La crise de l’idéologie propriétaire et le retour des communs

Dans cet entretien Benjamin Coriat, économiste au Centre d’Économie Paris Nord (Université Paris 13 / CNRS) revient sur les ressorts théoriques de l’idéologie propriétaire.

Il montre comment celle-ci est devenue une force agissantes aux effets délétères. Étroitement associée aux mécanismes  qui ont conduit aux grandes turbulences économiques actuelles, cette idéologie est aujourd’hui en crise. Dans le même temps, le regain d’intérêt pour la question des communs ouvre d’immenses ressources pour refonder une politique émancipatrice dans le domaine économique et social.

 

Contretemps – Qu’entends-tu par « idéologie propriétaire » ? Quelles sont les principales étapes de son affirmation ?

L’« idéologie propriétaire », que l’on pourrait aussi appeler « utopie propriétaire », est une des expressions majeures de la pensée libérale actuelle. Ce n’est pas seulement un dispositif théorique, c’est également une instrumentation du droit qui permet de déployer les arguments théoriques en pratiques politiques, économiques et sociales. Cette affirmation idéologique du libéralisme contemporain connaît des expressions multiples. En matière économique la construction repose centralement sur l’idée que les marchés sont autorégulateurs. Ainsi selon la vision qu’elle propage l’efficience ne peut provenir que du libre jeu des marchés. Mais pour cela il est nécessaire qu’un ensemble de droits de propriété privé soient clairement établis et complètement garantis. Ces droits doivent être entiers, c’est-à-dire exclusifs, toutes les autres formes de « droits partagés » étant considérées comme des droits diminués qui font obstacle à l’efficience.

Sous cette forme, cette idéologie est relativement récente. Dans le domaine de la théorie de l’entreprise et des droits de propriété intellectuels – qui constituent deux de ses expressions majeures, on peut la faire remonter à l’article de Ronald Coase, « The Problem of Social Cost », paru en 1960 dans le Journal of Law and Economics. L’idée centrale de cet article est la suivante. Il y a un certain nombre de situations appelées « échecs de marché » dans lesquels l’interaction marchande spontanée des agents privés ne conduit pas à des solutions optimales.

C’est notamment le cas pour ce que les économistes appellent les « biens publics » : il s’agit de biens ou services – par exemple l’information ou la connaissance scientifique – qui ont pour caractéristique que leur usage par un individu donné ne peut exclure l’usage par autrui (le fait de respirer de l’air ne prive pas les autres de la possibilité d’en respirer aussi). Du point de vue marchand, ces biens – lorsqu’ils sont produits au moyen d’artefacts – se distinguent par le fait que leur coût de production est bien plus élevé que leur coût de reproduction. Tel est par exemple le cas d’une connaissance scientifique. Une fois produite une connaissance scientifique peut être réutilisée par tous et sans coûts ; en raison de cette possible appropriation gratuite, l’intégralité du bénéfice correspondant à l’utilité de sa production ne peut être accaparée par le producteur initial. Ceci va donc conduire les offreurs privés cherchant à maximiser leurs gains à se retirer de l’offre de ce type de biens, pour laisser les rivaux investir dans sa production, afin une fois le bien produit et mis en circulation, de capter gratuitement le bénéfice de leurs investissements. Il en résulte comme le rappelle Arrow, que toutes les fois qu’on se situe dans un contexte d’organisation sociale basée sur des producteurs individuels en concurrence, la société sera en menace permanente de sous-production de connaissances, chaque offreur privé attendant que les autres assument le coût de la production de connaissances nouvelles pour en bénéficier gratuitement. L’intervention publique est alors classiquement requise pour pallier ces situations, dites de « déficiences de marché », c’est-à-dire de situations dans lesquelles le libre jeu des forces de marché ne peut permettre d’atteindre les résultats espérés.

La percée initiale de Coase est d’imaginer que, même dans ces conditions, sous condition d’élaborer des contrats appropriés entre agents privés, des solutions de marché plus efficaces que des mesures de réglementation externe peuvent être mises en place. Coase reste prudent, mais envisage la possibilité « d’internaliser » dans les transactions privés les externalités positives ou négatives portées par les biens publics. En liant nature des contrats (et droits de propriété qui y sont attachés) et efficience des marchés, il ouvre une brèche théorique dans laquelle vont alors s’engouffrer les idéologues libéraux postérieurs.

