Entre mutualisme, pouvoir populaire et institutions : l’expérience de Potere al Popolo en Italie

Potere al popolo est une organisation de la gauche radicale italienne née à Naples en 2017. Dans cet article, Maurizio Coppola présente les racines de cette organisation et les questions stratégiques posées par le processus ayant abouti à la création d’une nouvelle organisation qui a fait le choix de se présenter aux élections.

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Cette présentation se veut une contribution au débat stratégique dans le  contexte spécifique de l’Europe en général et de l’Italie en particulier, marqué par la Troisième Grande Dépression qui a débuté avec la crise financière de 2008 et celle de la dette européenne qui s’en est suivie à partir de 2010-2011[1]. Cette crise a provoqué une réorganisation ultra-conservatrice de la politique et de la société dans notre région. Les forces conservatrices et néofascistes ont récupéré le pouvoir institutionnel et social grâce à la progression électorale de l’ultra-droite et à l’hégémonie émergente de valeurs conservatrices telles que l’individualisme et la xénophobie.

En outre, les politiques sociales visent de plus en plus à garantir la rentabilité décroissante du capital au détriment de la protection sociale et des droits démocratiques des travailleur.ses, comme en témoignent les réformes des retraites, la précarité généralisée du travail et le chômage disproportionné des jeunes et des femmes.

Une fois de plus, les guerres sont devenues la « continuation de la politique avec d’autres moyens »[2], comme le démontrent les ressorts économiques de la guerre en Ukraine et le conflit israélo-palestinien[3]. Il ne s’agit pas là simplement d’« événements » politiques et économiques isolés mais de pièces interdépendantes qui font partie du tableau d’ensemble du capitalisme mondial d’aujourd’hui.

C’est dans ce contexte global que nous devons construire nos actions structurées et organisées vers des alternatives radicales. La question stratégique de savoir comment construire la transition de ce que le mouvement kurde définit comme la « modernité capitaliste » vers  le socialisme doit revenir à notre agenda politique, avant tout en raison de la profonde crise  structurelle que le système mondial est en train de produire et des (nombreuses) défaites et des  (rares) succès que le mouvement socialiste a connus au cours des dernières décennies.

Dans une perspective révolutionnaire, la question de la transition vers une alternative radicale ne peut être résolue que sur la base d’une « analyse concrète de la situation concrète », qui devrait conduire à l’aboutissement d’une véritable synthèse de la théorie et de la pratique.[4]

Pour répondre à cette question, nous devons clarifier théoriquement et historiquement deux points principaux.

Premièrement, même si les États nationaux paraissent affaiblis dans le contexte de la mondialisation et du transfert de souveraineté  (dans notre cas, surtout vers l’Union européenne), nous sommes convaincus que les nations, les gouvernements nationaux et les institutions continuent à maintenir une grande partie de la souveraineté nationale. Ils façonnent également la structure idéologique, culturelle, politique et économique des rapports de classe et relient les territoires à l’État. L’État national reste l’espace stratégique dans lequel notre classe et nos actions sont organisées.

Deuxièmement, l’histoire avance par cycles, à travers des phases alternées de révolution, de contre-révolution et de nouvelles révolutions. Au cours des quinze dernières années, les mouvements sociaux européens ont été mis en position défensive, et une période contre-révolutionnaire s’est ouverte, qui se poursuit encore aujourd’hui. Pour « ne pas continuer  comme d’habitude » (et échouer), et pour ne pas déposer les armes face à la contre-révolution, nous devons adapter et réorienter nos stratégies et tactiques à ce contexte spécifique. Aujourd’hui, personne ne prétendrait que la révolution (au sens classique et strict du terme) est d’actualité au sens immédiat du terme. Nous sommes plutôt dans une phase où il s’agit de préparer les  conditions d’émergence d’une situation révolutionnaire.[5]

