Le golf au Kenya : un attribut d’une bourgeoisie mondiale imaginée

Dans son ouvrage récent Faire partie du club, élites et pouvoir au Kenya (CNRS Editions : https://www.cnrseditions.fr/catalogue/sciences-politiques-et-sociologie/faire-partie-du-club/) , le politiste Dominique Connan examine la trajectoire postcoloniale d’une institution issue de l’empire britannique, le club. Dans les années qui ont suivi l’indépendance, et par la pratique du golf notamment, ils ont été pour les élites africaines les lieux d’une revanche sur la domination coloniale. Aujourd’hui, les clubs jouent un rôle important dans le quotidien des élites kényanes, grands patrons ou hommes politiques. Pour les plus jeunes, managers ou membres des professions libérales, l’appartenance à un club témoigne de la force d’attraction du golf comme d’une pratique qui atteste de la réussite sociale et matérielle, mais qui n’est atteignable qu’à condition de mettre à distance le reste de la société. Mais davantage qu’une étude sur le sécessionnisme des plus riches, le livre montre les contradictions d’une telle entreprise : les clubs sont en effet des lieux clivés, selon des lignes raciales, ethniques, générationnelles ou de sexe. Derrière une façade prestigieuse, ils donnent ainsi à voir une sociabilité violente et parfois impossible, celle d’un groupe qui peine à faire valoir ses intérêts de classe et à se réaliser comme tel. Il n’y parvient qu’au prix de multiples règles et d’une bureaucratie abondante, moyens d’une unité fragile et sans cesse questionnée.

Dominique Connan, Faire partie du club. Élites et pouvoir au Kenya, CNRS Editions, 2024, 320 p., 25 euros

Le passage qui suit, extrait du second chapitre, décrit un samedi après-midi au Vet Lab Golf Club, dans la banlieue de Nairobi. Un petit groupe d’hommes, qui se sont connus au Rotary Club, discutent en terrasse après avoir joué une partie. Au fil de leur conversation se dessine un imaginaire de la réussite matérielle, fait de téléphones et de voitures de sport, dont la force réside dans sa capacité à mettre à distance la politique comme les origines, parfois douteuses, de la richesse et du succès social.

 Le golf, un mode d’appartenance à la globalisation

Le sens de l’appartenance aux clubs a changé pour les Africains depuis l’indépendance. Ces institutions promeuvent et portent aujourd’hui des hommes différents. Elles sont désormais rejointes par des catégories sociales qui font du golf un jeu d’aspirant, une vision de l’avenir plus qu’une revanche sur le passé colonial. Aujourd’hui, appartenir à un club est autant l’affirmation d’un statut que de l’ambition d’une réussite économique à venir, dont l’expression matérielle répond de représentations mondialisées. Un samedi après-midi au Vet Lab Golf Club, tel que j’ai pu y participer à l’occasion d’une petite compétition mensuelle entre ses membres, le July Mug, illustre ce phénomène. Je m’y suis rendu à l’invitation d’un cadre de la Barclays Bank of Kenya, Sailepu, qui sponsorise le tournoi. Il est lui-même membre du club où il rejoint des collègues. Sailapu est un trentenaire d’origine Maasai, qui occupe le poste d’assistant exécutif auprès du directeur de la banque, un poste obtenu après des études de commerce à l’université de Leicester. Il est membre du Parklands Sports Club et secrétaire du Rotary Club de Langata, alors un jeune club fondé en 2002 et où je l’ai rencontré. Il a effectué sa scolarité secondaire à la St Mary’s High School. Son père est pédiatre et sa mère est propriétaire et directrice d’une école primaire chrétienne. Ils sont diplômés respectivement de l’université de Makerere et de l’université de Nairobi. Sailepu est accompagné de deux amis, Michael et Peter, qui occupent des postes de managers au département marketing de la Barclays. Le sponsoring est une pratique systématique des tournois amateurs de golf comme des club nights, et consiste pour l’entreprise à financer l’achat des lots pour les vainqueurs. Ces petits tournois du samedi se tiennent très régulièrement dans chaque club, et ne sont pas très différents de la club night en ce sens qu’ils ne touchent pas un public extérieur au club. Le Vet Lab est l’ancien club de la section vétérinaire de l’université de Nairobi, construit en 1919 et situé sur le campus de Kabete, à quelques kilomètres du centre-ville. Ses adhérents sont, pour l’essentiel, de jeunes cadres d’entreprise qui débutent le golf. Il n’est pas à proprement parler un club élitiste : on n’y trouve ni P-DG, ni membres du gouvernement, même si plusieurs députés y jouent.

