En Tunisie, comme dans la plupart des pays arabes, la Palestine n’est pas une cause extérieure vis-à-vis de laquelle il faudrait être solidaire. La lutte pour la libération de la Palestine est envisagée comme une lutte arabe, le noeud fondamental d’un combat global pour la libération et l’émancipation des peuples arabes.
Dans cet article, la sociologue Hèla Yousfi revient sur l’histoire tunisienne de la mobilisation pour la Palestine. Elle montre la manière dont la Palestine influe sur les luttes politiques locales, que ce soit contre le régime colonial français ou contre l’autoritarisme, et dont elle continue de structurer – aujourd’hui encore – les mobilisations en Tunisie.
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En septembre 2025, la Tunisie est le théâtre d’un événement à la portée symbolique et politique considérable : le départ de la flottille Global Sumud vers Gaza depuis les ports de Sidi Bou Saïd et de Bizerte. Soutenue par une large coalition de militants, de syndicats, d’associations et de citoyens tunisiens, cette initiative internationale a pour objectif de briser le blocus imposé par Israël à la bande de Gaza depuis 2007, d’attirer l’attention de la communauté internationale sur le génocide perpétré par Israël en Palestine et d’exiger l’ouverture d’un corridor maritime pour l’acheminement de l’aide humanitaire à Gaza.
La mobilisation populaire qu’elle suscite en Tunisie s’exprime dans le slogan arabe « Résistance, Résistance, ni paix, ni compromis » qui se mêle au mot d’ordre internationaliste « Free Palestine », traduisant l’entrelacement entre mobilisations tunisiennes et solidarités transnationales. Cet épisode s’inscrit dans une histoire longue : depuis les années 1920, soit bien avant la création d’Israël, la cause palestinienne constitue un axe structurant de l’engagement politique en Tunisie. Loin d’être une simple marque de solidarité, elle s’inscrit comme un levier des dynamiques anticoloniales, un vecteur de radicalisation politique et un instrument de mobilisation sociale contre l’autoritarisme.
A titre d’illustration, j’aborderai principalement trois épisodes : les mobilisations propalestiniennes de 1920 à 1948 et leurs résonances au sein du mouvement national tunisien ; la défaite des armées arabes face à Israël en juin 1967, et la manière dont celle-ci a radicalisé la gauche en Tunisie comme dans l’ensemble du monde arabe ; les différentes formes de mobilisations révolutionnaires depuis 2011, qui ont vu ressurgir la question de la lutte contre la normalisation avec Israël.
À travers ces trois séquences historiques, cet article analyse la manière dont la cause palestinienne a forgé des formes spécifiques d’engagement en Tunisie, depuis les mobilisations des années 1920 jusqu’aux dynamiques contemporaines. Si la question palestinienne s’est affirmée dès le départ comme une question arabe, sa centralité dans les différentes mobilisations en Tunisie vient rappeler l’enchevêtrement des luttes dans les différents espaces arabes qui qui partagent – au-delà d’une langue, une culture et une histoire collective – une communauté de destin économique et politique.
Les premières expressions de solidarité tunisienne envers la cause palestinienne remontent aux années 1920, en lien avec les tensions croissantes en Palestine sous mandat britannique. Les émeutes d’août 1929, connues sous le nom de révolte du Buraq[1], consécutives à un conflit entre Juifs et Arabes autour de l’accès au Mur des Lamentations à Jérusalem, ont suscité une forte résonnance en Tunisie[2].
Ces mobilisations ont rapidement constitué un moyen détourné de dénoncer la domination coloniale, tout en renforçant la cohésion nationale sans confrontation directe avec l’autorité coloniale française [3]. La révolte du Buraq marque également un tournant décisif dans l’évolution des relations entre Juifs et Arabes au Maghreb [4] et joue un rôle structurant dans l’histoire du sionisme dans la région, ainsi que dans l’émergence des nationalismes palestinien et arabes. Ces événements, conjugués à d’autres dynamiques, contribuent à l’élaboration d’une position tunisienne vis-à-vis du mouvement sioniste, présent à Tunis depuis 1910[5].
