La gauche et les élections après la victoire de Mamdani à New York

La victoire de Zohran Mamdani lors de la primaire démocrate en vue des élections municipales de New York a provoqué une discussion stratégique sur les opportunités et les risques créés par la victoire du candidat des Democratic Socialists of America (DSA). Bien que la situation états-unienne sous présidence trumpiste a des particularités, ce débat a des échos bien au-delà de la capitale de la première puissance mondiale.

Nous publions ici la traduction du compte-rendu d’une table ronde organisée par Jewish Currents, un média juif progressiste états-unien créé en 1946, suite à cette primaire.

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Le 24 juin, Zohran Mamdani, membre des Democratic Socialists of America (DSA) et député de l’Assemblée représentant le Queens, est devenu le candidat du Parti démocrate à la mairie de New York. Il s’agit de la plus grande victoire à ce jour pour le projet des DSA consistant à utiliser la ligne électorale du Parti démocrate pour évincer les centristes et promouvoir des politiques en faveur des travailleurs, des locataires et des Palestiniens.

Mais même si Mamdani remporte l’élection générale de novembre face au maire sortant Eric Adams, le nouveau maire devra composer avec les contradictions inhérentes au fait de diriger la ville la plus riche du monde en tant que socialiste démocratique. Ce n’est pas un problème nouveau : depuis 2018, lorsque Julia Salazar, soutenue par les DSA, a été élue au Sénat de l’État, la section new-yorkaise de l’organisation a dû faire face aux difficultés que pose la gouvernance socialiste.

Par exemple, en 2022, Salazar a soutenu une législation permettant à l’Office du logement de la ville de New York d’émettre des obligations auprès d’investisseurs pour financer les réparations de logements publics, ce qui a suscité des critiques de membres des DSA craignant une privatisation du logement public. Parfois, ces tensions ont fracturé la relation entre les DSA et les élus qu’ils soutiennent, comme lorsque l’ancien représentant Jamaal Bowman a voyagé en Israël avec J Street, provoquant une réprimande du siège national des DSA.

Ce type de controverses est voué à se reproduire si Mamdani remporte la mairie. Comment pourra-t-il maintenir la coalition hétérogène qui a permis sa victoire et la mobiliser pour affronter l’inévitable opposition à son programme ? Comment éviter les erreurs d’autres maires progressistes ? Pourra-t-il s’attaquer au pouvoir de la classe des milliardaires et contrôler le NYPD ? Et comment les DSA réagiront-ils s’il s’écarte de leur programme une fois en poste ?

Pour discuter de ces questions, Jewish Currents a organisé une table ronde avec Max Rivlin-Nadler, journaliste et cofondateur du site d’information Hell Gate ; la stratège politique Emily Mayer ; et Batul Hassan, membre du comité de direction des DSA de New York.

Alex Kane  Quels ont été les facteurs clés du succès de Mamdani — et quel rôle a joué la stratégie électorale des DSA new-yorkais ?

Max Rivlin-Nadler – L’une des grandes forces de Mamdani a été sa campagne sur les réseaux sociaux. Il est charismatique, avec des vidéos claires, souvent drôles, bien montées, qui ont été massivement diffusées. Mais la célébrité ne suffit pas : il faut convaincre les gens de voter. Et cette partie du travail est le fruit de huit années d’organisation de terrain de la part des DSA, qui ont construit le programme de porte-à-porte le plus puissant de la ville. Dans ses zones clés, les habitants ont reçu quatre ou cinq visites. Les DSA ont été tenaces.

Lors de précédentes campagnes municipales ou d’État, un simple soutien des DSA ne suffisait plus. Ce qui a changé ici, c’est que le groupe a élargi son action à toute la ville, atteignant de nouvelles zones comme la ligne F dans le Queens, avec une forte mobilisation sud-asiatique. C’est l’aboutissement d’un travail local, et un rejet clair de la stratégie de “saturer les ondes”.

Batul Hassan – Nous avons pris très au sérieux le développement de ce projet électoral. Depuis 2017, nous avons mené 21 campagnes à New York, et en avons gagné 11. Cela nous a permis d’acquérir une grande expérience et une capacité organisationnelle que nous avons pleinement utilisée ici. Beaucoup de membres de l’équipe de Mamdani viennent des DSA, y compris lui-même.

Un pilier de nos campagnes, c’est une communication socialiste claire, liée aux besoins concrets des gens. Nous avons mobilisé près de 60 000 personnes pour faire du porte-à-porte et porter ce message. Dans mes conversations, il était facile de relier les propositions de Mamdani aux préoccupations des New-Yorkais : le coût du logement, des services de garde, les bus mal gérés, etc.

Emily Mayer – J’ajouterais que la qualité du candidat est essentielle. Mamdani est un talent de sa génération. Les New-Yorkais, surtout après Trump, veulent de l’authenticité et un sentiment que leurs élus se battent pour eux. C’est quelque chose qu’on ne peut pas simuler.