Ce samedi, le club house est décoré, pour l’occasion, de rubans blancs et bleus aux couleurs de la banque et un disc-jockey a été employé pour la soirée. Le sponsor offre également le repas, sous forme de buffet. Nous sommes assis à une table, sur la terrasse extérieure du club, qui donne sur l’arrivée du parcours. À l’intérieur du club house et sur la terrasse, six téléviseurs diffusent alternativement, en boucle, des photos du tournoi actualisées en temps réel, des publicités pour les services financiers de la Barclays et des vidéos de gags automobiles qui présentent différentes situations où des femmes peinent à garer leur véhicule, ou provoquent par maladresse des accidents. Ces dernières suscitent des ricanements sporadiques de la part des différents groupes de golfeurs, presque tous des hommes installés par tablées de quatre. L’organisation de ce type de sponsoring varie cependant d’un club à l’autre. Dans les clubs plus huppés, le sponsor se fait discret, les joueurs exigeant que sa participation ne dépasse pas le cadre d’un bref discours humoristique lors de la remise des prix, et de quelques panneaux publicitaires à l’extérieur du club house. Les trois cadres de la Barclays Bank sont présents ici en tant qu’organisateurs de l’évènement, mais jouent régulièrement ensemble dans ce club, ainsi qu’au Limuru Country Club. Michael, qui voyage souvent hors du Kenya pour des raisons professionnelles, commence par évoquer la qualité des hôtels internationaux dans différents pays d’Afrique, notamment en Tanzanie, au Mozambique et en Afrique du Sud. Cette thématique du confort en voyage, mais aussi celle des biens que l’on peut acquérir à l’étranger, reviennent souvent dans la conversation. En l’occurrence, la montre achetée à Dubai, les lunettes de vue Armani à monture sophistiquée, les chaussures de qualité achetées en Angleterre participent de l’identité visuelle du professional kényan accompli. Le téléphone occupe une place importante, bien qu’il soit interdit de s’en servir au club. Chacun pose le sien sur la table et il fait l’objet de commentaires : Sailepu désire acheter un modèle similaire à celui de Peter, un Nokia qui dispose d’une fonction internet. La veille se tenait au National Museum of Kenya le dîner annuel du Rotary Club de Langata et un quizz était organisé pendant le repas : Sailepu fait remarquer que la plupart des convives pianotaient leur mobile sous les tables pour trouver les réponses. C’est ainsi qu’à la stupéfaction des organisateurs, la grande majorité des convives connaissait le rôle du conquistador Hernando de Sotto dans l’introduction du porc aux Amériques, au début du XVIe siècle. Le compte rendu de la soirée du Rotary se poursuit, auquel Sailepu et Peter assistaient : l’évènement aurait été terni par une restauration sous forme de buffet, un aspect qui aurait fait l’objet de vives critiques, puisque ne répondant pas au prestige attendu d’une telle soirée. La question de l’alcool est enfin abordée : le Rotary avait commandé une centaine de caisses de bières et dut en renvoyer 80, les convives lui préférant largement le vin sud-africain. Michael évoque son goût pour les whiskys écossais. Les trois hommes boivent du Viceroy, un brandy bon marché produit depuis 1998 par la Kenya Wine Agency Ltd. sous franchise sud-africaine, qu’ils coupent avec du Coca-Cola.