Je considère, après bien d’autres (Althusser en particulier qui a écrit là-dessus des choses essentielles), que les idéologies ne sont pas de simples discours. Elles consistent aussi en de véritables forces matérielles, des dispositifs qui opèrent à travers des séries d’agents et d’institutions.

Et s’il convenait de partir du travail de Coase, ce sont deux développements principaux qui vont véritablement donner corps à l’idéologie propriétaire : une nouvelle conception de l’entreprise (qui va donner lieu à l’idéologie de la share holder value) et une extension de ses paradigmes à la réputée « propriété intellectuelle ». Ce qui est intéressant c’est qu’aujourd’hui la crise fait voler en éclats ces deux piliers de l’idéologie propriétaire

Voyons d’abord le cas de la théorie de l’entreprise. La théorie qui s’est imposée avec la pensée propriétaire (dite « théorie de l’Agence ») peut être résumée comme suit : 1/ l’entreprise doit être considérée comme un nœud de contrats passés entre acteurs individuels, la firme comme telle n’existe pas, c’est une « fiction légale » disent ces auteurs ; le tout de la firme se ramène aux contrats inter-individuels ; 2/ plus ces contrats et les droits de propriété dont ils sont l’expression sont pleins et entiers plus l’entreprise est efficiente ; 3/ les problèmes d’asymétrie d’informations qui subsistent peuvent être surmontés par la mise en place de dispositifs institutionnels, des incitations visant à faire en sorte que les assujettis (les agents) se comportent conformément aux intérêts des dirigeants (les principaux).

La firme ainsi caractérisée n’est pas distincte du marché et son efficience pleine n’est atteinte que si les contrats sont gérés de façon à maximiser la satisfaction des actionnaires – qui sont présentés comme les « residual claimers », les bénéficiaires de la valeur résiduelle quand tous les coûts ont été couverts. S’il faut gérer en fonction des intérêts des actionnaires (détenteurs de titres financiers), c’est parce qu’à la différence des autres participants au nœud de contrat ils sont les seuls dont la rémunération n’est pas garantie (tous les autres sont des « contrats claimers », ils sont les seuls « residuals »). Dès lors, maximiser « le reste » est la voie qui doit s’imposer pour garantir l’efficience.

La traduction de cette théorie a été la mise en place de principes de management entièrement tournés vers la fameuse « création de valeur pour l’actionnaire » (shareholder value) dont la quintessence est que l’entreprise doit se concentrer sur la production du free cash flow le plus élevé possible pour le distribuer aux actionnaires. Ceci découle directement de l’idéologie propriétaire. En effet, selon cette approche, les actionnaires détiennent des droits de propriété ultimes sur l’entreprise et l’efficience impose que la gestion des firmes se fasse conformément à leurs intérêts. On a ici le cœur de l’argumentation qui a présidé au réagencement du management des firmes au cours des trois dernières décennies.

Cette transformation a conduit à un gigantesque rapt des propriétaires/actionnaires (auxquels ont été associés les hauts managers) sur la valeur créé, un rapt qui d’ailleurs se poursuit aujourd’hui en dépit de la crise.

Pour s’imposer, la théorie des droits de propriété et de l’Agence a dû batailler ferme avec une approche alternative qui a été longuement dominante, celle des partie-prenantes (stakeholders). Développée par Berle et Means dans leur ouvrage de 1932, The Modern Corporation and Private Property, cette perspective avance que l’entreprise est le résultat de compromis entre différents acteurs et que son bon fonctionnement au sein du capitalisme implique une relative pérennité de ces compromis, même s’ils peuvent changer au cours du temps. La victoire des tenants du pouvoir des actionnaires va finalement précipiter la crise de l’idéologie propriétaire. Elle a conduit à la dislocation (dans l’entreprise et bien au-delà…) de ce qui pouvait subsister du « pacte social » qui s’était noué dans l’après-guerre.

