La question animale : un débat à ouvrir dans le mouvement anticapitaliste

Une grande partie du mouvement de libération animale, en France comme ailleurs, s’oppose au capitalisme.

 

Cette force lutte avec le même objectif que le mouvement anticapitaliste : y a-t-il des bases possibles de dialogue, voire de coopération ? Plus généralement, quelle est la relation entre le capitalisme et l’exploitation animale ? Si une telle relation existe, dans quelle mesure les deux phénomènes sont-ils liés, et comment ? L’opposition nette des anticapitalistes à toutes formes d’exploitation, d’oppression et de discrimination n’exige-t-elle pas qu’ils s’interrogent sur la question de l’exploitation des animaux par le capitalisme et, en général, sur le statut des animaux dans notre société ?

 

Dans ce texte nous esquisserons une critique de l’idée d’une différence substantielle entre les humains et les autres animaux dans la version qu’elle connaît chez Marx. Nous examinerons ensuite la base matérielle de cette idée, c’est-à-dire l’exploitation des animaux non humains, et notamment la configuration qu’elle prend dans la société capitaliste. Enfin, nous proposerons quelques remarques sur la pertinence politique de l’idée de libération animale dans le cadre d’un projet anticapitaliste.

 

 

L’opposition idéologique entre l’humanité et la « nature »

 

Toutes les sociétés humaines ont exploité matériellement les animaux, sous prétexte que ceux-ci sont extérieurs à la communauté humaine, qu’ils ne sont pas humains.

 

Au-delà de la tautologie, cette exclusion des animaux de la société se base sur une opposition entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas. Ce qui n’est pas humain est appelé dans son ensemble « nature » et regroupe des réalités très disparates qui vont des agrégats minéraux aux sociétés de mammifères. À l’opposé de cette réalité, l’humanité constituerait une entité ontologique distincte et se caractériserait par la possession de facultés exceptionnelles dont découlerait aussi un statut moral unique.

 

Cette thèse « de l’exception humaine[1] » se base sur un anthropocentrisme qui peut être d’origine religieuse ou avoir une formulation laïque ; quels que soient ses référents théoriques, elle affirme que des entités aussi différentes que les cailloux et les singes sont complètement exclues des préoccupations morales et politiques des humains, à cause de leur non-humanité, et que cela assure aux humains le droit d’en disposer librement.

 

Il s’agit d’une thèse idéologique, c’est-à-dire d’un discours établi dans le but de justifier une hiérarchie politique et la relation matérielle qui lui correspond.

 

 

La même opposition chez Marx

 

Dans les Manuscrits de 1844, Marx écrit que :

 

"L’activité vitale consciente distingue directement l’homme de l’activité vitale de l’animal. […] Certes, l’animal aussi produit. Il se construit un nid, des habitations, comme l’abeille, le castor, la fourmi, etc. Mais il ne produit que ce dont il a immédiatement besoin pour lui ou pour son petit ; il produit d’une façon unilatérale, tandis que l’homme produit d’une façon universelle ; il ne produit que sous l’emprise du besoin physique immédiat, tandis que l’homme produit même lorsqu’il est libéré de tout besoin physique et ne produit vraiment que lorsqu’il en est vraiment libéré. L’animal ne produit que lui-même, tandis que l’homme reproduit la nature tout entière ; le produit de l’animal fait directement partie de son corps physique, tandis que l’homme affronte librement son produit". Etc.[2]

 

Et dans le Capital : 

 

"Notre point de départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté"[3].

 

Ces passages sont souvent invoqués par l’extrême gauche afin de réaffirmer l’opposition idéologique entre l’exception humaine et le reste du monde. Mais une telle lecture finit par évoquer un concept abstrait d’« homme », coupé de l’histoire non seulement au sens chronologique, mais surtout au sens social. S’agissant de textes de Marx, ce serait une position paradoxale. En effet, il faut tenir compte de deux éléments décisifs.