Hédi Timoumi (1982) met en lumière la manière dont cette activité s’est institutionnalisée à travers des réseaux éducatifs, culturels et associatifs, souvent soutenus par l’Alliance Israélite Universelle. A cet égard, Chedly Khaïrallah écrivait que la théorie sioniste tendait « à la molestation de plusieurs centaines de milliers de coreligionnaires qui ne demandent qu’à vivre en paix chez eux et à se gouverner comme bon leur semble […]. Le sionisme est une doctrine d’asservissement parce que sa réalisation impose l’asservissement de plusieurs centaines de milliers de Musulmans arabes à une poignée d’aventuriers financés par des européens et américains. Voilà la vérité. » (La Voix du Tunisien, 3 juin 1932, cité par Cohen, 1990, 8)
Les nationalistes maghrébins, et plus particulièrement tunisiens, déjà organisés en tant que force d’opposition au régime colonial français et en mouvement syndical dès le début du XXe siècle, perçoivent le sionisme non seulement comme un projet colonial en Palestine, mais aussi comme une menace potentielle à l’équilibre communautaire en Tunisie (Timoumi, 1982). Cette perception est renforcée par la proximité idéologique et politique entre le sionisme et les puissances coloniales. Les événements d’août 1929 renforcent leur vigilance vis-à-vis de l’activité sioniste en Tunisie soutenue par une presse juive sioniste florissante après la Première Guerre mondiale (Cohen, 1990).
La participation d’Abdelaziz Thâalbi au Congrès islamique mondial de Jérusalem en décembre 1931, ainsi que la montée d’une presse nationaliste tunisienne en arabe et en français, traduisent une prise de position de plus en plus affirmée contre le sionisme ; une position articulée à la fois autour de la solidarité avec les Palestiniens et de la dénonciation du sionisme comme forme de colonialisme (Ghoul, 1974). Les manifestations de soutien aux Palestiniens, l’annulation de conférences de propagande sioniste comme celle de Fanny Weill en 1932 sous la pression des militants nationalistes du Destour et du Neo-Destour, illustrent cette mobilisation (Avrahami, 2016). Elles s’inscrivent dans une stratégie plus large de résistance culturelle et politique contre toutes les formes de colonialisme qu’il soit européen ou sioniste.
En 1948, plusieurs Tunisiens se sont rendus en Palestine pour combattre contre la création de l’État d’Israël aux côtés des Palestiniens dans les rangs de l’Armée de libération arabe, composée de volontaires venus de plusieurs pays arabes, organisée sous l’égide de la Ligue arabe. Cet engagement s’inscrit dans une dynamique de solidarité, nourrie par le rejet du colonialisme et par la montée du nationalisme arabe (Khalidi, 1998). Cette guerre a été perçue dans le monde arabe comme un moment fondateur de la conscience collective anticoloniale et panarabe.
L’activité sioniste en Tunisie, la création d’Israël en 1948 et la Nakba ont pour effet de détériorer les relations intercommunautaires et de détourner un bon nombre de Tunisiens juifs de leur environnement arabo-musulman (Timoumi, 1982). L’enjeu pour les nationalistes tunisiens à cette époque -là est de dissuader les élites juives locales de s’identifier pleinement à la nation française ou au projet sioniste insistant sur la nécessité d’un engagement conjoint contre la domination coloniale (Allagui, 2016). Une partie d’entre eux, comme Elie Nataf, se range au sionisme ou cherche à émigrer, tandis que d’autres, comme Georges Adda ou Albert Bessis à la recherche d’un compromis politique, « adhèr[ent] à l’idéologie communiste et socialiste dont les principes de non-discrimination et de lutte contre l’impérialisme [leur] permettent de “cristalliser [leur] propre idée du nationalisme” » (Ben Achour, 2017, 12).
