Des boursiers dans les grandes écoles ? Entretien avec Paul Pasquali

Dans cet entretien, Paul Pasquali analyse les origines et les enjeux de la polémique qui a éclaté, début janvier 2010, au sujet de l’élargissement de l’accès aux grandes écoles. Paul Pasquali est actuellement doctorant au Centre Maurice Halbwachs (ENS/EHESS). Il prépare une thèse de sociologie sur les politiques d’ « ouverture sociale » des grandes écoles et des classes préparatoires.

 

L’objectif ministériel de 30 % de boursiers dans les Grandes écoles a fait éclater une polémique au début du mois de janvier 2010. D’où vient cet objectif ?

30%, c’est la proportion moyenne de boursiers au niveau d’une bonne partie de l’enseignement supérieur (universités, BTS, classes préparatoires, cycles préparatoires intégrés, IUFM et écoles de commerce reconnues par l’Etat). Avant les grandes écoles, l’objectif des 30% de boursiers a d’abord concerné les classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE). En 2006, MM. Chirac et De Robien, alors respectivement Président de la République et ministre de l’Education nationale, ont lancé l’objectif de 30% de boursiers en CPGE d’ici 2009. Il faut avoir à l’esprit que cette mesure fait partie des premières réponses du gouvernement aux émeutes de 2005. Le soulèvement d’une partie des jeunes de cités en France a eu pour conséquence, non d’améliorer leur sort, mais de contraindre les élites à se pousser pour faire un peu de place à leurs côtés : les plus progressistes ont sans doute sincèrement estimé qu’il fallait faire « quelque chose », les plus conservateurs se sont laissés convaincre par peur de déséquilibres sociaux plus graves. Les CPGE, dont le taux de boursiers était inférieur à cette moyenne (20% en 2007) étaient censées rattraper leur « retard » d’ici 2009. Cette politique de « rattrapage » a été ensuite reprise par Nicolas Sarkozy – en fixant l’objectif pour 2010. Et en 2009, l’objectif a été étendu aux Grandes écoles – pour 2012.

 

Qu’entend-on par « boursier » dans cette polémique ?

La catégorie « boursier » englobe des individus aux situations économiques et sociales fort hétérogènes. Aujourd’hui, sont éligibles à l’échelon 0 des bourses sur critères sociaux du CROUS, les étudiants dont les familles ont un revenu annuel (après déductions d’impôts) inférieur à environ 32 000 euros, soit environ 2700 euros mensuels. A l’autre extrême, l’échelon 6 (créé par Pécresse) est formé d’étudiants dont les familles vivent avec environ 7300 euros annuels, soit près de 600 euros par mois – je prends ici le cas des étudiants qui ne bénéficient pas de « points de charge » en fonction de leur éloignement du domicile familial et du nombre d’enfants à charge, l’écart entre les échelons serait encore plus élevé si l’on en tenait compte. Donc parler des « boursiers » en général ne veut pas dire grand-chose. Ce n’est qu’une population construite par l’administration. C’est aujourd’hui la variable retenue par le gouvernement pour « ouvrir » les CPGE et les grandes écoles parce qu’il est plus simple d’augmenter en peu de temps le taux de boursiers que le taux d’enfants d’employés ou d’ouvriers. Il suffit pour cela d’élargir l’accès aux bourses en relevant le plafond minimal pour y avoir droit. C’était l’une des propositions du rapport Wauquiez en 2006 sur la réforme du système d’attribution des bourses du CROUS et c’est ce que Valérie Pécresse a commencé à faire en 2008 en ouvrant l’échelon 0 à 50 000 étudiants supplémentaires. Deux problèmes très différents se posent. Premièrement, on peut estimer que l’objectif de 30% d’élèves de CPGE boursiers ne serait véritablement atteint que si l’on était resté à volume constant de boursiers. Or, comme le nombre absolu de boursiers a changé sur la période, il faudrait alors en tenir compte, et relever éventuellement l’objectif de plusieurs points de pourcentage. Deuxièmement, les chiffres manquent pour savoir de quel échelon relèvent les boursiers supplémentaires qui ont accédé aux CPGE depuis 2008. Si l’on apprenait que ce sont davantage des boursiers échelon 0 qui ont bénéficié des incitations à l’ouverture sociale des CPGE, on pourrait certes opposer au gouvernement que rien n’a changé pour les enfants des familles à faibles revenus, mais cela n’entrerait pas forcément en contradiction avec une politique « d’ouverture sociale ». En effet, ce terme n’a jamais signifié « démocratisation », il a même été utilisé pour bien spécifier qu’il s’agissait d’un élargissement restreint de la base de recrutement des élites. L’avantage du mot « ouverture », c’est qu’il est assez vague pour inclure aussi bien une ouverture aux classes moyennes qu’aux classes populaires, une grande ou une petite « ouverture ».

