À propos de l’ouvrage Les nouvelles frontières de la société française, sous la direction de D. Fassin, avec les contributions de M. Avanza, S. Beaud, S. Hadj Belgacem, G. Bletran, B. Bosa, M. Bernardot, C. Cour (Paris, La découverte, 2010, 595 p.).
*
Fruit du travail d’une équipe pluridisciplinaire de chercheurs animée depuis 2006 par Didier Fassin, Les nouvelles frontières de la société française réunit 24 contributions dans une somme de près de 600 pages. Le livre vient prolonger une réflexion initiée lors d’une précédente publication dirigée par Didier Fassin et Eric Fassin, De la question sociale à la question raciale ? (La découverte, 2006), qui prenait déjà la mesure de la façon dont les inégalités sociales étaient structurées par le racisme et les discriminations, et proposait « d’articuler plutôt que d’opposer question raciale et question sociale ». Le « caractère nécessairement fragmentaire » (p. 16) du livre découpé en quatre parties, « Généalogies et fondations », « Politiques et pratiques », « Mobilisation et acteurs » et « Expériences et résistances » tient à la fois de la nature même de l’entreprise collective de recherche et de la dimension résolument exploratoire de la démarche scientifique. La diversité des approches disciplinaires (sociologie, anthropologie, histoire, science politique, droit, psychiatrie et psychanalyse), des partis pris théoriques et politiques1 ne rend pas possible ici une mise en discussion de ces études de cas très spécifiques à des époques, dans des champs et dans des univers sociaux très variés, d’ailleurs le responsable de la publication ne s’y est lui-même pas risqué. Nous proposons donc de présenter en détail le projet scientifique de l’ouvrage et de rendre compte de l’intérêt de l’usage critique du concept de racialisation. Puis, plutôt que de présenter succinctement chacune des 24 contributions, nous avons choisi d’aborder le «problème de la ligne de couleur »2, au cœur de l’ouvrage, à partir du point de vue de la personne racisée, au travers d’une sélection de trois textes.
Question immigrée, question raciale, question sociale
Le livre s’ouvre sur deux extraits de discours de Jacques Chirac prononcés à 15 ans d’intervalle, celui qui dénonçait « le bruit et l’odeur » de « la famille musulmane ou noire » composée du « père de famille, trois ou quatre épouses, et une vingtaine de gosses, qui gagne cinquante mille francs de prestations familiales sans évidemment travailler ! » et celui prononcé en novembre 2005, au moment des émeutes, qui appelait au calme « les enfants des quartiers difficiles, quelles que soient leurs origines », ?qui? sont tous fils et filles de la République ». Loin d’être opposées, ces deux déclarations montrent au contraire combien l’imbrication de la question immigrée et de la question raciale organisent la société française selon des frontières externes et internes. Pour asseoir son raisonnement, Didier Fassin s’appuie sur la distinction qu’opère la langue anglaise entre Border (définie comme la démarcation qui sépare deux Etats ou qui délimite l’espace communautaire européen et la différenciation juridique entre ressortissants nationaux et étrangers, entre communautaires et extracommunautaires, entre résidents légaux et illégaux) et Boundary (définie comme la limite symbolique, et désormais visibles entre groupes sociaux racialisés). Le schéma est compliqué par le fait que les questions raciale et immigrée sont, en outre, enchevêtrées à la question sociale, «En particulier, les classes n’ont pas disparu, avec les marques qu’elles impriment sur les pratiques sociales et les distributions spatiales » (p. 15).