Toutefois, l’espace d’une coexistence pacifique se réduit, marginalisant progressivement les Tunisiens juifs du programme nationaliste, qui était bien une expression politique majoritairement musulmane. Pourtant, certains leaders nationalistes comme Salah Ben Youssef tentent encore d’appeler à l’unité contre l’ennemi colonial français. Si ce dernier, lors d’un discours à Djerba le 9 novembre 1955 en présence de représentants juifs, émet un reproche à l’égard de ses « frères juifs » qui « se rendent en Orient » (sous-entendu en Israël) « pour des raisons religieuses ou sentimentales alors que le pays a besoin de leur aide », il insiste néanmoins auprès d’eux : « l’ennemi commun est le colonisateur français. »[6]
La défaite des armées arabes (Egypte, Syrie, Jordanie) en 1967 face à Israël[7] (la Naksa) lors de la guerre des Six Jours provoque un véritable séisme politique et un tournant idéologique majeur pour la gauche arabe, remettant en cause la légitimité du nassérisme et du nationalisme arabe traditionnel incarnés par le Mouvement des nationalistes arabes et le parti Bass. La Naksa réactive les traumatismes de la Nakba de 1948, renforçant un sentiment de trahison vis-à-vis des régimes arabes traditionnels et nourrissant une radicalisation à gauche, particulièrement parmi les étudiants[8].
Cette nouvelle donne pousse également les partis communistes arabes à revoir leurs positions : ils remettent en question leur alignement sur la position soviétique favorable au plan de partage de la Palestine, prennent leurs distances vis-à-vis de la reconnaissance d’Israël et s’engagent plus activement aux côtés des mouvements de libération nationale palestiniens.
Cette jeunesse radicalisée adopte de nouvelles références idéologiques : le maoïsme, le tiers-mondisme et les théories de la « guerre populaire de libération » inspirées de la révolution culturelle chinoise (Mekni, 2018). La « nouvelle gauche » (al-Yassar al-Jadid) émerge à partir du nationalisme arabe, mais en l’imprégnant d’une forte coloration marxiste-léniniste et anti-impérialiste. La Palestine devient le point nodal de cette recomposition idéologique : le marxisme est arabisé et la révolution palestinienne perçue comme à l’avant-garde de la révolution arabe globale.
La Tunisie n’échappe pas à cette dynamique. Dès le 6 juin 1967, de grandes manifestations éclatent spontanément visant les représentations américaines et britanniques, perçues comme complices du sionisme. Elles sont rapidement rejointes par des étudiants, issus de l’UGET (Union Générale des Étudiants de Tunisie), des militants de la gauche (le mouvement de Perspectives tunisiennes) et des militants nasséristes et panarabes qui dénoncent l’alignement de Bourguiba sur les puissances occidentales. Ces événements marquent la première brèche sérieuse dans le régime autoritaire de Bourguiba et représentent un moment de convergence entre la gauche militante et une partie de la jeunesse urbaine (Yousfi, 2015). Il s’en suit une forte répression qui a renforcé la rupture entre le régime et les nouvelles générations militantes.
À partir de 1967, le Groupe d’études et d’action socialiste en Tunisie (GEAST), connu à travers sa revue Perspectives, s’impose comme la principale force d’opposition politique dans le pays. Lors de la conférence d’Alger en mars, le groupe clarifie ses orientations théoriques en adoptant pour objectif stratégique « l’unification des peuples arabes à travers une transition victorieuse vers le socialisme ». En septembre de la même année, le GEAST rompt avec la diversité idéologique de ses débuts et adopte officiellement une ligne maoïste. Cette orientation prône une confrontation directe avec le pouvoir en place et vise à initier une révolution socialiste à l’échelle nationale.