Le visage de la crise en Italie

En tant que plateforme électorale, Potere al Popolo est officiellement né en novembre 2017[6], mais le processus politique qui a abouti au lancement de la nouvelle organisation politique peut être daté de 2014-2015 et s’est déroulé dans la ville de Naples.  Ce processus a connu deux étapes importantes : tout d’abord, la publication, en 2014, de Dove sono i nostri. Lavoro, classi e movimenti nell’Italia della crisi [Où en sommes-nous? Travail, classes et mouvements dans l’Italie en crise] par le collectif politique Clash City Workers.[7] Il s’agit d’un livre sur la composition des classes dans l’Italie contemporaine, sur  les formes de représentation et de lutte qu’elles adoptent et sur les perspectives d’un changement radical dans le pays. Deuxièmement, l’occupation d’une ancienne prison psychiatrique abandonnée par les institutions publiques au milieu de la ville de Naples et sa transformation en un lieu de socialité, d’organisation et de lutte.[8]

Avant de se pencher de plus près sur ce processus organisationnel, il est nécessaire de prendre du recul et d’examiner les conditions économiques, sociales et politiques contemporaines dans lesquelles il s’est développé. L’Italie se caractérise par une grande division sociale et économique entre un Nord industrialisé et un Sud sous-développé. La domination économique du Nord se caractérise par un réseau dense de petites et moyennes entreprises qui produisent pour les industries des principaux pays européens du continent, par une plus grande intégration de la main-d’œuvre jeune et féminine dans l’économie régulière, par des salaires plus élevés et par des structures de protection sociale mieux développées. A l’inverse, le Sud de l’Italie se caractérise par un taux de chômage plus élevé, qui atteint des sommets d’environ 45 % pour les moins de 25 ans dans les principaux centres urbains (Naples et Palerme par exemple), une moindre intégration des  femmes sur le marché du travail formel, une plus grande précarité de la main-d’œuvre  due au travail informel, des salaires plus bas, la désindustrialisation, l’orientation de l’économie vers le tourisme et les services, et une présence de l’État principalement en tant que force de répression plutôt qu’en tant que fournisseur de prestations  sociales. Au cours de la dernière décennie (2010-2020), cette situation socio-économique a entraîné un solde migratoire net négatif de 600 000 personnes.

Sur le plan politique, les quinze à vingt dernières années ont également représenté un changement important dans le paysage italien. Tout d’abord, lors des élections générales de 2008, les partis de la gauche radicale ont perdu leurs élus au parlement national, et, depuis cette date, il n’y a plus eu de députés socialistes ou communistes. A partir de 2009, la version italienne du « tournant populiste » s’est traduite par l’irruption du Mouvement 5 étoiles dans le jeu électoral. Son populisme était fortement marqué par une combinaison entre, d’une part, des positions conservatrices, voire réactionnaires, telles que « l’idéologie post-idéologique », supposément « ni de droite ni de gauche », et, de l’autre, par des positions progressistes telles que « le peuple contre l’élite politique corrompue » et le soutien à un revenu garanti de base pour les familles et les travailleurs pauvres. Cela lui a permis de remporter les élections législatives de 2013 (avec 25 % des voix) et de 2018 (plus de 32 %), ses principales réserves électorales étant concentrées dans les régions les plus pauvres et désindustrialisées du Sud.

Nous avons par ailleurs assisté au renforcement de l’actuel parti de droite au pouvoir, les Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), qui est passé de moins de 2 % en 2013 et de 4,4 % en 2018 à 26 % des voix  en 2022. Ce parti  puise ses racines historiques dans la culture du fascisme et  du néofascisme et adopte des positions ultra-conservatrices incarnées dans le triptyque « Dieu, patrie et famille ». Par ses positions économiques, sociales et en politique étrangère, le parti représente la continuation des politiques néolibérales et atlantistes (pro-UE et pro-OTAN). Il faut également ajouter que le renforcement des Fratelli d’Italia ne constitue pas en soi une « fascisation » du paysage électoral italien puisque, en termes absolus, le poids de la coalition de centre-droit est resté stable depuis des années. Ce qui a changé, c’est la répartition entre les partenaires de la coalition, avec le fort recul du parti Forza Italia créé par Silvio Berlusconi.