Nous nous trouvons désormais dans une situation où une toute petite minorité non seulement s’accapare des proportions gigantesques de la richesse sociale mais y ajoute une violence symbolique extrême. En effet, la justification avancée est la suivante : « c’est nous qui nous accaparons la valeur parce que c’est nous qui l’avons créée ! ». Ceci est une manière de signifier que les autres parties prenantes (à commencer par les salariés) ne valent rien, et ne contribuent en rien à la valeur créée. C’est un retournement extrêmement fort. Dans les années 1970, lorsque la lutte dans les entreprises était beaucoup plus intense et la menace du chômage moins pressante, le discours des patrons était tout autre. Il s’efforçait de diffuser l’idée que l’entreprise était une « communauté de destins » au sein de laquelle il fallait se montrer solidaire, se serrer les coudes.

Aujourd’hui, on a complètement changé d’univers. Avec les niveaux extrêmes d’inégalités et les arguments avancés pour les justifier, l’ancien discours patronal sur « la communauté de destin » n’est plus tenable. Il a d’ailleurs disparu. La nouvelle idéologie qui prévaut est maintenant de type « Prends l’oseille et tire-toi !» . Du coup le rapport des salariés à leur entreprise se trouve bouleversé : lorsque des mobilisations emblématiques, comme celle de Continental en 2009 mettent au cœur de leurs revendications le niveau des primes de départ plutôt que la défense de l’emploi, s’exprime une forme de focalisation « jumelle » ; elle vise à tenter de récupérer – avant d’être éjecté – au moins une partie de la valeur que les salariés savent avoir contribué à créer.

Personnellement je ne suis pas étonné par ces manifestations. De même que ne m’étonne pas non plus le développement de formes de lutte basées sur la menace (balancer des produits chimiques dans le Rhin …). Lorsque toute la pratique de la gestion des entreprises a consisté – avec le plus grand cynisme – à créer du cash et à se le partager entre actionnaires et hauts managers, sans aucun égard pour ce que peut signifier une entreprise et la communauté qu’elle constitue, pourquoi voulez-vous que les salariés s’installent en « vestales » de valeurs dont les dirigeants eux-mêmes montrent tous les jours qu’elles n’ont plus cours !

Dans le domaine de la théorie de l’entreprise, l’idéologie propriétaire s’est donc révélée comme ce qu’elle est : un travestissement visant à ré-installer de manière violente le pouvoir exclusif des actionnaires.

La seconde grande manifestation de l’idéologie propriétaire s’est affirmée dans le domaine de ce qu’on appelle les droits de propriété intellectuels. Pour la pensée libérale il y a en effet dans le domaine de la création et de l’invention un problème majeur lié, comme je l’ai indiqué précédemment, au caractère de biens publics de ces productions. Il est en effet fort complexe d’imaginer des incitations à même de résoudre les situations d’échecs de marché qu’implique l’activité de production des informations et connaissances. La réponse apportée par l’idéologie libérale a été l’instauration progressive d’une série de droits privés (dans l’esprit de l’intuition de Coase) désignés comme des « droits propriété intellectuels » et répondant à des logiques et des déterminations distinctes : droits d’auteur, droits des brevets, marques, etc…

L’idée – souvent propagée par les tenants de l’idéologie propriétaire – qu’il existerait un corps constitué et stabilisé de droits de propriété intellectuels qui se rattacherait aux « droits humains » est une fiction complète. C’est au contraire un processus historique extrêmement long, chaotique, hésitant, qui a donné naissance à ce que qu’on désigne aujourd’hui comme « droits de propriété intellectuelle ». Ainsi par exemple en France pendant 135 ans (de 1844 à 1969) les brevets sur les molécules thérapeutiques (les médicaments) n’étaient pas autorisés. On a ainsi longtemps privilégié l’accès aux soins du plus grand nombre au moindre coût, aux dépens de la récompense individuelle des inventeurs…

