Une réponse à ‘Sauver l’université ?’ d’Emmanuel Barot

Dans un texte disponible sur le site de la revue Contretemps, Emmanuel Barot revient sur le mouvement universitaire du printemps 2009 en proposant une analyse des causes de son échec. Cette analyse est importante à plusieurs titres dès lors qu’elle propose tout à la fois le recul d’une théorisation de la transition postfordiste du champ universitaire et une caractérisation de classe de ce mouvement, visible tant dans ses pratiques (‘culturelles’ notamment) que dans ses points aveugles.

Emmanuel Barot dégage plusieurs orientations critiques pour en venir à suggérer certaines des questions qui fâchent, notamment quant à la nature et au niveau de confrontation que le pouvoir impose de fait aux mouvements sociaux. Quel a été ce mouvement universitaire? Quelle analyse doit permettre de comprendre sa défaite? Et plus crucialement encore, comment "tirer quelques leçons tactiques de toutes ces contradictions politiques" en vue de mettre l’ordre capitaliste "à genoux" ? On partage le point de départ et l’ambition générale du texte. Reste à voir ce qu’il se passe entre ce début et cette fin.


 

Emmanuel Barot a la dent dure. Il s’accommodera des formules ramassées et parfois polémiques qui suivent. Alors sans faux suspens, observons d’emblée que ce travail théorique et critique nécessitait une patience qui a, au bout du compte, fait largement défaut à une analyse qui ne parvient pas à entrer dans le concret de cette conjoncture; qui à vrai dire s’emploie, du moins finit-on par le soupçonner, à la contourner par le haut d’un détour théorique (université AIE, subsomption formelle/réelle) et par le bas de ce qui ressemble au vécu d’une situation locale, qui ne dit pas son nom. Ces cadres de compréhensions sont indiscutablement nécessaires et légitimes dès lors que le général et le particulier se rencontrent à travers un certain nombre de paramètres conjoncturels, paramètres en l’absence desquels on court grand risque de finir au piège de présupposés et catégories largement statiques, incapable d’extraire ce que le mouvement produit tendanciellement, et de s’en tenir au confort, il est vrai très relatif, de divers clichés et schématismes, et ce, quand bien même les concepts les plus respectables seraient de la partie. Certes, il faut bien une concession ici et là ("L’échec politique de cette grève ne doit donc pas nous faire jeter le bébé avec l’eau du bain, mais nous faire progresser") afin de justifier la rédaction de ce long texte mais on cherchera en vain les ‘progrès’ ‘accomplis.  Au-delà de ces formules rapides, il faut lire plus en détail ce texte qui, de fait, se confronte à – et illustre –  la nécessité et la difficulté qu’il y a à soutirer un ferment critique au mouvement du printemps dernier qui puisse être utile à nos anticipations des luttes toujours à venir et qui ne sont en rien condamnées à rester des défaites. La présente discussion revient donc sur la question des contradictions du mouvement et de la transition historique telle que l’aborde E. Barot et propose en conclusion un autre cadre d’analyse, à la fois critique et complémentaire.

 

Avant de revenir sur ce qui constitue, pense-t-on, les éléments minimaux de la situation qui nous concerne, relevons d’abord un peu de ce qu’il en reste lorsqu’on les néglige. D’abord, il y a les évidences et les portes grandes ouvertes. Il peut arriver que l’on partage de cette exaspération qui devient palpable dans le texte d’Emmanuel Barot à l’égard d’un milieu regroupant, en général, d’anciens bons et très bons élèves, intégralement constitué à travers ces rituels de reconnaissances et de titres proto-nobiliaires dont la vocation est bien de le démarquer symboliquement et collectivement du ‘reste’ pour en faire des individus se disant alors un peu trop volontiers ‘gens de culture’, ‘d’idées’ et de ‘savoir’; autrement dit, pour en faire un peuple de ‘l’exception culturelle’ s’estimant par nature hors des logiques de marchandisation et de violence salariale. Oui, c’est bien ce détachement historique assez suspect que l’on retrouve au cœur même de diverses disciplines et prépare jusqu’à l’invocation de ces maître-mots (‘la citoyenneté’, ‘la République’, ‘la Démocratie’, ‘la Civilisation’) dont on a pu croire ou feindre de croire qu’ils pouvaient tracer la limite politique de l’acceptable et du juste, et sous lesquels la contestation des réformes a donc pu chercher sa légitimité. Par conséquent, que le milieu universitaire (et sa ‘communauté’ fantôme) puisse à l’occasion exhiber une propension à s’auto-interpréter ou -muséifier comme zone protégée et patrimoine national devant échapper à la condition salariale et au processus généralisés de prolétarisation, voilà qui ne doit aucunement constituer une surprise; que son climat naturel soit plutôt celui de la social-démocratie droitisée n’est en rien une découverte; c’est, toutes choses égales par ailleurs, l’horizon d’attente sur lequel le printemps 2009 prend un sens; c’est, si l’on préfère, la configuration dans laquelle les tensions nouvelles prennent formes et produisent ce dont peut être tiré, peut-être, du neuf, mais ce, à condition de s’extraire précisément de ces divers présupposés au fond d’ordre plutôt psycho-social pour les restituer à une compréhension de la conjoncture, de ces décalages et contretemps (mais on ne voudrait pas avoir l’air de parodier la réponse d’Althusser à Verret sur le « Mai étudiant »[1]). Dans cette perspective, on peine à se conformer aux diverses injonctions de sérieux de l’auteur lorsque celui-ci nous révèle qu’en vérité, le milieu enseignant chercheur (avec les chefs de services), entre (")naïveté(") et (")complicité("), n’a ni su ni voulu penser sa situation en terme de classe et de luttes de classes: mais où donc l’auteur a-t-il observé dans la période récente que les conflits sociaux étaient clairement articulés dans et par le vocabulaire d’une lutte de classes que les recodages idéologiques dispersent aux plus mauvais vents depuis bien trois décennies? ("la majorité de 33ceux qui manifestent ne sait pas ce qu’elle veut, et les enseignants encore moins que les autres. Clarifier cette volonté nécessiterait pour eux de prendre position par rapport à leur classe.")  Certes, si le problème avait été résolu d’avance, il ne se serait jamais posé et le malade se porterait mieux s’il était en bonne santé.