 

Avant ces mesures pour augmenter la part des boursiers dans les classes préparatoires et les grandes écoles, il y a eu d’autres initiatives, comme les conventions éducation prioritaire de Sciences Po…

Oui, l’idée de compter parmi les élèves des Grandes écoles 30% de bénéficiaires d’une bourse vient au terme d’une décennie où des dirigeants d’écoles, des hauts fonctionnaires et des responsables politiques ont cherché par différents moyens à réformer un système de sélection des élites scolaires qu’ils estimaient trop « fermé ». Cette préoccupation existait déjà du temps de la « gauche plurielle ». Le rapport Attali préconisait en 1998 d’ouvrir Polytechnique et l’ENA aux bacheliers technologiques. La « gauche plurielle » avait ouvert une brèche avec la création en 1998-1999 de bourses de mérite sur critères sociaux pour des bacheliers titulaires d’une mention bien ou très bien projetant d’intégrer des filières très sélectives (ENA, ENM, médecine, ENS, etc.). Le nombre de bénéficiaires était au départ très restreint, mais il a été en constante augmentation par la suite (de moins de 200 en 1999 à plus de 1300 bourses de mérite en 2007).

La décennie 2000 s’inscrit dans le prolongement de cette politique, mais elle a pour particularité d’avoir vu naître un certain nombre de dispositifs qui ne se bornent plus à un soutien financier. Sciences Po a ouvert en 2001 une voie d’accès réservée à des élèves issus d’un petit nombre (en constante augmentation depuis) d’établissements en ZEP. Cette initiative avait suscité polémiques et recours en justice, mais le vote d’une loi a avalisé le dispositif des conventions. Les écoles membres de la Conférence des Grandes écoles (CGE, association loi 1901), l’ESSEC en tête, ont été contraintes de réagir. Il leur était impossible de laisser Sciences Po occuper tout l’espace médiatique et politique. De là la mise en place à partir de 2003 par l’ESSEC du programme de tutorat « Pourquoi Pas moi », repris ensuite par d’autres écoles membres de la CGE. La CGE, dès 2003, a cherché à se positionner contre l’ouverture sociale façon Sciences Po. En fait, derrière le consensus qui s’est installé depuis le début des années 2000 pour l’élargissement du vivier scolaire de l’élite sociale, il y a des tensions latentes entre Sciences Po et la CGE. La polémique qui a éclaté début 2010 a eu pour effet de rendre manifestes ces tensions. Les uns et les autres ne se sont pas bornés, comme c’était le cas jusqu’alors, à défendre publiquement leurs propres initiatives : ils se sont mis à se critiquer ouvertement et durement les uns les autres. C’est un changement important : cette « polémique » n’est pas un petit « feu de paille ». C’est la cristallisation à retardement d’un conflit entre des écoles objectivement concurrentes.

 

Quelle est la place de l’Etat depuis 2001 ?