La conversation aborde ensuite la question des voitures de sport, Michael relatant avoir vu, lors de son dernier voyage, un coupé Nissan Skyline. Plusieurs modèles sont évoqués et comparés, dont l’utilité est défendue par Sailapu, qui fait remarquer que la récente réfection de la route de Mombasa permet désormais d’atteindre les 170 km/h sur certaines sections. Le thème de l’immobilier apparaît dans la conversation. Peter dit qu’il ne peut penser à acheter une maison sans penser à sa revente. Il évoque l’acquisition prochaine d’une propriété dans le quartier de Lower Kabete, pour 30 millions de KSh[1]. Sailepu, qui vit encore chez ses parents, parle d’une maison qu’il vient de visiter, dont le défaut principal provient d’une mauvaise disposition des cheminées dans le salon, et du trop grand nombre de fenêtres dans les pièces. Tout au long de la conversation, les trois hommes commandent des plats kényans et indiens qu’ils mangent avec les doigts : du poisson masala, de l’ugali – une purée à base de farine de maïs – du katchumbari – une salade composée de tomates, oignons, coriandre[2].

Ces références matérielles à l’acquisition réelle ou fantasmée de produits ou de style importés peuvent être interprétées comme des formes de ralliement à une communauté imaginée qui dépasse de loin les frontières du Kenya. Elles inscrivent plus généralement l’appartenance africaine aux clubs dans des formes de dignité arrimées à des normes perçues comme mondialisées. Ces manifestations sont communes et concernent tous les clubs, fut-ce sur des registres différents. Ainsi, le golfeur Sam Ngaruiya justifie la modernisation récente du Muthaiga Golf Club par la nécessité cruciale d’une mise aux normes du circuit professionnel européen :

« Au Muthaiga, nous voulions un parcours de golf moderne qui puisse être au niveau des parcours utilisés sur le circuit professionnel européen. Et nous avions eu beaucoup de remarques à propos du parcours de la part de professionnels en Europe qui le critiquaient, donc nous devions faire quelque chose. Et maintenant il est devenu plutôt exigeant. Donc oui, nous devions le porter aux normes internationales[3]».

L’appartenance aux clubs a certes toujours été arrimée, chez les Africains, à des représentations à la fois élitiste et nationaliste, c’est à dire qu’elles font de l’honneur reçu – et présumé mérité – par quelques-uns, une affaire de fierté nationale. Mais ces représentations sont désormais façonnées par les idiomes de la mondialisation libérale. Elles accompagnent d’autres signes, qui sont autant de déclinaisons éthiques de la matérialité des clubs et du golf. Ainsi, par exemple, de la multiplication des salles de sport et de gymnastique dans la capitale : les corps désormais affûtés des managers contrastent avec celui des big men, gras opérateurs du clientélisme politique. Un entretien paru dans la presse avec Julius Kipng’etich, économiste alors directeur du Kenya Wildlife Service – l’agence para-étatique de conservation de la faune – le voyait ainsi affirmer « dès que je le peux, je passe du temps à la salle de gym du Muthaiga Golf Club, en soirée[4] ».

Le golf kényan doit aussi, sans doute, un peu de son regain aux succès de Eldrick Tont « Tiger » Woods, premier noir américain à devenir numéro un mondial et longtemps le sportif le mieux payé au monde. Le golfeur, l’homme – dans une moindre mesure la femme – de club sont devenus des figures de respectabilité, au-delà des seules élites de la province Centrale et probablement plus qu’ils ne l’étaient sous Kenyatta et, surtout, sous Moi. Elles accompagnent la multiplication des managers, des professionals et des bureaucrates d’entreprise au sein de l’appareil d’État et de ses prolongements. Comme le dit Carole Kariuki, la jeune P-DG du grand syndicat patronal du pays, la Kenya Private Sector Alliance (KEPSA), le golf n’est plus seulement le sport des grands patrons dont le succès est avéré et la richesse accomplie, mais est bien devenu une pratique d’aspirants beaucoup plus jeunes :

