Depuis les élections de 2024 au Venezuela, le gouvernement de Nicolás Maduro a intensifié son virage autoritaire déjà ancien. Plus de 2 000 personnes ont été arrêtées dans les jours qui ont suivi le scrutin, et la persécution ciblée s’est étendue aux journalistes, aux syndicalistes, aux universitaires et aux défenseurs et défenseuses des droits humains.
La militante des droits humains Marta Lía Grajales a disparu pendant deux jours après avoir dénoncé le passage à tabac brutal de mères qui réclamaient la libération de leurs enfants emprisonné·es. María Alejandra Díaz, avocate chaviste et ancienne membre de l’Assemblée constituante, a été radiée du barreau et harcelée après avoir appelé à la transparence dans le dépouillement des votes. Ces cas illustrent une stratégie plus large d’intimidation et de criminalisation.
La répression s’abat avant tout sur la gauche critique. Ces derniers mois, les médias officiels ont accusé Edgardo Lander, Emiliano Terán Mantovani, Alexandra Martínez, Francisco Javier Velasco et Santiago Arconada d’avoir formé un prétendu « réseau d’ingérence étrangère » déguisé en travail universitaire et environnemental. Des institutions telles que la Faculté des sciences économiques et sociales de l’Université centrale du Venezuela, le CENDES, l’Observatoire d’écologie politique et la Fondation Rosa Luxemburg ont également été diffamées dans le cadre de cette prétendue conspiration.
En effet, en contexte d’avancée impérialiste sur la Caraïbe, d’exécutions extrajudiciaires de vénézuéliens par les EEUU avec l’excuse de la lutte contre la drogue, la notion d’anti-impérialisme est instrumentalisée par le gouvernement Maduro pour taire la dissidence et réprimer la population. Dynamique qui doit aussi être mise en perspective avec l’octroi à Maria Corina Machado, figure de l’extrême droite vénézuélienne, du prix Nobel de la Paix. Elle dédie son prix à Donald Trump lui-même, et remercie son soutien pour ce qu’elle appelle la lutte pour la démocratie au Venezuela. Une curieuse conception de la démocratie si l’on prend en compte ses alliances non seulement avec l’administration états-unienne, mais aussi avec les extrêmes droites de l’Amérique latine dont Milei et Bolsonaro, et européennes dont le parti Vox en Espagne ou encore le parti d’extrême droite européen « Patriots for Europe ».
Edgardo Lander — sociologue, professeur retraité de l’Université centrale du Venezuela et figure de proue des débats latino-américains sur la démocratie, l’extractivisme et l’avenir de la gauche — fait lui-même partie des personnes visées. Son travail critique sur l’arc minier de l’Orénoque et son insistance sur la pensée indépendante l’ont placé dans le collimateur du gouvernement[1]. On pourra également relire deux entretiens avec Edgardo Lander que nous avions publié antérieurement : en janvier 2009 où il se demandait alors où en était le « processus bolivarien », et en 2018 où il proposait (avec Miriam Lang) un bilan de l’expérience des gouvernements progressistes en Amérique latine de la fin des années 1990 aux années 2010.
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Anderson Bean – Depuis les élections controversées de 2024, la répression contre les voix critiques s’est intensifiée, avec plus de 2 000 personnes arrêtées et une multiplication des cas de persécution ciblée. Comment décririez-vous le climat général de répression au Venezuela depuis les élections ?
Edgardo Lander – Ces élections ont été, à bien des égards, un tournant dans le processus bolivarien au Venezuela. Ces dernières années, des limites qu’on croyait infranchissables ont été, à maintes reprises, allègrement franchies.
Jusqu’aux élections présidentielles vénézuéliennes de l’année dernière, le système était, dans l’ensemble, fiable. Certes, il y avait eu quelques cas isolés de fraude évidente, comme lors des élections des gouverneurs à Bolívar et Barinas, mais ceux-ci n’avaient pas eu d’incidence sur les résultats au niveau national. Le système de vote électronique automatisé du Venezuela, avec ses multiples garanties, rendait très difficile toute fraude à grande échelle.
Le processus était simple : vous votiez, la machine affichait votre choix sur un écran, puis imprimait un reçu papier. Vous vérifiez qu’il correspondait à votre vote et le déposiez dans une urne. À la fin de la journée, les machines produisaient un rapport et, en présence de témoins, les urnes étaient ouvertes et comparées aux résultats des machines. Les procès-verbaux étaient signés par les témoins pour certifier que les décomptes électroniques et papier correspondaient. C’est pourquoi, jusqu’à ce moment-là, les élections vénézuéliennes étaient, je le répète, fondamentalement fiables.
