Notre morale est notre révolution. Extrait d’un recueil de textes de George Habash

Nous publions un extrait du livre Rien n’est plus précieux que la liberté, récemment paru aux éditions Premiers matins de novembre. Il s’agit d’un recueil de textes et d’entretiens avec George Habash, l’un des fondateurs du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), une organisation anticolonialiste, marxiste et révolutionnaire. 

L’extrait publié ici est un discours qui a été prononcé par George Habash à l’Hôtel international de Jordanie d’Amman, le 12 juin 1970, à 5 heures du matin. Habash s’adressait aux otages retenus lors du quadruple détournement d’avions mené par le FPLP face aux attaques du régime jordanien contre la révolution palestinienne. 

Ce discours fut d’abord publié par le Département d’information du FPLP, sous ce titre.

Mesdames et messieurs,

Il me semble qu’il en va de mon devoir de vous expliquer pourquoi nous avons fait ce que nous avons fait. Bien sûr, d’un point de vue « libéral », je suis désolé de ce qui vous est arrivé́, et je suis désolé́ que nous vous ayons causé du souci durant les deux ou trois derniers jours. Mais en mettant tout cela de côté, j’espère que vous comprendrez, ou au moins essaierez de comprendre, les raisons de notre action.

Il sera peut-être difficile pour vous de comprendre notre point de vue. Des personnes vivant dans différentes circonstances pensent différemment. Elles ne peuvent pas penser de la même manière, et pour nous, le peuple palestinien, les conditions dans lesquelles nous vivons depuis un bon nombre d’années, toutes ces conditions ont déterminé notre façon de penser. 

Nous ne pouvons pas faire autrement. Vous ne pourrez comprendre notre point de vue une fois qu’en prenant en compte un fait très basique. Nous, Palestiniens, vivons dans des camps et dans des tentes depuis 22 ans. Nous avons été chassés de notre pays, de nos maisons, de nos terres, chassés comme des moutons et parqués dans des camps de réfugiés, dans des conditions inhumaines.

Cela fait vingt-deux ans que notre peuple attend de voir ses droits respectés, mais rien ne se passe. Il y a trois ans1, les circonstances nous ontpermis de prendre les armes et de défendre notre cause, de se battre pour nos droits, de retourner dans notre pays et de le libérer. Après vingt-deux ans d’injustice, d’inhumanité, de vie dans des camps, sans personne pour nous protéger, nous estimons avoir pleinement le droit de prendre la défense de notre révolution. 

Notre morale est guidée par notre révolution. Ce qui la sauve, ce qui l’aide, ce qui la protège, est bon, correct, honorable et beau, parce que notre révolution signifie la justice, le droit au retour – un objectif juste et honorable. Vous devez prendre cela en considération.

Si vous voulez d’une façon ou d’une autre, vous montrer coopératifs, vous devez essayer de comprendre notre point de vue. Nous ne nous réveillons pas le matin avec une tasse de Nescafé, ni ne passons une demie heure devant le miroir en réfléchissant à prendre l’avion pour la Suisse ou à passer un mois dans tel ou tel pays. Nous n’avons pas les milliers de millions de dollars que vous avez aux ERtats-Unis et en Grande- Bretagne. Chaque jour, nous nous réveillons dans des camps. Nos femmes attendent l’eau, qu’elle arrive à 10 heures du matin, à midi ou à 15 heures. 

Nous ne pouvons pas avoir votre calme. Nous ne pouvons pas penser comme vous. Nous vivons dans ces conditions non pas depuis un jour, deux, ou trois. Pas depuis une semaine, ou deux, ou trois. Pas depuis un an ou deux, mais depuis vingt-deux ans. Si l’un d’entre vous se rendait dans nos camps et y restait pendant une ou deux semaines, vous seriez affectés vous aussi. 

Vous ne pouvez pas penser, agir sans rapport avec les conditions dans lesquelles vous vivez. Quand notre révolution a commencé, il y a trois ans, il y eut tellement d’attaques contre elle. En réalité, toutes les organisations de commando se sont formées après juin 1967, une date que vous connaissez bien, et ont tourné leur regard vers les territoires occupés.

Quand notre révolution a continué, de nombreuses forces – nos ennemis – ont planifié notre défaite. Les Etats-Unis sont contre notre révolution. Nous le savons et le ressentons très bien. Nous l’avons ressenti avec la livraison des Phantoms2. Les Etats-Unis sont contre notre révolution ; ilstravaillent à l’écraser à travers les régimes réactionnaires de Jordanie et du Liban. Le 4 novembre 1968, ils ont essayé de nous écraser. Mais notre regard était tourné vers les territoires occupés. La seconde tentative est arrivée quatre mois plus tard, le 10 février. Et la semaine dernière, nous avons vécu la troisième3.