« De plus en plus, le golf devient plus largement accepté. Pendant longtemps, c’était disons un sport cher, exclusif, vous savez, pour les riches, et maintenant c’est plus largement accepté, maintenant c’est devenu moins cher pour la plupart des gens, beaucoup de gens à Nairobi jouent désormais. Et en particulier depuis que de plus en plus de gens se lancent dans les affaires, ils se rendent compte que c’est le bon endroit pour réseauter, pour faire des affaires et tout ça, j’ai beaucoup de mes collègues qui jouent au golf aujourd’hui, et c’est comme ça que j’y ai pensé pour la première fois, oui… Ça affirme quelque chose. Et je pense qu’avant, c’était pire, seule une minorité pouvait le faire, donc vous disiez, « j’appartiens à un club, une classe, j’appartiens au Nairobi Club », alors vous étiez considéré dans les top deux pour cent de la population, ou quelque chose comme ça.  C’est en train de devenir plus largement… Ce n’est plus seulement pour les riches, la classe moyenne est en train d’y avoir de plus en plus accès[5]. »

Ces propos peuvent faire sourire, alors qu’il n’a jamais été aussi cher d’être membre d’un club, à Nairobi comme ailleurs. Ils véhiculent le nouveau cadre moral dans lequel s’enchâsse l’appartenance aux clubs : la carte de membre n’est plus l’attribut d’une élite réputée riche, mais d’une middle class fantasméequi n’est jamais que l’énoncé dépolitisé par lequel les nouvelles générations des classes supérieures légitiment leurs succès économiques. Et les seconds, qui ne sont jamais que les enfants des premiers, ne sont pas beaucoup plus nombreux que leurs parents[6]. Ces opérations de réinvention morale font du golf l’attribut d’un style de vie réputé désirable. Il n’est pas, dans l’esprit de ceux qui s’y livrent, le style d’une élite, mais bien la normalité du citoyen kényan à venir, dont la destinée s’inscrit dans le futur d’un pays appelé à devenir, par la grâce de son plan de modernisation Vision 2030 et des partenariats public-privé, un « middle income country », sinon le Singapour de l’Afrique. Ce que l’on appelle au Kenya le « secteur privé », le « monde de l’entreprise », avec son éventail de normes, d’incantations économicistes, de discours modernisateurs, de légalisme en apparence intransigeant, d’appels à la qualité et au dépassement de soi est donc davantage une forme de moralisation de l’accumulation par l’extraversion symbolique, qu’un véritable registre d’opposition à la corruption et à l’ethnicisation du politique. Deux ouvrages réécrivent ainsi les biographies des élites kényanes au prisme de ces nouvelles normes, accompagnées par des photographies en couleur, sur papier glacé. Intitulés Life Journeys, l’un pour les hommes – Scaling Heights – l’autre pour les femmes – Seeking Destiny – ils présentent, sous la forme d’entretiens, plus de 150 biographies recomposées à l’aune des nouveaux mantras de la modernisation néo-libérale[7]. La poussée autobiographique dont ces élites ont fait preuve depuis le début des années 2000 l’illustre amplement à son tour. Ces processus de reformulation éthique n’en témoignent pas moins de l’importance croissante des techniques managériales et de leurs spécialistes dans les rouages de l’État et de la transformation de son administration par la multiplication des agences para-étatiques – comme Vision 2030 qui prend désormais en charge la planification d’État, ou Brand Kenya – et dont la réorganisation du Kenya Wildlife Service sous Julius Kipng’etich a été le modèle. En ce sens, la relation entre clubs, pratique du golf et transformation des éthiques de l’accumulation ne procède pas d’une relation causale, mais symbiotique. Elle accompagne ces changements autant qu’elle contribue à les produire, par de multiples combinaisons d’affinités électives, qui ancrent les transformations de l’État et de sa légitimation jusque dans l’intime des quotidiennetés élitaires.  En vérité, le fonctionnement de l’État n’a pas tellement changé. Cette transition était lisible dans les transformations du régime précédent. Les nombreux scandales de corruption de l’ère Kibaki, de l’Anglo-Leasing aux minoteries, montrent que la confusion du « public » et du « privé » demeure la norme[8]. Kiraitu Murungi, juriste héraut des droits de l’Homme dans les années 1990, fut même l’une des chevilles ouvrières du premier scandale, une affaire de commande fictive d’une frégate, de passeports et d’une station radar auprès d’une boîte postale située à l’étranger, qui n’était jamais que le faux-nez de l’entourage du président. Dans un manifeste intitulé In the Mud of Politics, Murungi écrivait pourtant, à l’aube des années 2000 :