Mais cette fois-ci, lorsque le gouvernement a commencé à recevoir les résultats, il s’est rendu compte qu’il n’allait pas seulement perdre, mais perdre lourdement. Il pensait peut-être pouvoir se permettre une défaite serrée, puis manipuler les résultats dans quelques États pour s’en sortir avec une victoire. Mais l’écart était tellement important que cela s’est avéré impossible. Ils ont donc balayé les règles du jeu.
Ils ont prétendu que le système avait été piraté depuis la Macédoine du Nord. Puis le président du Conseil National Électoral est apparu, littéralement une serviette à la main [2], et a lu des chiffres sans rapport avec le vote réel. Peu de temps après, Maduro a été déclaré vainqueur.
Il s’agissait là d’une ligne rouge très importante, car elle marquait le passage d’un gouvernement qui, certes, manipulait les ressources publiques, menaçait les fonctionnaires, réprimait et intimidait l’opposition, empêchait les partis d’opposition de mener leurs activités, etc., mais où, le jour même des élections, les votes des citoyens étaient au moins fidèlement enregistrés par les machines. Pour la première fois, ils ont décidé, sans vergogne, d’enfreindre les règles du jeu et de supprimer la notion même d’élections du jeu politique ou démocratique. C’était un pas vers un régime qui se révélait ouvertement autoritaire, au mépris de la Constitution et des normes électorales.
Naturellement, cela a déclenché des manifestations massives, auxquelles le gouvernement a répondu par des arrestations massives. Bon nombre de ces arrestations étaient tout à fait arbitraires : des jeunes qui se trouvaient devant leur maison ou qui venaient d’aller acheter du pain ont été accusés de terrorisme et emmenés. Le gouvernement a en substance admis qu’il ne pouvait obtenir le soutien de la majorité et que, s’il voulait rester au pouvoir, il devait recourir à la répression et instiller la peur dans la population.
C’est pourquoi, après le jour du scrutin, il y a eu deux jours de manifestations importantes. Au moins 25 000 personnes sont descendues dans la rue et près de 2 000 ont été arrêtées dans le cadre d’une répression brutale. Cela leur a permis de semer la terreur et de renvoyer les gens chez eux.
Depuis lors, cette logique de répression systématique s’est poursuivie à tous les niveaux. Elle s’est traduite par l’arrestation de journalistes, d’économistes pour avoir publié des chiffres qui déplaisaient au gouvernement, de syndicalistes et d‘universitaires. Après la vague d’arrestations massive qui a suivi les élections, la répression est devenue plus sélective, tout en glissant vers une intolérance quasi totale à l’égard de la dissidence
Le gouvernement a fermé davantage de médias et invoqué une série de lois[3] ces derniers mois – la « loi anti-haine », la « loi anti-terrorisme » et d’autres – visant à criminaliser tout acte d’opposition, aussi pacifique soit-il, car tout acte de ce type est immédiatement qualifié de terrorisme.
Aujourd’hui, nous sommes confrontés à un gouvernement qui tente de nier toute possibilité d’expression de la dissidence, tout espace où elle pourrait exister. Cela explique les attaques contre les universités, les journalistes et la campagne systématique contre les ONG. Comme le gouvernement insiste pour présenter tout comme une bataille entre un « gouvernement révolutionnaire » et « l’agression impérialiste », les ONG sont qualifiées d’instruments financés par l’étranger, dirigés par la CIA, dont le but est de saper le gouvernement. Plus récemment, cela a consisté à cibler la Fondation Rosa-Luxemburg[4] et à qualifier les dénonciations de l’arc minier de l’Orénoque (AMO)[5] d’« attaques contre l’État ».
Une étape très récente et significative dans la dérive autoritaire a été franchie avec l’assaut contre la veillée des mères de prisonnier·es politiques. Ces mères, dont les enfants sont emprisonné·es, avaient fait le tour des bureaux du pouvoir judiciaire jusqu’à ce qu’on leur dise que seul le président de la Cour suprême pouvait statuer sur leur cas. Elles se sont rendues au tribunal, ont demandé une audience, se sont vu refuser, puis ont décidé d’organiser une veillée sur la place devant le bâtiment. Elles ont monté une tente, rejointes par des militant·es des droits humains, et avaient même emmené des petits enfants avec elles. Vers 22 heures, la garde permanente devant le tribunal a été retirée, les lumières de la zone ont été éteintes, puis quelque 80 membres de colectivos[6] pro-gouvernementaux, dont certains masqués, sont arrivés. Ils ont battu les mères, leur ont volé leurs téléphones portables et leurs cartes d’identité, et les ont chassées de la place au milieu de la nuit. Beaucoup de mères venaient de province et se sont retrouvées bloquées dans la ville, sans moyen de communication.