 

1/ Dans toutes les sociétés humaines, cet « homme » qui produit indépendamment de son besoin physique n’est personne d’autre que celui qui peut bénéficier du travail des autres. La même division du travail qui a engendré l’exploitation, la division de la société en classes et le partage inégal des richesses est à l’origine de cette faculté de produire « librement » qui, selon Marx, nous différencierait de l’« animal ». Ainsi, cette faculté n’est pas une qualité humaine primordiale, mais le produit du processus historique que la société humaine est encore en train de vivre, c’est-à-dire du conflit de classe. D’un point de vue dialectique, il est donc possible de dire que l’« humanité » ainsi conçue est une contradiction : en effet, l’humanité des uns repose sur l’aliénation de celle des autres[4] ; le communisme serait le dépassement de cette contradiction et la réalisation de l’humanité pour tous-tes les humain-e-s.

 

En définitive, non seulement l’idée d’une « humanité » comme présence exceptionnelle au sein de la « nature » n’est pas justifiée sur le plan scientifique (car tous les êtres vivants actuels sont également le produit d’une évolution qui laisse une place considérable au hasard), mais elle ne l’est pas non plus sur le plan politique si l’on conçoit la société humaine comme un champ d’affrontement de forces sociales, et non comme un corps politique abstrait et immuable.

 

2/ La description de l’acte productif humain faite par Marx n’est pas socialement neutre. Autrement dit, elle se veut une description idéale et universelle, mais correspond en réalité à un modèle concret : le travail de l’artisan (cf. des expressions comme « le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur », ou « l’homme affronte librement son produit », etc.) Ce modèle présente donc des connotations sociales précises et facilement reconnaissables. Par exemple, il s’agit d’un stéréotype typiquement masculin, qui ne rend pas compte des activités traditionnellement exécutées par les femmes : quelle image résiderait dans l’imagination d’une femme qui prend soin d’un enfant ? et quel produit affronterait-elle librement[5] ? De fait, la définition du travail humain donnée par Marx dans les passages cités n’est pas représentative de toute l’humanité et on ne peut pas l’utiliser pour marquer une différence générale et absolue avec les animaux ; il n’est même pas certain qu’une définition vraiment représentative puisse réellement exister, car ne serait-elle pas métaphysique, faisant abstraction des conditions matérielles de vie des différentes sociétés humaines[6] ?

 

On pourrait objecter que l’élément qui rapproche les déclinaisons diverses de la production humaine et les différencie toutes des activités animales est leur caractère « conscient » (« L’activité vitale consciente distingue directement l’homme de l’activité vitale de l’animal », « [le travailleur]  réalise du même coup son propre but dont il a conscience », etc.) Or cette objection présente deux problèmes, l’un concernant l’identité qu’elle attribue implicitement aux humains, l’autre concernant celle qu’elle attribue explicitement aux non-humains. Tout d’abord, parce qu’elle suggère que les processus mentaux inconscients qui interviennent dans le comportement humain[7] n’auraient aucun rôle dans le processus du travail, alors que cette exclusion n’est pas justifiée[8]. En deuxième lieu, parce qu’elle affirme qu’aucun animal non humain n’est jamais conscient de lui-même ; mais si l’on examine la question sans recourir à des clichés confortables, on s’aperçoit facilement que cette affirmation est loin d’être évidente et qu’elle se heurte tant au principe de continuité évolutive qu’à l’expérience concrète que nous avons des animaux[9].

 

En conclusion, malgré les affirmations de Marx, les présupposés mêmes de sa pensée empêchent de considérer le travail comme la marque d’une spécificité humaine face aux autres animaux. Ainsi, une fois reconnu que l’argument marxien soutenant l’« exception humaine » ne résiste pas à la critique, on peut en reconnaître le caractère idéologique, dans le sens expliqué ci-dessus.

 

 

L’exploitation matérielle des animaux

 

Dans l’Idéologie allemande, Marx et Engels écrivent que :

 

"La production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l’émanation directe de leur comportement matériel."

 

Quel est le comportement matériel qui a besoin d’une idéologie de l’opposition entre l’humanité et la « nature », y compris dans sa version marxienne ? La réponse est : la réduction des animaux non humains à des choses et la jouissance des produits qui dérivent de leur exploitation.