 

L’auteur semble toutefois s’apercevoir que nous émergeons péniblement de trente ans de politicide néo-libéral au son de ‘trop d’Etat’, ‘trop de fonctionnaires’, ‘trop d’immigrés, ‘trop d’insécurité’. Emmanuel Barot sait pourtant comme n’importe qui d’autre que les enseignants chercheurs ont jusqu’au printemps dernier laissé passer la LOLF[2], la réforme LMD[3], les fortes tendances à la baisse de leur salaire; et n’ont quasiment pas soutenu les étudiants en 2007 contre la loi LRU, voire, s’en sont ouvertement pris à eux pour expliquer les maux d’une université peuplée de jeunes gens aujourd’hui chroniquement rétifs à renvoyer aux enseignants l’image que ceux-là peuvent se faire globalement d’eux-mêmes. Sur ce registre d’ailleurs, et tout en abondant dans son sens au bout du compte, Emmanuel Barot mêle l’erreur à la lapalissade en avançant ceci: "Il faut le dire clairement : sans les étudiants, c’est-à-dire sans les piquets et les occupations à la mi-mars, tous les EC, syndicalistes inclus, auraient été partout de retour au boulot à la mi-avril, sans même que le pouvoir d’État n’ait à bouger plus d’un orteil. Le passage quantitativement important à la résistance, ce printemps 2009, est évidemment le résultat du double risque de disqualification et de prolétarisation progressive du corps enseignant universitaire, mais les divisions, atermoiements et lâchetés furent nombreux". Encore une fois, pour ce qui est de la fin de la citation, en effet, le mouvement ne fut pas ‘comme un seul homme’ communiant sous le soleil de la vérité (et reste en outre la question de savoir si l’attention aux ‘contradictions’ ne dégénère pas en prétexte à divers jugements sans intérêt quant à la moralité des uns et des autres). Mais si l’auteur a des exemples historiques de la chose (d’une grande et belle unité sans faille), merci de les faire connaître sans plus attendre. Pour ce qui précède, et pour ne relever que cela à ce stade, Emmanuel Barot perd de vue un détail pourtant fait pour lui plaire: un facteur non-négligeable de la durée comme de l’ampleur de ce mouvement tient au fait que diverses présidences d’universités ont osé exprimer une contestation ouverte tant des réformes que de l’attitude même du Ministère dans le conflit. Dès lors, plutôt que d’avoir à se tourner vers un mouvement étudiant, nombre de collègues ont pu prendre appui sur des positions institutionnelles de haut niveau, mais aussi des votes de conseils d’administrations, sur des motions d’UFR et de ‘sociétés savantes’. Si en quelques rares endroits il a pu apparaître une dynamique étudiante forte, une telle dynamique n’a été en rien responsable du "passage quantitativement [pas qualitativement, on a bien compris] important à la résistance" qui a tout au contraire reposé sur le loyalisme de nombre d’entre nous à l’égard des garanties institutionnelles données; entre la rentrée 2007 et le printemps 2009, il y a toute la différence entre un mouvement étudiant bien réel, large et offensif et une cristallisation institutionnelle par le haut des ‘instances’ dans les établissements, (cristallisation indispensable, soit dit en passant, à l’expression et l’organisation du refus des remontées des maquettes de master). Au-delà, il y a quand même le fait très simplement observé que le mouvement s’est poursuivi dans la majorité des universités sans tournant étudiant et ce, jusqu’à l’écueil des examens et de toutes les confusions et fantasmes qui s’y condensent. Mais peut-être la réflexion d’Emmanuel Barot généralise-t-elle à partir d’une situation locale.

 

Au-delà, certaines surestimations laissent perplexe. L’analyse évoque non sans un certain sens du pittoresque un pouvoir syndical omniprésent, en capacité de contenir AG et débats dans les limites des non-dits dont dépend la préservation des positions de classe de la corporation enseignante. Deux exemples plein d’attraits parmi d’autres: "Mais [le contenu réel, objectif, de la grève] ce fut cette revendication « corporatiste », c’est-à-dire la défense d’un intérêt de classe, celui dont les responsables syndicaux sont habituellement en charge. Or ces derniers savent très bien, parce qu’ils constituent la fraction,  anciennement populaire (moyenne ou prolétaire) de la petite bourgeoisie, cette fraction qui a bénéficié de « l’ascenseur social » de l’université du compromis (contrairement à l’autre qui est structurellement petite-bourgeoise), que derrière la « culture », ce qui se joue c’est la lutte des classes, et leur fonction dans ce compromis social était, jusqu’ici, d’en dire le moins possible sur ce sujet, position qui devient clairement intenable aujourd’hui." Et plus loin: "Symbole parlant : la composition des « tribunes » des assemblées générales, la plupart du temps dévolus aux militants syndicalistes qui en ont l’habitude et notamment dans la durée : la patience et l’énergie requises sont le fruit d’une longue pratique. Beaucoup leur laissent la place à cause de l’envers de cette habitude : le confort de laisser les autres faire (principe majeur de toute bureaucratisation, c’est-à-dire de toute captation structurelle des leviers de pouvoir par un petit groupe de « professionnels » faisant office de « bureau »  – la bureaucratie, c’est le pouvoir de l’oligarchie du bureau) à leur place parce qu’ils ne sont pas « prêts », par appréhension et par intérêt, à prendre le risque de la huée et à dépenser cette énergie et à ne plus déléguer" (souligné par moi).

Dans un délicieux climat de conspiration, on frissonne à la révélation de la mainmise du ‘petit groupe’ réunissant ceux qui ‘savent très bien’ mais dissimulent le secret. Outre le fait que ce genre de mise en scène après coup oublie qu’elle épouse à s’y méprendre les contours des fantasmes de droite sur ‘les grèves’ manipulées (etc.), on se demande de quel syndicat il peut bien s’agir dans toute cette affaire. La syndicalisation du milieu EC se distribue-t-elle en une multitude d’organisations en capacité de prendre le contrôle du mouvement et de lui dicter ses aveuglements? Non. Environ 6200 fois non, 6200 étant l’effectif approximatif du SNESup –soit moins de 10% du milieu – où décidément, on trouve de tout (des élus qui appliquent ce qu’on leur demande d’appliquer, des adhérents à une MGEN bis, des syndiqués qui tentent de faire voter des motions dans des conseils, des syndiqués qui pensent qu’il faut se rendre aux AG et fédérer les collègues; certains parmi eux et elles s’impliquent dans la vie de leur petit syndicat, s’y divise en tendances, se confrontent aux obstacles que pose la FSU (SNES, SNUIPP) devant des revendications centrales du mouvement et notoirement ‘peu combattive’ sur la campagne ‘De la maternelle à l’université’, et l’on ne revient pas ici sur le vote du SNES au CTPM[4] de fin mai dernier, vote-abstention sur la fausse ‘mastérisation’ en contradiction frontale avec l’une des revendications centrales du mouvement). Pourquoi ne jamais nommer le SNESup dont il est à l’évidence question d’un bout à l’autre de ce texte? Cela nous engagerait-il à des précisions qui dès lors nous contraindraient à renoncer à un schématisme antisyndical assez convenu et ce d’autant plus qu’encore une fois, il chante à la tierce d’une hostilité viscérale droitière à la seule idée de défense collective des intérêts du travail (et l’harmonie s’élabore davantage, et sans dissonance perceptible, avec des affirmations du type: "l’immense majorité des enseignants/enseignants-chercheurs et de leurs organisations syndicales à la différence de certaines organisations syndicales des Biatoss (parfois dans la même fédération !), s’est cachée derrière les étudiants et leur a laissé faire ce sale boulot.")