C’était vraiment scandaleux, une nouvelle escalade de la logique autoritaire. Et lorsque les mères ont essayé de porter plainte auprès du bureau du procureur général et du médiateur, on leur a répondu qu’on ne pouvait rien faire, car il s’agissait d’une « action privée » des colectivos, et non de la police — une affirmation absurde.
Cette offensive contre les intellectuels, contre l’Université Centrale du Venezuela – qui est devenue un espace important de réflexion et de dissidence – s’inscrit dans une stratégie plus large : tout lieu où peuvent s’exprimer des voix différentes de celles du gouvernement doit être traité comme un ennemi, comme un agent de l’impérialisme, et être persécuté. Telles sont les nouvelles règles du jeu.
Anderson Bean – Au cours de l’année écoulée, nous avons vu des cas où même des personnes issues du milieu chaviste ont été réprimées – par exemple, Marta Lía Grajales, qui a été forcée à monter dans une camionnette banalisée et détenue après avoir dénoncé le passage à tabac violent de mères qui manifestaient pour la libération de leurs enfants, un épisode que vous venez de décrire, et María Alejandra Díaz, avocate et ancienne membre de l’Assemblée constituante, qui a été radiée du barreau après avoir exigé de la transparence lors des élections de 2024. Que révèlent ces cas sur la volonté du gouvernement Maduro de s’en prendre à ses anciens alliés et à sa propre base ? Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur leur situation et sur leur importance ?
Edgardo Lander – Marta Grajales (1980) a en fait disparu pendant environ deux jours et demi. Son mari et des organisations de défense des droits humains ont fait le tour des centres de détention habituels où les personnes sont emmenées dans ces circonstances, et dans chacun d’entre eux, on leur a répondu qu’elle n’était pas là. La réaction a été si forte – mobilisation de l’opinion publique latino-américaine, du monde universitaire, des réseaux d’organisations sociales et même d’une partie de la base chaviste – que le gouvernement, apparemment (je ne peux pas l’affirmer avec certitude, mais cela semble probable), a été surpris par la force de la réaction et a décidé de libérer Marta immédiatement.
Cela ne signifie pas pour autant qu’elle est libre : elle fait toujours l’objet d’accusations extrêmement graves qui pourraient lui valoir jusqu’à dix ans de prison si son affaire est jugée et qu’elle est condamnée. Mais ce qui est déjà clair, c’est qu’il ne s’agit pas ici de réprimer l’opposition de droite. Marta n’est pas une femme de droite, c’est une compañera, une militante chaviste de longue date. Le fait est qu’il n’importe plus désormais d’avoir une carte du parti, un passé militant ou des années d’identification au gouvernement. Être chaviste n’est plus une protection.
C’est pourquoi je souligne l’une des caractéristiques clés de la situation politique actuelle, résumée dans un hashtag qui a accompagné de nombreuses déclarations du gouvernement ces derniers jours : « Douter, c’est trahir ». Ils le répètent sans cesse. Et c’est un signe de faiblesse, d’insécurité, car il y a des gens au sein des forces armées, de la police et même de la base chaviste qui ne sont pas d’accord avec ce qui se passe. Dans ce contexte, non seulement il est interdit de dénoncer les abus, mais il est même interdit de douter. Quiconque a des doutes doit les garder pour lui, car exprimer ses doutes est considéré comme une trahison.
Il s’agit d’un nouveau modèle autoritaire dans lequel non seulement les organisations autonomes sont interdites, mais même les syndicats ont été déclarés obsolètes – Maduro a annoncé qu’il créerait une nouvelle structure pour les remplacer. Il a également déclaré la création de milices sur les lieux de travail : 450 000 personnes armées sur les lieux de travail à travers le pays, soi-disant pour résister à l’impérialisme lorsque les Marines arriveront. Tout cela ferme tout espace démocratique possible, toute possibilité d’expression libre. L’objectif est de générer la peur – la peur de sortir dans la rue, la peur de s’exprimer, la peur parmi les journalistes qui s’autocensurent – afin qu’au final, nous nous retrouvions avec un régime fermé sans aucune option.
Les relations de Maduro avec la gauche à travers le continent se sont considérablement détériorées. Les seuls gouvernements avec lesquels il s’aligne encore sont ceux de Cuba, du Nicaragua et, dans une certaine mesure, de la Bolivie, du moins jusqu’aux récentes élections. Au-delà de cela, le Venezuela est très isolé. Bien sûr, il existe encore un secteur de la gauche qui s’accroche à l’idée que « l’ennemi est toujours l’impérialisme – quiconque s’oppose à l’impérialisme est mon allié, quiconque ne s’y oppose pas est mon ennemi ». Ainsi, même dans ce contexte de dénonciations graves, le Forum de São Paulo[7]– qui regroupe de nombreux partis de gauche « officiels » d’Amérique latine (pas tous, mais un nombre important) – a publié une déclaration qui ne fait aucune mention des droits humains, des persécutions ou des détentions. Il n’évoque que les menaces que représentent les États-Unis pour la souveraineté vénézuélienne, abordant ainsi un tout autre sujet.