« Au-delà de prendre en charge des affaires, les avocats peuvent faire de la politique de bien des manières […] Cela nous permettrait d’être dans les conseils municipaux, régionaux, au parlement, et au gouvernement. Mais nous devrions aussi participer à la politique de base, en devenant membres de nos comités paroissiaux, des associations de parents, des groupes de femmes, des équipes de foot, du Rotary Club, des golf clubs, des groupes de défense, des syndicats, des associations professionnelles, des associations de mères, des associations caritatives claniques, et de toute organisation dans laquelle les kényans prennent des décisions qui affectent nos vies quotidiennes[9]

La figure de l’homme de club, du golfeur, était déjà dans les dernières années de la présidence Moi celle du modernisateur, du technocrate émancipateur. Martin Oduor-Otieno, membre éminent de la Dream Team chargée d’appliquer au Kenya les recettes de la Banque Mondiale, était encore trésorier du Parklands Sports Club alors qu’il était appelé au gouvernement. Les élites de l’ancien régime s’y sont pareillement convertis dès la fin des années 1990. Aujourd’hui, l’un des avocats de la famille Moi, Jinaro Kibet, est le président du Karen Country Club, qu’il a rejoint en 1998. Mutula Kilonzo également avocat de l’ancien président, s’est fait connaître depuis le début des années 2000 comme membre actif des Rotary Clubs de la capitale. Les entrepreneurs indiens, dont beaucoup se sont enrichis de la prédation du régime Moi, sont désormais à la tête des plus grandes fondations philanthropiques et continuent de fréquenter sans honte les grands clubs de la capitale, à l’exception du Karen où on les refuse encore. Il ne s’agit pas de déceler dans ces pratiques une « stratégie », encore moins le résultat du calcul machiavélique. Il faut simplement y lire, dans le Kenya contemporain, l’adéquation croissante d’un certain type d’homme et des chances de pouvoir.