Si le SNESup est majoritaire et sans concurrent, du moins pour l’instant, sa faiblesse numérique et militante effective,  la variété et la discontinuité de ses segments internes –le tout, bien à l’image du milieu – n’a pas grand-chose à voir avec l’imagerie surannée qui se dégage du portrait que suggère ce texte. Plus généralement, la critique sans concession que le syndicalisme mérite effectivement doit entrer dans le concret des situations et, faut-il le redire, des contradictions réelles. Et les derniers temps ont été généreux en exemples d’aveuglement, de suivisme, de soumission volontaire, voire, de collaboration, voire, de corruption pure et simple (de la signature des nouvelles modalités de la reconnaissance du ‘dialogue social’ dans l’entreprise, jusqu’aux fluidifications de l’UIMM en passant le lâchage de la lutte des Continal, et ainsi de suite).

 

Mais l’origine de ce problème-là n’est évidemment pas à chercher du côté d’une quelconque complicité occulte. Il semble plutôt qu’avec le mystère du ‘petit groupe’ bureaucratique-oligarchique innommé, l’auteur ne fait guère autre chose que projeter l’image inversée d’un autre anonymat groupusculaire, celui de "la petite minorité qui a lutté publiquement jusqu’au bout, au risque avéré de la répression politique notamment, en refusant de laisser tomber les étudiants, [petite minorité constituée] d’EC qui subissent déjà pleinement la prolétarisation et/ou savent déjà qu’il y avait chaque jour encore un peu moins à perdre".  Le bureau-bureaucrate syndical –sans nom- paraît donc fournir la parfaite contre-exemplarité de cette autre petite minorité, elle, intègre et vertueuse, et au-dessus de laquelle on trouve, NB, "les minoritaires actifs" qui eux ont la faiblesse de laisser faire les bureaucrates syndiqués. Au-dessus encore, il y a enfin  "la majorité [qui] a très clairement exprimé la contradiction de classe constitutive de sa position par ce refus d’assumer la responsabilité des blocages avec les étudiants." Cette "petite minorité" vient de loin et trouve, suppose-t-on, sa légitimité théorique à la note 27 avec la citation de Sartre ("autogouvernement, conseils, groupe en fusion"). Mais attention: elle a lutté ‘publiquement’. Donc là, pas de dissimulation, pas de conciliabule, pas de petit groupe qui sait mais ne dit pas le secret de la lutte des classes.

Autre curiosité de l’analyse, après la surestimation du pouvoir syndical, c’est la sous-estimation criante de la CNU, c’est-à-dire, de l’instrument dont s’est doté ce mouvement plusieurs mois durant, hors des cadres syndicaux, ouvert à tous les personnels et aux étudiants, et qui a tenté, entre autres, de construire la légitimité de toutes les actions entreprises quelles qu’elles furent. "C’est en ce sens « l’intégration » des aristocraties des organisations de la lutte universitaire (syndicats, SLU, SLR, et donc aussi la Coordination Nationale des Universités qui a témoigné à l’envi de ce qu’elle est un repaire – d’apparence  novatrice et bigarrée – des membres les plus en vue de ces derniers, qui déjà préparent l’alternance) à la gestion officielle, contractuelle, de la misère, n’a paradoxalement, finalement, jamais été aussi visible." S’agit-il simplement d’une extension du syndicat et de sa mainmise? S’agit-il de l’organe d’autogouvernement d’une ‘majorité’ trop perdue dans ses incohérences pour présenter un quelconque intérêt? Pourtant, sa mise en place et le rôle qu’a rempli la CNU ne sont-ils pas au moins un peu symptomatiques des insuffisances syndicales, voire, d’une généralisation de la méfiance antisyndicale et anti-organisationnelle? On comprend dans tous les cas que si ‘les syndicats’ sont les traitres passés et présents, des traitres rituels en quelque sorte, la CNU n’est quant à elle que le ‘repaire’ des traitres à venir. Différence en "apparence" seulement, donc. Pourquoi faire dans le détail. Le tout pris globalement illustre donc la "soumission politique réelle  de cette petite bourgeoisie à la mutation en cours. Soumission certes consciente ou non-consciente, mais du point de vue de la « cogestion » notoire des appareils syndicaux, absolument conforme à ce qui est par définition leur fonction : la préservation des intérêts, des acquis dans le système, de la corporation." (souligné par moi).

 

Voilà donc les personnages de cette scène: la petite minorité qui a lutté publiquement jusqu’au bout / le bureau (occulte), la minorité active (mais finalement inconséquente) et la majorité (au piège de ses propres ‘atermoiements’) sous emprise aristocratique, contre la plèbe étudiante et administrative rejointe par la petite minorité d’EC prolétarisés. Essayer de  comprendre ce petit théâtre, c’est entrevoir un peu les modalités d’inscription et d’intervention sur une base anti-organisationnelle qui, en dépit du souci de penser les contradictions, voudrait démarquer la position non-contradictoire qui ne ‘se fait pas d’illusion’, ‘sait ce qu’elle veut’ etc.. Parviendra-t-on ainsi à se soustraire à ces autres inscriptions, elles bien  institutionnelles, faites de diplômes et de titres (agrégé, docteur, ‘publiant’, membre de ci et de ça) ?