Ce positionnement permet au mouvement de se distinguer du Parti communiste tunisien (PCT), jugé trop conciliant envers le Parti communiste français (PCF) et le régime de Bourguiba. Par ailleurs, les thèses maoïstes offrent un modèle de lutte populaire fondé sur la mobilisation des masses rurales et l’affrontement avec l’État, qui séduit une jeunesse tunisienne en rupture avec l’autoritarisme du régime de Bourguiba. Cette influence se traduit par une radicalisation de l’action militante et par une volonté affirmée d’articuler révolution nationale et transformation sociale profonde (Abdessamed, 2019)
En 1969, Le Travailleur tunisien prend le relais du GEAST, inaugurant une nouvelle phase dans l’histoire de la gauche radicale tunisienne. Issu des luttes étudiantes et des courants marxistes révolutionnaires, ce mouvement cherche à articuler marxisme, nationalisme arabe et maoïsme dans un contexte de répression politique et de bouillonnement idéologique (Mekni, 2018). Il s’inscrit dans la continuité des luttes anti-impérialistes arabes, notamment par son engagement actif en faveur de la cause palestinienne. Plusieurs de ses membres rejoignent des organisations palestiniennes au Liban, où ils reçoivent une formation politique et militaire, renforçant leur adhésion à la lutte armée et à la solidarité transnationale comme voie de libération nationale.
Parallèlement, Le Travailleur tunisien entreprend une adaptation du marxisme aux réalités sociales, culturelles et linguistiques du monde arabe, amorçant un processus d’« arabisation » de la pensée révolutionnaire. Ce choix se manifeste notamment par l’abandon progressif du français, langue dominante dans les milieux intellectuels de gauche, au profit de l’arabe dans les publications et les discours militants. Ainsi, Le Travailleur tunisien incarne ainsi une radicalité politique pensée depuis le Sud, en rupture avec les modèles eurocentrés (Mekni, 2018).
Ainsi, la défaite de 1967 ne provoque pas seulement une déception généralisée mais un véritable basculement politique et idéologique dans le monde arabe, et particulièrement en Tunisie. La jeunesse, radicalisée, invente de nouvelles formes d’engagement, intégrant étroitement la cause palestinienne à la lutte sociale et nationale. Cet héritage, qui pèsera lourdement dans les recompositions politiques ultérieures, est fondamental pour comprendre la trajectoire tunisienne des mouvements sociaux et politiques contemporains.
La solidarité avec la Palestine n’est jamais dissociée des revendications nationales et sociales tunisiennes : elle est conçue comme une extension logique de la lutte contre la domination économique et l’ingérence étrangère[9]. Néanmoins, le cycle de mobilisation des gauches radicales amorce un déclin progressif à partir de la fin des années 1970. La révolution iranienne de 1979, en réintroduisant la religion comme vecteur de contestation politique, inaugure une nouvelle phase dans les dynamiques de résistance au sein du monde arabe et musulman.
Cette tendance se confirme avec l’émergence et la consolidation de mouvements islamistes tels que le Hezbollah, le Hamas ou encore le Mouvement de la tendance islamique (devenu Ennahdha) en Tunisie. Ces organisations reprennent à leur compte une partie du discours anti-impérialiste historiquement porté par les courants marxistes[10]. Ce phénomène contribue à redéfinir les contours de l’opposition politique, en marginalisant progressivement les formations de gauche, désormais concurrencées sur le terrain de la contestation par des acteurs religieux dotés d’une forte capacité de mobilisation populaire.
Le régime autoritaire de Ben Ali, comme celui de Bourguiba, adopte une posture ambivalente sur la question palestinienne. Officiellement, Ben Ali continue de proclamer son soutien au peuple palestinien, organisant des manifestations contrôlées – comme lors de la seconde Intifada en 2000. Cependant, dans les faits, le régime tunisien s’engage sur la voie d’une normalisation progressive avec Israël : en 1996, un bureau d’intérêts tuniso-israélien est ouvert à Tel Aviv, signe concret d’une volonté d’intégration économique et diplomatique dans le nouvel ordre régional post-Guerre froide façonné après les accords d’Oslo contre lequel les opposants continuent à se structurer -souvent dans l’ombre[11].
