Francisco Louçã, député et dirigeant du Bloco de Esquerda (Bloc de Gauche), est une figure importante de la vie politique portugaise. Dans cet entretien, il explicite le processus de construction et la stratégie de cette force politique qui est une des plus dynamiques de la gauche radicale européenne.
Le Bloc de Gauche est aujourd’hui la plus importante force politique de la gauche radicale européenne du point de vue de son poids électoral. Peux-tu revenir sur les processus politiques et historiques qui ont conduit à la constitution et à l’essor de cette organisation. Dans quelle mesure les spécificités des règles du jeu électoral portugais ont-elles joué en faveur ou en défaveur de l’inscription du Bloco dans le paysage électoral ?
FL- Les lectrices et les lecteurs de Contretemps connaissent bien le parcours du Bloc, depuis sa fondation en 1999. Donc je ne reviendrais pas en détail sur cette trajectoire (une série d’articles en français sont disponibles ici, en portugais le site du Bloc fournit quotidiennement de l’information écrite et vidéo, on y trouve aussi une vidéo sur ses 10 années d’ existence).
En ce qui concerne ta deuxième question, il est vrai que les lois électorales portugaises qui proviennent encore de la révolution d’avril 1974 ouvrent un espace démocratique pour tous les partis dont a pu bénéficier le bloco. Par exemple, le temps d’antenne sur les principales chaînes de télévision est le même pour tous, que les partis obtiennent 0,1% des voix ou bien 40%. De plus, le mode de scrutin proportionnel nous a permis d’avoir rapidement des élus.
Mais, l’information politique en profondeur de la société relève d’autres activités : le contact direct avec la population, mais aussi la création de mouvements, d’évènements, d’idées qui enracinent le parti dans la société et rendent tangible une alternative politique.
Ainsi, le Bloc anime le plus important réseau internet de tous les partis portugais. Il compte 7000 militant-es et organise chaque été des meetings sur les plages qui en 2009 ont réuni plus de 25000 personnes. Action, présence, création d’une référence : un parti ne pèse dans la vie politique d’un pays que lorsque son opinion et sa réponse sur chaque problème deviennent incontournables.
Cette présence et un positionnement fort en tant qu’alternative au gouvernement PS ont permis au Bloc de peser 9,8% des voix lors des dernières législatives de 2009 contre 6,35% en 2005 et 2,8% en 2002. Cette progression a fait perdre au PS la majorité absolue au Parlement. Pendant la dernière campagne électorale et après, le gouvernement et le PS ont répondu clairement à cette progression en considérant le Bloc comme leur principal adversaire.
C’est donc dans la confrontation la plus dure que le Bloc s’est renforcé. Et c’est dans cette direction qu’il faut poursuivre en cherchant à influencer les électeurs et électrices de gauche qui veulent une alternative. On remportera des victoires, on connaîtra des défaites, mais nous avons le temps : ce combat s’inscrit dans la « lente impatience » dont parlait Daniel Bensaïd.
Cette audience électorale importante semble relativement stabilisée, reflétant la cristallisation d’une base sociale pour le Bloco. Quelle est cette base sociale ? Dans quelle mesure l’audience électorale en son sein est-elle articulée avec une implication militante dans les mouvements sociaux et, en particulier, dans l’animation de courants radicaux au sein des grandes organisations syndicales ?
FL – Les votes ne sont jamais cristallisées : la société de l’information est le lieu d’un confrontation très intense de symboles et d’émotions. Les campagnes sont violentes car tout est possible quand c’est le pouvoir qui est en jeu. Le Bloc a gagné parce qu’il a su être une alternative pour des masses de jeunes, de travailleurs-ses, mais aussi d’un électorat populaire et appauvri. Le Bloc a aussi été le parti de la lutte des enseignants-es pour la qualité de l’école publique, un des combats les plus durs face au premier gouvernement Sócrates. C´est vrai que le nombre de voix que nous avons recueilli a progressé, mais la confrontation sera aussi grande dans l’avenir qu’elle l’a été dans la période récente. Il n’y a pas d´électorat stable et la gauche doit être toujours ouverte et soumise à la critique et aux différentes perceptions de ses électeurs. Mais c’est un fait, le bloc est aujourd’hui la troisième force politique dans de nombreuses circonscriptions et la seconde, avec environ 20% des voix, dans quelques-unes.
Ce vote exprime la sympathie et, dans certains cas, l’adhésion. Il s’enracine dans la participation de ses activistes aux grands mouvements sociaux : la lutte pour les services publiques, la lutte des précaires, celle des immigrés. Le Bloc est par ailleurs investi dans les syndicats. Ses militants animent des équipes majoritaires dans quelques structures locales et dans les plus grandes entreprises du pays ; ils défendent également de manière organisée une orientation nationale dans les principaux syndicats du pays.
L’expérience du Bloco est particulièrement percutante car elle permet de poser dans les conditions présentes la question du rapport des forces anticapitalistes aux institutions. En bref, comment transformer les institutions sans être happé par leurs logiques. Quelle est la démarche du Bloco sur ce point ? Comment se conçoit l’articulation entre mouvements sociaux et élus ? Quelles sont les positions que vous occupez et dans quelle politique d’alliances s’inscrivent-elles, en particulier vis-à-vis d’un parti communiste qui conserve une forte influence ? Comment a été formulé le refus d’un gouvernement avec le PS portugais et quelles réactions ce positionnement a t-il suscité dans les classes populaires? Quelles sont pour les camarades du bloc les références internationales présentes ou passées sur lesquels ils s’appuient pour leur travail dans les institutions ?