Cependant à partir des années 1970 et surtout des années 1980, on entre dans une nouvelle période. À l’initiative des États-Unis, un renforcement extrêmement fort de tout ce qui tourne autour de la propriété intellectuelle est engagé. Les élites états-uniennes sont alors extrêmement préoccupées. Le pays traverse une période catastrophique sur le plan économique avec une perte de compétitivité spectaculaire vis-à-vis des japonais mais aussi des coréens et, dans une moindre mesure, des européens. L’économie états-unienne est en train de perdre du terrain à la fois dans les hautes technologies (supercalculateur, semi-conducteurs, micro-électronique, aéronautique…), et dans les basses technologies face aux pays du Sud émergents. Les débats entre élites aboutissent à l’idée qu’un moyen efficace de restaurer la compétitivité de l’économie consiste à convertir l’avance états-unienne dans le domaine de la recherche de base en avantage économique. Pour cela, la conviction s’établit qu’il faut durcir les droits de propriété intellectuels et en particulier dans les deux domaines centraux que sont le logiciel et le vivant, car ils correspondent aux deux vagues technologiques émergentes, celles sur lesquelles les États-Unis doivent garantir leur compétitivité future. La manœuvre (du grand art !) a consisté non seulement à conforter et durcir les droits existants, mais aussi et surtout à faire remonter les droits de propriété intellectuelle vers l’amont – c’est-à-dire de l’invention vers la découverte – de manière à pouvoir breveter les résultats de recherche fondamentale, domaine dans lequel les États-Unis disposaient (et disposent toujours) d’une véritable avance. On a ici affaire à une stratégie très largement délibérée, qui apparaît clairement dans les rapports publiés par le Sénat des États-Unis à l’époque. Il faut aussi évoquer dans ce cadre la décision hautement politique de la Cour Suprême des États-Unis (arrêt Chakrabarty) de 1980 qui rend le vivant et les gènes brevetables alors que toutes les décisions précédentes prises par l’organisme chargé d’attribuer ou non les brevets (l’USPTO, US Patent Office), conformément au droit et à la tradition, avaient rejeté les demandes de brevets portant sur ce type d’objet. Le mouvement a atteint de telles extrémités que l’on a pu parler à son sujet de « second mouvement des enclosures », après les enclosures des biens pastoraux et forestiers, l’enclosure par la propriété intellectuelle exclusive des biens intellectuels et immatériels.

 

Contretemps – Pourquoi considères-tu que l’idéologie propriétaire entre aujourd’hui en crise ? En quoi cette idéologie est-elle en cause dans la grande crise économique contemporaine ?

Aujourd’hui l’échec de l’idéologie propriétaire est patent et spectaculaire.

Cet échec s’exprime à plein notamment dans la crise financière qui a explosé en 2007-2009 et qui se poursuit aujourd’hui avec la crise des dettes souveraines. Ce qui est passionnant ici c’est que le point de départ et le cœur de la crise actuelle (dite « des subprimes ») nous met au centre même de l’idéologie propriétaire. Elle fournit une illustration parfaite de la manière dont une idéologie se transforme en force matérielle, ici en une force formidable de destruction.

Au cœur de cette crise il y a en effet la volonté de faire des américains pauvres des « propriétaires » à toute force, en dépit du bon sens. Pour ce faire on leur a fabriqué sur mesure des crédits dont on savait qu’ils ne pourraient jamais les rembourser. L’essentiel était – en jouant sur l’idéologie propriétaire – de les attirer dans la dette pour faire tourner la machine à profits. Ensuite entre en scène l’idéologie de l’efficience des marchés. Les banques n’ont pas gardé par devers elles les crédits « pourris » consentis à des millions de personnes qu’elles savaient insolvables. Elles les ont mis en petits paquets et les ont revendues, ce qu’on appelle la « titrisation ». En titrisant les crédits, en les marchéisant, on croyait diluer le risque pris et donc l’annuler. On a voulu nier la dimension personnelle du contrat de prêt. La titrisation de ces contrats (un fois émiettés et recomposés dans des actifs vendus sur le marché) visait à transférer le risque sur les marchés financiers globaux. Cette tentative de désencastrer du social la relation d’emprunt pour l’inclure pleinement dans une relation de pur marché relève d’un réductionnisme, typique de l’aveuglement de l’idéologie qui veut que les marchés sont les supports de solutions efficientes. On n’a évidemment pas pu supprimer l’insolvabilité. Et quand celle-ci est devenue patente, du fait de la titrisation, la crise était partout dans le système financier, et l’a fait exploser. La crise des subprimes révèle ainsi à la fois sa démesure et les catastrophes à laquelle l’idéologie propriétaire – et son corollaire celle de l’efficience des marchés – peuvent conduire.