Malgré un contexte marqué par une forte contrainte sécuritaire, diverses organisations politiques et associatives continuent à exprimer, sous des formes variées, une contestation politique. Des collectifs d’avocats, des groupes d’étudiants, des militants des droits humains et des syndicalistes continuent de porter la question de la souveraineté nationale et de la solidarité avec la Palestine (Yousfi, 2015). Ces noyaux de résistance vont jouer un rôle déterminant dans la reconfiguration du champ politique à partir des années 2000, jusqu’à l’explosion de la révolution de 2010-2011.
Le déclenchement de la révolution tunisienne du 17 décembre 2010 réactive la centralité de la question palestinienne. La revendication de souveraineté nationale se conjugue à une opposition accrue à la normalisation avec Israël. Dans les cortèges tunisiens de décembre 2010 et janvier 2011, les drapeaux palestiniens sont omniprésents. Le slogan « Le peuple veut la libération de la Palestine » s’entrelace avec celui exigeant la chute du régime de Ben Ali. La Palestine apparaît alors non pas comme une cause étrangère, mais comme un miroir : l’oppression subie par les Palestiniens symbolise celle vécue par les peuples arabes, soumis à des régimes autoritaires alliés à des puissances étrangères. Soutenir la Palestine, c’est donc revendiquer l’émancipation collective.
Après la chute de Ben Ali, la question de la normalisation avec Israël ressurgit avec force dans les débats publics. Durant les travaux de l’Assemblée nationale constituante (2011-2014), plusieurs députés proposent d’inscrire la criminalisation de la normalisation dans la nouvelle Constitution[12]. Cependant, sous l’effet des pressions internationales et des dissensions internes – accentuées par l’attitude ambivalente du parti Ennahdha sur cette question –, la proposition n’a pas abouti.
Cette issue a suscité une profonde frustration parmi la jeunesse révolutionnaire ainsi que les mouvements de gauche qui en avaient porté la revendication. Depuis, plusieurs initiatives législatives visant à criminaliser les relations avec l’entité sioniste ont été soumises au vote, sans jamais aboutir. Si la question palestinienne est inscrite dans le préambule de la constitution tunisienne de 2014, le débat autour de la normalisation devient ainsi un baromètre politique : il révèle les limites des changements opérés après la révolution, ainsi que les tensions entre les aspirations populaires et les intérêts des élites politiques.
Malgré les difficultés politiques, la solidarité avec la Palestine demeure un puissant moteur de mobilisation. Par ailleurs, l’assassinat en 2016 à Sfax de Mohamed Zouari, ingénieur tunisien lié au Hamas et attribué au Mossad israélien, a déclenché une vague d’indignation à l’échelle nationale.[13] Elle ravive également la mémoire de l’attaque israélienne meurtrière visant les cadres de l’organisation de la libération de la Palestine (OLP) sur le sol tunisien de Hammam Chatt[14].
Le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) ainsi que la campagne tunisienne contre la normalisation avec l’entité sioniste » se renforcent notamment dans les milieux syndicaux et étudiants comme en témoigne la pétition du 5 juillet 2023 contre la normalisation académique et culturelle. Ces mobilisations renouent avec l’engagement historique des Tunisiens dans la lutte palestinienne évoqué précédemment. Elles confirment la Palestine comme un enjeu crucial pour la société tunisienne, au-delà des institutions politiques officielles.
L’examen de la trajectoire d’un siècle de mobilisations en Tunisie montre que la cause palestinienne n’a jamais constitué un simple horizon de solidarité extérieure : elle a été au cœur des recompositions idéologiques, des pratiques militantes et des mouvements sociaux et politiques en Tunisie depuis le début du XXᵉ siècle.