On comprend à ce stade qu’il est impératif que ce mouvement soit responsable de son propre échec. Et d’ailleurs, comment vouloir l’emporter quand la "victoire [de la grève] aurait été contradictoire par rapport à la structure de classes de l’université et aux positions de classe différenciées de ses agents." En cela, ce mouvement est présumé sans externalité, au point que l’adversaire comme la conjoncture même en viennent à sortir du champ de vision. Le long préambule consacré à la transition historique, au passage de la subsomption formelle à la subsomption réelle n’était-il alors pas tout à fait dispensable? Reprenons: en dépit des apparences, il y a "soumission politique réelle  de cette petite-bourgeoisie à la mutation en cours". Syntaxiquement plus difficile à suivre, la direction générale de la phrase suivante reste néanmoins claire: "Si la grève a échoué, c’est parce que la majorité de ses protagonistes n’a pas vu ou voulu voir – parce que leur ethos ultra-consciencieux et leur position objectivement contradictoire que celui-ci réfracte – les font facilement céder à la culpabilisation et donc aux besoins immédiats des étudiants (cf. les examens) – dans toutes ses implications que la guerre culturelle dans laquelle ils ont mis le pied est tout autant une guerre de classes et une guerre contre la démocratie dont le noyau est l’attaque sans précédent depuis 1968 du principe d’égalité." On reste cependant un peu perplexe quant aux nuances induites par l’écart entre une "soumission politique réelle" qui n’enregistrerait donc rien, d’une "position objectivement contradictoire"; faut-il en conclure que le milieu enseignant du supérieur est étroitement déterminé par la position de classe qui est la sienne, et ne l’est pas, en tous cas pas assez pour se laisser travailler par cette "contradiction objective"?

Il faut que l’échec du mouvement soit donc le fait des enseignants eux-mêmes qui auraient finalement réussi à se soustraire à la contradiction de classe qui les détermine objectivement mais qu’à moitié, en quelque sorte. Les EC en état de soumission réelle, qui ne savent pas ce qu’ils veulent (parce qu’il "faut savoir ce que l’on veut", NB) n’auraient pas cherché à faire autre chose que "sauver l’université antérieure" et en cela, ont encore trahit leur "inconséquence transversale constitutive de la grève du printemps 2009 et de son échec". Et plus loin: "la majorité des EC se sont unis pour ne pas gripper réellement l’appareil, puisque c’eut été sinon mettre en accusation leurs propres intérêts de classe, et prendre le risque de réellement perdre quelque chose : les dividendes variés de leur propre compromission-cogestion." A ce stade, on comprend qu’il y a de la détermination, de la contradiction, mais pas trop; l’EC, un peu comme le chômeur ou le pauvre, n’a que ce qu’il mérite. Et avec un peu de bonne volonté, il en eut été autrement. Ou plus exactement, le volontarisme – en l’absence d’une prise en compte détaillée du réel de la conjoncture –  reste le seul ressort de l’initiative.

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Malgré cela, l’analyse (on est tenté de croire que c’est contre son gré) reconnaît d’autres facteurs de la défaite, à la marge et en passant, défaite qui pourrait alors être due aux modalités mêmes de mise en œuvre des réformes: « Elles arrivent en même temps, font masse par leur multiplicité, mais désactivent par avance une résistance unitaire par leur apparent éparpillement, leur apparent pointillisme. » Maintenant, donc, c’est la tactique gouvernementale qui est en cause. La piste est intéressante en ce qu’elle pointe le modèle en version française du néo-libéralisme comme "thérapie de choc" et dont Naomi Klein a récemment fait un tableau planétaire tout à fait instructif[5]. Cela étant dit, on ne peut qu’observer que c’est précisément le contexte dans lequel le mouvement du printemps apparaît de manière inédite et qu’il a essayé de se confronter au travail d’éparpillement et de désorientation/ ‘désactivation’ en groupant 5 points de revendications solidaires entre eux. Autrement dit, si la remarque est juste quant à l’intention tactique du pouvoir dans la mise en œuvre des réformes, elle est manifestement fausse au regard des évènements qui la démentent dans les faits. L’échec serait donc le fait des EC eux-mêmes, puis de la mise en œuvre de réformes elles-mêmes, (donc, plus des EC eux-mêmes) mais cette dernière explication étant aussi inexacte que les deux précédentes, il faut en trouver une troisième: il faut croire en effet que ces causes-en-elles-mêmes ne suffisent pas dès lors que, parlant de la grève: "Le travail de sape, les pressions sur les étudiants et les personnels, l’isolement de cette grève par rapports aux conflits sociaux dans leur ensemble, l’épuisement, l’inflexibilité du pouvoir, et finalement, les interventions policières, la destruction des piquets, et les quadrillages des campus, en ont finalement eu « objectivement » raison. » C’est donc que l’inconséquence des EC petits bourgeois ou la mise en œuvre des réformes n’expliquent pas tant que ça et qu’il a fallu donc que le pouvoir ait recours à la coercition et en cela, apporter quelque assistance à cette faiblesse finalement pas si congénitale du mouvement.

L’analyse finit donc par laisser une pluralité de facteurs faire retour et l’on voit se dessiner ce qui aurait pu constituer un point de départ inclusif tant il est évident qu’une variété de forces se combinent pour prolonger une séquence historique assez identifiable. Avant d’en dire quelques mots pour conclure, une remarque sur une direction plus profonde ce texte. En dépit des occasionnelles concessions de rigueur et sans lesquelles, à vrai dire, sa rédaction ne se justifie même plus, l’analyse convoque une contradiction qu’elle s’ingénie à ne pas rencontrer. Prétendre ne pas vouloir "jeter le bébé avec l’eau du bain" était un préalable indispensable au déversement sur le milieu enseignant – celui dans lequel l’auteur travaille, se fait connaître et reconnaître (etc) – d’une amertume fort peu dialectique, recueillie sous le pressoir du fatalisme/volontariste: "soyons sérieux", "parlons clairement", le "ventre mou" de "naïfs" et de "complices", de traitres rituels et pressentis, qui (« )ne savent pas ce qu’ils veulent (»), passéistes et incapables de comprendre quoi que ce soit à la conjoncture actuelle, se fait "des illusions" tout en désirant, au fond, prouver leur soumission… et pour ne rien dire de "la prose actuelle sur la « crise de l’université », d’un lavasse et d’une indigence à laisser pantois" (des noms! Des noms!).