Penser la racialisation, sans race, ni racisme
Le projet scientifique (et politique) de l’ouvrage est précisé dans la contribution de Didier Fassin (pp. 148-172), qui porte sur l’évaluation des avantages et des inconvénients du recours au concept de racialisation. Le terme de racialisation implique en premier lieu le retour de la question raciale alors que « science de la nature et science de la société semblaient s’être accordées pour remiser l’infamante notion dans les poubelles d’une l’histoire encore douloureuse » (p. 150). Mais, note Didier Fassin, la question raciale ne se pose pas aujourd’hui dans les mêmes termes qu’hier et il en veut pour preuve l’existence des discriminations, l’émergence d’une « identité noire »… Deuxièmement, comment user de ce concept sans recourir à la notion et au vocabulaire honni de la race ? La réponse est complexe : du point de vue politique, assumer l’usage de ces catégories permet de mieux les combattre. Du point de vue des sciences sociales, le glissement du vocabulaire de la race du langage scientifique au langage commun « peut provoquer une théorie de la racialisation » (p. 154). C’est à un tour d’horizon rétrospectif de l’usage du terme de la littérature scientifique, notamment anglo-saxonne3, que nous invite l’anthropologue français, professeur à Princeton, avant et de proposer une définition de la notion et d’en examiner les enjeux contemporains pour la France. D’abord, parler de racialisation ne suppose pas l’existence des races. Ensuite, nous dit Didier Fassin, il faut distinguer la racialisation du racisme pour renoncer à la posture dénonciatrice, scientifiquement et politiquement vaine. Enfin, il définit la racialisation4 comme « la production de rapports sociaux (processus) et la construction de catégories idéologiques (problématisation) » (p. 161) avant de plaider pour un usage critique du concept, « et c’est précisément lorsqu’il ne nous apparaîtra plus comme problématique qu’il nous faudra résolument l’abandonner » (p. 170).
Une fois les frontières extérieures franchies, pour reprendre le vocabulaire proposé par Didier Fassin, comment les frontières intérieures s’organisent-elles ? Comment cela est-il perçu par les personnes racisées ? C’est ce que nous nous proposons d’examiner au travers de trois contributions choisies dans l’ouvrage, dans trois disciplines différentes, l’anthropologie, la psychanalyse et la science politique. Ainsi, nous avons retenu le texte de Carolina Kobelinsky qui a analysé la façon dont sont perçues par les demandeurs d’asile les pratiques de l’(in)hospitalité dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA), le texte de Lise Gaignard qui a recueilli la parole d’aides-soignantes noires aux prises avec des scènes quotidiennes de racisme et celui de Martina Avanza qui a enquêté auprès d’« élus de la diversité » à Paris pour connaître leur sentiment face à cette catégorisation5.
Politiques et pratiques de l’(in)hospitalité6 : l’asile à contrecœur
Dans « Les limites de l’hospitalité. Accueil et dépendance des demandeurs d’asile », Carolina Kobelinsky s’est attachée, à partir d’une enquête ethnographique réalisée dans un CADA7, à « réfléchir au processus de construction de frontières spatiales et symboliques (…) en jeu dans l’administration des étrangers au statut précaire et soumis à l’évaluation» (p. 363). Tout d’abord, cette hospitalité8 n’est pas désintéressée puisque les associations qui gèrent les CADA sont rémunérées par l’Etat en fonction du nombre d’hôtes accueillis, et l’accueil prend fin au terme de la procédure d’asile, l’hôte débouté étant immédiatement expulsable du foyer. Ensuite, les normes et les pratiques du centre d’hébergement sont marquées par le contrôle exercé par le personnel salarié sur les demandeurs d’asile. Les missions d’accompagnement social des résidents sont notamment mêlées à des formes de contrôle social (contrôle des va-et-vient et des visites, surveillance du courrier, risque de sanction en cas de non-respect du règlement intérieur, inspection des chambres en vue de vérifier l’état de propreté et de rangement). Interrogés par l’anthropologue, les résidents vivent ces intrusions comme une entrave faite aux libertés. Ces dispositifs de contrôle qui confinent à la captivité (« des prisonniers ambulants »), donnent un sentiment d’infantilisation (« comme des petits enfants »), induisent notamment par l’obligation d’obéissance (« Oui, ce n’est pas ta maison, tu dois faire ce qu’ils veulent ») le renforcement de la dépendance de l’hôte accueilli qui n’a, en outre, pas le droit de travailler, du moins légalement.
