mise en perspective visent essentiellement à participer à la discussion sur la portée de la révolution bolivarienne, en tentant d’aller au-delà des faux-semblants et des débats superficiels, en tentant aussi de replacer l’ensemble de ces questions dans une perspective historique, dans cette longue marche de la gauche latino-américaine pour parvenir à faire naître des sociétés plus égalitaires et émancipées de toutes les tutelles économiques, politiques, culturelles qui pèsent sur elles.

En ce sens, ce texte remet en cause de manière privilégiée les approches campistes de gauche qui traditionnellement sont très présentes en Amérique latine et dont l’influence provient pour une bonne part du rôle géopolitique de premier plan que joue l’impérialisme américain dans ce sous-continent. Il questionne cependant aussi les courants de gauche qui, tout en mettant en évidence avec raison l’importance des luttes féministes, antiracistes et décoloniales, tendent à oublier que ces dernières ne peuvent s’approfondir qu’en reprenant à leur compte une stratégie politique globalisante questionnant en même temps la toute-puissance du capitalisme néolibéral contemporain. C’est sur cette dimension que nous avons voulu mettre l’accent dans ce texte.

Derrière la question des caractéristiques et de l’avenir du régime de Nicolas Maduro, il n’y a pas seulement celle de son autoritarisme, ou encore celle de ses manœuvres excluantes et anti-démocratiques, ou même celle du rôle déstabilisateur des États-Unis qui l’aurait conduit – peu ou prou –- à agir ainsi. Il y a beaucoup plus. Il y a la question de la portée et de l’avenir des projets socio-politiques égalitaires proposés par la gauche en ce premier quart du 21ème siècle. C’est là une raison de plus pour s’attarder avec attention sur leurs avancées, mais aussi sur leur inflexions et dérives, en ne craignant pas d’essayer de montrer là où le bât blesse, là où il aurait été possible de prendre une autre direction, là où l’on a erré, là où les rêves d’émancipation ont même fini par prendre la forme de caricatures autoritaires et cauchemardesques. N’est-ce pas ainsi qu’on pourra redonner sa force et sa dignité aux projets d’émancipation égalitaire de la gauche ? En Amérique latine bien sûr, mais pas seulement, partout au monde !

*

Patrick Guillaudat et Pierre Mouterde sont militants respectivement du NPA-L’Anticapitaliste et de Québec Solidaires. Ils sont les auteurs de : Hugo Chavez et la révolution bolivarienne, Promesses et défis d’un processus de changement social, Montréal, M éditeurs, 2012 ; Les couleurs de la révolution, la gauche à l’épreuve du pouvoir : Venezuela, Équateur, Bolivie, Un bilan à travers l’histoire, Paris, Syllepse, 2022.

Notes

[1] Voir pour plus de détails, la sous-section de cet article où l’on s’arrête sur les caractéristiques du système électoral vénézuélien.

[2] Initiée en 2012, la phase critique de cet exode migratoire se situe en 2015. En 2019, l’on compte déjà plus de 4,5 millions de réfugiés vénézuéliens. En 2024, le chiffre avancé le plus courant est de 7 millions. 

[3] Alba : Alternativa Bolivariana para America, ou l’Alternative bolivarienne pour l’Amérique (Alba) est le nom donné à une série d’accords économiques, culturels et politiques passés, à l’instigation du Venezuela bolivarien, entre pays latino-américains sur une base plus égalitaire et cherchant à contrecarrer la zone le libre-échange des Amériques proposée par les États-Unis, et organisée selon les principes excluants du néolibéralisme.

[4] Terme choisi pour désigner le processus engagé suite à l’élection de Chávez à la présidence en 1998. Il renvoie bien sûr au personnage historique de Bolivar, symbolisant à sa manière les volontés révolutionnaires de luttes et d’indépendance d’une Amérique latine enfin unie.

[5] Manuel Sutherland, « La ruina de Venezuela no se debe al “socialismo” ni a la “revolución” », Nueva Sociedad, n° 274, mars-avril 2018.

[6] Luis Britto Garcia, « dans le secret le plus absolu, un lobby néolibéral prépare dans la Constituante une loi Terminator de promotion et de protection des investissements, ou d’investissement étranger direct, pour octroyer à des entreprises particulières d’autres pays plus de privilèges qu’aux Vénézuélien·nes et nous ruiner » Voir sa tribune publiée par le quotidien Ultimas Noticias du 19 novembre 2017.

[7] L’ancien ministre de Chávez, Victor Alvarez dans une interview du 25 octobre 2020 à la revue Tal Cual compare cette loi aux décisions prises par Boris Eltsine en Russie pour liquider et vendre les entreprises et biens publics de l’ex-URSS.

[8] Le 6 décembre 2015, la MUD (Table d’Unité Démocratique, opposition de droite) gagne les élections législatives avec 65,27% des voix et 109 députés, le PSUV (Parti Socialiste Uni du Venezuela, gouvernemental) ne recueille que 32,93% des voix et 55 députés sur les 167 que compte l’Assemblée Nationale. Pour contourner cette défaite, Maduro va créer de toute pièce une Assemblée Nationale Constituante, dont l’élection en 2017 est boycottée par la droite.

[9] La majeure partie des revenus des Vénézuéliens sont désormais distribués par le biais de « bons », c’est-à-dire des primes octroyées par l’État qui ne contribuent pas à des caisses de solidarité sociale.

[10] Voire l’affaire Vanessa Rosales, militante pour la défense des droits sexuels à Merida, qui a été poursuivie et incarcérée le 12 octobre 2020 pour avoir fourni conseils et médicaments à une adolescente victime d’un viol et qui voulait avorter. Malgré la mobilisation de nombreuses associations, Vanessa Rosales a été assignée à résidence en 2021. A la même époque, le violeur, pourtant sous mandat d’arrêt était toujours en liberté.

[11] Déjà, avant l’adoption de cette loi, la vice-présidente Delcy Rodriguez annonçait le 25 mars 2024 que la loi visera en priorité les personnes impliquées dans les manifestations de 2014, 2015 et 2017, les secteurs liés à l’Assemblée Nationale de 2015, ainsi que les secteurs liés au gouvernement des États-Unis. Citation reprise dans une publication de l’ONG PROVEA du 4 avril 2024 Venezuela frente al espejo del fascismo: perspectivas de derechos humanos sobre el proyecto “Ley contra el fascismo, neofascismo y expresiones similares”. Elle confirmera cette position devant l’Assemblée Nationale le 2 avril 2024 en présentant le projet de loi.

[12] L’entreprise Smartmatic qui était chargée des machines à voter et du décompte électronique a stoppé son contrat avec le gouvernement vénézuélien après avoir découvert que le Conseil national électoral (CNE) avait ajouté un million de voix au décompte réel de participation lors de cette élection à l’ANC le 30 juillet 2017. Depuis, cette entreprise a été remplacée par Ex-Clé – dont le dirigeant a des liens avec la vice-présidente Delcy Rodriguez – entreprise déjà spécialisée dans la numérisation des données d’état civil des vénézuélien.nes, les services de migration, et dont plusieurs dirigeants ont été … membres du CNE.