Les listes de membres des clubs de Nairobi illustrent cet état de fait. Au cours de mon enquête, j’avais obtenu les listes complètes de membres du Karen Country Club et du Nairobi Club, ainsi que la liste des golfeurs ayant un handicap enregistré au Muthaiga Golf Club – ce qui n’est pas tout à fait la même chose que la liste complète des membres[10]. En recoupant ces données avec des informations obtenues lors d’entretiens, ou d’observation ethnographiques, il était alors possible d’évaluer, fût-ce imparfaitement – car il manquait notamment les listes de membres du Muthaiga Country Club et des autres clubs de golf de Nairobi – la prévalence de l’appartenance à des clubs au sein de différents segments des classes dirigeantes, sous la présidence de Mwai Kibaki. On pouvait néanmoins y saisir le reflet des évolutions que nous venons de décrire. La coalition nommée par Mwai Kibaki au mois d’avril 2008, et qui devait gouverner jusqu’en 2013, était ainsi intéressante au sens où il s’agissait d’un gouvernement de consensus. Elle rassemblait, suite à une intense crise politique engendrée par des élections truquées, les principaux politiciens des trois groupes partisans antagonistes en compétition pour le scrutin présidentiel. En retenant alors les 42 ministres de plein exercice, en plus du président et de son vice-président[11], 23 appartenaient à au moins un club pour lequel je dispose de données. Plus que la proportion de membres au gouvernement, l’exercice révèle d’abord certaines propriétés de ceux qui en étaient absents. Il permet de mettre en valeur le faible nombre des élites KAMATUSA (Kalenjin, Maasai, Turkana, Samburu), qui constituaient la base ethnique du pouvoir de l’ancien président D.A. Moi. Ainsi, parmi les absents, on relève les noms des Kalenjin Kipkalya Kones, Helen Sambili, William Ruto, Sally Kosgei, des Maasai George Saitoti et William Ntimama et du Turkana John Munyes. Certains d’entre eux, comme William Ruto à Eldoret, étaient cependant membres d’un club situé près de leur fief politique, dans la vallée du Rift. Il est difficile de le vérifier pour les autres. Quoi qu’il en soit, Eldoret constituait sous Moi le barycentre du pouvoir Kalenjin. Son régime favorisait l’essor d’une conception territoriale et fermée de l’appartenance ethnique, ainsi qu’un refus du pluralisme politique et du partage du pouvoir. Elle culminait dans les années 1990 avec la mise en pratique de l’idéologie majimbo, qui prônait un régionalisme agressif, chaque ethnie devant occuper et gouverner seule son territoire[12]. La relative absence des politiciens kalenjin dans les clubs de Nairobi relève autant d’un principe d’évitement des autres groupes que d’une conception particulière du pouvoir et de la domination. Par ailleurs, on peut ajouter que pour des leaders régionaux tels que le Maasai William Ntimama, big man représentant une communauté de pasteurs des zones semi-désertiques, l’appartenance à un club eût radicalement contrasté avec un style de vie conservateur qui constitue l’essence de leur capital politique. Enfin, la sociabilité alcoolisée des clubs n’a jamais eu les faveurs des élites musulmanes de la Côte, ou somali ; leur absence n’est pas étonnante. En outre, le Nairobi Club est très fréquenté des élites politiques, en partie parce que l’établissement est le seul qui ait développé des accords de réciprocité avec la plupart des clubs de province. Aussi les MPs y sont-ils nombreux, au moins depuis la fin des années 1970, au point que le club a pris une forte connotation politique, abritant souvent des réunions partisanes. Ce sont néanmoins des appartenances anciennes, d’autant que les politiciens étaient parmi les premiers à entrer dans les clubs. Les pratiquants de golf étaient cependant, dans ce gouvernement, plus récents et plus nombreux.