 

Cette exploitation se décline en de nombreuses formes. Il y a

 

"[Les animaux] qu’on vivisectionne dans les labos, pour la science, la médecine, l’armée, l’industrie…

Ceux qu’on élève uniquement pour ce qu’ils produisent : œufs, lait, laine…

Ceux qu’on écrase avec nos pieds, en marchant…

Ceux qu’on tue au fusil, au piège ou à la canne à pêche pour le plaisir, pour le sport ou pour les manger…

Ceux qu’on tue pour les manger, pour la bonne texture sous les dents et le bon goût au palais…

Ceux qu’on zoote pour la « curiosité-culture »…

Ceux qu’on caresse, qu’on abandonne, qu’on bat, avec qui on s’amuse, qu’on fait « piquer », qu’on cajole…

Ceux qu’on achète par morceaux chaque jour pour construire le repas autour…

Ceux qu’on dissèque en classe (pour apprendre ?)…

Ceux qu’on dresse pour les cirques, pour amuser-occuper les enfants…

Ceux qu’on écrabouille en bagnole parce que la bagnole c’est pratique, ça rend plus libre…

Ceux qu’on mange par dizaines juste pour accompagner un plat et faire joli…

Ceux qu’on tue en labourant, moissonnant…, à la machine ou à la main…

Ceux qu’on tue parce qu’ils font peur : araignées, souris, serpents…

Ceux qu’on utilise pour tester les cosmétiques, le tabac, les ceintures de sécurité…

Ceux qu’on tue pour se servir d’une partie de leur corps : peau, défenses, fourrure, graisse…

Ceux qu’on se partage entre amis pour faire la fête…

Ceux qu’on fait souffrir pour faire plus vrai dans les films, pour le plaisir des spectateurs…

Ceux qu’on prend comme appât (pour en attraper d’autres…)…

Ceux qu’on tue à la naissance parce qu’ils ne servent à rien, encombrent…

Ceux qu’on fait souffrir pour se servir de leur force et qu’on tue quand ils ne sont plus rentables…

Ceux qu’on élève à la campagne et qu’on mange « à l’ancienne » ou « à la bio »…

Ceux qu’on tue parce qu’ils nuisent : moustiques, puces, poux, teignes…

Ceux qu’on utilise pour tuer les souris ou pour aller à la chasse…"[10]

 

Il s’agit d’un massacre[11] perpétuel, qui a atteint à l’époque présente des dimensions immenses et monstrueuses à cause du mode de production capitaliste.

 

 

La même exploitation par le capitalisme

 

Aujourd’hui, le capitalisme a modifié et exaspéré l’exploitation des animaux et a réduit la vie animale à une marchandise parmi d’autres. On attribue à Descartes l’invention de la « bête-machine », mais son vrai créateur est le capitalisme, car c’est le capitalisme qui les a transformés en « machines à chair » dans les élevages intensifs, en « matériel expérimental » dans les laboratoires des sociétés pharmaceutiques, etc.

 

Dans les élevages, la vie de milliards de veaux, poulets, cochons, vaches « laitières », poules « pondeuses » se déroule dans des conditions qui transforment leur existence en un enfer permanent : réclusion en des cages minuscules, surpeuplement, saleté, mutilations, séparation des mères de leurs petits… Puis, des voyages interminables vers la mort : ces animaux sont tués à quelques mois de vie, alors qu’ils pourraient vivre des années.

 

Les chiffres de l’exploitation animale sont impressionnants : dans la seule année 2007, et rien qu’en France, ont été tués officiellement 1 milliard d’animaux terrestres pour la consommation humaine[12] ; ce chiffre ne comprend même pas les animaux morts de maladie dans les élevages, qui représentent pourtant un pourcentage élevé[13], ou pendant le transport vers l’abattoir. Quant aux animaux marins, ils ne sont pas décomptés en nombre d’individus, mais en tonnes : en 2006, 541 milliers de tonnes de poissons sont morts dans la production de la pêche française[14].

 

Si nous considérons qu’en 2007 la population française comptait 63 578 000 humains[15], il en résulte que dans cette seule année a été tué un nombre d’individus non humains terrestres correspondant à 15 fois la population humaine française. Où tous ces animaux se trouvaient-ils ? Où ont-ils vécu, où sont-ils morts ?