Si l’on revient au cas des ménages qu’on a voulu à toute force embringuer dans l’accession à la propriété, l’idéologie propriétaire s’est finalement traduite par des huissiers et des policiers venant exproprier de leurs maisons et jeter à la rue des centaines de milliers de ménages ruinés…

 

Contretemps – Le « prix Nobel » d’économie 2009 a été attribué à Elinor Ostrom pour son travail sur les communs et leurs modes de gouvernance. Comment te situes-tu par rapport à ces travaux ? Quels sont, pour toi, les apports principaux de ce courant de pensée ?

D’abord il faut dire que la conquête de nouveaux domaines (vivant, logiciels, productions intellectuelles de diverses natures..) par la logique de la “pensée-propriétaire”, à travers le renforcement et le durcissement de la propriété intellectuelle, a rencontré d’emblée une série d’obstacles majeurs à son déploiement et a généré de nouvelles, multiples et fortes contradictions : freins à la circulation des connaissances, innovation bridée, coûts de litigation énormes devant les cours de justice… ; surtout la fragmentation et la multiplication des droits a conduit à une confusion extrême sur l’étendue et la qualité des « droits » reconnus aux uns et aux autres. Cette situation n’a cessé d’empirer et le système est en train de devenir de plus en plus visiblement contre-productif, y compris dans une pure logique de marché. En quelque sorte trop de droits a tué le droit. Aujourd’hui aux USA il existe de nombreux rapports émanant des plus hautes autorités (Académie des Sciences, rapport parlementaires…) disant qu’il faut revenir en arrière, et repenser l’étendue et les objets de la propriété intellectuelle.

C’est là qu’intervient Ostrom. Car qu’a-t-elle fait pendant la période de montée de la “pensée-propriétaire” ? Ceci de remarquable : au contraire de tous les courants hégémoniques du moment, elle s’est dédiée à l’étude des formes sociales et institutionnelles qui organisent le partage, la mise en commun des ressources, des droits, des biens matériels et immatériels. Il faut lui rendre hommage pour cela, car l’idée dominante des années 1980 et 1990 c’était réellement : sortis des droits exclusifs, point de salut !. Et ce à l’échelle mondiale. Pensez au FMI, à la Banque Mondiale et au fameux « Consensus de Washington ». Réactivation des mécanismes de marché et privatisations (encore la vision de la nécessité de droits de propriété pleins et entiers !…) étaient les deux mamelles de l’action publique internationale, l’expression de la pensée propriétaire dans ce champ. En France, pour parler de nous, cette idéologie à sa manière était et est toujours très forte en raison notamment de l’importance du Code Civil, qui place au cœur de ses constructions le concept de propriété exclusive, et a toutes les peines du monde à reconnaître une quelconque autre forme de droit de propriété.

Dans le contexte idéologique que j’ai rappelé, prendre pour objet d’étude les anciens communs « fonciers » (forêts, pâturages, ressources en eau…), tout comme d’autres formes de propriété et d’usages partagés (ce que Ostrom désigne dans ses travaux comme des « Commons Pooled Ressources – des ensembles de ressources mises en commun) et voir en quoi leur analyse pouvait servir à penser les “nouveaux” communs (logiciels, notamment), constitue une démarche vraiment remarquable. Qu’a fait précisément Ostrom ? En s’intéressant à tout ce qui, dans l’histoire comme aujourd’hui, concerne l’exploitation commune (ou en partie commune) des forêts, des eaux, des prairies… et en montrant pourquoi ces formes de propriété partagée s’étaient développées et étaient nécessaires, elle a apporté – de fait – des démentis cinglants aux théories néolibérales qui prétendaient que les communs sont destructeurs des ressources et que la propriété exclusive est indispensable à leur préservation et leur développement. Au contraire de ces points de vue, alors partout martelés comme des évidences, elle a montré que la réalité est à peu près inverse : que dans nombre de situations ce n’est que parce qu’il y a eu partage et mise en commun à partir de règles librement acceptées de certains espaces, de certaines ressources… que toutes sortes de systèmes de production (pastoraux, agricoles comme industriels) ont été possibles sous une forme écologiquement et socialement soutenable.