C’est extrêmement grave. J’insiste toujours sur le fait que la pire chose que l’on puisse faire à la gauche, à toute option anticapitaliste ou progressiste dans le monde d’aujourd’hui, c’est d’appeler ce qui existe au Venezuela « socialisme » ou « gouvernement de gauche ». Car cela provoque un tel rejet que les gens disent, à juste titre : « Si c’est ça la gauche, si c’est ça le socialisme, alors je voterai pour la droite. » C’est pourquoi je considère la position du Forum de São Paulo comme perverse : elle perpétue le mythe selon lequel les gouvernements de Cuba, du Nicaragua et du Venezuela sont des gouvernements révolutionnaires, progressistes et démocratiques. Et pourtant, n’importe qui peut lire les journaux pour voir la réalité.
Dans le cas du Venezuela, c’est encore plus évident en raison du nombre considérable de migrant.es qui ont quitté le pays. Leurs récits de première main sur ce qu’ils et elles ont enduré ne peuvent être réduits au silence ou niés : il y a tout simplement trop de voix qui disent la même chose. Demandez-leur pourquoi ils ont dû partir, et les réponses s’accumulent : à cause de ceci, de cela et de cela. Les témoignages sont accablants.
Anderson Bean – Dans ce contexte, vous et d’autres universitaires éminents avez été accusés dans les médias officiels de faire partie d’un prétendu « réseau d’ingérence politique déguisé en travail universitaire et environnemental ». Pourriez-vous commencer par expliquer en quoi consistent réellement ces accusations et d’où elles proviennent ? À partir de là, comment interprétez-vous la signification plus large de ces attaques pour la liberté académique et le débat critique au Venezuela ? Pourquoi pensez-vous que ces attaques ont lieu maintenant, et que révèlent-elles sur les priorités et les craintes du gouvernement à l’heure actuelle ?
Edgardo Lander – Je pense que ces accusations ne sont qu’une autre expression de ce que j’ai décrit : un gouvernement qui cherche à empêcher toute forme de désaccord avec ses politiques. Il ne s’agit pas seulement de réprimer les travailleur·ses qui se mobilisent pour obtenir des salaires décents, ou les mères qui exigent la libération de leurs enfants emprisonné·es. Il s’agit aussi de faire comprendre que la communauté intellectuelle elle-même, simplement en menant des recherches sur les politiques de l’État, commet une infraction.
Prenons le cas des recherches sur ce qui se passe dans l’arc minier de l’Orénoque. Il s’agit simplement d’enquêter, de se demander ce qui arrive aux populations autochtones. Des études montrent, par exemple, que les enfants autochtones ont des taux élevés de mercure dans le sang. C’est cela, la recherche : documenter ce qui se passe réellement. Mais pour le gouvernement, il s’agit d’une atteinte à son autorité, à son droit de définir les politiques qu’il juge appropriées.
Ainsi, lorsqu’ils me citent personnellement, ce n’est pas parce que j’aurais accompli quelque chose d’extraordinaire — au-delà du fait d’exprimer des opinions, de participer à des débats ou de diffuser des idées à travers l’Amérique latine. Le gouvernement considère tout cela comme un danger, une menace, et cherche à le faire taire. Il tente d’amener les intellectuel·les, même celles et ceux qui ne formulent que des critiques modérées, à s’autocensurer ou à éviter de mener des recherches susceptibles de mettre en lumière des réalités embarrassantes pour le pouvoir.
Il s’agit d’un véritable resserrement de l’étau, d’un siège qui, peu à peu, se referme jusqu’à étouffer tout espace de respiration.
Anderson Bean – Outre des personnes comme vous, des institutions bien connues telles que la Faculté des sciences économiques et sociales de l’UCV, le CENDES[8] et l’Observatoire d’Écologie Politique[9] ont également été attaquées. Parmi elles, le cas de la Fondation Rosa Luxemburg se distingue, notamment en raison de ses liens publics avec le parti allemand Die Linke. Pour ceux qui ne la connaissent pas, pourriez-vous expliquer ce qu’est cette fondation, quel type de travail elle a mené au Venezuela et pourquoi elle pourrait aujourd’hui être la cible d’attaques ?