L’Etat a été relativement en retrait entre 2001 et 2005. Non pas absent, mais réduit à un rôle d’accompagnateur financier ou moral des initiatives « autonomes » lancées çà et là par des dirigeants d’écoles et des grands patrons. Après les émeutes de 2005, l’Etat a commencé à agir plus activement. Ce n’est pas un hasard si une Classe Préparatoire aux Etudes Supérieures (CPES), sorte de propédeutique d’excellence, a vu le jour au lycée Henri IV à la rentrée 2006. Ce projet était « dans les cartons » depuis plusieurs années. Il a fallu attendre pour qu’on estime en plus haut lieu qu’un tel projet en vaille la peine. Depuis un peu plus de deux ans, on constate une reprise en main étatique des politiques d’ouverture sociale. La mise en réseau partielle des initiatives dispersées sur tout le territoire par l’Etat, via les « cordées de la réussite » mises en place début 2009 par Valérie Pécresse, en est un bon exemple. Or, pour la CGE comme pour Sciences Po, l’enjeu est d’apparaître aux yeux des pouvoirs publics comme des interlocuteurs privilégiés. Chacun a intérêt à mettre en avant les spécificités de son initiative. Sciences Po met ainsi en avant le côté « pionnier » et « inédit » de sa démarche. La CGE, elle, insiste davantage sur le respect de la « tradition républicaine » fondée sur les CPGE et les concours « classiques ». Pour la CGE, l’essentiel des réformes concerne le système scolaire « en amont » des grandes écoles, c’est-à-dire le primaire et le secondaire.

 

Pourquoi cette polémique n’a-t-elle éclaté qu’en janvier 2010 et a-t-elle pris autant d’ampleur médiatique ?

Sur la première partie de la question, il faut observer ce qui a eu lieu depuis la rentrée de septembre 2009 pour comprendre comment on en est arrivé là. A la rentrée 2009, Valérie Pécresse a beaucoup communiqué dans les médias pour annoncer que l’objectif de 30% de boursiers dans les CPGE était atteint avec un an d’avance. Tout son discours a consisté à souligner que l’objectif pour 2010 n’est pas simplement rempli, mais dépassé. Dans la pure logique du « management », la ministre a cherché à mettre en scène ses performances pour démontrer que tout ce qu’elle fait est un succès. Mais, comme je l’ai dit, la façon par laquelle elle a réussi à augmenter le taux de boursiers en CPGE est très discutable. Après la rentrée, Valérie Pécresse et le premier ministre François Fillon ont décidé d’aller plus loin en matière d’ouverture sociale, notamment en étendant l’objectif de 30% de boursiers aux grandes écoles elles mêmes. La coexistence ou la concurrence entre différents modèles d’ouverture (Sciences Po et ses conventions, la CGE et son tutorat, mais aussi d’autres types de dispositifs) est devenue moins « pacifique » à partir du moment où Richard Descoings est apparu comme un allié de premier plan et de la première heure du gouvernement, puisqu’il s’est engagé le 10 novembre 2009 à faire accéder d’ici 2012 30% de boursiers à Sciences Po en échange d’un investissement financier de l’Etat. Sciences Po entend remplir cet objectif non seulement via ses conventions éducation prioritaire, mais en réformant dès 2010 son concours d’entrée en 1ère année via des épreuves plus en phase avec les programmes des terminales générales et des oraux pour les candidats qui ne sont ni recalés ni au dessus de la barre d’admission des concours.

 

En quoi cette réforme des concours est-elle liée à la polémique qui a suivi, début janvier 2010 ?

Cette idée d’une réforme des concours ne plaît pas aux défenseurs du système de sélection en vigueur, en particulier au sein de la CGE et chez les enseignants de CPGE. Ce qui a probablement déplu à la CGE, et qui explique en partie la polémique de début janvier 2010, c’est que Richard Descoings a profité de la signature de l’accord avec Pécresse pour lancer un appel aux « très grandes écoles ». Le 16 décembre 2009, il a affirmé que le discours de Nicolas Sarkozy à Polytechnique en 2008 était le « dernier avertissement pour les écoles ». Dans cette sommation symbolique, Descoings est d’autant plus en situation avantageuse que le Premier ministre François Fillon a lui aussi annoncé de nouvelles mesures pour l’ouverture sociale des CPGE et des grandes écoles : création d’ici 2012 de 100 CPGE technologiques, mise en place d’un comité interministériel pour l’égalité des chances, création de résidences étudiantes, suppression des droits d’inscription aux concours des Grandes écoles sous tutelle étatique d’ici 2011, et lancement d’une mission de l’inspection sur les biais sociaux des concours d’entrée des Grandes écoles dont les résultats sont prévus pour juin 2010. Avant que la polémique n’éclate, la CGE était au pied du mur.