"Marx avait déjà montré que la prolétarisation de la petite bourgeoisie produit le plus souvent sa radicalisation : mais entre le passage à la réaction et celui à la révolution, bien malin sera celui qui pourra deviner vers quoi elle ira". Pour l’auteur toutefois, on l’aura compris, répondre à la devinette était jeu d’enfant. D’où l’on tire la conclusion suivante: l’objectif suivi par le camarade n’est pas d’analyser la contradiction et d’en éclairer le versant critique, en révéler le tranchant; non pas analyser la contradiction, donc, mais bien s’y soustraire; la question théorique qui intéresse ce texte, ce n’est pas la dialectisation des AIE du Althusser de la théorie de l’idéologie, la périodisation, la position de classe des EC ou la conjoncture (dont le texte ne dit, en vérité, rien). La préoccupation théorique qu’il l’anime, au risque de me répéter, c’est la question disséminée du groupe face aux formes organisationnelles constituées et en tension entre logiques d’institution, d’organisation et de luttes. D’où le flou historique qui permet de sous-entendre une équivalence de situations (les mainmises syndicales etc..) contre lesquelles on pourra faire apparaître les contours de micro-milieux organiques. Ici, on retrouve, en fin de compte, le troisième larron de la rencontre entre fatalisme et volontarisme, à savoir, un romantisme assez solitaire et désespérée, peu enclin à favoriser une vision stratégique inscrite dans le temps et comptant au moins un peu sur la capacité de chacun à apprendre de ses propres luttes, aussi hésitantes et contradictoires en soient les prémisses.   

Le peu d’intérêt pour tout ce qui pourrait relever d’une compréhension de la dynamique interne du mouvement universitaire, de la conjoncture et de la séquence historique dans laquelle il intervient, est lui-même à l’image d’une vision généralement statique d’un certain nombre de paramètres dans cette affaire. On a vu comment le mouvement était interprété comme fatalement pris dans une situation de classe conçue comme glaciation et dont le seul remède repose sur une ferveur morale volontariste digne des tentatives de fuite d’un Orwell vers divers ordres mendiants à Wigan, Paris ou Londres. On pourrait insister pareillement sur la question tactique du blocage comme mesure apparemment toujours fiable de la radicalité vraie (la situation était-elle la même à l’automne 2007 et au printemps 2009? Le blocage comme mesure de protection étudiante – face à des enseignants globalement hostiles – devait être défendu, d’autant qu’il était voté par des assemblées générales massives pendant plusieurs semaines. L’utilité et la faisabilité de ce type d’action se posait-elle de la même façon l’an passé ?); on pense encore à la note 27 où (en référence à Marcuse) et cette affirmation quant à "la nature et les formes de l’opposition étudiante, dont on voit que les mobiles et les cibles n’ont quasiment pas changé depuis 40 ans". L’analyse de la transition peut donc attendre.

 

L’un des points les plus problématiques tient au présupposé d’invariance quant au rôle des EC en tant que "fonctionnaires d’Etat de la culture dominante et des conditions matérielles de sa reproduction." Ils et elles, comprend-on, sont destinés à remplir ce même rôle mais dans des conditions nouvelles:

 La « crise » d’aujourd’hui, avec et derrière la « rupture » avec l’ancienne université, dévoile aussi des logiques de continuité, qui montrent que l’Université d’avant jouait le même rôle que celle qui advient, mais dans un contexte et donc avec une forme différente. L’université en phase de destruction est celle d’une société état-providentialiste elle-même en destruction : vouloir la sauver réellement impliquerait une sauvegarde effective de l’ensemble des structures état-providentielles du pays. Le leitmotiv de la « sauvegarde des services publics » reste essentiel, mais ne nous faisons pas d’illusion : ce combat n’a que bien peu pris la mesure réelle du processus en cours de déconstruction-reconstruction culturelle et économique, sociale et politique, comme il n’a que bien peu pris la mesure du rôle réel de ces mêmes appareils « publics » dans la reproduction des hiérarchies de la société de classes.

 

Plusieurs difficultés ici. Tout d’abord, l’idée d’un contenu (la domination sociale) qui se maintient identique dans une forme, elle, différente, escamote le déplacement historique des conditions et des agents de la transmission du savoir comme opération de reproduction. Or, c’est précisément ce déplacement qui désaxe massivement le corps enseignant dans son rapport au bloc étatique. En se reproduisant/s’élargissant, le maintien de la domination du capital déplace et reconfigure les champs de forces sociales institutionnalisées à travers les  médiations de l’Etat et c’est bien dans le mouvant de ces reconfigurations que se joue une partie au moins des interventions politiques possibles. S’il y a invariance de la vocation profonde de l’université et du rôle qu’y jouent les enseignants, mais alors pourquoi se fatiguer à produire des analyses des transitions en cours? Si "l’Université d’avant jouait le même rôle que celle qui advient", alors dormons tranquille: par de conflits nouveaux, pas de nouvelles distribution des places dans les rapports d’exploitations, pas de nouvelle formes de conscience collective possibles. Parce que, NB, le "processus en cours" détruit-reconstruit pour laisser intact, cependant, le "rôle réel de ces mêmes appareils « publics » dans la reproduction des hiérarchies de la société de classes". Emmanuel Barot ne s’en sort pas lui-même en ne disant rien des raisons pour lesquelles le mot d’ordre de "sauvegarde des services publics reste essentiel", mais qu’il ne faut pas "se faire d’illusion" etc… Ronde pour ronde, on préfère pour le coup celle de l’hôtel de ville. Jusqu’où faut-il fétichiser l’institution universitaire pour n’y voir qu’un appareil figé et là encore, à ce point non-contradictoire ?

Mais peut-être l’auteur veut-il faire comprendre que fondamentalement, vouloir sauver l’université, c’est vouloir sauver tout l’appareil étatique de l’après-guerre et le compromis social qu’il met en œuvre. Dans ce cas, il faut arriver à faire l’impasse (un exploit) sur la transformation du monde étudiant depuis plus de 25 ans et sur le creusement dramatique de la distance (déjà grande) entre l’université et les haras des classes dirigeantes. Il y a donc déjà bien longtemps que l’université accueille des segments prolétarisés d’une jeunesse prise entre études, problèmes sans fin de logement et petits boulots sous-payés ; aussi "l’université d’avant" n’a-t-elle guère de sens en l’absence de toute découpe historique plus fine. Autrement dit, voilà un moment que l’université, pour une part significative,  produit déjà un salariat formé et prolétarisé, dont les attentes en termes de réussite sociale et d’accès à des positions dominantes sont très nettement réduites, voire, simplement inexistantes. Non, l’université ne reproduit pas –ou que très partiellement – une classe dirigeante et dans une large mesure n’accueille plus une classe dirigeante si ce n’est dans des filières et cursus soigneusement aménagés et ouvertement sélectifs. Que les conditions ne soient pas celles de la relégation de toute une frange de la jeunesse déscolarisée et traitée comme "en trop", d’accord. Mais cela n’implique en rien un maintien de l’université dans sa vocation "d’avant" la massification de l’enseignement supérieur. L’auteur ne peut l’ignorer tout à fait, cela dit, puisqu’il lui faut quand même arriver à associer (dans son script) la petite minorité des enseignants prolétarisés au prolétariat déjà existant des étudiants et Biatoss. Mais le club paraît assez fermé quand même.