Edgardo Lander – Tout d’abord, pour ceux qui ne connaissent pas bien les fondations politiques allemandes, il convient d’expliquer leur fonctionnement. Dans le système politique allemand, les partis qui dépassent un certain seuil de représentation parlementaire reçoivent un financement public pour une fondation politique liée à ce parti. Les sociaux-démocrates ont une fondation – la Fondation Ebert, le Parti chrétien-démocrate en a une – la Fondation Adenauer – et le parti de gauche, Die Linke, a la Fondation Rosa Luxemburg.
Ces fondations travaillent principalement en dehors de l’Allemagne et se concentrent sur le débat culturel et politique. Elles ne sont en aucun cas des activistes politiques intervenant directement dans les affaires d’autres pays. Dans le cas de la Fondation Rosa Luxemburg, elle dispose de bureaux dans toute l’Amérique latine : au Mexique (couvrant le Mexique, l’Amérique centrale et les Caraïbes), au Brésil, en Argentine (pour le Cône Sud) et à Quito, qui couvre le Venezuela, la Colombie, l’Équateur et la Bolivie.
Pendant les années de gouvernements progressistes, la Fondation Rosa Luxemburg – et en particulier son bureau andin à Quito – a travaillé sur une question qui est au cœur des débats de la gauche et des mouvements sociaux en Amérique latine depuis le début du siècle : l’extractivisme. La question de savoir ce que signifie continuer à repousser la frontière minière vers de nouveaux territoires, et la dévastation que cela cause aux terres autochtones à travers le continent.
D’une part, les gouvernements progressistes ont encouragé, célébré et activé des processus d’organisation populaire, des secteurs populaires urbains aux peuples autochtones, en passant par les éleveurs et les paysans. Mais les politiques extractivistes ont également signifié que lorsque les peuples autochtones ont résisté à l’occupation de leurs territoires, l’État a répondu par la répression.
La question de l’extractivisme et du modèle de développement plus large poursuivi par les gouvernements progressistes est donc liée à la crise civilisationnelle à laquelle nous sommes confrontés. Elle touche aux limites de la planète, aux droits des peuples autochtones, aux menaces environnementales. Il s’agit là de questions intrinsèquement politiques, qui ne sont pas neutres ni purement académiques. Elles affectent directement la vie des gens.
C’est pourquoi, au Venezuela aujourd’hui, même la recherche ou la critique publique de la politique extractiviste – comme la remise en cause de la stratégie du gouvernement dans l’arc minier de l’Orénoque – est considérée comme une attaque directe contre l’État. Tout récemment, la Fondation Rosa Luxemburg a été désignée comme l’ennemi principal, précisément parce qu’elle a soutenu des débats, des études et des mouvements qui remettent en question les coûts sociaux et environnementaux de l’exploitation minière et de l’extractivisme. Ce qui est en réalité un travail de recherche universitaire et de soutien aux mouvements sociaux est présenté par le gouvernement comme une subversion politique.
Prenons l’exemple de l’eau. Il est difficile d’imaginer aujourd’hui, où que ce soit dans le monde, un mouvement de défense de l’eau qui ne soit pas politique. Car si les gens défendent l’eau, c’est parce que quelqu’un fait quelque chose pour la contaminer ou l’épuiser. Cela en fait nécessairement un sujet de débat, et le débat implique toujours des positions politiques.
Le fait n’est donc pas que la Fondation Rosa Luxemburg soit apolitique. Les questions sur lesquelles elle travaille – l’extractivisme, les droits des autochtones, les menaces environnementales – ont inévitablement une dimension politique. Mais il ne s’agit en aucun cas d’une fondation qui soutient ou finance des politiques visant à saper le gouvernement vénézuélien.
Si des groupes enquêtent sur l’arc minier de l’Orénoque et que leurs rapports montrent les effets extrêmement négatifs de l’exploitation minière illégale dans cette région, le gouvernement considère cela comme une attaque contre lui-même. Et à partir de là, la seule alternative qui reste est le silence : personne ne dit rien sur quoi que ce soit.
L’affirmation selon laquelle la Fondation Rosa Luxemburg est financée par le gouvernement allemand et fait donc partie d’un projet impérialiste américain visant à affaiblir le Venezuela est, outre le fait qu’elle relève de la paranoïa, une simple tentative de tout mettre dans le même sac et d’attaquer les ONG dans leur ensemble.
Bien sûr, il existe de nombreuses petites organisations diverses qui travaillent sur des questions telles que les élections, l’environnement, les droits humains, les droits des femmes, etc. Dans toute l’Amérique latine, beaucoup de ces groupes reçoivent des financements extérieurs, parfois des églises, parfois de l’Union européenne, parfois d’autres sources. Et le gouvernement tente de présenter tout cela comme faisant partie d’une grande stratégie impérialiste visant à financer ces organisations afin de renverser le gouvernement.
