A propos de « L’origine du capitalisme »

L’origine du capitalisme (Lux éditions, 2009, lire un extrait ici) est la traduction d’un ouvrage d’Ellen Meiksins Wood paru pour la première fois en 1999 puis remanié en 2002. Professeur de Science politique à l’université York de Toronto pendant de nombreuses années, Meiksins Wood est également connu pour sa participation au mensuel marxiste britannique New Left Review puis plus récemment pour le mensuel « socialiste » américain Monthly Review. C’est d’ailleurs sous la forme d’articles dans ce dernier que les chapitres de ce livre ont d’abord été publié.

L’ouvrage possède une double ambition. Sa première partie est une analyse critique des modèles explicatifs des origines du capitalisme. Il offre une approche exhaustive et récapitulative des différentes malfaçons et préconceptions les plus classiques – y compris parmi ceux se réclamant du marxisme. C’est dans la deuxième et troisième partie de son livre qu’Ellen Meiksins Wood se permet d’élaborer sa propre thèse sur la transition vers le capitalisme. Et tout ceci en un peu moins de trois cent pages.

Il faut tout d’abord signaler que ce livre est relativement accessible. L’auteur semble hésiter entre une position très pédagogique et une attitude plus habituelle pour une universitaire1. Le livre reste cependant compréhensible pour tout lecteur prêt à faire un minimum d’effort. L’argumentation semble logique et étayée par de nombreux exemples démonstratifs, mais tombe parfois dans la redondance et la répétition.

Le premier chapitre analyse ce qu’Ellen Meiksins Wood nomme les « différentes variantes du modèle de la commercialisation ». Ce modèle est issu de l’enseignement classique des traités d’économie politique traditionnels. C’est ce modèle qui est critiqué en filigrane tout au long de l’ouvrage. Les thèses de Wood sont clairement construites en opposition à celui-ci. « Le modèle de la commercialisation » laisse entendre que le capitalisme a pris son essor lorsque le marché s’est libéré de certaines contraintes archaïques. C’est à dire de toute communauté ou plus généralement tout acteur ayant les pouvoirs d’un monopole face à l’autonomie des marchands, limitant la propriété privé, s’élevant contre un ordre normatif, etc…   L’une des faiblesses de l’ouvrage est cependant bien l’absence de description ou de tentative de définitions précises de ces « obstacles » au développement du capitalisme dans le modèle de la commercialisation.

Pour les théoriciens de ce modèle, le capitalisme n’a pas modifié la nature des échanges commerciaux d’antan ; ces derniers ont simplement pris une ampleur considérable. Ils refusent d’admettre que le marché s’est transformé en un système capitaliste à partir du moment où il est devenu obligatoire. La nature intrinsèquement contraignante du capitalisme est alors évacuée (sauf chez Polanyi qui réintroduit l’Etat dans le processus). La notion même de rupture est dévaluée au profit d’une pseudo-continuité dans la création du capitalisme.

Les explications d’Adam Smith s’inscrivent dans l’idée que c’est la libération de l’économie urbaine, de l’activité commerciale et de la raison mercantile (alliée à l’amélioration inéluctable des techniques de production) qui suffisent à expliquer la montée du capitalisme moderne. Selon ces auteurs, l’ancienne pratique commerciale universelle qui consiste à réaliser un profit en « achetant bon marché puis en vendant cher » ne diffère pas énormément des échanges capitalistes, ni du principe d’accumulation. Meiksins Wood relève d’ailleurs l’égalité trop souvent faite entre marché et économie de marché capitaliste. Ces constatations entrent pourtant en contradiction avec l’eurocentrisme de ces auteurs qui rappellent que le capitalisme n’a su se « libérer », c’est à dire se développer, qu’en Europe. Cette contradiction n’est levée qu’en insistant sur le fait que les Européens auraient adopté des formes politiques plus libres, un certain « rationalisme » et en insistant surtout sur l’affranchissement de la bourgeoisie européenne (quand ce n’est pas pour rappeler le rôle de l’impérialisme européen ou son développement technologique). L’auteur émet alors une critique radicale : si l’Europe affirme que le capitalisme lui est propre, c’est que, plus ou moins consciemment, elle reconnaît à tort la supériorité du capitalisme en le considérant comme l’étalon universel du progrès le plus naturel qui soit.

En un mot, le capitalisme n’aurait jamais cessé de se développer, puisqu’il dépendrait de  la nature humaine (d’où la difficulté pour tenter de lui trouver une date et un lieu de naissance précis). Bien entendu, Ellen Meiksins Wood ne manque pas ici de soulever un paradoxe. Le marché et la société marchande sont invariablement présentés comme des champs de liberté. Or, le modèle de la commercialisation semble faire fi de la liberté humaine, puisqu’il est présenté comme l’aboutissement d’un processus presque naturel et inéluctable. Chez Smith ou même chez Weber, c’est le divin qui est ainsi dissimulé dans le naturel. Certes dans ce modèle il serait possible de contrecarrer – du moins temporairement – le développement du capitalisme, non sans encourir alors les dangers auxquels on s’expose en violant les lois de la nature elle-même. L’auteur rejoint Robert Brenner sur l’incapacité de ces modèles à expliquer des développements très différents du capitalisme dans des pays aux profils démographiques et à l’intégration commerciale similaire.