Pour compléter le tableau, il convient de relever la chute spectaculaire de la participation électorale ces dernières années. Lors des élections législatives de  2006, elle s’est élevée à 84 %, mais en 2022 ce taux est tombé à 64 %. Lors des élections régionales de 2023 dans les deux principales régions d’Italie, la participation était de de 37 % dans le Latium et de 41 % en Lombardie. Même si les élections restent un moment central de la politisation de la société dans son ensemble, l’abstentionnisme est une réalité à laquelle nous devons faire face aujourd’hui.

Cette mutation du paysage politique italien s’est accompagnée d’une mutation du conflit social. L’intégration des grandes confédérations syndicales dans les institutions bourgeoises s’est renforcée. De ce fait, celles-ci ont perdu leur capacité à organiser avec succès des actions syndicales ou des mobilisations politiques coordonnées au niveau national. D’autre part, de nouvelles formes d’organisations syndicales – les syndicats dits de base – se sont développées dans des secteurs du salariat précaire tels que la logistique et l’agriculture, où les conditions de travail se caractérisent par une forte exploitation, des salaires bas et une forte proportion de travailleur.ses sans-papiers.   Les mouvements sociaux communistes et autonomes, à savoir ceux qui ont une idéologie radicale et marxiste mais qui s’organisent en dehors des partis de gauche traditionnels, bien qu’historiquement forts ne servent plus point de référence pour des groupes sociaux importants, avant tout pour les étudiant.es. Ils ont donc également perdu leur capacité de mobilisation sur le plan social et politique. La « division du travail politique » classique entre des mouvements syndicaux et de jeunesse forts en dehors des institutions et des représentants politiques radicaux défendant leurs revendications à l’intérieur des institutions s’est brisée au cours des années 2008-2012.

Recomposition de la classe ouvrière et culture de la lutte

Ce contexte changeant a contraint les organisations politiques et sociales à réorienter leurs pratiques politiques. À Naples, le collectif d’étudiants CAU (Collettivo Autorganizzato Universitario : Collectif Universitaire Autoorganisé) et le collectif Clash City Workers ont décidé en mars 2015 d’occuper une ancienne prison  psychiatrique abandonnée pour redéployer le travail social et politique qu’ils menaient dans la ville. L’espace ainsi créé, nommé Ex Opg Je so’ pazzo, a développé une manière de faire de la politique qui  tente de surmonter les difficultés rencontrées au cours des dernières décennies et de faire un pas en avant sur le plan politique et organisationnel.[9] Trois principales pratiques sont mises en avant. Tout d’abord, l’Ex Opg Je so’ pazzo a été d’emblée conçue comme une « maison du peuple » [casa del popolo], c’est-à-dire comme un lieu physique où la classe travailleuse d’un territoire déterminé peut se réunir, s’organiser et développer des activités d’entraide afin de satisfaire ses besoins sociaux spécifiques.

L’idée des « maisons du peuple » est historiquement liée à la tradition du Parti communiste italien après la Seconde Guerre mondiale. « Une cellule du parti pour chaque clocher » (Pietro Secchia) était le mot d’ordre selon lequel le Parti communiste devait être un contre- pouvoir hégémonique face au projet dominant du Parti démocrate-chrétien italien, non seulement sur le plan politique et institutionnel, mais aussi sur le plan culturel et social.

Les Maisons du Peuple ont exactement cet objectif, celui d’un projet de contre-hégémonie qui  aborde la vie humaine dans sa totalité, et pas seulement en tant que sujet politique. Si l’occupation de l’Ex Opg Je so’ pazzo à Naples a servi d’exemple dans d’autres territoires du pays, les occupations ne doivent pas être fétichisées en tant que modalité d’action. Si les espaces s’avèrent difficiles à occuper et  à conserver, des efforts devraient être faits pour louer un lieu dans lequel une « maison du peuple » pourrait s’installer. L’occupation n’est pas un but en soi, l’objectif est de disposer d’un espace où des relations sociales inclusives peuvent être développées en tant qu’alternative à la  modernité capitaliste. En ce sens, les maisons du peuple doivent être considérées comme des « îlots de socialisme ».