La couleur du noir ou la chronique d’un racisme ordinaire
Lise Gaignard propose dans « Le vécu du racisme. Une étude de psychodynamique du travail auprès d’élèves aides-soignantes » d’analyser « l’expérience du rapport de race du côté des personnes racisées au cours de leur activité de travail » et les « effets de la racialisation sur le travail subalterne de soins ». L’enquête concerne un groupe d’élèves aides-soignantes noires d’un petit hôpital, volontaires pour participer à une discussion collective sur le racisme au travail, animée par l’auteure et organisée à la demande d’une formatrice taraudée par un questionnement diffus sur le racisme au sein de son institution. Dans sa contribution, la psychanalyste reprend la distinction établie par les élèves aides-soignantes qui différencient « le racisme caractérisé », « comme un seau sur la tête ! », du « racisme invisible », fait de « petits détails, d’attitudes ambiguës, d’ambiances pénibles » (p.548). Les propos et les situations sont reproduits dans toute leur quotidienneté, leur crudité, leur brutalité9, sans qu’on parvienne toutefois à saisir où se termine véritablement le racisme caractérisé et où débute « le racisme invisible ». De façon très juste néanmoins, le terme de « stridence » initialement proposé par Eleni Varikas est repris pour qualifier le « malaise provoqué par les tensions entre l’expérience personnelle et les représentations communes », malaise que la chercheuse a elle-même ressenti. Dans un second temps, l’auteure analyse également « les stratégies de défense », c’est-à-dire « les techniques mises en place individuellement ou collectivement » pour lutter contre la « pénibilité » du racisme (p.554) comme la prise de distance, le zèle, l’humour, notamment, la première des difficultés étant toutefois de savoir si dans une situation donnée, il s’agit bien de racisme, s’il n’y a pas surinterprétation… La mise en forme de l’expérience vécue a une fonction de conscientisation, d’apaisement mais, note à raison Lise Gaignard, quelle est la part des personnes racisées occupées à des emplois subalternes qui peuvent bénéficier d’une intervention en psychodynamique du travail ?
Les faux dupes de la « diversité »
S’il est entendu que « l’articulation des frontières extérieures et intérieures et des rapports de classe se joue pour l’essentiel en bas de l’échelle sociale » (p.16), comme dans l’exemple que vous venons de voir, qu’en est-il dans les milieux plus aisés, comme par exemple parmi les « élus ?parisiens? de la diversité », généralement « surdiplômés et sursélectionnés socialement » (p. 404) ? Dans cette contribution, Martina Avanza s’est intéressée à la façon dont est vécue la catégorisation de la « diversité » par les premiers concernés. Pour répondre à cette question, la politiste pose en préalable d’autres questions d’ordre méthodologique et de vocabulaire d’une part « pour suivre le contenu indigène de la catégorie « diversité » » et d’autre part pour identifier ces élus sans les assigner racialement. L’auteure assume une posture de recherche qui définit comme « minorités visibles » ceux qui sont désignés par l’expression « élus de la diversité » et qui mobilise un registre à la fois phénotypique et généalogique10, non sans pointer des difficultés d’ordre éthique. La chercheuse s’est ensuite intéressée aux « stratégies partisanes » des partis politiques, en interne (traitement de la problématique dans les instances des partis et choix des candidats) et en externe (communication). Alors que l’UMP, par exemple, prône « l’affichage » en matière de « diversité » qui est « devenue une cause « en soi »», le PS, « plus mal à l’aise que son adversaire » a dilué la problématique raciale dans une reformulation incluant d’autres préoccupations comme le handicap, la parité… L’auteure note en revanche des « différences de perception » entre candidats noirs et maghrébins » les premiers considérant « la diversité » comme une « ressource politique » alors que les seconds refusent toute « assignation raciale ». Mais la médaille a un revers : l’élu de la « diversité », s’il est un homme maghrébin, est une « figure repoussoir ». « Est-ce un hasard si le seul conseiller de Paris est certes d’origine maghrébine mais non-voyant. Pour reprendre ses mots, le fait qu’il soit aveugle permet aux gens d’oublier (qu’il est) arabe ? » (p. 422). A droite comme à gauche, un profil sociologique spécifique de l’élu de la « diversité » se dessine : il s’agit d’une femme, jolie, issue des classes populaires mais diplômée et reconnue professionnellement. Autre piège de la « diversité » : le cantonnement à des délégations comme la prévention de la délinquance, l’intégration, les quartiers, autant de marques du manque de légitimité dont souffrent ces élus…