Nous vivons aussi un moment politique particulier : la base démocrate est de plus en plus désillusionnée par la direction du parti. Mamdani a montré une sincérité sur Gaza, le coût de la vie, etc., que les électeurs réclament.

­Alex Kane – Quelle est la composition de la coalition qui a permis cette victoire, et quelles leçons offre-t-elle à la gauche sur la politique de coalition ?

Emily Mayer – La coalition s’est formée en fonction de l’âge — une forte participation des milléniaux — et de la classe sociale. Mamdani a réuni des immigrés ouvriers et des jeunes progressistes. Certains n’avaient jamais voté, ou avaient voté Trump en 2024.

Cela montre que les intérêts ne sont pas figés. Par exemple, des quartiers asiatiques qui ont voté Mamdani en masse ont aussi organisé des manifestations contre les demandeurs d’asile. Cela peut paraître contradictoire, mais ces manifestations ont été alimentées par des leaders comme Adams. La campagne de Mamdani a mis en avant la dignité de l’expérience migrante, ce qui a créé une solidarité. La leçon : notre travail en tant que progressistes, c’est de forger des intérêts communs.

Alex Kane  Sur le long terme, comment maintenir une coalition aussi hétérogène ?

Max Rivlin-Nadler – Je doute que le commerçant colombien anti-immigration de Roosevelt Avenue ait voté pour Mamdani. Je pense que c’était un électorat différent, motivé par les événements récents comme les descentes de l’immigration. La vidéo où Mamdani confronte Tom Homan, le “tsar” anti-immigration de Trump, a incarné quelque chose de puissant pour ces communautés.

Alex Kane  Comment Mamdani peut-il éviter le sort du maire de Chicago Brandon Johnson ?

Emily Mayer – Il ne faut pas reprendre à notre compte la narration des capitalistes relayée par les médias selon laquelle Johnson a échoué. Il a connu des succès réels : hausse du salaire des travailleuses de la petite enfance, fin des salaires inférieurs pour les serveurs, etc. Mais il a fait face à une forte opposition du lobby immobilier, comme avec la campagne Bring Chicago Home. Il faut choisir ses premières batailles avec soin.

Max Rivlin-Nadler – Mamdani a un avantage : il peut immédiatement appliquer des lois déjà adoptées mais ignorées par Adams, comme les 50 miles de pistes cyclables protégées, la fermeture de Rikers (plus grande prison de la ville et la deuxième des États-Unis), ou la loi sur les émissions de carbone des grands immeubles. Il peut marquer des victoires rapides.

Alex Kane – À quoi faut-il s’attendre de la part de la police et des promoteurs immobiliers ?

Max Rivlin-Nadler – L’administration de Blasio a tenté de les amadouer — ça a échoué. Mamdani ne devrait pas s’inquiéter de plaire au lobby immobilier. Il veut construire du logement social, mais reconnaît aussi le rôle du marché privé à court terme.

Quant à la police, son programme de réduction des heures supplémentaires, de recentrage sur les enquêtes criminelles et de retrait des interventions en santé mentale pourrait ne pas déplaire aux policiers de terrain, même si les syndicats seront furieux.

Alex Kane – Comment DSA peut-elle mobiliser ses militants pour accompagner Mamdani s’il est élu ? Quel rôle devrait-elle jouer ?

Batul Hassan – C’est une opportunité historique. Mais avoir un maire socialiste ne suffit pas. Il faudra organiser sur le terrain pour créer un rapport de force, même au niveau de l’État pour le financement. Notre tâche est de prouver que c’est possible.

Emily Mayer – L’expérience montre qu’il est crucial de distinguer les rôles : les élus gouvernent, les organisations militent. DSA ne doit pas chercher à tout accepter, mais à élargir l’espace politique pour permettre à Mamdani de faire les bons choix. Il faut aussi hausser la visibilité des revendications au niveau de l’État, pour obtenir les recettes nécessaires.

Et si des figures comme la gouverneure Hochul refusent de taxer les riches, DSA doit pouvoir menacer sérieusement leur réélection.

Alex Kane  Que faire si Mamdani s’éloigne du programme des DSA ?

Emily Mayer – Les rôles seront différents. Le maire devra équilibrer divers intérêts pour faire avancer ses projets. DSA, en revanche, devra pousser pour obtenir la version la plus ambitieuse des propositions. Cela inclut des pressions publiques ou privées, et une mobilisation sur chaque bataille stratégique.

Batul Hassan – Nous savons que le fait que Mamdani devienne candidat ne signifie pas que la ville a basculé. C’est toujours une société capitaliste. L’opposition est puissante. Nous ne luttons pas seulement à la mairie, mais dans tous les espaces où les travailleurs doivent reprendre le pouvoir.

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Publié initialement par Jewish Currents.

Traduction pour Contretemps : Grégory Bekthari