Ainsi, la lutte en Palestine a profondément influencé les dynamiques politiques et sociales en Tunisie, depuis la contestation du colonialisme français jusqu’aux débats actuels sur la démocratie et la souveraineté nationale. Loin d’être un enjeu conjoncturel, la Palestine s’est affirmée comme un révélateur des contradictions internes – entre élites et mouvements populaires, entre ouverture internationale et considérations régionales – tout en constituant un espace symbolique dans lequel se projettent les aspirations collectives à la dignité, à la souveraineté nationale et à la justice.
Aujourd’hui, l’actualité tragique du génocide perpétré par Israël en Palestine ravive cette histoire. Elle confirme le caractère structurant de la question palestinienne dans l’imaginaire politique tunisien, en ravivant la mémoire des solidarités passées et en réactualisant les lignes de clivage entre, d’un côté, les logiques de normalisation avec le sionisme et d’intégration régionale dans le projet du Grand Israël, et, de l’autre, la persistance d’un mouvement populaire qui inscrit la libération de la Palestine au cœur des combats démocratiques et sociaux. Loin de se réduire à une cause lointaine, la cause palestinienne agit comme un miroir dans lequel les Tunisiens reconnaissent leur propre expérience de la domination et leur quête inachevée d’une souveraineté pleine et entière.
Le cas tunisien illustre ainsi une dynamique plus large à l’échelle du monde arabe : la conviction que toute transformation démocratique durable dans la région passe d’abord par la remise en cause des logiques coloniales, impérialistes et désormais génocidaires qui frappent le peuple palestinien et menacent tous les peuples de la région arabe. La Palestine apparaît alors non seulement comme un enjeu de solidarité internationale, mais aussi comme un élément constitutif de toute réflexion sur l’avenir politique, économique et social des sociétés arabes.
Abdessamad Hichem, 2019, Soixante-huit en Tunisie : le mythe et le patrimoine, Villeurbanne, Mots Passants.
Allagui Abdelkrim, 2016, Juifs et musulmans en Tunisie. Des origines à nos jours, Paris, Tallandier.
Avrahami, Itshaq, 2016, Les Juifs de Tunisie sous le régime de Vichy et sous l’occupation allemande, octobre 1940-mai 1943, L’attitude des autorités et de l’environnement. Revue d’Histoire de la Shoah, 205(2), 263-296. https://doi.org/10.3917/rhsho.205.0263.
Ben Achour Olfa, 2017, « L’émigration des Juifs de Tunisie en Palestine dans les années 1940. L’impact de l’idéal sioniste », Archives Juives, vol. 50, n° 2, 127-147.
Cohen David, 1990, « Les nationalistes nord-africains face au sionisme (1929-1939) », Revue française d’histoire d’outre-mer, t. 77, n° 286, 1er trimestre, 5-29.
Ghoul Fayçal, 1974, « La question palestinienne à travers la presse tunisienne (1917-1936) », mémoire de l’Université de Nice.
Khalidi Walid, 1998, “Selected Documents on the 1948 Palestine War”, Journal of Palestine Studies, vol. 27, n° 3, 60-105.
Mekni Ridha, 2018, La gauche tunisienne et la question palestinienne (1947-1988) (en arabe), Tunis, Dar Hached.
Shohat, Ella, 2006, Le sionisme du point de vue de ses victimes juives: les juifs orientaux en Israël. La fabrique éditions.
Timoumi Hedi, 1982, L’activité sioniste à Tunis de 1897 à 1948 (en arabe), Tunis, Med Ali.
Yousfi Hèla, 2015, L’UGTT, une passion tunisienne. Enquête sur les syndicalistes en révolution (2011-2014), Tunis-Paris, IRMC-Karthala.