 

L’invisibilité est un caractère central de la moderne exploitation animale : il s’agit là d’un ressort essentiel de ce mécanisme. D’un côté, parce que la volonté d’exploiter les animaux au plus haut degré exige la concentration de plusieurs milliers d’individus en des endroits très limités, pour que les opérations d’élevage et d’abattage puissent être le plus possible automatisées. De l’autre côté, parce cette extermination si massive concerne des êtres sensibles, qui crient et saignent comme les humains : son invisibilité et son remplacement par des images publicitaires rassurantes (les poulets et les cochons souriants, etc.) permettent de tranquilliser la société quant à l’origine sanglante des aliments animaux.

 

Transformé en processus de plus en plus mécanique, l’élevage d’animaux demande de moins en moins de main d’œuvre :

 

"Dans les élevages de batterie, une personne peut s’occuper par exemple de 20 000 oiseaux, et dans les élevages porcins 100, ou même jusqu’à 8 000 porcs peuvent être gérés par un seul homme ou femme. Dans ce type d’élevage automatisé, les travailleurs n’ont plus de contact substantiel avec les animaux individuels. De moins en moins de gens travaillent avec les créatures vivantes, alors qu’un nombre bien plus grand participe à l’abattage et au découpage des carcasses"[16].

 

Par ailleurs, la condition des travailleurs d’abattoir mérite d’être examinée. « L’extension du machinisme et la division du travail[17] » propres à l’économie capitaliste ont créé une nouvelle figure professionnelle, celle du bourreau d’animaux. Il s’agit d’un salarié dont le travail consiste à tuer à la chaîne des centaines d’animaux chaque jour. Un travail abrutissant qui ne laisse pas indifférent celui qui l’exécute :

 

"Je ne sais pas s’il est pertinent ou non de vivre sans manger de viande. Mais une chose est sûre, lorsqu’on est amené à travailler dans un abattoir, comme cela a été mon cas, on est forcément amené à se poser de sérieuses questions sur notre mode de consommation. Voir, durant l’espace de 7 heures, 200 à 300 bêtes se faire tuer, éventrer, découper, dépecer, et cela tous les jours, ne laisse pas de marbre. On a l’impression d’assister à un immense carnage. Mais le pire restent les conditions de travail de ces hommes qui accomplissent cette horrible besogne. C’est une ambiance très dure et grandement avilissante. […] si ils y en a qui auraient de véritables raisons de se révolter [contre la viande], ce sont bien ceux qui travaillent dans les abattoirs"[18].

 

C’est pourquoi les suicides ne sont pas rares parmi les travailleurs d’abattoirs[19].

 

En conclusion, les animaux n’ont jamais été plus éloignés des humains que dans les sociétés capitalistes. Cela n’est pas un hasard si le mouvement politique de libération animale est né à la fin du xxe siècle. D’une part, l’expansion économique et le développement technologique ont rendu l’apport des animaux superflu pour la vie humaine, y compris pour l’alimentation. D’autre part, l’acharnement de l’exploitation des animaux a poussé à l’extrême l’aliénation des humains de leur animalité : une fois les animaux réduits à des machines, leur sensibilité privée de sens, leur souffrance niée, quel sens donner à la vie animale des humains, à leur sensibilité, à leur souffrance ?

 

La libération animale

 

Une des raisons pour lesquelles les animaux sont estimés étrangers à la communauté humaine est l’idée, typique de la pensée libérale, que les individus doivent être capables de procéder à des négociations rationnelles avec les autres pour être considérés comme membres de la société. Cette idée se traduit, dans la pratique des relations économiques, par des transactions d’achat et de vente, y compris de la force de travail : selon cette vision, l’ouvrier vend sa force de travail en signant « librement » un contrat. Parce que les animaux sont incapables de négocier, on les exclut de la communauté humaine tout court. Par conséquent, ils sont considérés comme des « ressources » à transformer en « marchandises ».

 

Or la critique du capitalisme suppose le refus de cette notion abstraite de l’individu comme atome rationnel, isolé des rapports concrets de production ; il s’agit en effet du masque idéologique qui couvre une réalité sociale composée de relations d’appropriation et d’exploitation.

 

Mais les animaux sont, eux aussi, des victimes de cette imposture, qui les fait apparaître comme des non-sujets. Continuer à considérer les animaux comme des marchandises impliquerait de laisser intact un point central de l’idéologie capitaliste, celui qui interprète les relations entre les individus comme des contrats.