Deuxièmement, si les « maisons du peuple » sont le squelette, le mutualisme et les pratiques d’entraide sont la chair vivante du corps de l’organisation. C’est l’outil qui relie le militantisme de l’organisation aux classes travailleuses et populaires d’un territoire spécifique, qui reflète les besoins sociaux de la population et qui y répond. Elle agit ainsi comme un outil clé de l’organisation politique. Les pratiques d’entraide servent d’outil d’enquête sociale et nous aident à trouver des réponses aux questions suivantes : quelles sont les conditions matérielles des travailleur.ses ? Quels sont leurs besoins sociaux immédiats ? Quelles  sont leurs perspectives politiques ? En même temps, les pratiques d’entraide sont une réponse à la fragmentation sociale de la classe travailleuse d’aujourd’hui. Ces pratiques recomposent et unissent les personnes socialement divisées dans le travail et la vie quotidienne. L’aide mutuelle intervient dans les domaines que l’État-providence a abandonnés dans le processus de restructuration néolibérale en suivant les principes de gratuité, d’auto-organisation et de réciprocité. Les domaines d’intervention typiques sont le soutien juridique aux travailleurs précaires et aux migrants, le soutien médical, mais aussi les activités culturelles et récréatives telles que le théâtre, le sport et la danse. Les principaux objectifs sont de répondre aux besoins sociaux des personnes et de prouver que, même dans les conditions données, il est possible de développer de nouvelles relations sociales en répondant à ces besoins. Le mutualisme n’est pas simplement de la charité, il sert d’instrument politique  principal dans la lutte des classes de notre époque.

Pour politiser le mutualisme et renforcer le pouvoir des personnes impliquées, nous devons passer du niveau individuel au niveau collectif et développer nos luttes sociales et politiques autour de cet axe. Cela signifie, par exemple, que si le soutien juridique aux travailleur.ses précaires est constamment fourni aux travailleur.ses sans-papiers, une campagne politique contre cette forme d’emploi doit également être lancée. Une telle campagne peut faire pression sur l’inspection du travail pour que celle-ci dénonce l’emploi de travailleur.ses sans-papiers, intervienne contre les employeurs qui embauchent sans contrat, ou pour mobiliser les sans-papiers contre les institutions politiques qui les  maintiennent dans l’exploitation autour de la revendication de « papiers pour tou.tes ».[10] Cette approche ne considère les institutions de l’État libéral ni comme le prolongement exclusivement répressif du pouvoir de la bourgeoisie, ni comme un champ neutre où le lobbying suffit à changer le cours des choses. Les institutions de l’État sont un champ de bataille social et politique à travers lequel nous pouvons obtenir des améliorations matérielles pour les  classes populaires, organiser le pouvoir populaire à partir du peuple et pour le peuple et montrer que nous pouvons gagner avec un message d’espoir.

En résumé, notre analyse des « maisons du peuple », du mutualisme et du pouvoir populaire constitue la base de notre compréhension du socialisme. Nous considérons notre tâche comme  un processus politique et social qui ne reporte pas la réalisation du socialisme à un moment futur qui reste à déterminer, mais comme un processus qui s’exerce à le construire ici et maintenant. Organiser les solidarités pour assurer une vie digne, recomposer la classe travailleuse, sauver la vie collective, rendre la solidarité concrète et reconstruire la culture de la lutte sont des éléments fondamentaux de la pratique socialiste d’aujourd’hui.

Le champ de la représentation : un espace à investir ?