Surtout, c’est dans les multiples avatars de la privatisation de l’État que s’est généralisée la figure du golfeur, ou de l’homme de club. Et ce dans la mesure où ce sont les mêmes hommes, managers et professionals, qui circulent au sein des agences para-étatiques, au directoire des compagnies nationales aujourd’hui privatisées, dans les grandes entreprises dont l’encadrement est désormais largement africanisé. On peut penser que cette élite économique a d’autant plus de facilités à intégrer des lieux de sociabilité privée qu’elle n’a plus la contrainte d’être politiquement responsable de sa richesse, tant elle est désormais désengagée des réseaux de patronage clientéliste. La prévalence de l’appartenance à ces clubs parmi les membres des directoires des grandes entreprises privées comme para-étatiques est ainsi très élevée. Six parmi les huit directeurs de Transcentury, la holding est-africaine spécialisée dans les infrastructures, sont ainsi membres du Karen Country Club, du Muthaiga Golf Club ou du Nairobi Club. La compagnie aurait été créée en 1995, à la suite d’une discussion entre ses fondateurs – Jimnah Mbaru, Joe Kamau, James Kahiu et James Gachui – lors d’une partie de golf[13]. Elle est typique de la manière dont les plus riches représentants de l’entrepreneuriat kikuyu se sont convertis à la finance afin de diversifier leurs sources d’accumulation face à un pouvoir hostile. Elle est aussi une résurgence, sous une forme capitaliste, de la Gikuyu, Embu, Meru Association des années 1970. Transcentury fut en effet d’abord crée comme un groupe d’investissement. Il s’agissait, pour ces patrons de la province Centrale, de mettre leur épargne en commun afin de l’investir dans des opérations boursières, profitant de l’exceptionnelle rentabilité du Nairobi Securities Exchange (NSE) au milieu des années 1990, suite aux privatisations imposées par les politiques d’« ajustement structurel ». Une trentaine d’entre eux s’engageait dans une première levée de fonds, avec cette condition qu’aucun politicien ne devait participer ; il fallait être discret afin de ne pas attirer l’attention des autorités. Réunissant d’abord 15 millions de shillings, ils multipliaient par deux ce capital en quatre ans, notamment en achetant des parts des brasseries Castle Beer et en prenant des parts dans d’anciennes compagnies publiques. C’est ainsi que Transcentury prenait progressivement le contrôle de l’East African Cables, un investissement extrêmement rentable pour le groupe, dès lors qu’il en devenait l’actionnaire majoritaire en 2004. La holding se diversifiait en acquérant des parts substantielles dans plusieurs entreprises, l’équipementier industriel Avery, le câblier Kewberg, le fabriquant de générateurs Tanelec, la compagnie de chemin de fer Rift Valley Railways – et devenait à la fin des années 2000 le premier manufacturier d’équipements électriques d’Afrique Orientale et Australe, présent dans 14 pays[14]. On trouve aujourd’hui parmi les actionnaires de Transcentury les principaux représentants de l’élite économique Kikuyu : Michael Waweru, Zephariah Mbugua, Eddy Njoroge, Stephen Waruhiu, Peter Kanyago, plusieurs d’entre eux, tels que Jimnah Mbaru ou Ndung’u Gathinji, ayant d’ailleurs directement accompagné la financiarisation de l’économie kényane en prenant la tête du NSE dans les années 1990 et 2000[15]. Chacun possède aujourd’hui des parts de la holding estimées entre 330 et 660 millions de shillings[16]. La plupart des grandes entreprises établies au Kenya présentent un taux de participation aux clubs comparable parmi leurs directeurs africains. On peut l’évaluer dès lors que l’on croise les listes de membres avec les noms des directeurs africains des soixante entreprises cotées au Nairobi Securities Exchange[17] (NSE). Dans le secteur bancaire, les seuls établissements pour lesquels on ne retrouve pas le nom d’un ou plusieurs directeurs dans l’une de nos listes sont par exemple ceux qui sont exclusivement gérés par des Indiens, comme la Diamond Trust Bank, qui appartient à l’Agha Khan. Il s’agit de chiffres assez représentatifs des autres secteurs d’activité listés au NSE – assurances, investissement, produits manufacturés, construction, énergie, commerces et services, télécommunications, automobiles – à l’exception du secteur agricole où beaucoup de directeurs sont d’origine européenne. Compte tenu des données parcellaires dont nous disposons, l’exercice illustre surtout d’une adéquation entre certaines positions de pouvoir économique et des appartenances institutionnelles qui sont aussi des styles de sociabilité et de loisir. Ce phénomène marque aussi la spécialisation de certaines positions de pouvoir et d’accumulation. Le modèle du big man, accumulateur multiforme et multi-positionné et dont le trait principal était la conversion constante et réciproque des capitaux politiques et économiques, ne suffit plus à décrire les formes d’accumulation privilégiées de l’élite kényane. Ce que l’on constate davantage, ce sont les nombreux aller-retours des managers entre entreprises privées et agences publiques. Michael Waweru a ainsi présidé la Kenya Revenue Authority de 2003 à 2012, Julius Kipng’etich est passé du Kenya Wildlife Service à la banque Equity en 2012, Joe Wanjui est désormais chancelier de l’université de Nairobi. Ces mouvements s’inscrivent dans la généralisation des techniques managériales comme mode d’administration des organisations collectives ; le style de vie des gestionnaires est devenu le mode dominant de la subjectivation élitaire.

