Le 24 juin 2025, à l’issue d’une primaire démocrate très disputée pour la mairie de New York, Zohran Mamdani, député de l’Assemblée de l’État de New York (36e district, Queens) et membre des Democratic Socialists of America (DSA), a prononcé un discours de victoire à Long Island City, dans le quartier populaire et multiracial du Queens, que nous reproduisons ci-dessous.
La prochaine élection municipale pour la mairie de New York se tiendra le 4 novembre 2025. Zohran Mamdani affrontera alors les candidat·es des autres partis, ainsi que d’éventuel·les dissident·es du Parti démocrate.
Sa campagne, résolument ancrée à gauche, soutenue par le Congressional Progressive Caucus[1], et portée par des dizaines de milliers de bénévoles, s’est imposée malgré son quasi-anonymat hors de son quartier au départ, face à des figures bien établies du Parti démocrate local, dont l’ancien gouverneur Andrew Cuomo.
La gauche a donc gagné la première manche dans une bataille électorale locale d’importance nationale, dans cette très grande ville qui est aussi l’un des plus grands centres du pouvoir économique au monde. Dans les mois qui nous séparent de l’élection, elle va poursuivre sa lutte face au trumpisme et à l’extrême-centre, aiguisant du même coup la crise du Parti démocrate en particulier, et la crise politique en général.
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Hier soir, nous avons fait l’histoire. Pour reprendre les mots de Nelson Mandela : « Cela semble toujours impossible jusqu’à ce que ce soit fait. » Mes ami·es, nous l’avons fait. Je serai votre candidat démocrate à la mairie de New York.
Il y a une heure, j’ai parlé avec Andrew Cuomo[2]. Il m’a appelé pour reconnaître sa défaite, et nous avons discuté de la nécessité de rassembler notre ville. Je tiens à remercier Brad Lander[3]. Ensemble[4], nous avons démontré la force d’une politique tournée vers l’avenir — fondée sur la coopération et la sincérité.
Aujourd’hui, huit mois après avoir lancé cette campagne avec la vision d’une ville accessible à chaque New-Yorkais·e, nous avons gagné. Nous avons gagné de Harlem à Bay Ridge. De Jackson Heights à Port Richmond. De Maspeth à Chinatown.
Nous avons gagné parce que les New-Yorkais·es se sont levé·es pour défendre une ville où chacun·e peut vivre dignement. Une ville où l’on fait plus que survivre. Une ville où celles et ceux qui peinent la nuit peuvent profiter des fruits de leur travail le jour. Où le travail est récompensé par une vie stable. Où huit heures à l’usine ou derrière un volant suffisent pour payer un crédit immobilier, les factures d’électricité, envoyer son enfant à l’école. Où les loyers dits « stabilisés » le sont vraiment.[5] Où les bus sont rapides et gratuits. Où la garde d’enfants ne coûte pas plus qu’une université publique. Et où la sécurité publique signifie vraiment être en sécurité.[6]
C’est aussi une ville dont le maire utilisera son pouvoir pour rejeter le fascisme de Donald Trump. Pour empêcher les agents de l’ICE d’expulser nos voisin·es[7]. Et pour gouverner cette ville comme un modèle pour le Parti démocrate. Un parti qui défend sans s’excuser les intérêts des classes populaires.
Une vie digne ne devrait pas être réservée à quelques privilégié·es. Elle doit être garantie par la municipalité pour chaque habitant·e de cette ville.
Si cette campagne a prouvé une chose, c’est que nos rêves peuvent devenir réalité. Rêver exige de l’espoir. Et quand je pense à l’espoir, je pense à la coalition sans précédent que nous avons construite. Car ce n’est pas ma victoire. C’est la nôtre.
C’est la victoire de cette tante bangladaise qui a fait du porte-à-porte pour notre campagne jusqu’à en avoir mal aux pieds et aux mains. C’est la victoire de ce jeune de dix-huit ans qui a voté pour la première fois. Et celle de cet oncle gambien qui, pour la première fois, s’est reconnu dans une campagne municipale, dans la ville qu’il appelle « chez lui ».