Pourtant de Max Weber à Immanuel Wallerstein, en passant par Fernand Braudel, plusieurs chercheurs ont tenté de raffiner le modèle initial de la commercialisation. Mais pour Ellen Meiksins Wood il n’en reste pas moins que la majorité des historiens qui étudient la naissance du capitalisme, à moins qu’ils ne s’intéressent davantage aux mentalités, retiennent l’idée que les cycles de croissance démographique ont permis une expansion d’ordre quantitatif de l’activité commerciale – et non pas une rupture qualitative. C’est à dire que l’application plus systématique des lois ancestrales et universelles du marché serait à l’origine du capitalisme. Nul besoin de dire que les économistes néo-classiques, qui ne s’intéressent généralement pas à l’histoire, n’ont pas remis en cause cette vision. Des auteurs comme Michael Mann font même un usage avoué d’un « biais téléologique. »

Meiksins Wood décrit ainsi ironiquement comment dans la perspective de l’économie classique le concept polymorphe de bourgeois semble voir ses contours modifiés sans jamais changer d’identité profonde – celui d’acteur et de réalisateur du progrès. L’ancien résident de la ville devenu bourgeois médiéval qui, à son tour, se transforme tout naturellement en un capitaliste. C’est ce qu’on a pu rappeler ironiquement par la formule : l’histoire est le récit de l’ascension sociale perpétuelle des classes moyennes.

Elle s’attaque également à la notion d’accumulation primitive qui expliquerait le bond vers le capitalisme moderne par l’accumulation suffisante de richesse par la bourgeoisie (européenne). Meiksins Wood rappelle que Marx ébranle ce modèle en définissant le capital, non seulement comme une richesse, mais également comme un rapport social. Il met l’accent sur la transformation des rapports sociaux de propriété, qui sont, d’après lui, la véritable accumulation primitive. L’auteur va plus loin en suggérant que les « historiens marxistes » ont le plus souvent embrassé l’ancien modèle de la commercialisation (avec des variantes), et que ce défaut même se retrouve dans les premiers textes de Marx (notamment dans L’idéologie allemande ou le Le manifeste du Parti communiste).

Il faudrait attendre Le Capital pour trouver une « proposition nettement marxiste » de Karl Marx. Pour ce dernier la modification majeure des rapports sociaux de propriété eut lieu d’abord dans la campagne anglaise, par l’expropriation des petits producteurs, bientôt devenus cultivateurs salariés. Passons sur « l’anglo-centrisme » de cette proposition qui dédaigne à considérer les formes d’expropriation et de rapports sociaux très similaires dans les villes-Etats italiennes du XIIème siècle (voir la bibliographie en fin d’article). L’important ici est que ces nouveaux rapports sociaux de propriétés engendreraient de nouveaux impératifs commerciaux, notamment la concurrence et le besoin d’accroître les forces productives. L’auteur semble alors évacuer l’exercice d’une violence légitime ou illégitime comme moyen d’extorquer la plus-value (alors que la pression concurrentielle est souvent biaisé par des ententes).

L’auteur rappelle ainsi quelques principes du « marxisme » pour tenter d’en tirer des conclusions concordantes à sa thèse. Le capitalisme est le mode d’appropriation fondé sur la dépossession complète du producteur direct. Il n’est donc nul besoin du moindre pouvoir coercitif pour le capitaliste. Car dans le système capitaliste le marché n’est plus un simple système d’échange. Le capital et le travail dépendent entièrement du marché. Il détermine donc la reproduction sociale, notamment parce qu’il s’intègre à la production des biens vitaux les plus élémentaires, celle des denrées alimentaires. Les impératifs de la concurrence, de l’accumulation, de la maximisation des profits créent du même coup le besoin permanent de développer les forces productives, à travers son introduction sur de nouveaux territoires, de nouvelles sphères de l’activité humaine, etc…

Cette première partie critique de l’ouvrage est de loin la plus intéressante et la plus revigorante. L’auteur tente ensuite d’étayer sa propre thèse, qui semble être un décalque inverse de la théorie de la commercialisation. Un certain nombre d’imprécisions historiques peuvent alors frapper le lecteur2.