 

Quels sont les termes exacts de la polémique de janvier 2010 ?

Il n’y a pas de « polémique » avant que des journalistes n’interviennent. A l’origine, il y a une tribune signée Pierre Tapie (directeur de l’ESSEC et président de la CGE depuis 2009) et Jean-Pierre Helfer (directeur de l’école de commerce Audencia et président de la commission diversité de la CGE), publiée le 23 décembre 2009 dans la newsletter mensuelle de la CGE, Grand angle. Intitulée « L’ambition du mérite républicain pour les Grandes Ecoles », cette tribune pose clairement les points d’accord et – surtout- de désaccord avec les changements survenus depuis la rentrée 2009. Le journal Les Echos relate l’information immédiatement, mais il faut attendre le 5 janvier 2010 pour que les propos de Tapie et Helfer soient repris et commentés par Le Monde, dans un article de Benoît Floc’h accompagné d’une interview très critique de Richard Descoings placée juste au dessous et intitulée « C’est la réaction anti-sociale dans toute sa franchise ! ». Descoings y accuse ce qu’il appelle « le lobby des grandes écoles » (la CGE) de renvoyer la responsabilité sur les élèves qui échouent, et se réjouit de voir la CGE prise à son propre piège, selon son expression. Selon lui, les grandes écoles avaient jusque là essayé de repousser vers « l’amont », en l’occurrence les CPGE, tout objectif chiffré pour éviter d’être soumise à pareille contrainte. Mais, ce qui est au cœur de la polémique à l’origine, c’est un point très précis de la tribune de Tapie et Helfer : le lien qu’ils anticipent entre l’augmentation à court terme du taux de boursiers dans chaque école et la baisse de leur niveau moyen. Ce lien a été interprété comme le symbole d’une philosophie réactionnaire qui ne dit pas son nom par une très grande partie de la classe politique, y compris dans le gouvernement – Sabeg, Chatel, Pécresse – et au sein des élites économiques. Le Monde a publié le 7 janvier 2010 une courte tribune où Alain Minc et François Pinaut s’indignaient des propos tenus par la CGE.

 

La polémique a aussi concerné la légitimité de quotas à l’entrée des grandes écoles…

Oui, mais c’est venu un peu après, quand la CGE a estimé que les 30% de boursiers dans chaque grande école n’était pas un « objectif » mais une forme cachée de « quotas ». Et donc, on y revient, une remise en cause du système établi de sélection de l’élite scolaire française, c’est-à-dire les concours uniques et anonymes. Mais personne n’a accepté de parler de quotas, ni Pécresse ni Descoings. A ma connaissance, seul le ministre de l’éducation, Luc Chatel, a utilisé ce terme, mais au sujet de l’objectif de 30% de boursiers dans les CPGE. Cet aspect du problème (« objectif » signifie t-il « quotas » ?) est assez ambigu. Au-delà des débats très anciens « pour ou contre les quotas », ce point de désaccord porte d’abord sur le degré de contrainte qui s’imposerait à des écoles qui ont l’habitude d’agir avec beaucoup d’autonomie (or, les quotas sont par définition obligatoires) ; ensuite, sur la légalité de cet objectif s’il devenait obligatoire ; enfin, sur leur domaine d’application (dans chaque école ou en moyenne sur l’ensemble des écoles membres de la CGE ?). En fait, ce point de désaccord a été en grande partie résolu puisque le 18 janvier la CGE s’est engagée auprès de Valérie Pécresse à tout mettre en œuvre pour porter d’ici 2012, dans chacune des écoles membres, le taux de boursiers à 30%. Cet accord a été formalisé au début du mois de février avec la signature d’une charte (qui inclut aussi la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs, CDEFI).