 

Un mouvement politique qui s’oppose à cette conception et essaye d’imaginer un monde où les relations se posent de façon différente se doit de renouveler sa conception de l’individu et de chercher de nouvelles façons d’être en relation avec les autres, qui remplacent le paradigme capitaliste de l’appropriation égoïste du corps, des forces, de la vie d’autrui. Dans cette recherche, la question de l’animalité humaine et du rapport des humains avec les autres individus animaux ne peut pas être écartée.

 

On pourra objecter que la question de la libération animale n’est pas pertinente pour la philosophie politique du fait que les animaux, n’ayant pas de conscience de classe, ne peuvent pas être les auteurs de leur libération.

 

Néanmoins, le fait que les animaux ne soient pas payés, ou encore le fait qu’ils ne soient pas entièrement conscients de leur soumission, ne prouvent ni qu’ils sont de simples ressources, ni qu’ils ne constituent pas une classe, ni que leur activité ne peut être définie comme du travail. Par exemple, les femmes humaines asservies dans les sociétés patriarcales non seulement ne sont pas payées, mais ne sont pas toujours conscientes non plus de leur soumission ; cela est vrai aujourd’hui, et l’était encore plus avant l’avènement historique de la conscience révolutionnaire des femmes. Malgré cela, on ne saurait nier ni leur oppression, ni la pertinence politique de l’idée de leur libération, ni aujourd’hui ni hier.

 

Il est vrai que les animaux n’ont pas de conscience de classe actuellement. Mais cela n’entraîne pas la non pertinence politique de leur exploitation. Et utiliser ce fait contingent comme preuve d’une impossibilité définitive voudrait dire céder à nouveau au confort du raccourci idéologique. En effet, une fois acceptée l’idée globale de continuité et de temporalité du vivant qui est propre à la biologie moderne, aucun argument logique n’empêche d’imaginer un virage évolutif qui développerait la conscience sociale des animaux non humains emprisonnés et exploités par les humains[20] jusqu’à la naissance d’une vraie conscience de classe.

 

On pourrait répondre qu’il s’agit là d’une hypothèse possible mais dont la réalisation n’est ni certaine ni immédiate, et qu’aujourd’hui le fait que les animaux ne puissent pas s’émanciper par eux-mêmes rend politiquement problématique l’intervention d’autres sujets qui agiraient à leur place.

 

Soit, mais cette même difficulté se pose déjà pour d’autres groupes humains[21] dont l’impossibilité d’action autonome a certes des implications théoriques d’une complexité considérable mais n’empêche pas d’envisager des formes d’action urgentes en leur faveur justifiées par la reconnaissance du mal concret qu’ils subissent, ou vont subir.

 

La question des animaux non humains, tout en présentant la même difficulté théorique, nous interpelle avec une urgence encore plus grande, vu le nombre épouvantable des victimes provoquées par l’exploitation animale chaque jour et partout dans le monde.

 

Différentes théories ont été proposées pour justifier le concept de libération animale, mais il s’agit dans la plupart des cas[22] de systèmes moraux qui prescrivent un devoir éthique individuel des oppresseurs envers les opprimés[23] mais ne s’interrogent pas sur les modalités d’une émancipation de classe des animaux. Pourtant, il est tout à fait possible de réfléchir à la justification d’une action libératrice des animaux conduite par les humains et susceptible d’être intégrée de façon cohérente dans le cadre général des luttes sociales humaines. Par exemple, en mettant en valeur la solidarité des groupes humains subordonnés dont les formes d’exploitation sont semblables à celle des animaux, comme dans le cas des femmes[24] : ce serait donc la reconnaissance du caractère commun de l’expérience matérielle d’oppression – et non un devoir éthique abstrait, ou pire une compassion paternaliste – qui jouerait le rôle de ciment politique entre la conscience révolutionnaire des humains en question et la condition de leurs homologues animaux. C’est là une des pistes possibles dans cette problématique entièrement nouvelle que la philosophie politique du xxie siècle commence seulement à affronter.

 

Conclusion

 

En analysant le concept d’opposition absolue entre les humains et le reste de la réalité dans sa version « marxiste », nous avons vu qu’il est en contradiction avec les présupposés du matérialisme historique, car il repose sur une notion abstraite de l’être humain.