Au cours de la période 2015-2017, l’Ex Opg Je so’ pazzo de Naples a servi de modèle pour l’ouverture de nombreuses autres « maisons du peuple » à Rome, Florence, Turin, Padoue et dans d’autres villes du pays. L’intensification des activités d’entraide a impulsé une activation de secteurs des jeunes générations dépourvus de formation politique idéologique, puisque c’est la pratique sociale elle-même qui a servi d’outil d’agrégation politique. Cette vague de mutualisme correspondait à un renouvellement des expériences historiques des « centres sociaux » des années 1990, mais elle n’a pas automatiquement surmonté les difficultés qui leur étaient inhérentes. En effet, le mutualisme demande des efforts, du temps et de l’énergie dans des activités sociales militantes. Il y a donc un risque de reproduire des erreurs sans aucune réflexion autocritique, puisque les habitudes peuvent devenir une « seconde nature » et former un ensemble de pratiques réifiées que nous ne contrôlons plus et qui, au contraire, nous contrôlent. En outre, la concentration sur le niveau social de l’intervention a signifié, pour de nombreux mouvements sociaux italiens, l’abandon du champ politique en faveur de ce que l’on pourrait appeler une « illusion sociale ». Dans cette perspective, il est possible de changer le monde sans prendre le pouvoir politique et étatique ou en se contentant d’un contre-pouvoir.[11] Dans cette conception, le domaine de la représentation politique et des élections est considéré soit comme insignifiant, soit comme une machine qui coopte les leaders individuels  des mouvements sociaux dans les institutions de l’État.

Lorsque Potere al Popolo est entré dans le champ électoral fin 2017-début 2018, il a dû faire face à cette réalité dans son ensemble. Sur le plan institutionnel,   nous avons été confrontés à une situation apparemment paradoxale : le manque de partis de gauche au parlement capables de relayer les revendications de la classe travailleuses dans les institutions étatiques, l’affirmation d’un « moment populiste » représenté par la montée électorale du Mouvement 5 étoiles et, en même temps, une démobilisation croissante des jeunes générations dans le processus électoral (phénomène de l’abstention). Une situation paradoxale similaire persiste également au niveau social : un affaiblissement depuis 2008-2010 des mobilisations sociales et syndicales conflictuelles d’ampleur sur des sujets politiques précis, une fragmentation des organisations du mouvement social et la concentration de leurs activités au niveau local, et en même temps l’émergence de nouvelles formes d’activation sociale à travers le mutualisme.

Entrer dans le champ de la représentation vise à répondre au double défi produit par ces deux tendances : construire l’autoreprésentation des mouvements et organisations sociales développés autour du mutualisme en l’absence d’une véritable gauche institutionnelle et, en même temps, utiliser également les élections pour politiser une jeune génération à la recherche d’une alternative politique. Car malgré une abstention croissante, les élections restent un « moment politique » même si le résultat s’avère négatif en termes de score : lors des élections générales de 2018 et 2022, Potere al Popolo a pu mobiliser et organiser durablement de nombreux jeunes dans les territoires où il agit. Cette perspective repose sur la conviction  que les élections représentent un « espace politique » qui n’est ni homogène, ni « vide », simplement en attente d’être occupé par une alternative. C’est un champ de forces éminemment instable. Cette instabilité tient au fait que les mobilisations sociales connaissent davantage de défaites que de victoires et que le lien avec la transformation de la représentation politique reste très ténu et fragile.

Lutter contre l’impossible et gagner

Quelles conclusions peut-on tirer de six années d’expérience de la stratégie esquissée ci-dessus ? Le « tournant électoral » de Potere al Popolo n’a pas été une opération basée sur un leader charismatique et une communication modernisée. Au cours  des trois mois de préparation de la campagne électorale de 2017 et 2018, plusieurs assemblées territoriales ont été construites dans toute l’Italie, des assemblées qui transcendent le temps des élections et qui constituent encore aujourd’hui le noyau central de l’organisation. On en compte environ 60 dans tout le pays. Contrairement à d’autres alliances électorales, Potere al Popolo est né pendant les élections, mais pas exclusivement pour les élections. Les moments électoraux servent de catalyseurs à l’activation politique, mais seul un solide processus de construction permet aux mouvements de se développer après les élections. Cette construction comprend l’enracinement territorial par le biais des « maisons du peuple », du mutualisme, de l’éducation et des campagnes politiques.