 

Quelles sont les propositions de la CGE ?

La CGE est depuis 2003 partisane d’un maintien du système actuel des concours et des classes préparatoires avec éventuellement quelques retouches à certaines épreuves (en langues notamment), en contrepartie d’actions de tutorat et de sensibilisation auprès des jeunes lycéens de milieux défavorisés. L’autre point défendu par la CGE, c’est une réforme de « l’amont », c’est-à-dire de l’enseignement primaire et secondaire. Un point est rarement souligné, alors qu’on le retrouve dans la tribune qui est à l’origine de la polémique de janvier 2010 : par réforme de « l’amont », la CGE entend la remise en cause du collège unique. Il suffit de lire les premières lignes de cette tribune pour s’en rendre compte. La réforme Haby (collège unique), lancée en 1975, est explicitement attaquée parce qu’elle ne permettrait pas de faire émerger des élèves méritants d’origine modeste en provoquant un nivellement par le bas des attentes et des apprentissages scolaires. L’élitisme qu’on reproche souvent aux grandes écoles ne se borne pas à la sélectivité des concours et des classes préparatoires : c’est une manière de penser et de sentir globale, qui envisage l’école, le travail, l’économie et la politique comme autant d’espaces compétitifs où ceux qui gagnent sont ceux qui ont des « talents » individuels (nouveau terme d’origine managériale pour évoquer ce que la tradition méritocratique appelle des « dons »). Et sur ce plan là, le seul point qui sépare Descoings de la CGE, c’est la « foi progressiste » de Descoings pour sélectionner par de nouvelles procédures une nouvelle élite formée par des nouveaux « talents ». La CGE, quant à elle, reconnaît la nécessité de recruter de « nouveaux profils », mais en passant par une sélection renforcée au cours de la scolarité obligatoire. Les uns et les autres sont élitistes, mais ce n’est pas du même élitisme qu’il s’agit.

 

Où se situe la gauche institutionnelle dans ce débat ?

Pour m’en tenir au PS, Bertrand Monthubert (secrétaire national à la recherche et à l’enseignement supérieur) s’est à la fois positionné contre la « discrimination positive » (sous-entendu : les conventions éducations prioritaires de Sciences Po) et pour une réflexion sur les concours des grandes écoles et le « formatage » qu’ils supposent. Il a plaidé pour une démocratisation de l’ensemble de l’enseignement supérieur, pour la fusion des universités et grandes écoles au sein des PRES (Pôle de Recherche et d’Enseignement Supérieur), pour une réforme de l’orientation post-bac et de l’enseignement primaire et secondaire. Le PS défend par ailleurs la création d’une allocation d’autonomie pour tous les étudiants pour éviter qu’ils ne travaillent à côté de leurs études. Côté syndicats étudiants, l’UNEF a lancé un appel pour un débat national sur la place et le rôle des grandes écoles. L’UNEF est contre le dualisme entre universités et grandes écoles, et pour l’intégration des CPGE dans les universités à court terme. Dans le cas du PS comme dans celui de l’UNEF, on retrouve la même critique du mode de calcul par Pécresse des boursiers supplémentaires en CPGE pour arriver aux 30%, les uns comme les autres faisant remarquer que le taux de boursiers obtenu dans les CPGE est la conséquence d’un élargissement de l’accès à l’échelon 0 des bourses sur critères sociaux du CROUS en faveur des étudiants des classes moyennes inférieures.

 

Quelle est la proportion d’élèves de milieux populaires dans les grandes écoles aujourd’hui ?