Mais la vision figée travaille à plein quand il est affirmé que, s’agissant de l’université "vouloir la sauver réellement impliquerait une sauvegarde effective de l’ensemble des structures état-providentielles du pays." On l’aura compris, les EC n’ont collectivement et dans leur majorité, aucune compréhension de la transition historique dans laquelle elles sont prises (transition que l’auteur lui-même ne tarde pas à perdre de vue, cela dit).  Il demeure toutefois que, premièrement, Emmanuel Barot n’a lui-même rien à dire, ou même à suggérer, de ce que pourrait être de services publics qui ne seraient pas conçus dans les cadres historiques déjà connus. La question n’est pas si simple et un brin de retenue ne saurait faire de mal en l’occurrence. Deuxièmement, il ne semble guère vouloir être sensible au sens que peut prendre, dans ce contexte, un slogan tel que ‘sauver l’université’ qui, quand bien même il ne marquerait qu’une intention de préservation pure et simple de l’existant (ce qui n’est même pas le cas), résonne sur une fréquence inédite. Un tel slogan tend à extraire cette part du compromis historique qui aujourd’hui se trouve remise en cause et par conséquent, constituée conjoncturellement en revendication centrale, voire, radicale en ce qu’il consiste maintenant à prendre au sérieux un ensemble de promesses-jamais-tenues mais constitutives du ciment idéologique social-réformiste d’après-guerre: gratuité, universalisme de l’accès, indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques et économiques privés, démocratisation du savoir (ou plutôt, savoir comme champ de pratiques démocratiques), stabilité de l’emploi, garanties statutaires, refus des coercitions concurrentielles du marché, le tout à un moment où les réformes et les fragmentations statuaires promises renforcent les pires formes de larbinisme et de mandarinat disponibles à ce jour. Ce qui a valu comme ensemble de normes jusqu’ici vient maintenant constituer un obstacle sur la voie de l’individualisation contractuelle et concurrentielle sur fond d’évaluation quantitative et de contraction budgétaire. Autrement dit, le passage à la loi LRU fait apparaître, en les anéantissant, les éléments les plus prometteurs de l’université/service public en ce qu’ils préfigurent –à travers le statut des EC – ce à quoi pourrait peut-être ressembler une condition non-prolétarisé pour l’ensemble du monde du travail (autonomie réelle au travail, maîtrise de son temps de travail, participation collective à la gestion du lieu de travail,..). N’y a-t-il pas là des contenus d’attente à soutirer à ce qui a pu être par ailleurs vécu sur le mode de l’exceptionnalisme culturel de la petite noblesse universitaire et de ses ‘privilèges’ au regard des principales composantes du salariat ? En cela, il vaut la peine de réfléchir avec Bernard Friot, notamment, sur la  constitution du statut EC comme statut salarial de référence, non pas pour les seuls EC, mais pour l’ensemble du salariat (http://universitesenlutte.wordpress.com/2009/02/20/de-l%E2%80%99absurdite-de-la-mise-en-cause-du-statut-des-universitaires-a-l%E2%80%99heure-ou-il-faut-l%E2%80%99etendre-a-tous-les-salaries/).

Et pour finir sur ce sujet, disons simplement que l’Etat et ses machineries de reproduction et d’interpellation sont aussi contradictoires et historiques que le reste ; le perdre de vue, c’est finalement ratifier le genre de mystique que l’Etat ne cesse de mettre en scène pour son propre compte. Mais c’est aussi, par là même, valider ce qui n’en sont que des images inversées, tout aussi mystiques, non-contradictoires et hors l’histoire, qu’il s’agisse de ‘petits groupes’ ou de coups de foudre ‘l’évènementiels’. Aussi le coût théorique et politique d’une telle sortie paraît-il bien élevé.

 

 

 

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Si la critique du mouvement du printemps dernier est toujours nécessaire, elle ne saurait se passer d’une prise en compte ne serait-ce que schématique des paramètres de la conjoncture. En l’état, non seulement le texte de Barot alimente un ressentiment anti-universitaire et anti-syndical qui n’est pas pour déplaire à l’ennemi, mais en outre, en repliant la mobilisation universitaire sur elle-même, en voulant la rendre responsable de son propre échec, l’auteur offre une belle allégorie de la démarche du psy qui demande au salarié dépressif de lui parler de son enfance plutôt que de son cadre de travail et des modalités organisationnelles (managériales) qui le gouvernent. 

Outre la périodisation proposée par l’auteur, l’analyse pourrait distinguer au moins trois niveaux, à commencer par celui du champ des forces qui ont interagi dans ce contexte, chacune méritant une réflexion spécifique. Il y a les EC, certes, et la place qu’ont trouvé ou n’ont pas trouvé étudiants et Biatoss dans cette affaire. Il y a le pouvoir et une politique qui s’inscrit dans une grammaire transnationale dont la vaste pitrerie carlos-ménémiste connue sous l’appellation de ‘sarkozisme’ n’est guère que la version française. La tendance lourde, de ce côté, est à la tentative d’anéantissement de l’idée, même la plus diluée, de biens communs d’une part, et à la mise sous tutelle et cooptation politique d’élites institutionnelles réduites (justice, audiovisuel, enseignement supérieur et recherche). On aurait affaire à une sorte de toyotisme d’état avec sa minorité hautement qualifiée, ses cercles de qualité, dominant un horizon plus ou moins lointain de sous-traitants en situation d’hyper-concurrence et où chacun doit se préoccuper de réduire ses propres coûts (flux tendu, juste-à-temps, évaluation individualisée, mobilisation subjective), en toute autonomie. Il y a, troisièmement, le rôle considérable que joue le champ médiatique et sa capacité de mobilisation qu’il est trompeur de réduire à une unique et inédite ‘mainmise’ de l’Etat et de son Chef : les déferlements idéologiques des dernières années (des ‘start-ups’ et du ‘bug de l’an 2000’ au traité constitutionnel européen en passant par la mort de Jean-Paul II ?, ou une campagne anti-chinoise délirante, qui aura rempli d’aise le complexe CIA-NED[6], et pour ne prendre que ces quelques exemples) ont largement documenté une disposition collective et largement spontanée à la bigoterie sénile et à l’adoration inconditionnelle des riches et des puissants. Nul doute qu’en l’occurrence, ‘le monde des médias’ entretienne un rapport d’identification-ressentiment plus direct avec les universitaires (qui en sont probablement la mauvaise conscience) qu’avec les milieux ouvriers d’industrie, ceux ne réapparaissant sur les écrans de contrôle que lors d’initiatives désespérées et, de préférence, disqualifiantes – menaces de polluer la Meuse, casse d’un local administratif, etc… donnant alors l’occasion aux directions syndicales de ‘condamner les violences’ dans un bel unisson de la nation officielle). Il y a, quatrièmement, les syndicats et leur direction en période de crise (cinquièmement) où se perdent 3000 emplois chaque jour et où l’on voit monter une série de luttes du secteur privé et industriel. Le mouvement des EC se trouve au minimum dans ce feuilleté-là (et pris dans cette ensemble de défaites là). 