[1] Maher Al-Charif, Palestine. Une histoire rythmée par les intifadas, Orient XXI, 20 septembre 2020, https://orientxxi.info/magazine/palestine-une-histoire-rythmee-par-les-intifadas,4159
[2]Une grande manifestation juive organisée par un groupe sioniste « le Betar » le 15 août 1929 au mur du Buraq (Mur occidental de la mosquée Al-Aqsa) fut l’étincelle qui déclencha des affrontements meurtriers entre Arabes et Juifs d’un côté et entre manifestants arabes et armée britannique de l’autre. 113 Juifs et 116 Arabes furent tués et plus de 200 personnes furent blessés. Sur les émeutes de 1929 et leurs résonances au Maghreb, voir Julien Charles-André, 1961, Histoire de l’Afrique du Nord, Paris, Payot.
[3] Voir les archives du journal Lissan ach-Chaab (1928-1932), étudiées par Fayçal, 1974 et Cohen, 1990
[4] J’utilise les catégories « Arabes » et « Juifs » telles qu’elles sont employées dans le discours politique et commun en Palestine et en Tunisie. Il est vrai que ces catégories sont le produit d’une histoire particulière issue d’une succession de projets coloniaux visant à séparer les berbères et les arabes juifs de leur histoire et de leur culture arabe/berbère dans le projet homogénéisant porté par le discours sioniste (Cohen-Lacassagne, 2020 ; Shoat, 2025) ; il n’en demeure pas moins que ces identités produit d’une histoire singulière ont largement façonné l’identité politique et la trajectoire des mouvements de libération dans la région arabe comme le montre l’exemple tunisien.
[5] Rappelons que la première organisation sioniste en Tunisie vit le jour en 1910 et fut approuvée par l’administration française le 19 janvier 1911. Il s’agissait de l’Agoudat Sion, fondée par maître Alfred Valensi, Yossef Brahmi et le rabbin Yaacov Boccara (Avrahami, 2016, 291). La fédération de toutes les associations sionistes fondées dans les années 1910 s’effectua en 1920, et fut reconnue légalement la même année par le gouvernement français (Cohen, 1990).
[6] Mohamed Dhayfallah, Ṣālih ibn Yūsuf. Khuṭab wa wathā’iq ukhrā. 1955-1956, p. 107
[7] En juin 67, Israël occupe la Cisjordanie, de Jérusalem-Est, de la bande de Gaza, du plateau du Golan syrien et du Sinaï égyptien
[8] Nicolas Dot- Pouillard ; Après la défaite, la gauche arabe à l’offensive, 29 août 2017, https://orientxxi.info/magazine/apres-la-defaite-la-gauche-arabe-a-l-offensive,1963
[9] Voir la brochure du Groupe d’études et d’action socialistes tunisien, intitulée « La question palestinienne dans ses rapports avec le développement de la lutte révolutionnaire en Tunisie » (publication « Perspectives Tunisiennes » n° 2), février 1968, en ligne : http://www.nachaz.org/Brochures_perspectives/brochure-N2.pdf
[10] Nicolas Dot-Pouillard, « Gauches arabes. Mémoires vivaces, empreinte persistante », Orient XXI, 7 novembre 2023.
[11] https://www.lemonde.fr/archives/article/1994/10/04/prelude-a-des-relations-diplomatiques-plus-poussees-la-tunisie-ouvre-un-bureau-a-tel-aviv_3843939_1819218.html
[12] Débats de l’Assemblée nationale constituante, sessions 2012-2013, archives parlementaires tunisiennes.
[13] Frédéric Bobin, « Le Hamas accuse le Mossad du meurtre en Tunisie de l’un de ses cadres », Le Monde, 18 décembre 2016.
[14] Arwa Labidi, « 1er octobre 1985. Le jour où l’armée d’occupation israélienne a bombardé la Tunisie », Inkyfada, 1er octobre 2021.