Beaucoup d’écoles rechignent à rendre publiques leurs données sur ce sujet, et c’est sans doute un obstacle majeur à la recherche en sciences sociales. Je pense qu’on devrait approfondir cette question si l’on veut se donner les moyens d’une véritable investigation scientifique sur l’ouverture sociale des grandes écoles. On dispose néanmoins des données agrégées publiées par le ministère de l’Education. Je m’en tiendrai ici à une partie seulement des étudiants de classes populaires, les enfants d’ouvriers. Les plus curieux pourront compléter en jetant un œil aux Repères et Références statistiques de la DEPP, document téléchargeable sur le site du ministère de l’Education. En 2008-2009, toutes formations du supérieur confondues, 10,7% des étudiants étaient enfants d’ouvriers contre 30% d’enfants de cadres. Déjà, à ce niveau global, les enfants d’ouvriers sont sous-représentés : ils pèsent environ deux fois moins dans la population étudiante que le groupe ouvrier dans la population active, tandis que la part des étudiants enfants de cadres est environ deux fois et demi plus élevée que le groupe cadres dans la population active. Mais, par rapport à la moyenne observée au niveau global, il n’y a presque pas de sous-représentation des enfants d’ouvriers dans les universités – hors IUFM – alors qu’il y a une nette sous-représentation des enfants d’ouvriers dans toutes les « grandes écoles ». Dans les écoles de commerce, il y a en moyenne près de 5 fois moins d’enfants d’ouvriers que dans l’enseignement supérieur pris dans sa globalité, et leur poids relatif est 11 fois moins élevé que celui du groupe ouvrier dans la population active. Ces proportions sont à peu près les mêmes dans les Ecoles Normales Supérieures (ENS Ulm, Cachan, ENS-Lyon et ENS-LSH) et – selon d’autres sources – Sciences Po. Les écoles d’architecture, d’art, de journalisme et de communication ne sont pas loin. On aboutirait au même constat en prenant des écoles dont on ne parle jamais dans les médias, pourtant très sélectives socialement, comme les écoles de notariat. Mais à l’université aussi il y a une importante sélection sociale, en particulier en droit, en médecine, en pharmacie. On devrait accorder davantage d’importance à cette sélection « cachée » dans les premiers cycles universitaires.

 

Comment ont évolué les inégalités d’accès aux Grandes écoles depuis les années 1950 ?

Cette question est très difficile à trancher. Tout dépend des données, des modes de calcul et des repères historiques qu’on se donne. Certains concluent à une stabilisation ou à une ouverture relative du recrutement social de certaines grandes écoles, avec des différences selon les écoles. C’est ce qu’ont montré en 1995 Michel Euriat et Claude Thélot, dans la Revue Française de Sociologie. En 2003, dans la revue Economie et Statistique, Valérie Albouy et Thomas Wanecq ont mis en évidence l’embourgeoisement d’un grand nombre d’écoles à partir de la génération née après 1958. Mais il faut avoir à l’esprit que ces évolutions sont inséparables de l’évolution de l’enseignement secondaire : les collèges et lycées se sont ouverts mais inégalement et il existe au sein de chaque établissement des filières et des séries plus « bourgeoises » que d’autres, en l’occurrence la filière générale et la série scientifique. Tous les travaux des sociologues de l’éducation français depuis vingt ans se sont employés à le montrer. Le débat actuel sur l’ « ouverture sociale » des grandes écoles repose ainsi sur un drôle de présupposé : puisqu’il est évident que les collèges, les lycées et les premiers cycles universitaires se sont « démocratisés », alors qu’attendent les grandes écoles ? En fait, on omet souvent ce qu’implique de parler d’un « système » scolaire ou d’enseignement supérieur. Si on utilise ce terme, on ne peut regarder chaque école séparément ou même les grandes écoles prise ensemble comme un tout homogène. Il faut penser les relations de proximité ou de distance entre les différents établissements de l’enseignement supérieur, privés et publics. On comprendrait mieux ainsi ce que l’embourgeoisement des grandes écoles doit à la prolétarisation des universités publiques, en particulier certaines filières comme les lettres et sciences humaines.