 

Un deuxième niveau est celui de la dynamique interne de ce mouvement dont l’une des conditions paradoxales a précisément tenu au fait que les étudiants n’en faisaient pas partie au départ et qu’en cela, en effet, il lui fallait encore, dans sa globalité, redécouvrir la nécessité d’une mobilisation de masse étudiante. Et d’ailleurs, la critique après-coup (que l’on peut entendre aujourd’hui) selon laquelle les EC n’auraient pas su s’adresser aux étudiants, n’a pas vraiment de sens dès lors que la mobilisation de départ s’est faite en dissociation d’avec la grève et les blocages étudiants de l’automne 2007. Encore une fois, cette dissociation (hostile) en à même été un préalable. C’est au fil des semaines, l’an passé, qu’a pris forme le refus de la loi LRU dans son ensemble (refus dans un premier temps encore jugé maximaliste, trop ‘étudiant’) et avec lui, le retour critique sur les soumissions volontaires des dernières années (LMD, LOLF, dégradations salariales, accroissement des charges administratives,…). On peut ironiser sans fin sur le caractère tardif de ces prises de conscience et sur le loyalisme institutionnel qui en a constitué le cadre et les conditions initiales du mouvement. Il demeure que de telles prises de conscience ont bien eu lieu et qu’a partir de là des analyses critiques globales ont pu être formulées. Il est à noter que cette même dynamique a été marquée par la reconnaissance croissante chez beaucoup d’EC de la nécessité de convergences interprofessionnelles non seulement au sein de l’EN, maternelle-université, mais aussi dans le cadre de la fonction publique (université-hôpital) et au-delà dans le monde du travail, avec les diverses luttes du secteur industriel, le tout dans l’ombre portée de la grève générale en Guadeloupe. Ces perspectives d’élargissement qui n’étaient pas audibles en janvier pouvaient recevoir un écho sensiblement plus favorable deux ou trois mois plus tard. Et encore une fois, on comprend mal comment on peut en venir à sous-estimer à ce point le fait que pendant plusieurs mois des dizaines d’universités se soient dotées d’une coordination cherchant à regrouper toutes les composantes de l’université et qui elle-même a entrepris (par ses tentatives d’interpellation des centrales syndicales notamment) d’inscrire le mouvement universitaire dans le périmètre plus large des luttes du printemps. Toutes les critiques possibles, imaginables et nécessaires des faiblesses, limites et nostalgies, ne peuvent toutefois nier que quelque chose a eu lieu et en outre, que la logique initiale de défense du statut/corps a fini par s’étirer hors d’elle-même pour chercher les convergences que les ‘stratégies’ syndicales ont pris soin de décourager avec tout le savoir faire que l’on pouvait attendre d’elles.

De ce point de vue, ces aspects de la mobilisation qu’Emmanuel Barot met au rencart sous l’étiquette de ‘culturel’ revêtent un intérêt sensiblement plus grand qu’il ne le laisse entendre. D’abord, comme dans bien des luttes salariales, le travail (les gestes, les outils de son procès) est remis en scène dans une sorte d’exhibition publique de son retrait à l’emprise de l’employeur, et donc de sa repossession temporaire. Le fait de proposer des cours dans le métro peut paraître dérisoire, par ce que trop ‘bon enfant’ et peu propice à terrifier l’ennemi. Il demeure que ce type de décalage, diversion et repossession fait probablement partie d’une grammaire plus générale des luttes salariales. De la même manière, on peut assez tranquillement dénigrer la ronde des obstinés comme tout aussi peu en mesure de fissurer les fondements du capital. Fort bien. Mais sans se creuser longtemps la tête, il n’est pas si difficile d’y voir non pas tant un mode de confrontation qu’un temps ritualisé visant à produire le genre de sociabilité qui manque à une ‘communauté’ universitaire toujours invoquée et généralement introuvable. Il n’y a donc pas grand risque à affirmer que la ronde a connu le succès qui fut le sien dès lors qu’elle contribuait à produire et assister le genre de collectif que la salle de classe et les logiques d’individualisation propres à la profession ont tendance à prévenir le reste du temps. Mettre cela sous le couvercle du ‘culturel’ ne peut faire une analyse, et en outre entretient implicitement des clichés d’un genre particulièrement encombrant quant à une vocation éternellement secondaire du culturel / ‘superstructurel’ infiniment moins sérieux, moins urgent, et moins viril, que la base prolétarienne, qui elle, ‘en a’. C’est donc aussi comme cela que l’on s’interdit de penser l’enjeu central de la prolétarisation (future, partielle, ou avancée) des milieux enseignants et que l’on se donne généreusement carte blanche pour ne rien comprendre aux conditions nouvelles de politisation des questions de l’université et de la recherche, questions dont l’envergure doivent contribuer à penser stratégiquement d’autres configurations de l’ordre social.

Reste encore un troisième niveau où les mouvements des EC s’inscrit lui-même dans un cycle en ce qu’il prolonge les mobilisations contre le TCE, sur l’assurance maladie et sur les retraites, chacun de ces enjeux, du fait de leur complexité intrinsèque, ayant donné lieu à des vastes entreprises d’explication et analyse dont les implications renvoyaient à chaque fois à la question d’un changement profond de paradigme social. Dans ce cadre, il faut aussi sans doute associer la mobilisation des EC dans ce mouvement à celle des magistrats un an plus tôt et à celle des hospitaliers. On peut s’impatienter avec Emmanuel Barot devant les revendications et modalités de luttes de ces milieux bourgeois historiquement au service de l’Etat bourgeois et soupirer de leur manque d’authenticité au regard du mouvement ouvrier et des ‘petits groupes’ déterminés. Mais dans ce cas, il faut vouloir renoncer à saisir une conjoncture historique dans laquelle même des secteurs de la bourgeoisie estiment avoir à y redire parce qu’exposés eux aussi à la fantastique entreprise de restauration d’un pouvoir de classe concentré sur un repli oligarchique transnational. Dans ce scénario, les structures de l’hégémonie historique de l’Etat-nation peuvent tomber, avec les masques, pour être remplacées par des systèmes néo-coercitifs mieux adaptés à la violence épurées de rapports de forces marchands maintenant tendanciellement débarrassés des systèmes de médiations et garanties des contrats antérieurs, qu’ils s’appellent Dieu ou l’Etat. Le marché doit maintenant, il est vrai, s’occuper de tout, avec le moins d’intermédiaires possibles. La violence du capitalisme néo-libéral est bien celle d’un rapport de force de moins en moins corrigé et aménagé, de plus en plus générique (une sorte d’accumulation primitive permanente que d’aucun peuvent rebaptiser « accumulation par dépossession » (D. Harvey, ou Samir Amin)).