Puis elle a montré en quoi cela était transposable à des questions contemporaines : à ce que l’on appelle les “biens publics mondiaux” (eau, air, ressources génétiques etc…) mais aussi aux nouveaux types de communs tels qu’il s’en invente aujourd’hui. On peut penser, par exemple, à ces associations de gestionnaires de parcs naturels et/ou de forêts domaniales qui mettent aujourd’hui en commun les semences et les souches de toutes les espèces présentes dans leur périmètre, afin que chacun des membres du commun puisse s’en servir pour reconstituer les espèces qui ont disparu dans le domaine qu’il gère en propre, en raison de facteurs naturels, anthropiques ou économiques. Ici, c’est le commun qui reconstitue par le partage des ressources de biodiversité, ce que bien souvent l’exploitation capitaliste basée sur la propriété privée et exclusive, a amputé et détruit.

 

Contretemps – Ne faudrait-il pas, pour mieux saisir cette question des communs, essayer de les caractériser plus finement et distinguer par exemple entre les biens communs “de flux” (susceptibles de se renouveler, comme l’eau la forêt les pâturages etc.), les biens communs “de stock” (qui constituent des ressources épuisables), les biens communs “immatériels” où le fait de prendre n’enlève rien à la ressource elle-même (comme dans le cas d’un fichier que l’on télécharge) ?

On peut définir les communs de toutes sortes de façon : par la nature de l’objet comme le suggère votre question, mais aussi par exemple – et ça fait partie des apports d’Ostrom – par la nature des compromis réciproques, par la nature de la gouvernance qui organise la mise en commun. En fait, on ne peut pas faire une typologie unique des communs, on doit opter pour telle ou telle classification en fonction de ce que l’on veut mettre en évidence ou comprendre. Mais j’insiste sur un point. Le commun n’est pas une donnée naturelle. C’est un construit social., un arrangement institutionnel entre parties prenantes. Ostrom, à juste raison, insiste sur ce point : derrière chaque commun et comme sa condition il y a de l’action collective. La biosphère ne deviendra un commun véritable que lorsque des accords auront été passés pour la préserver. Et nous voyons (après Copenhague) que parvenir à des tels accords est tout sauf simple !

Ostrom a été importante pour plusieurs raisons : parce qu’elle a pris les communs comme objet d’étude à un moment où l’idéologie dominante et agissante ne valorisait que la propriété privée et exclusive ; parce qu’elle a montré que les “anciens” communs étaient souvent des systèmes fiables et efficaces ; parce qu’elle a étudié l’applicabilité de ces formules de gestion des ressources à de nouveaux objets – fonciers ou non – et qu’elle a anticipé ce en quoi ces construits institutionnels pouvaient être applicables à ce que l’on appelle aujourd’hui les “communs intellectuels”.

Une autre de ses contributions a été de mettre le doigt sur les difficultés, en analysant les modes de gouvernement des communs, et ce en quoi ces modes permettent – ou non – la soutenabilité de ce qui est mis en commun. En effet, dans les communs, se définissent des ensembles de droits et d’obligations entre les acteurs à l’origine de communs et qui contribuent à leurs constitutions. On peut imaginer toutes sortes de situations où les contributeurs ne contribuent pas avec des ressources de la même importance et/ou des ressources qui n’ont pas la même valeur stratégique. Même si l’association et la combinaison de ces ressources est nécessaire aux uns des autres. Dans ce contexte, définir le système des droits et des obligations, les conditions d’utilisation des ressources mises en commun, décider par exemple si le produit du travail fait sur ces ressources va être ou non remis en commun, et sous quelles formes… voilà des questions essentielles. Le commun est une solution, mais une solution qui nécessite de construire des institutions, des systèmes de règles, de normes… acceptés et respectés par tous. C’est en ce sens que le commun présuppose et est basé sur de l’action collective.