Cela n’a pas vraiment de sens d’un point de vue concret, mais d’un point de vue politique, cela a tout son sens pour convaincre la base qui soutient le gouvernement que le Venezuela est attaqué et que toute personne qui semble neutre – ou même sympathisante du chavisme – mais qui critique ensuite les politiques gouvernementales sur des questions que l’État considère comme vitales, rejoint immédiatement le camp ennemi. Et l’ennemi doit être combattu.
Cela place bien sûr la Fondation Rosa Luxemburg dans une situation très difficile. Il lui devient extrêmement difficile de mener à bien son travail. Et les communautés avec lesquelles elle travaille – petits agriculteurs, paysans et autres – finissent par perdre le soutien dont elles bénéficiaient jusqu’à présent.
Quoi qu’il en soit, il est important d’être clair : il s’agit d’une petite fondation. Elle ne dispose pas de millions et de millions de dollars. Ses projets sont modestes.
Anderson Bean – Pourquoi pensez-vous que ces attaques ont lieu maintenant, et que révèlent-elles sur les priorités et les craintes du gouvernement à l’heure actuelle ?
Edgardo Lander – Je pense que ce qui se passe actuellement est lié à ce que j’ai déjà mentionné : le gouvernement se sent de plus en plus isolé. Il se sent de plus en plus isolé sur la scène internationale et de plus en plus discrédité au sein de la gauche mondiale, même s’il existe des tensions et des contradictions dans ce domaine. Et bien sûr, il constate également un mécontentement au sein de sa propre base.
Tout d’abord, cela s’explique par le fait que les conditions de vie des citoyens ordinaires ne s’améliorent pas. Aujourd’hui, le salaire minimum au Venezuela est inférieur à un dollar étatsunien par mois. Il est partiellement compensé par diverses primes, distribuées arbitrairement à qui bon leur semble, quand bon leur semble, et utilisées comme un outil de contrôle politique sur la population.
Nous avons affaire à un gouvernement qui a depuis longtemps abandonné tout projet politique. Tout le discours sur l’approfondissement de la démocratie, sur le socialisme, a tout simplement disparu de l’horizon. Le seul objectif du gouvernement est désormais de se maintenir au pouvoir.
Pour se préserver, il comptait auparavant sur un certain niveau de soutien populaire. Mais comme ce soutien n’a cessé de diminuer, la répression est devenue sa seule option. C’est pourquoi son discours s’appuie désormais fortement sur des appels au patriotisme, au nationalisme, à l’anti-impérialisme et aux menaces extérieures. Dans ce discours, tout est mis dans le même sac. Les ONG sont également incluses, car le gouvernement a besoin de présenter tout cela non pas comme des menaces pour lui-même, mais comme des menaces pour le Venezuela.
Anderson Bean – Enfin, bon nombre de ceux qui sont attaqués, y compris vous-même, collaborent depuis longtemps avec des mouvements et des camarades à l’étranger. Quelles formes de solidarité internationale sont les plus utiles à ce stade ?
Edgardo Lander – Tout d’abord, en parlant non seulement de la situation actuelle, mais aussi dans un sens plus durable, je voudrais revenir sur un point que j’ai soulevé précédemment. Pour les secteurs de la gauche vénézuélienne qui ont vécu et souffert de ce qui s’est passé dans ce pays au cours de ces dernières années, il est très douloureux de voir des intellectuel·les, des organisations et des journalistes de gauche continuer à décrire le Venezuela comme un gouvernement de gauche, un gouvernement socialiste ou un gouvernement révolutionnaire. C’est déchirant, profondément douloureux, car cela revient à ignorer toutes les preuves de ce qui se passe réellement dans le pays, à fermer les yeux sur la réalité — tout cela au nom de la lutte contre l’impérialisme.
Mais lutter contre l’impérialisme doit nécessairement signifier offrir un mode de vie meilleur que celui qu’offre l’impérialisme, et non pire. C’est pourquoi je pense que le travail que vous faites et l’initiative de votre livre sont si précieux : ils créent un espace pour une discussion sérieuse, réfléchie et raisonnée sur ce qui se passe réellement, plutôt que de tomber dans un débat simpliste et manichéen entre « les bons et les méchants » ou « les anti-impérialistes contre les pro-impérialistes ».