Dans cette perspective, l’auteur parle de la naissance d’un « capitalisme agraire » en Angleterre à partir du XVIIème siècle et identifie cette dynamique à la naissance du capitalisme. Les tenanciers anglais aurait du répondre à un impératif, aux contraintes d’un marché, car les seigneurs dépendaient également de la productivité de leurs fermiers, ce qui amena entre autres choses le système des enclosures. Cette démonstration est très proche des thèses que Robert Brenner publia à partir de 1976. Ces thèses s’appuyaient sur la formule de Marx selon laquelle dans les sociétés précapitalistes l’appropriation des surplus se faisait par des moyens extra-économiques (de coercition politique), alors que dans le capitalisme, ce surplus était capté par l’échange même de biens (dont la force de travail). On pourrait alors voir dans le capitalisme une fusion de l’économique et du politique. Prenant la défense de Brenner, Meiksins Wood affirme avec force la plus grande productivité agricole de l’Angleterre sur la France au XVIIIème siècle ; ce qui semble visiblement très discuté, et qu’Albert Soboul ou Georges Lefebvre, spécialiste de la paysannerie française en 1789, remettent en question dans leurs ouvrages.

Mais il n’y a pas alors de tentative de démonstration, le lecteur devra se contenter de cette affirmation et du fait que les paysans français devaient d’après Wood payer des rentes fixes et modiques (ce qui n’aurait pas stimulé leur productivité). Le format de l’ouvrage – ou peut être sa volonté pédagogique – ne semble pas avoir incité Meiksins Wood a pénétrer suffisamment avant dans la démonstration de sa thèse. Nous n’aurons véritablement aucun chiffre, aucune citation de travaux récents et précis. Et l’aspect parfois généralisateur du propos peut prêter à la critique – comment parler d’un paysan français au XVIIIème siècle ? Il n’en reste pas moins que les mécanismes intellectuels de l’ouvrage se veulent honnêtement énoncés et sont rafraichissants à bien des égards, poussant le lecteur à un questionnement permanent de ses propres a priori historiques. Il semble fauter cependant précisément là où il se voulait offensif. Se voulant charge contre l’économie classique, il en récupère certains mensonges grossiers. Ainsi, par exemple, il est faux d’affirmer que l’augmentation de la productivité est un des mécanismes fonctionnelles du capitalisme. Une délocalisation s’accompagne facilement d’une baisse de la productivité, mais d’un accroissement du profit. L’ouvrage est marqué par cette prise au pied de la lettre de l’économie classique, y compris pour la critiquer symétriquement.

Cette tentative de prendre à contre-pied les théories habituelles est particulièrement sensible dans le chapitre 5 de l’ouvrage : « Les origines agraires du capitalisme ». Meiksins Wood tente de démontrer que le capitalisme serait donc né à une époque récente de l’histoire de l’humanité, à la campagne et non en ville, et aurait profondément modifié les relations et pratiques humaines élémentaires. En bref elle forme ainsi une symétrie quasi-parfaite au « modèle de la commercialisation ». Précisément alors, Wood tient à rappeler que son livre établit un projet nettement politique. Il veut prouver que le capitalisme n’est pas l’aboutissement inévitable de traits propres à la nature humaine, qu’il est historiquement daté (et même récent), et que son universalité et son extension sont basées sur ses mécanismes propres, contraignants et impératifs. Remarquons que l’idée d’une contrainte s’étendant également aux possédants n’est pas évoquée.

Ce système capitaliste est décrit comme contradictoire, non seulement en raison des cycles qu’il connaît, mais parce que son éthique de l’amélioration constante du profit implique nécessairement une éthique de l’exploitation, de la pauvreté et de la dégradation de son environnement. Pour Wood la leçon alors – quasiment historique – est qu’il est impossible d’instaurer un marché capitaliste vraiment social ou démocratique, parce que les impératifs du marché contrôlent l’économie et déterminent la reproduction sociale. L’objectif du capitalisme étant la valeur d’échange et non pas la valeur d’usage,  son but étant le profit et non le bien être de l’humanité, Wood peut alors conclure logiquement que tout phénomène historique est appelé à une fin et que d’autres voies s’offrent à nous.

Bibliographie :

Notons qu’il serait tout d’abord intéressant de relever les différences avec un des articles précédents de l’auteur intitulé : The Agrarian Origins of Capitalism – http://www.monthlyreview.org/798wood.htm

ASTON TH et PHILPIN C.H (DIR.), The Brenner Debate : Agrarian Class Structure and Economic Development in Predinstrial Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.

BLOCH Marc, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris, Colin, 1999.

BOUCHERON Patrick, Les villes d’Italie, vers 1150 – vers 1340, Paris, Belin, 2004.

BRAUDEL Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1986.

BRENNER Robert, « The Origin of Capitalism Development : A critique of Neo-Smithian Marxism », New Left Review, n°104, juillet-aout 1977.

MANN Michael, The Sources of Social Powers, vol. 1, A History of Power from the Beginning to A.D 1760, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.

POLANYI Karl, La grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.

SOBOUL Albert, Problèmes paysans de la Révolution (1789-1848), Paris, La Découverte, 2001.

WALLERSTEIN Immanuel, Capitalisme et économie-monde, 1450-1640, Paris, Flammarion, 1980.