Notes

[1] Environ 300 000 euros.

[2] Notes de terrain, 18/07/2009.

[3] Entretien, Samuel G. Ngaruiya, 6/05/2008.

[4] Nicholas Asego, « Dr Julius Kipng’etich », East African Standard, 13/04/2008.

[5] Entretien, Carole Kariuki, Silver Springs Hotel, 16/10/2008.

[6] Connan Dominique. « Une réinvention de la différence élitaire : un Rotary Club dans le Kenya de Mwai Kibaki », Critique internationale, vol. 73, no. 4, 2016, pp. 133-155.

[7] Susan Wakhungu-Githuku, Life Journeys. Scaling Heights. Conversations With High Achieveing Men in Kenya, Nairobi : Footprints Press, 2011 ; Susan Wakhungu-Githuku, Life Journeys. Seeking Destiny. Conversations With High Achieving Women in Kenya, Nairobi : Footprints Press, 2011.

[8] Michela Wrong, It’s Our Turn to Eat. The Story of a Kenyan Whistleblower, Londres : Fourth Estate, 2009, p. 286-287.

[9] Murungi, op. cit., p. 175-176.

[10] Le handicap est, au golf, un indicateur du niveau du joueur : au terme d’une partie, la victoire revient au joueur dont le score – le nombre de coups effectués pour terminer le parcours – est le plus bas. Pour permettre à des joueurs de niveaux différents de jouer ensemble, chacun se voit attribuer un handicap de 0 à 54, qui est le nombre de coups que l’on soustrait au score brut du joueur à la fin d’une partie. Plus le handicap est bas, meilleur est le joueur.

[11] La nécessité politique avait contraint Mwai Kibaki à nommer en outre 50 assistants ministres, chacun d’un parti opposé à celui de son ministère de tutelle, afin de garantir partout l’existence de contre-pouvoirs.

[12] David Anderson, « Majimboism : The Troubled History of an Idea », in : Our Turn to Eat. Politics in Kenya Since 1950, sous la dir. de Daniel Branch, Nicholas Cheeseman et Leigh Gardner, Berlin : LIT Verlag, 2010, Gabrielle Lynch, I Say To You. Ethnic Politics and the Kalenjin in Kenya, Chicago, Londres : The University of Chicago Press, 2011, p. 157-165.

[13] « How TCL rose from ‘chama’ to a big investor », Business Daily, 19/07/2011.

[14] « TransCentury appoints former tax chief Waweru to East African Cables », Business Daily, 25/09/2012

[15] Jimnah Mbaru, Transforming Africa. New Pathways to Development. Selected Speeches and Papers on Financial Reform and Development, Nairobi, Kampala, Dar es Salaam : East African Educational Publishers, 2007 [2003], p. 157-294.

[16] Who Owns Kenya : Trans Century Group Ltd », Citizen TV, 20/11/2011.

[17] https://www.nse.co.ke/listed-companies/list.html [accédé en septembre 2013] ; la liste des directeurs de ces entreprises est en général publique et apparaît dans les médias d’information boursière – par exemple Bloomberg Businessweek, ce qui permet par ailleurs d’établir pour ces directeurs la liste de leurs responsabilités croisées. En revanche, il est bien plus difficile d’établir l’identité des propriétaires de ces compagnies, aussi je m’en suis ici tenu aux titulaires connus des postes de direction.