Si les grandes écoles bénéficient d’un prestige, d’une « attractivité » nettement supérieure aux universités (sauf la filière santé), c’est que le titre qu’elles décernent est relativement plus rare, parce qu’il est protégé par la sélection à l’entrée. Cet « avantage comparatif », les écoles l’ont conquis et défendu par le passé lorsqu’il a été question de le remettre en cause. J’ajoute que ce monopole de la sélection des bacheliers par les écoles (les IEP compris) est devenu acceptable pour une partie de la population parce qu’il existe parallèlement des universités (formellement) ouvertes à tous les bacheliers. Le problème, c’est que passée la première année, voire le premier semestre ou les premières semaines (il suffit d’avoir étudié ou enseigné en premier cycle dans une fac pour s’en rendre compte), la fiction de l’université ouverte à tous et à toutes disparaît. Et, pour ceux qui parviennent à « sauver leur peau » en obtenant une licence ou un master, la fiction s’arrête là où les stages et l’embauche commencent – pendant ou après leurs études.

 

Justement : le discours sur l’ouverture sociale concerne les grandes écoles, mais qu’en est-il des universités ? 

Les données du ministère de l’Enseignement supérieur (DEPP) montrent que, seulement trois inscrits en L1 (en 2004) sur dix obtiennent leur licence en trois ans. Moins de la moitié des inscrits en L1 passe en L2, 25% redoublent, 28% quittent l’université pour d’autres cursus ou pour interrompre leurs études. Cette sélection varie principalement en fonction du type de bac obtenu. 36% des bacheliers généraux (inscrits en L1 en 2004) ont leur licence en trois ans. 7,4% des bacheliers technologiques et 2,5% des bacheliers professionnels sont dans la même situation. Par ailleurs, les étudiantes réussissent mieux que les étudiants. On remarquera que cette sélection là n’est pas accompagnée, comme pour les grandes écoles, d’un discours sur « l’excellence », mais plutôt d’une croyance collective sur la « faillite » ou la « crise » des universités. Bizarrement, les inégalités à l’université sont souvent jugées moins « scandaleuses » que celles à l’entrée des grandes écoles et des CPGE. Autre point concernant les universités : quels sont les étudiants qui peuvent être des étudiants à plein-temps ? Pour une partie des étudiants, ce plein-temps est impossible. On oublie la plupart du temps que beaucoup sont en réalité de jeunes travailleurs qui par ailleurs étudient, et non des étudiants qui travaillent. Une enquête de l’Observatoire de la Vie Etudiante montre par exemple qu’en 2006, 24% des étudiants en sciences humaines (la proportion observée en filière lettres-arts-sciences du langage est très proche) exerçaient une activité professionnelle en concurrence avec leurs études contre 7,2% des étudiants de la filière santé et 0,6% des élèves de CPGE. Or, le marché du travail ne pourrait pas fonctionner comme il fonctionne sans cette main d’œuvre invisible.

Enfin, les universités ne sont pas en concurrence avec les seules grandes écoles, comme l’ont récemment souligné dans Le Monde les universitaires « Refondateurs »: les IUT constituent un formidable moyen de contourner les premiers cycles des facs. La proportion de bacheliers qui poursuivent après le bac leurs études à l’université baisse depuis 1995, et ce n’est pas seulement un effet « démographique ». Les prévisions d’effectifs d’ici 2017 sont d’ailleurs assez pessimistes pour l’université : si les effectifs de l’enseignement supérieur pris globalement devraient baisser, c’est à l’université que cette diminution serait la plus marquée.

 

Dans l’immédiat, quelles mesures permettraient de démocratiser l’école ?