Quotidiennement, ils travaillent contre la révolution. Ces dates ne sont que des points d’orgue. Nous perdons à chaque fois des hommes, du sang, nous faisons des sacrifices. Le 10 février, il y a eu au moins cinquante morts. C’était la troisième tentative du régime réactionnaire pour nous écraser. Les personnes qui vivent ici en Jordanie le savent et le ressentent très bien : le régime est responsable. Tous ceux et celles qui vivent en Jordanie le savent très bien. Nous ne pouvons pas fonder notre révo- lution sur des mensonges. Je ne vous donne que des faits.

Samedi dernier, il y a eu un incident ici à Amman. Dimanche, il y en a eu un à Zarqa. Les choses se sont enflammées. Cette fois pour être honnête,nous avons eu l’impression que cette attaque, au moins de leur point de vue, était censée être la dernière. Je veux dire ; nous avons pensé que cettefois-là, ils étaient déterminés à détruire la révolution, peu importe le niveau de sacrifice que cela requérait. Nous pensons avoir le droit de protéger notre révolution. Nous nous sommes rappelés toutes les misères, toutes les injustices contre notre peuple et les conditions dans lesquelles il vit, du froid avec lequel l’opinion mondiale considère notre cause, et nous n’avons pas voulu les laisser nous écraser.

Nous nous défendrons nous-mêmes et défendrons notre révolution par tous les moyens, parce que comme je vous l’ai dit, notre morale est notre révolution. Tout ce qui protège notre révolution est justifié. C’est notre ligne. Nous avons donc établi nos plans, en décidant que nous devions remporter la victoire. Un des éléments de ce plan, c’était vous, ce qui se passe ici. Nous pensons avoir tout à fait le droit de mettre la pression sur cerégime réactionnaire, sur les Etats-Unis, et que ce qui se passe ici sera une carte gagnante dans notre main. Je vous parle très franchement, et je dois aussi être honnête et vous dire quelque chose : nous sommes réellement déterminés. Nous ne plaisantons pas.

Je suis très content que les choses se soient déroulées ainsi, parce que pour être franc, nous étions totalement déterminés, dans le cas où ilsfrapperaient les camps, à faire exploser cet immeuble entier et le Philadelphie4. Nous y étions vraiment préparés. Pourquoi ? Parce que nous savons que notre révolution continuera même s’ils nous écrasent ici et à Amman. Et nous voulons que vos gouvernements sachent qu’à partir de maintenant, le Front fera tout ce qu’il dit. Nous étions absolument prêts à faire exploser cet hôtel et le Philadelphie, à une seule condition, et nous sommes restés calmes.

Vous n’êtes pas meilleurs que notre peuple. Pendant les derniers incidents, il y eut à peu près 500 morts, selon l’estimation la plus basse ; croyez- moi, l’estimationla plus basse. Hier, j’étais dans un seul hôpital, où les médecins m’ont dit qu’ils avaient 280 blessés et 60 morts. Des combattants morts.

Mesdames et messieurs, je suis maintenant soulagé que nous n’ayons pas été acculés et for- cés de faire ce que nous étions résolus à mettre enœuvre. Je connais le mode de pensée libéral – je le connais très bien. Je sais à quel point il est difficile de vous convaincre.

Je sais qu’à présent, certains d’entre vous se diront « Que suis-je censé faire ? Tout cela est injuste, grossier et égoı̈ste. » Très bien. Les conditions dans lesquelles les gens vivent – ce sont ces conditions, en réalité, qui déterminent leur mode de pensée et leur morale. Nous avons essayé du mieux que nous pouvions – et j’espère que nous avons réussi – à faire en sorte que lors de votre présence dans cet hôtel sous la responsabilité du Front, vous soyez traités de la meilleure manière possible. C’est la première fois que nous gérons un hôtel. Mes hommes, j’en suis sûr, sont de très bons combattants, mais je n’ai aucune idée d’à quel point ils sont de bons hôteliers. Les consignes étaient très claires. J’espère qu’ils les ont respectées.

Je pense que nous vous avons tous aidés en gardant notre calme. Avant-hier, le camp Al-Wahdat a été bombardé pendant plus d’une demi-heure. Vous pouvez aller le voir par vous-mêmes. Il était logique d’envisager à ce moment-là de procéder selon nos plans. Nous sommes restés calmes.

Mesdames et messieurs, je vous prie d’excuser mon anglais. D’un point de vue personnel, je dirais, j’aimerais m’excuser auprès de vous. Jem’excuse des problèmes que nous vous avons causés pendant trois ou quatre jours. Mais du point de vue révolutionnaire, nous pensons, et continuerons à penser, que nous avons le droit entier de faire ce que nous avons fait.

Merci beaucoup.

références

références
1 Le FPLP a été fondé en 1967.
2 Le Phantom est un avion de chasse états-unien, vendu notamment à Israël.
3 En novembre 1968, février 1969 et juin 1969, il y a eu plusieurs opérations de l’armée jordanienne contre les combattants palestiniens.
4 Les deux immeubles d’Amman occupés par le FPLP lors de cette opération.