FL – Si un parti participe aux élections, il doit savoir exercer les mandats qu’il obtient de manière exemplaire à travers ses propositions, sa capacité d’innovation, l’attitude de ses élus, la cohérence des positions défendues et la fidélité au programme qu’il a proposé aux électeurs-trices. Il doit réussir à démontrer une capacité de conflictualité et de mobilisation sur lesquelles les luttes peuvent s’appuer. Mais avoir des élus et participer aux institutions c’est aussi apprendre : grâce à cela le Bloc est aujourd’hui beaucoup plus fort, connaît mieux la réalité et est davantage prêt à mener la lutte pour l’hégémonie sur tous les terrains. C’est en effet à partir de cette capacité globalisante que se construit un rapport de forces durable. Ainsi, parce que le Bloc a un groupe parlementaire, il est confronté en permanence avec TOUTE la politique. Le Parlement doit être, et a été, le lieu de notre guerre de mouvements et non d’une guerre de positions.
Le dialogue politique et l’alliance avec des secteurs qui sont capables de prendre des positions anti-libérales est la clé d’une stratégie qui vise à isoler les réponses traditionnelles de tous les gouvernements de droite ou sociaux-libéraux. C’est une forme de lutte pour la direction politique, devant l’échec historique des classes dominantes.
Cette stratégie a été un succès : c’est grâce à elle que le Bloc grandit. Plusieurs députés et députées du PS, parmi les plus importants, ont ainsi voté avec le Bloc et contre leur gouvernement sur des questions économiques décisives : la loi du travail, la défense du service public de santé et d´éducation ou encore le refus des privatisations. La création de ce camp de mobilisation a préparé le séisme électoral dont le PS a été victime. Ce fut aussi un élément décisif pour le déclenchement de grandes manifestations syndicales. 120 000 sur 170 000 enseignants de tout le pays ont ainsi manifesté à Lisbonne à deux reprises. Il en sera de même dans les futures recompositions de la gauche. Une gauche de combat, de confiance, fidèle à son programme nécessite des luttes sociales mais aussi des rapprochements et des convergences politiques.
Être un parti de pouvoir implique d’avoir une capacité d’intervention politique sur des thématiques extrêmement diverses. Plus encore le travail politique institutionnel implique une capacité d’innovation du parti et des élus. Le bloco a semble t-il été particulièrement en pointe du débat public sur les questions de bioéthique. Peux-tu revenir sur cette expérience : qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur cette thématique ? comment avez-vous réussi à l’inscrire à l’agenda politique ? est-ce que cela a marqué une étape dans l’évolution du parti ?
FL – Tous les partis et toute la politique- si elle existe, si elle n’est pas une simple mémoire de soi-même, perdue dans la propagande sans peuple – est une lutte pour le pouvoir. Ce qui définit ceux et celles qui luttent pour le socialisme est l’expérience concrète de la société de classes, du capitalisme réellement existant, de la fonction d’organisation de l’État et de la stratégie d’organisation sociale des travailleurs-ses pour une société sans exploitation. Cela exige une politique dense de lutte pour l’hégémonie, d’alliances et surtout une clarté politique mobilisatrice. En ce sens, oui, le Bloc a ouvert de nouveaux chemins en travaillant sur des thèmes qui en général sont très peu présents dans les réflexions de la gauche : que ce soit sur la question de la justice économique – les politiques fiscales et budgétaires – aussi bien que dans la valorisation stratégique de la lutte pour la qualité et l’universalité des services publics. C’est aussi ce qui nous a amené aux questions de l’information génétique et de la bioéthique
L’appropriation marchande de l’information génétique est la clé du projet capitaliste pour la médecine du XXIème siècle. Ce combat est d’autant plus fondamental que dans plusieurs pays capitalistes -à l’exception des États-Unis, les services publics de santé sont perçus par la population comme une conquête et comme une expression de solidarité dans l’usage des ressources publiques. Au XVII ème siècle le "no taxation without representation" était sans doute essentiel ; maintenant le "no taxation without health care" est fondamental.
Nous pouvons ainsi nous appuyer sur cette hégémonie populaire en faveur des services de santé publics pour combattre la marchandisation qui tente d’être imposée via la pharmacogénomique : privatisation de données du patrimoine génétique au profit des firmes mais aussi création d’un vrai marché d’illusions à partir de la fiction de la possibilité de prévoir de futures maladies se basant sur des tests d’ADN. En réponse aux compagnies d’assurances qui s’enrichissent avec ces illusions, le Bloc a fait approuver une loi qui pose des conditions pour le réalisation de tests génétiques et protège des discriminations ceux et celles qui peuvent être porteurs-euses de maladies graves. C’est une forme de défense du bien public contre la logique marchande. Le deuxième thème sur lequel nous sommes intervenus fut l’approbation d’un système de procréation médicalement assistée qui n’existait pas encore au Portugal et qui se met désormais en place dans plusieurs hôpitaux. Notre proposition actuelle d’une banque publique de gamètes va dans le même sens.
C’est un terrain où nous avons réussi à avoir le soutien de spécialistes parmi les plus réputés de cette branche scientifique, aussi bien que des victoires importantes contre la pensée conservatrice et les entreprises qui cherchent à privatiser cet accès à la santé.
Propos recueillis par Cédric Durand et François Sabado