Il faut rajouter qu’en même temps qu’Ostrom travaillait sur ces sujets, on a eu la montée du mouvement de l’open source dans le monde des logiciels, un mouvement qui bien sûr a été décisif, parce que, même en n’utilisant pas la terminologie des communs, c’est lui qui a poussé le plus loin la réflexion pratique sur les différents types de droits et d’obligations que doivent partager les membres de la communauté d’usagers des logiciels concernés. Dans ce cas la réflexion et l’élaboration se sont concentrées sur la nature des différents outils juridiques (les fameuses « licenses ») qui régissent la manière dont les ressources mises en commun sont utilisées. C’est aussi dans ce domaine qu’a été démontré dans le même mouvement le caractère viable et performant de la forme “commun” pour les produits immatériels, dans la mesure où dans tout un ensemble de domaines les logiciels de référence sont aujourd’hui des outils open source, développés en commun. C’est ainsi qu’aujourd’hui d’immenses compagnies comme Sun ou IBM sont en train de basculer vers l’open source. Bien sûr, ce faisant, elles poursuivent des intérêts qui leurs sont propres, mais le fait qu’elles décident de passer par des communs – et donc pour partie acceptent de se soumettre à ses règles – n’est pas sans signification sur l’importance désormais prise par les communs dans ce domaine d’activité.

 

Contretemps – Comment vois-tu les principales batailles qui se jouent aujourd’hui sur le front des communs immatériels, de l’information, des biens culturels ?

Le principal défi aujourd’hui – hors le champ des logiciels, où la preuve a été faite de leur importance et de leur soutenabilité – c’est de démontrer que les communs sont une alternative à la propriété exclusive pouvant s’appliquer dans de très vastes et nombreux domaines. La crise de cette forme de la propriété exclusive est avérée, notamment en matière de propriété intellectuelle mais pas seulement (pensons aux biens publics qui participent de la crise écologique, comme l’eau ; la biosphère…). Il faut donc trouver des alternatives, et les communs sont de bons candidats pour cela. Les communs permettent de sortir du dilemme 0/1 : ou la propriété exclusive, ou la propriété d’État. Le commun ouvre une variété de solution et il donne l’initiative aux acteurs et à leur capacité à imaginer des solutions appropriées à leurs besoins, en les incitant à passer les compromis qui seuls peuvent permettre aux communs de venir à existence. Ainsi pour tous ceux qui ressentent le besoin et la nécessité de sociétés alternatives, différemment organisées que les sociétés capitalistes d’aujourd’hui, les communs apportent une série d’instruments formidables. Il y a tout un champ d’organisations sociales où l’on peut à la fois bénéficier de la puissance multiplicatrice qu’est la mise en commun et préserver les individualités, les privacités, les particularités : c’est cela la force des communs.

Les principales batailles, ce sont bien sûr celles qui se mènent aujourd’hui sur le front de la crise écologique et sur celui de la production intellectuelle et artistique. Mais il faudrait étendre la réflexion et l’action au domaine de la finance : car on pourrait tout à fait réfléchir à créer des communs dans ce domaine, ce ne serait pas le dernier domaine d’application possible et utile. Le défi est entre nos mains : prendre au sérieux le potentiel qu’apportent les communs, être bien conscients du fait que c’est une chose compliquée mais aussi se convaincre que cette orientation de la pensée et de l’action est porteuse d’une série de solutions complètement originales par rapport à ce qu’ont pu penser les penseurs historiques du socialisme ou du communisme.

 

Contretemps – D’où tes recherches à propos des modèles économiques qui sous-tendent les communs ?

Effectivement une des ambitions de la recherche que je mène avec mes collègues consiste à analyser, à partir de l’étude de toutes sortes de communs existant ou en gestation, ce qui fait leur soutenabilité à long terme, leur robustesse, leur viabilité économique. Nous cherchons des agencements types correspondant à des boites à outils pour des séries données de problèmes.

 

Contretemps – Et à plus court terme, peux-tu préciser en quoi pour des mouvements sociaux, cet outil des communs peut-il être utile aujourd’hui ?