Rêver exige de la solidarité. Et quand je regarde cette salle et l’horizon nocturne de la ville, c’est cela que je vois.
Des tournées de porte-à-porte sous une pluie battante. Des enfants appelant leurs parents. Des inconnu·es qui se soucient de celles et ceux qu’ils ne rencontreront jamais. Un New York qui croit en lui-même et en les autres. Voilà ce qu’est la solidarité, et c’est elle qui définit notre victoire.
Mais surtout, rêver exige du travail. Le vendredi 20 juin, alors que le soleil commençait à décliner, j’ai entamé une marche de 21 kilomètres, du nord de Manhattan jusqu’à sa pointe sud. Nous avons commencé à Inwood, au son de la musique et des parties de dominos sur les trottoirs. Il était 19h. Le week-end commençait. Pour la plupart des gens, le travail était terminé.
Mais nous sommes à New York, où le travail ne s’arrête jamais. Des serveurs·euses apportaient les assiettes de leur clientèle sur la 181e rue. Des conducteur·ices pilotaient les métros surélevés au-dessus de la 125e. Et des musicien·nes accordaient leurs instruments à Lincoln Square.
Quand nous sommes arrivé·es dans le sud de Manhattan, une foule nous suivait : incarnation vivante de l’énergie et de la détermination qui animent cette campagne. Et bien après minuit, New York travaillait encore. Les camions-poubelles sillonnaient les rues désertes. Les poissonniers livraient les produits du lendemain. Et à 2h20 du matin, quand nous sommes arrivé·es à Battery Park, les agent·es du ferry de Staten Island[8] étaient eux aussi au travail — comme à chaque heure, chaque jour de la semaine.
Chacun·e de ces New-Yorkais·es portait un rêve en travaillant cette nuit-là. Tout comme nous rêvons d’un New York plus juste, plus abordable. Et nous avons travaillé dur pour ce rêve. Cette campagne a été l’une des plus disputées de ces dernières décennies, inondée de millions de dollars de calomnies[9].
J’espère qu’à présent que la primaire est terminée, je peux me présenter à vous à nouveau — non pas tel que vous m’avez vu dans une publicité de trente secondes ou un tract électoral, mais tel que je serai en tant que maire.
Je serai le maire de tous·tes les New-Yorkais·es. Que vous ayez voté pour moi, pour Andrew Cuomo, ou que vous soyez resté·e chez vous, désabusé·e par un système politique en panne, je me battrai pour une ville qui vous ressemble, qui vous est accessible, et où vous êtes en sécurité. Je travaillerai pour être un maire dont vous pourrez être fier. Je ne peux pas promettre que vous serez toujours d’accord avec moi, mais je ne me cacherai jamais de vous.
Si vous souffrez, j’essaierai de vous soulager. Si vous vous sentez incompris·e, je chercherai à comprendre. Vos préoccupations seront les miennes. Et je placerai vos espoirs avant les miens.
Je sais aussi que ces espoirs dépassent les cinq arrondissements de NewYork. Des millions de New-Yorkais·es ont des opinions tranchées sur les événements dans le monde. J’en fais partie. Et tandis que je n’abandonnerai pas mes convictions ni mes engagements fondés sur l’égalité et l’humanité pour toutes celles et tous ceux qui marchent sur cette Terre, je vous promets de faire l’effort d’écouter, de comprendre les points de vue opposés, et de me confronter sérieusement à nos désaccords.
Je terminerai ainsi. En ces temps sombres, il est plus difficile que jamais de croire en notre démocratie. Elle a été attaquée par les milliardaires et leurs dépenses massives, par des responsables plus préoccupés par leurs intérêts que par le bien commun, et par des dirigeants autoritaires qui règnent par la peur.