D’autres y verront un signe parmi d’autres d’une situation nouvelle où se dégagent et s’agencent de nouvelles forces sociales, des tracés inédits des contradictions dont rien certes n’assure l’avenir et l’orientation juste mais qui pourraient être disponibles de manière nouvelle à l’interpellation politique dans la lutte pour combattre et chercher à en finir avec la tyrannie du capital.

Sans doute est-ce à la croisée de ces divers niveaux que le mouvement du printemps dernier prend un sens, dans ses échecs, (qui sont aussi ceux de tout le mouvement social et qu’il est donc fondamentalement erroné d’imputer à des faiblesses entièrement intrinsèques des EC pris collectivement) comme dans l’élément de nouveauté qu’il reste alors à recueillir. Si comme le signale justement Emmanuel Barot, il y a bien passage d’une subsomption formelle à une subsomption réelle dans le secteur éducatif et de la recherche ; s’il y a bien glissement général vers la déqualification, l’intensification, la dépossession des maîtrises du temps et des choix professionnels, la précarisation d’un nombre croissant de collègues alors nous avons devant nous les conditions objectives et durables d’une nouvelle géographie sociale des confrontations inhérentes aux processus de prolétarisation à moyen, voire, court terme dans le secteur de l’éducation. Reste à savoir si la violence restera globalement d’ordre psycho-individuelle (avec des courbes à la hausse des dépressions et suicides) ou si nous saurons aider à lui donner le tour politique-collectif qu’il reste toujours urgent de construire et sans lequel la prospérité de l’ennemi est assurée. En l’occurrence, le pessimisme et la morosité diffuse peuvent être bon signe, à leur manière, que nous sommes maintenant capable d’une perception plus claire du mal qui nous accable et des confrontations qu’il nous impose.

 

 


[1] Cf, Louis Althusser, « A propos de l’article de Michel Verret sur ‘Mai étudiant’ » , dans La Pensée, n°145, Mai-Juin 1969, reproduit dans Penser Louis Althusser, Les dossiers de La Pensée, Pantin, Le temps de Cerises, 2006.

[2] La LOLF (loi organique relative aux lois de finances) fut promulguée en 2001 et est en application depuis le 1 janvier 2006. « Nouveau cadre de gestion pour l’ensemble de l’administration de l’Etat », son principe général vise à faire entrer les dépenses publiques dans une logique d’objectifs et de ‘culture du résultat’ fondée sur des ‘indicateurs de performances’, logique substituée à celle de moyens ayant vocation à porter sur le long-terme. Son seul vocabulaire suggère assez clairement l’alignement sur l’archétype de l’entreprise privée et sa vocation concurrentielle. En transférant aux établissements eux-mêmes la gestion de leur masse salariale et de leur patrimoine immobilier, et en renforçant les pouvoirs managériaux des présidences d’universités, le passage aux RCE (responsabilités et compétences élargies) pour toutes les universités en 2012 (mais nombre d’entre elles y sont déjà) est l’aboutissement du processus engagé par la LOLF.

[3] La réforme LMD (licence, master, doctorat), préparée par C. Allègre, fut mise en œuvre entre 2002 et 2005 par L. Ferry. Elle est, pour simplifier, à la pédagogie ce que la LOLF est aux budgets. Cette réorganisation des diplômes, au prétexte de favoriser la mobilité étudiante dans ‘l’espace européen’ (attributions de ‘crédits’ pour chaque unité d’enseignement ‘capitalisée’) a engagé la remise en cause du cadre national des diplômes qui garantissait l’égale reconnaissance des diplômes sur le marché du travail (que l’on obtienne sa licence à Valencienne, Paris-Sorbonne, ou Pau) et qui, à ce titre, constituait un obstacle central aux logiques de mise en concurrence des établissements. On trouve cet utile rappel sur le site du SNESup : « ces réformes suivent les recommandations d’un rapport demandé par ALLEGRE et coordonné par Jacques ATTALI et intitulé : Pour un modèle européen d’enseignement supérieur (1998). Les auteurs de ce rapport gagnent véritablement à être connus: Pascal Brandys (PDG de Genset), Serge Feneuille (Conseiller de LAFARGE), Michel-Edouard Leclerc (PDG de GALEC), Colette Lewinner (PDG), Francis MER (PDG USINOR et actuel Ministre de l’économie), Jérôme MONOD (Président de Suez-Lyonnaise et actuel conseiller de J CHIRAC) et de six personnalités scientifiques. […] Dans ce rapport, on lisait que : « La mondialisation de l’économie de marché, fort bénéfique dans de nombreux secteurs de l’économie, n’a pas touché l’enseignement supérieur français » Plus loin : « Dans toutes les disciplines, une culture entrepreneuriale, valorisant le sens et le goût du risque devra être développée et encouragée dès le lycée ». http://www.snesup.fr/Le-Snesup/L-actualite-du-SUP?aid=756&ptid=5&cid=2800

[4] CTPM : Comité technique paritaire ministériel de l’éducation nationale. Vote du 28 mai 2009 où la délégation FSU s’est abstenue sur les décrets ministériels relatifs aux modalités de recrutement des enseignants du primaire et du secondaire (décrets présentés avant même la fin des « consultations » étaient censées être encore en cours).

[5] Dans, The Shock Doctrine. The Rise of Disaster Capitalism, Penguin, 2008 (La stratégie du choc: la montée du capitalisme du désastre, trad. L. Saint-Martin et P. Gagné, Actes Sud, 2008).

[6] NED : National Endowment for Democracy, foundation états-unienne à l’œuvre notamment dans les ‘révolutions’ des couleurs : orange (Ukraine), rose (Géorgie), des tulipes (Kirghizstan).