 

Nous avons ainsi conclu que l’idée d’un statut moral exceptionnel des humains, qu’on voudrait dériver du susdit concept, est en réalité l’émanation d’un rapport matériel d’appropriation et d’exploitation du corps et de la vie des animaux non humains.

 

Nous avons décrit rapidement ce rapport ; nous avons vu en particulier la façon dont il s’exprime dans l’économie capitaliste, la vie épouvantable imposée aux animaux et les répercussions sur les travailleurs humains impliqués dans cette exploitation.

 

Enfin, nous avons noté que l’idée de libération animale – concept tout à fait légitime dans le cadre de la philosophie politique – entame un des ressort conceptuels fondamentaux du capitalisme et permet d’entrevoir un nouveau modèle d’être humain et de société au-delà du capitalisme.

 

Pour conclure, nous constatons non seulement qu’une prise en compte de la question de l’exploitation animale ne pourrait être empêchée par aucun argument théorique pertinent, mais aussi qu’une telle démarche s’inscrit de façon cohérente dans le parcours politique du mouvement anticapitaliste.

 

Ce mouvement est donc appelé à prendre acte de la nécessité d’inclure l’abolition de l’exploitation animale et la libération des animaux non humains dans son projet politique, pour que ses principes d’émancipation et de solidarité se réalisent pleinement en s’appliquant à toutes les victimes du capitalisme, quelle que soit leur espèce.

 

Agnese Pignataro

 


[1]   Voir l’essai de Jean-Marie Schaeffer, La fin de l’exception humaine (Gallimard 2007).

[2]   Karl Marx,  Manuscrits de 1844, Premier manuscrit, XXIV.

[3]   Karl Marx, Le Capital, Livre I.

[4]   « On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) se sent agir librement seulement dans ces fonctions animales » (Manuscrits de 1844, Premier manuscrit, XXIII).

[5]   Pourtant, dans l’Idéologie allemande (vol. 1), Marx et Engels ont bien écrit que la division du travail « n’était primitivement pas autre chose que la division du travail dans l’acte sexuel » ; ce qui montre que l’idéalisation métaphysique du travail n’intervient que lorsqu’il s’agit d’opposer l’humanité à l’animalité, et joue donc –  paradoxalement – un rôle entièrement idéologique.

[6]   Une critique de la notion de travail chez Marx est développée par Murray Bookchin dans  le court essai « Two Images of Technology » (dans le recueil The Ecology of Freedom, Cheshire Books, Palo Alto 1982, en particulier pages 224 à 230), où l’on peut trouver des éléments intéressants aussi bien que des observations discutables.

[7]   Sans même prendre à témoin le xxe siècle et la psychanalyse, il suffira d’évoquer le « géomètre automate » de Diderot : « Il s’éveille:  tout en rouvrant les yeux, il se remet à la solution du problème, qu’il avait entamé la veille ; il prend sa robe de chambre, il s’habille sans savoir ce qu’il fait ; il se met à table, il prend sa règle e son compas ; il trace des lignes : il écrit des équations, il combine, il calcule sans savoir ce qu’il fait. Sa pendule sonne ; il regarde l’heure qu’il est ; il se hâte d’écrire plusieurs lettres qui doivent partir par la poste du jour. Ses lettres écrites, il s’habille, il sort, il va dîner chez son ami. La roue où demeure cet ami, est embarrassée de pierres, notre géomètre serpente entre ces pierres, il s’arrête tout court. Il se rappelle que ses lettres sont restées sur sa table, ouvertes, non cachetées et non dépêchées ; il revient sur ses pas, il allume sa bougie, il cachette ses lettres, il les porte lui-même à la poste ; de la poste il regagne la maison où il se propose de dîner ; il y entre, il s’y trouve au milieu d’une société de philosophes ses amis. On parle de la liberté et il soutient à cor et à cri que l’homme est libre : je le laisse dire, mais à la chute du jour, je le tire en un coin et je lui demande compte de ses actions. Il ne sait rien, mais rien du tout de ce qu’il a fait ; et je vois que machine pure, simple et passive de différents motifs qui l’ont mû, loin d’avoir été libre, il n’a pas même produit un seul acte exprès de sa volonté » (Éléments de physiologie, Champion, 2008,  pages 315-316).