Mais surtout, notre démocratie a été minée de l’intérieur. Depuis trop longtemps, les New-Yorkais·es cherchent un·e représentant·e qui les incarne vraiment. Et la population a été trahie encore et encore.
À force de déceptions, le cœur se durcit, on n’y croit plus. Et lorsqu’on ne croit plus en la démocratie, il devient plus facile pour un Trump de nous vendre sa version du monde. Plus facile pour les milliardaires de nous faire croire que le pouvoir leur revient naturellement, qu’eux et elles seuls peuvent diriger.
Comme le disait Franklin Delano Roosevelt, en 1938 :
« La démocratie a disparu dans plusieurs grandes nations. Non parce que le peuple n’aimait pas la démocratie, mais parce qu’il était lassé du chômage, de l’insécurité, de voir ses enfants affamés, impuissant face à la confusion et à la faiblesse de son gouvernement. Dans le désespoir, il a choisi de sacrifier la liberté dans l’espoir d’avoir de quoi manger. »
New York, si nous avons affirmé une chose au cours de ces derniers mois, c’est que nous n’avons pas à choisir entre les deux.
Nous pouvons être libres et manger à notre faim. Nous pouvons exiger ce que nous méritons.
Et ensemble, nous avons bâti un mouvement où, chaque jour, des New-Yorkais·es se reconnaissent dans notre vision de la démocratie. Chaque électeur·ice inscrit·e est une raison d’y croire à nouveau. Chaque personne ayant bravé la chaleur pour voter — une autre raison d’y croire. Chaque habitant·e voyant dans notre campagne des réponses à ses difficultés — une autre raison d’y croire. Ensemble, New York, nous avons renouvelé notre démocratie. Nous avons redonné à notre ville la permission de croire à nouveau.
Et je vous promets ceci : nous allons reconstruire cette grande ville non pas à mon image, mais à l’image de chaque New-Yorkais·e qui n’a connu que la galère.
Dans notre New York, le pouvoir appartient au peuple.
Et alors que je remercie celles et ceux qui sont avec moi ce soir, je salue les dirigeant·es de longue date qui se sont battu·es pour les personnes rassemblées ici, dans cette foule et dans nos cinq arrondissements. À mes côtés se trouvent la procureure générale de cet État, Letitia James[10], l’avocat public de la ville, Jumaane Williams[11], notre députée Nydia Velázquez[12], notre contrôleur Brad Lander, et surtout, toutes les personnes qui ont cru en cette campagne bien avant qu’il ne soit facile d’y croire. Vous y avez cru quand c’était difficile.
Nous avons rêvé dans la nuit. Et nous construisons maintenant à l’aube. Ce nouveau jour — celui que nous avons tant espéré, celui pour lequel nous nous sommes battu·es. Celui pour lequel nous avons frappé aux portes, envoyé des messages, passé des appels. Celui qui nous a obsédé·es. Ce nouveau jour est enfin arrivé. Et s’il est là, c’est parce que vous l’avez rendu possible.
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Publié initialement par Jacobin.
Traduit de l’anglais pour Contretemps par Christian Dubucq.
[1] Le Congressional Progressive Caucus est un regroupement de membres du Congrès des États-Unis affilié·es au Parti démocrate et représentant l’aile la plus progressiste du parti. Fondé en 1991 par des représentant·es tels que Bernie Sanders (alors membre de la Chambre) et Ron Dellums, il rassemble aujourd’hui plus de 100 élu·es, ce qui en fait l’un des plus grands caucus idéologiques du Congrès. Le CPC défend des positions comme le Medicare for All (assurance santé universelle), le Green New Deal, la justice économique et raciale, l’annulation de la dette étudiante, et une politique étrangère plus respectueuse des droits humains. Des figures connues comme Alexandria Ocasio-Cortez, Ilhan Omar, Cori Bush et Ayanna Pressley en sont membres.