Si nous examinons les résultats électoraux des élections législatives, Potere al Popolo a recueilli environ 370 000 voix en 2018 (ce qui correspond à 1,1 % du total) et un peu plus de 400 000 en 2022 (1,4 % au sein de la coalition Unione Popolare). Que nous disent ces chiffres ? Tout d’abord, aujourd’hui, l’espace électoral pour une gauche radicale en Italie correspond à environ 400 000 élect.eur.ices. En 2018, nous avons probablement surestimé le potentiel de percée dans l’espace électoral et de dépassement du seuil des 3% [seuil minimal pour entrer au parlement] en sous-estimant le soutien que le Mouvement 5 étoiles a pu recueillir dans le contexte donné. Les élections de 2022 ont confirmé que sans un enracinement plus profond dans les territoires et les classes populaires et sans la relance d’un mouvement général de masse, l’espace électoral de Potere  al Popolo restera limité. Cela signifie-t-il qu’il ne vaut pas la peine de se présenter aux élections ? D’après notre expérience, les élections sont un moment politique dans lequel les gens se politisent ; il ne s’agit donc pas d’une question à laquelle on peut répondre par oui ou par non, mais dela manière  d’utiliser ces moments électoraux en créant une base de soutienautour d’un programme politique afin de renforcer le processus d’organisation des classes populaires.

Aujourd’hui, nous sommes convaincus qu’il est impossible d’imaginer un processus révolutionnaire autrement que comme un transfert de légitimité privilégiant le « socialisme par  le bas » à travers l’interaction avec les formes représentatives de la politique. Il s’agit d’un processus long, au cours duquel on ne peut ignorer aucun champ de conflit (territoires, lieux de travail, secteurs sociaux, institutions étatiques, etc.). Ce n’est qu’en affrontant ce qui semble  impossible que nous pourrons construire les conditions d’une alternative radicale.

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Texte initialement publié le 21 mai 2024 sur le site d’Academy of Democratic Modernity. Traduction Contretemps.

Contretemps

[1] Cf. Tricontinental, Institut de recherche sociale, The World in Economic Depression. A Marxist Analysis of Crisis, Cahier n° 4, 10 octobre 2023.

[2] Emiliano Brancaccio, La guerra capitalista. Competizione, centralizzazione, nuovo conflitto imperialista, Milan, Mimesis, 2022.

[3] Voir Francesco Schettino, « Le caratteristiche economiche della questione palestinese”, Marxismo Oggi, 10 décembre, 2023.

[4] Cf. Georg Lukacs, La pensée de Lénine. L’actualité de la révolution, Paris, Editions communardes, 2024.

[5] E.M.S. Namboodiripad, P. Govinda Pillai, Gramsci’s Thought, New Delhi, Leftword Books, 2021.

[6] « ‘Power to the People !’ », An interview with Je’so Pazzo, Viewpoint Magazine, 1er mars 2018.

[7] Pour une analyse de ce débat cf. Maurizio Coppola, Clash City Workers, Dove sono i nostri. Lavoro, classe e movimenti nell’Italia della crisi, Lucca, 2014.

[8] « Revolutionary Social Centre in an Occupied Prison – Ex OPG in Naples », entretien avec Salvatore Prinzi, Cooperative City, 11 novembre 2019.

[9] Cf le Manuale del Mutuelismo publié en 2019.

[10] Cf. Maurizio Coppola, « Tackling the Rightward Shift with Solidarity. In Naples, Activists are turning to Mutualism and new class politics », in Wenke Christoph, Stefanie Kron (dir.), Solidarity Cities in Europe. Charity or Pathways to Citizenship. A New Urban Policy Approach, Rosa Luxemburg Stiftung, Berlin, 2019.

[11] Cf. Daniel Bensaïd, « Sur le retour de la question politico-stratégique » (2026), repris dans Contretemps, 11 janvier 2020.