L’écologie est un champ prioritaire et privilégié de réflexion pour les communs. Prenons le cas de l’eau. Un des enjeux cachés des grandes batailles du Moyen-Orient c’est l’accès à l’eau, celle du Jourdain en particulier (mais pas seulement si l’on déplace plus à l’Est vers la Mésopotamie où coulent le Tigre et l’Euphrate). Il est clair que la bataille pour l’eau est saisie dans d’autres enjeux, qui se donnent comme nationaux et identitaires (quelle Palestine ? quel État d’Israël ?..). Hors des enjeux sur lesquels une action proprement politique est nécessaire, penser en termes de communs plutôt qu’en termes d’intérêts souverains des États peut ouvrir des perspectives nouvelles ; dans un certain nombre de cas, si les acteurs s’emparent des questions pour les poser et les traiter en termes de communs, ils peuvent en “déposséder” les États et ainsi changer y compris la nature des affrontements et des compromis entre les puissances régionales.

 

Contretemps – A propos maintenant des services publics, on pourrait imaginer des solutions où les citoyens, au lieu de s’en remettre à des autorités nationales, régionales ou municipales, s’organisent sur le mode des communs pour assurer certaines tâches. Mais en même temps, cela peut apparaître comme un piège, en ces temps de recul. Comment vois-tu cette tension, qui semble importante à travailler ?

Je vois bien le piège que vous mentionnez et que vous essayez d’éventer par anticipation. Mais il y a une troisième solution. Les acteurs ayant intérêt à un commun peuvent penser leurs solutions et propositions (y compris en termes d’obligations et de droits qui les lient), jusqu’au point où ils se retournent vers l’État en lui disant : c’est cela qu’il faut faire : telle organisation du service postal ou bancaire… On n’est pas forcément dans une logique de substitution mais dans une logique de la “mise devant la solution accomplie”. En tout cas ce serait interférer, bousculer le jeu de la pratique étatique par le fait que les acteurs ont, dans une logique de commun, apporté des alternatives, des éléments de solution.

Plus je réfléchis à cette question des communs, plus je pense qu’une série d’outils et de solutions négligées, laissées tout à fait en-dehors des grands projets d’étatisation et de socialisation peuvent être réévalués. Les communs peuvent permettre de repenser des formes classiques aujourd’hui souvent épuisées (du type : sociétés mutuelles, coopératives etc…) en leur donnant une nouvelle vigueur et jeunesse. Au-delà encore, on peut sans doute, à travers les outils que proposent les communs, redonner chair à ce vieux fonds de socialisme utopique (qui, il faut bien le dire, a longtemps été maltraité par le marxisme – et pas forcément à mauvais escient…), au moyen des outils, des dispositifs, des solutions qu’offrent les communs. C’est ainsi tout un versant de la pensée critique qui peut aujourd’hui reprendre une actualité, une possibilité, une couleur, en donnant à l’alternative que nous recherchons force et consistance.

À condition cependant de ne pas re-fabriquer une nouvelle idéologie ou de prendre en otage la notion dans des vieux discours. Il faut absolument se garder de cela. Je le dis d’autant plus fermement que je vois bien comment de partout aujourd’hui on prend en otage le mot, pour rhabiller de vieilles idéologies… (voyez par exemple la longue interview donnée par A. Negri dans la Revue Internationale des Livres et des Idées, n°16). L’opération de détournement consiste à associer le mot « commun » à une rhétorique aujourd’hui déjà éculée sur la supposée irrépressible « montée de la puissance cognitive du travail », du sujet comme « multitude » , du « biopolitique », et autres notions fabriquées dans de tous autres ordres et contextes …. Si l’on veut en finir avec la nouveauté et donc aussi la puissance subversive que porte le mouvement des communs, rien de tel que de l’instrumentaliser dans de vielles formules, comme tente de le faire aujourd’hui par exemple (car il n’est pas seul dans ce cas), le discours post-opéraiste. Les communs, tels que je les entends et comme on les voit se constituer et exister ne sont pas de l’idéologie : ce sont des outils, des instruments qui peuvent se montrer formidablement efficaces pour faire face aux défis de favoriser le développement économique, la justice sociale et la soutenabilité écologique, qui constituent aujourd’hui plus que jamais, les défis qu’il nous faut affronter. Si l’on veut que le nouveau mouvement des communs, qui ne fait que prendre son essor, tienne toutes ses promesses, il faut le respecter, se mettre à son écoute, l’aider à s’affirmer. Et surtout, ne pas le prendre en otage dans des discours ou des causes qui ne sont pas les siennes.

 

Propos recueillis par Cédric Durand et Fabien Locher en mai 2010.