[2] Andrew Cuomo (né en 1957) est un homme politique étatsunien membre du Parti démocrate. Gouverneur de l’État de New York de 2011 à 2021, il est le fils de Mario Cuomo, lui-même ancien gouverneur. Son mandat a été marqué par une gestion technocratique et corrompue, un bilan catastrophique de sa gestion du COVID, un style autoritaire et des tensions avec l’aile gauche du parti. Il a démissionné en 2021 à la suite de multiples accusations de harcèlement sexuel. Quelques jours après sa défaite à la primaire, il a réaffirmé son intention de se présenter en tant que candidat indépendant.
[3] Brad Lander (né en 1969) est un homme politique étatsunien membre du Parti démocrate. Il occupe depuis janvier 2022 le poste de contrôleur (comptroller) de la ville de New York. À ce titre, il supervise les finances municipales, vérifie la légalité des dépenses publiques et publie des audits sur la gestion de la ville. Ancien membre du Conseil municipal, il est reconnu pour ses positions progressistes sur le logement, la justice sociale et le climat, mais aussi la Palestine, ce qui a son importance en tant que candidat juif soutenant Mamdani. Il est également proche de figures comme Alexandria Ocasio-Cortez.
[4] Le mode de scrutin préférentiel (ranked choice voting), où l’on peut classer plusieurs candidatures sur son bulletin de vote, a permis un soutien mutuel entre les deux candidats dans la primaire.
[5] À New York, les logements dits « rent-stabilized » sont soumis à une réglementation limitant les hausses annuelles de loyer pour certains appartements, principalement construits avant 1974. Ce système vise à garantir une certaine accessibilité dans une ville où les loyers sont parmi les plus élevés du pays. Toutefois, ces protections ont été progressivement affaiblies, si bien que de nombreux logements prétendument « stabilisés » subissent encore des hausses importantes ou des stratégies d’éviction.
[6] Dans les trois phrases qui précède, Mamdani fait allusion à des mesures phares de son programme.
[7] Ici Mamdani prend notamment le contre-pied de l’attitude du maire sortant Eric Addams depuis la victoire de Donald Trump. Démocrate corrompu, il espère échapper à la justice par son rapprochement avec Trump, et sera candidat indépendant en novembre.
[8] Le Staten Island Ferry est un service public gratuit qui relie Staten Island à Manhattan. Il transporte quotidiennement environ 60 000 passager·es, majoritairement des habitant·es de Staten Island se rendant à Manhattan pour travailler. Il fonctionne 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et incarne à la fois les services publics essentiels et l’invisibilité du travail de nuit. En le mentionnant, Mamdani rend hommage à celles et ceux qui font tourner la ville à toute heure, souvent sans reconnaissance ni protection suffisante.
[9] Depuis la victoire de Mamdani, des milliardaires tels que Bill Ackman ont annoncé vouloir soutenir n’importe quel candidat capable de le battre à l’élection de novembre.
[10] Letitia James (née en 1958) est procureure générale (Attorney General) de l’État de New York depuis 2019. Elle est la première femme noire élue à un poste de cette envergure dans l’État. Membre du Parti démocrate, elle appartient à son aile progressiste.
[11] Jumaane Williams (né en 1976) est Public Advocate (avocat public) de la ville de New York depuis 2019. Ce poste, unique à New York, fait de lui le numéro deux de la hiérarchie municipale. Militant progressiste proche des mouvements pour la justice sociale, Williams est également membre des Democratic Socialists of America (DSA).
[12] Nydia Margarita Velázquez (née en 1953 à Porto Rico) est une femme politique étatsunienne, membre du Parti démocrate. Élue à la Chambre des représentants depuis 1993, elle représente un district englobant des quartiers de Brooklyn, Queens et Lower Manhattan. Première femme portoricaine élue au Congrès, elle est engagée en faveur des communautés latinas, des droits des locataires et des petites entreprises. Membre du Congressional Progressive Caucus, elle incarne un soutien institutionnel fort à Mamdani.