Il s’agit d’une question de solidarité — non pas de solidarité avec un gouvernement, mais de solidarité avec les peuples. Et cela est important non seulement pour le Venezuela, mais aussi au niveau international. Le mot « socialisme » devient de plus en plus populaire dans certaines parties du monde ; en fait, il attire de plus en plus de personnes. Mais lorsque le « socialisme » est assimilé au Venezuela, cela nuit à son attrait. C’est pourquoi il est absolument essentiel de distinguer l’expérience vénézuélienne du rêve d’un autre monde possible.
À l’heure actuelle, la réaction internationale à la détention de Marta Lía Grajales, puis aux accusations portées contre l’Université centrale du Venezuela, le CENDES et la Fondation Rosa Luxemburg, a sans doute surpris le gouvernement, en raison de l’ampleur du rejet qu’elle a suscité. Et l’une des caractéristiques déterminantes de la gauche a toujours été la notion d’internationalisme.
Si nous voulons réfléchir à la crise civilisationnelle, aux alternatives au développement et à la résistance à l’extractivisme, nous ne pouvons le faire dans les limites d’une seule nation. Il faut aborder ces questions à travers des réseaux qui traversent les frontières. Par exemple, lors de la lutte contre la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA/ALCA) il y a vingt ans, il y eut un niveau remarquable de coordination à l’échelle du continent : syndicats, étudiant·es, travailleur·euses du secteur public, paysan·nes, organisations autochtones, mouvements féministes — de toute l’Amérique latine, y compris du Canada et des États-Unis. Ces coordinations ont créé des réseaux, des savoirs, des contacts personnels et des moyens de partager l’information.
Ces réseaux et ces savoirs sont toujours vivants en Amérique latine. Ils n’ont plus la vigueur qu’ils avaient durant la lutte contre la ZLEA, mais ils perdurent. C’est pourquoi, très souvent, lorsqu’un événement se produit dans un pays de la région, il y a une réaction à l’échelle du continent, car les canaux permettant de communiquer ce qui se passe et d’appeler à réagir sont toujours là.
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Anderson M. Bean est sociologue, Teaching Assistant Professor à la North Carolina A&T State University (Greensboro). Spécialiste du Venezuela et de la démocratie participative, il est l’auteur de Communes and the Venezuelan State : The Struggle for Participatory Democracy in a Time of Crisis (Lexington Books, 2022/2023) et l’éditeur du volume Venezuela in Crisis. Socialist Perspectives (Haymarket Books, 2025). Il a notamment publié « Venezuela, Human Rights and Participatory Democracy, » Critical Sociology 42, no. 7–8 (2016).
Edgardo Lander (né en 1942 à Caracas) est un sociologue vénézuélien, professeur retraité de l’Université centrale du Venezuela (UCV). Titulaire d’un doctorat en sociologie de l’Université de Harvard (1977), il est l’auteur de travaux majeurs sur la démocratie, la mondialisation néolibérale, l’extractivisme et la pensée décoloniale. Membre du comité international du Forum social mondial (Caracas, 2006), il est également associé au Transnational Institute (TNI) et au Grupo Permanente de Trabajo sobre Alternativas al Desarrollo. Parmi ses publications : Neoliberalismo, sociedad civil y democracia: ensayos sobre América Latina y Venezuela (Nueva Sociedad, 1995), et l’ouvrage collectif qu’il a dirigé, La colonialidad del saber: eurocentrismo y ciencias sociales. Perspectivas latinoamericanas (CLACSO, 2000). Ses recherches récentes portent sur les contradictions du processus bolivarien et sur les impacts sociaux et écologiques de l’Arc minier de l’Orénoque.
Cet entretien a été conduit en espagnol par Anderson Bean. Une première traduction anglaise a été publiée sur le site de Tempest (11 septembre 2025).
Traduit de l’anglais pour Contretemps par Christian Dubucq.
Photo : Yoletty Bracho.
[1] L’interview a eu lieu avant l’attaque navale illégale menée le 2 septembre 2025 par les États-Unis contre un bateau battant pavillon vénézuélien dans la mer des Caraïbes, qui a causé la mort des 11 personnes à bord (NDLR).
[2] Lors de l’annonce officielle des résultats, le président du Conseil national électoral, Elvis Amoroso, est apparu à la télévision une serviette à la main, visiblement interrompu en pleine digestion. L’image, devenue virale, a illustré à sa manière le caractère improvisé — sinon indigeste — de la proclamation des résultats.
[3] La Loi contre la haine, pour la coexistence pacifique et la tolérance (Ley contra el odio, 2017) punit jusqu’à vingt ans de prison tout message jugé « incitant à la haine », permettant la censure de médias et la répression d’opposant·es. La Loi organique contre le crime organisé et le financement du terrorisme (Ley Orgánica contra la Delincuencia Organizada y Financiamiento al Terrorismo, 2012, révisée) est fréquemment utilisée pour poursuivre des syndicalistes, des chercheur·ses et des ONG accusé·es de « terrorisme » ou « d’ingérence étrangère ». Ces textes constituent aujourd’hui les principaux instruments juridiques de la dérive autoritaire du gouvernement vénézuélien.