[8]   « …est-il correct de croire qu’une multitude de créations spontanées du « travail » humain, depuis les cathédrales jusqu’aux chaussures, étaient souvent guidées plus par des projets cérébraux que par des pulsions esthétiques et souvent indéfinissables dans lesquelles l’art se combinait à la technique de l’artisan ? » (M. Bookchin, op. cit., p. 226,  traduction par mes soins).

[9]   Pour une réfutation détaillée de l’idée d’absence de conscience animale, voir Tom Regan, The Case for Animal Rights (The Regents of the University of California, 1983 ; Routledge, London 1988), chapitre 2 « The Complexity of Animal Awareness ».

     En particulier, Regan répond à deux versions de cette idée. La première est celle de R. G. Frey, selon laquelle les animaux ne pourraient pas avoir de croyances parce que dépourvus de langage ; Regan objecte que, l’apprentissage du langage présupposant des croyances, si la thèse de Frey était vraie, personne ne pourrait avoir de croyances tout court car l’apprentissage du langage serait impossible.

     La deuxième version est celle de Stephen Stich, qui affirme que nous sommes incapables de savoir ce que pensent les animaux parce que leur expérience est radicalement différente de la nôtre ; Regan répond que la diversité d’expérience des différentes espèces animales ne peut impliquer l’absence de points communs, et inversement qu’il n’est pas nécessaire que deux individus partagent exactement les mêmes concepts concernant un objet pour partager une idée semblable de cet objet.

     Ainsi, si les animaux sont capables d’avoir des croyances, ils ont aussi des préférences, ce qui implique qu’ils ont l’idée de futur : ils sont donc conscient d’eux-mêmes, conclut Regan.

     Voir aussi l’article « La science et la négation de la conscience animale. De l’importance du problème matière-esprit pour la cause animale » d’Estiva Reus et David Olivier (Les Cahiers antispécistes, n. 26, novembre 2005), disponible en ligne à l’adresse http://www.cahiers-antispecistes.org/spip.php?article283.

[10] Nous ne mangeons pas de viande pour ne pas tuer d’animaux, brochure collective, Lyon 1989, quatrième de couverture.

[11] Par ailleurs, tous les mots qui désignent le meurtre d’un grand nombre d’individus tirent leur origine de l’acte de mise à mort des animaux :

     massacrer : du germanique : bas-allemand, matsken, haut allem. metzgern, égorger. Cette étymologie, plus probable qu’une inversion qui du bas-latin scramasaxus, coutelas, aurait donné massacre, paraît d’autant plus assurée que massacre veut dire boucherie, et que metzgern signifie égorger du bétail, et Metzger boucher ;

     carnage : temps où l’on mange de la viande ; provenç. carnatge ; anc. espagn. carnage ; portug. carnagem ; ital. carnaggio, tas de chair ; du bas-lat. carnaticum, tas de chair, temps où l’on mange de la chair, de caro, carnis, chair ; de là le sens de boucherie et tuerie.

     hécatombe : du grec ekaton, cent, et bous, bœuf, sacrifice de cent bœufs.

     (Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré, version en ligne consultable sur le site http://francois.gannaz.free.fr/).

[12] Voici les détails des statistiques, élaborés à partir des documents de l’Office de l’élevage (http://www.office-elevage.fr/statistiques/chiffres-07/chiffrescle07.htm) :

     – 3 457 000 gros bovins ;

     – 1 333 200 taurillons et bœufs ;

     – 2 123 800 vaches et génisses ;

     – 1 566 400 veaux ;

     – 4 579 800 agneaux ;

     – 1 493 400 moutons et chèvres ;

     – 17 800 chevaux ;

     – 24 469 000 porcs ;

     – 791 000 coches, verrats et porcelets ;

     – 40 000 000 lapins ;

     – 728 700 000 poulets ;

     – 37 200 000 poules ;

     – 78 800 000 canards ;

     – 70 000 000 dindes ;

     – 20 100 000 pintades ;

     – 500 000 oies.

[13] Par exemple, « … le taux de mortalité moyen dans les élevages de lapins de chair est de 26,7 %. Cela signifie que plus d’un quart des lapereaux meurent avant d’atteindre l’âge où ils sont abattus. » (Dossier sur l’élevage cunicole professionnel en France par l’association L214, disponible en ligne à l’adresse http://www.l214.com/lapins).