Je me garderai bien de prédire par quels moyens on peut démocratiser le système scolaire. Il est impossible de démocratiser « dans l’immédiat ». Cela prend des décennies, et les grands changements sociaux précèdent souvent les changements légaux, c’est ce que Baudelot et Establet notaient à propos de l’évolution de la scolarisation féminine dans Allez les filles. Pour autant, on n’est pas plus condamné à l’attentisme qu’à la philosophie du moindre mal (« c’est mieux que rien »). Je suis d’accord avec Monique de Saint-Martin quand elle dit, dans une interview pour L’Humanité après la polémique, que c’est souvent à partir de réformes périphériques que l’on en vient à de vrais changements. Mais j’ajouterais : à condition que parallèlement d’autres changements moins périphériques aient lieu, d’une part au niveau des salaires, des conditions de vie et de travail des parents d’élèves de milieux populaires, d’autre part dans les conditions de travail et les postes créés dans l’enseignement public, primaire, secondaire et supérieur.

On ne peut à la fois souhaiter une ouverture sociale et rester dans une logique de restriction budgétaire pour les services publics. L’histoire montre que beaucoup d’individus ayant connu une promotion sociale ont fait le choix de travailler dans l’enseignement, l’administration, l’hôpital, la culture, ou comme travailleurs sociaux. C’est que l’essentiel de leur capital était culturel, et ces carrières leur permettaient de trouver leur place. A moins de considérer que la seule promotion sociale aujourd’hui consiste à « monter sa boîte » en s’endettant ou à devenir un jour manager, comment défendre l’ouverture sociale des grandes écoles et des CPGE sans tenir compte des débouchés professionnels qui s’offriront aux bénéficiaires de ces mesures ?

Quoi qu’il en soit, il est difficile de demander aux sociologues des « solutions » à des « problèmes » sociaux. La plupart des recherches en sciences sociales contiennent déjà, du moins potentiellement, des résultats pour éclairer l’action des élus politiques. Mais ces recherches sont souvent trop en contradiction avec les grands projets et les grands espoirs, parce qu’elles montrent que nombre de débats qui se tiennent aujourd’hui ont déjà eu lieu dans le passé et qu’ils n’ont presque jamais abouti à des transformations profondes des structures sociales. La création de l’ENA à la Libération était censée démocratiser la haute fonction publique en rompant avec le népotisme qui prévalait avant-guerre, du moins c’était le projet initial de ses fondateurs, en particulier Michel Debré. Et même l’ouverture d’une troisième voie d’accès à l’ENA en 1983, sous un gouvernement socialiste, dans le but – déjà – de diversifier les élites, n’a pas réussi à contrecarrer cette tendance reproductive.

Tout comme Sciences Po, HEC, Polytechnique, l’ENS, etc., l’ENA reste l’un des rouages par lesquels les familles des classes supérieures parviennent et sont parvenues, avec plus ou moins de réussite, à reproduire leur position d’une génération à l’autre. Je dis bien « un » rouage, parce que le fait d’être élève d’une grande école n’est que le résultat de l’action de plusieurs mécanismes sélectifs tout au long d’une trajectoire biographique. En l’occurrence, pour les enfants de milieux aisés, le fait de devenir élève d’une grande école est le produit « logique » d’une immersion longue dans un univers de pratiques et de représentations où se transmettent implicitement des styles de vie particuliers : on évite pour ses enfants, très tôt et si nécessaire en en payant le prix, les « mauvais établissements » et les « mauvaises filières », mais aussi les « mauvaises fréquentations » sociales, le « mauvais goût » et les « mauvaises habitudes », langagières ou comportementales. Il faut par ailleurs envisager ces trajectoires au-delà des concours des grandes écoles, au lieu de se focaliser sur la question de « l’accès », pour interroger ce qui se joue à travers l’appartenance à des réseaux d’anciens élèves, d’amis et de « relations », où se décident en partie les carrières professionnelles et le « choix » du conjoint, bref toutes ces rencontres qui peuvent apparaître spontanément aux yeux des intéressés comme de « drôles de coïncidences ». Ces constats sociologiques ne datent cependant pas d’hier, pas plus que l’idée d’une « ouverture sociale » ou d’une « circulation des élites ». Pareto a dû crier très fort depuis sa tombe, au moment de la polémique entre Sciences Po et la CGE, pour réclamer son droit de réponse. Et il n’est probablement pas le seul.

 

Propos recueillis par Sylvain Pattieu. 

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