[4] Fondation Rosa-Luxemburg (Rosa-Luxemburg-Stiftung, RLS) — Fondation politique allemande proche de Die Linke. Son bureau régional andin (Quito, ouvert en 2010) coordonne des projets en Équateur, Colombie, Bolivie et Venezuela, autour de l’éducation populaire, des droits sociaux et de la critique de l’extractivisme (par ex. le groupe « Alternatives au développement »). Au Venezuela, la coordination a notamment impliqué la sociologue Alexandra Martínez (1982), activiste engagée dans des processus de renforcement du pouvoir populaire. La RLS et plusieurs universitaires critiques (dont E. Lander, E. Terán Mantovani, A. Martínez) ont été accusés par les médias officiels de former un prétendu « réseau d’ingérence étrangère » ; ces accusations ont été dénoncées comme infondées par la Faculté des sciences économiques et sociales de l’Université centrale du Venezuela (UCV), tandis que la RLS a rejeté toute « ingérence » et réaffirmé son rôle de soutien à la réflexion critique et aux mouvements sociaux.
[5] Arc minier de l’Orénoque (AMO) — Zone spéciale de 111 843 km², située dans les États de Bolívar et Amazonas, désignée en février 2016 par Nicolás Maduro comme « zone de développement stratégique national » pour l’exploitation d’or, diamant, coltan et autres minerais. Le projet, qui couvre près de 12 % du territoire vénézuélien, est dénoncé par des chercheurs, ONG et organisations autochtones pour ses effets : déforestation, pollution au mercure, violences liées à l’extraction illégale et violations des droits des peuples originaires. Le gouvernement qualifie fréquemment ces critiques d’« attaques contre l’État ».
[6] Colectivos — Groupes organisés de base, nés dans les quartiers populaires vénézuéliens dans les années 2000, initialement liés à l’auto-organisation communautaire et au soutien au processus bolivarien. Beaucoup ont évolué en groupes armés pro-gouvernementaux, jouant un rôle de contrôle social et participant à des actions de répression, souvent en coordination informelle avec les forces de sécurité de l’État.
[7] Le Forum de São Paulo (Foro de São Paulo) est une instance régionale de concertation fondée en 1990 à l’initiative du Parti des travailleurs (PT) brésilien et de Fidel Castro, dans le but de coordonner les forces de gauche latino-américaines après la chute du bloc soviétique. Il rassemble aujourd’hui environ 120 partis et mouvements politiques issus de 27 pays d’Amérique latine et des Caraïbes, couvrant un large spectre allant des partis sociaux-démocrates aux formations se réclamant du socialisme révolutionnaire. Le Forum continue de se réunir régulièrement : sa XXVIIe rencontre s’est tenue à Tegucigalpa (Honduras) en juin 2024, et un Groupe de travail permanent s’est encore réuni à Caracas en janvier 2025. Voir : Foro de São Paulo, “Documento Base del XXVII Encuentro del Foro de São Paulo”, Fondation Perseu Abramo, 2024, en ligne : fpabramo.org.br.
[8] CENDES — Centro de Estudios del Desarrollo (Centre d’études du développement) de l’Université centrale du Venezuela (UCV), fondé en 1961 avec le soutien de la CEPAL, comme institut interdisciplinaire dédié à la recherche, à la formation et à la planification en matière de développement économique et social. Il a contribué à moderniser la réflexion sur le développement en Amérique latine, en intégrant l’économie, la sociologie, la santé publique et l’aménagement du territoire. Le centre édite les Cuadernos del CENDES, l’une des principales revues de sciences sociales au Venezuela. Depuis les années 2000, il s’est particulièrement illustré par ses travaux critiques sur l’extractivisme, l’Arc minier de l’Orénoque (AMO) et les contradictions du modèle rentier vénézuélien.
[9] Observatorio de Ecología Política de Venezuela (OEP) — Collectif créé en 2016, rassemblant chercheurs et militants pour documenter les conflits socio-environnementaux liés à l’extractivisme pétrolier et minier, à la déforestation et aux violations des droits des peuples autochtones. L’OEP publie rapports, cartes et dossiers (notamment via l’Environmental Justice Atlas) et s’est distingué par ses critiques de l’Arc minier de l’Orénoque, ce qui lui a valu d’être récemment accusé par les médias officiels d’« ingérence » aux côtés du CENDES et de la Fondation Rosa Luxemburg.