Penser la lutte
Pour conclure, nous souhaitons insister sur l’intérêt de cet ouvrage, qui s’inscrit résolument dans une perspective à la fois académique, critique et contributive. Académique par la rigueur de la démarche scientifique, critique par le caractère novateur de l’usage raisonné du concept de racialisation dans le champ de la recherche en sciences sociales, et contributive en cela que le livre est utile au débat public. La récente tenue du débat sur l’identité nationale nous rappelle cruellement l’écart sans cesse creusé entre, d’une part, la régression effective et délibérée de l’idéal égalitaire, notamment au travers de la mise en œuvre de la politique d’immigration sarkozyenne et une logique d’affichage de cet idéal (notamment par la promotion de « la diversité » par exemple), et d’autre part le «mouvement de ciseaux »11 entre ces mêmes politiques et l’accroissement de l’intelligibilité du monde social dont témoigne cet ouvrage. Deux niveaux de questions se posent donc du constat de ce double clivage : le premier, esquissé dans l’ouvrage, rappelle la centralité de la question des instruments de mesure (Eric Fassin) et de lutte (Olivier Noël) contre les discriminations ethno-raciales. Le second, sur un plan plus large, consiste à questionner les liens entre racialisation et idéologie néo-libérale (définie comme l’alliance de l’Etat et du marché).
Notes
1 Pour ne citer qu’un exemple, certains chercheurs recourent dans l’analyse au terme race avec ou sans guillemets (Lise Gaignard), d’autres au contraire se l’interdisent (Didier Fassin).
2 L’expression date de 1905 et est du sociologue W.E.B du Bois. Voir W. E. B. Du Bois (1994), The Souls of Black Folk, Dover publications, New York, 1903.
3 Voir également l’étude de Bastien Bosa sur les whiteness studies américaines qui s’attachent à déconstruire la catégorie du groupe racial des « Blancs ».
4 Pour une approche en termes d’ethnicisation, voir notamment l’introduction et la première partie de LORCERIE Françoise (2003), L’école et le défi ethnique, Education et intégration, INRP, Collections Actions sociales/confrontations, ESF, Paris.
5 Ce second choix s’est fait au détriment d’autres textes qui auraient eu toute leur place dans la présente recension, nous pensons à celui de François Masure sur l’expérience de naturalisation ou celui de Samir Hadj Belgacem qui a recueilli la parole de jeunes sur les émeutes de 2005 ou encore à celui d’Olivier Noël qui s’est intéressé à « la double impasse » à laquelle se heurtent certains dispositifs publics de lutte contre les discriminations qui oscillent entre non reconnaissance et assignation au statut de victime.
6 Voir les contributions de Franck Enjolras et Nicolas Fischer sur les centres de rétention administrative (CRA).
7 Centre d’accueil pour demandeurs d’asile. Pour une analyse de l’évolution des politiques publiques de l’asile, nous renvoyons le lecteur à l’éclairante contribution de Jérôme Valluy.
8 Je me permets de renvoyer pour une étude de cas de l’asymétrie du rapport entre l’hôte accueillant et l’hôte accueilli dans une perspective historique, à DUKIC Suzana, « Immigrants espagnols en Languedoc-Roussillon à l’épreuve de l’hospitalité conditionnelle, XIXe-XXe siècle », VEI Diversité, n° 151, juin 2008, pp. 51-73.
9 Les exemples relatés rappellent « Les répertoires des racismes antinoirs contemporains » de Pap Ndiaye. Voir NDIAYE Pap, La condition noire, essai sur une minorité française, Paris, Calmann-Lévy, 2008.
10 Pour une histoire du débat français sur les catégorisations ethno-raciales, voir la contribution d’Eric Fassin.
11 Voir BURAWOY Michael, « Pour la sociologie publique », Actes de la recherche en sciences sociales, 2009, n° 176-177, pp. 121-144.