[14] Production des pêches maritimes françaises, document du Ministère de l’Agriculture et de la Pêche – Direction des pêches maritimes et de l’aquaculture, disponible en ligne à l’adresse http://www.agreste.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/peche2008T1.pdf.

[15] Voir le Bilan démographique 2008 de l’INSEE, consultable en ligne à l’adresse http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=IP1220&reg_id=0.

[16] Barbara Noske, Beyond boundaries. Humans and Animals, Black Rose Books, 1997, p. 28 (traduction par mes soins). Pour une exposition générale de la condition des animaux dans l’économie capitaliste, voir le chapitre 2, « The Animal Industrial Complex ».

[17] K. Marx, F. Engels, Manifeste du parti communiste, 1ère partie.

[18] Témoignage trouvé sur le site d’information indépendante 69.3 parmi les commentaires de l’article « Mouvement pour l’abolition de la viande » (http://www.le69-3.org/spip.php?article715).

[19] Communication informelle de Jean-Luc Daub, enquêteur d’abattoirs et auteur de l’essai Ces bêtes qu’on abat. Journal d’un enquêteur dans les abattoirs français (1993-2008), récemment paru chez L’Harmattan. 

[20] Il est fondamental de préciser que la catégorie « animaux non humains » dont il est question ici n’est absolument pas une catégorie biologique. Voir à ce sujet mon article « L’animal est politique » (dans la brochure Réflexions sur la Veggie Pride, disponible en ligne à l’adresse http://www.veggiepride.fr/home/documents/reflexionsVP/5-animalPolitique.html) et notamment le passage suivant : « Les espèces (aussi bien que les « races » ou les « sexes ») sont des catégories fluides, et leurs conditions d’existence correspondent à des facteur biologiques et environnementaux d’un côté, sociaux et politiques de l’autre, qui changent au cours de l’histoire. Du point de vue de la biologie évolutive, une espèce est un groupe d’individus capables d’interfecondité ; dans le modèle neo-darwinien, la spéciation (c’est-à-dire, l’apparition de nouvelles espèces) se produit quand les paramètres de l’interfécondité changent, du fait d’un isolement géographique qui produit un isolement génétique. Par contre, du point de vue politique, la catégorie discriminatoire de l’« espèce » ne correspond pas du tout aux catégories biologiques : il s’agit d’un emprunt idéologique visant à identifier des groupes d’individus opprimés sans faire allusion à l’oppression elle-même ! En réalité, les « animaux non humains » dont parle la philosophie politique animaliste ne sont nullement définis par une appartenance biologique, mais par le fait d’être des individus que les humains oppriment dans des formes communes et qui sont impliqués dans un même système productif. Le même discours vaut pour les « femmes », pour les « noirs », etc., qui ne sont pas des catégories biologiques, et encore moins ontologiques, mais des catégorise entièrement politiques. »

[21] On peut évoquer la question de la libération des malades mentaux de l’emprise d’une psychiatrie violente et non démocratique, ou encore les luttes écologiques que l’on entreprend aujourd’hui au bénéfice des générations futures. Dans ce dernier cas, l’action par personne interposée est structurellement nécessaire – car la prise en main des intéressés directs est logiquement impossible : il s’agit donc d’une situation encore plus problématique que celle des animaux.

[22] Les auteurs les plus connus sont l’australien Peter Singer et l’américain Tom Regan. Malgré sa prétention au « radicalisme », l’« abolitionnisme »  de l’américain Gary Francione n’apporte rien de vraiment nouveau au niveau théorique  par rapport à Singer et Regan.

[23] Cette structure du discours n’est pas simplement due à une préférence théorique de ces auteurs pour la philosophie morale, mais résulte du fait que le discours lui-même exprime, à l’insu de ses sujets, leur statut social de dominants. Il s’agit en effet d’intellectuels mâles, blancs, occidentaux et bourgeois : leur parole ne peut que prendre la forme d’une incitation à s’abstenir d’exercer le pouvoir qu’ils détiennent, parce qu‘ils le détiennent.

[24] Voir A. Pignataro, « Femmes et animaux, un nouveau parcours de lutte », disponible en ligne à l’adresse http://www.donneanimali.org/fr/approfondire/antispecsex/dEalotta.html.