« Le concept de révolution, dans la théorie marxiste, télescope tout un cycle de l’histoire, qui englobe l’étape finale du capitalisme, la période transitoire de la dictature du prolétariat, et l’étape initiale du socialisme. Au sens strict du terme, c’est un concept historique, puisqu’il projette certaines tendances inhérentes à la société présente ; et c’est un concept dialectique, puisqu’il projette en même temps les tendances contraires à l’intérieur de la période historique envisagée, dans la mesure où ces courants sont inhérents à cette période… ’Le réexamen’ est donc un élément du concept de révolution, une partie intégrante de son déroulement interne.1 »
Herbert Marcuse, « Réexamen du concept de révolution », 1968.
D’un différend l’autre
Les variés « retours de Marx » de ces dernières années exigent un état des lieux global. Mais pour prendre la mesure de ce qu’ils révèlent, mettre en relief leur structuration et leur signification d’ensemble, plutôt qu’une description en extériorité de leurs thématiques, je tente ici, évidemment selon des axes schématiques, partiels et partiaux, de situer les natures, modes opératoires et implications de leurs usages du référent « Marx », pour les questionner et en tirer quelques enseignements.
Il y a presque dix ans, en 2001, S. Kouvélakis effectuait le constat suivant, une décennie après la chute du Mur : « De cet effondrement simultané des orthodoxies/hérésies découle également l’autre fait frappant » qu’est « l’absence de « querelle significative » au sein de cet espace qui continue à se reconnaître dans la constellation marxiste… comme si les « mille marxismes » dont parle André Tosel coexistaient poliment, dans un paysage apaisé d’où le besoin de créer du différend semble étrangement absent »2. L’idée d’une telle « constellation » marxiste suppose la perte d’un principe d’unité auparavant fourni par l’intériorisation au plan théorique de la forme-parti, dont simultanément les effets stérilisants, passés mais pas encore dépassés, sont connus. Ces diffractions sont encore aujourd’hui les indices d’une déconnexion générale de la théorie et du politique organisé, même si les années 2000 ont modifié en partie cette morne apathie : bien que timide, le travail du différend sourd à nouveau, expression indirecte mais naturelle de la situation objectivement transitoire dans laquelle se trouvent aujourd’hui les forces de gauche non acquises à la cogestion de la misère capitaliste.
Ce « retour à Marx » est profondément ambivalent. Il révèle la fin de l’anesthésie social-démocrate qui sévissait depuis la fin des années 1970, mais son éclatement n’augure absolument rien de tangible quant à ses avenirs possibles : les lieux, temps, types et finalités entrelacés de cette nouvelle réception sont très contrastés. J’interrogerai brièvement, à titre d’exemple, le nouveau topos du communisme comme « Idée » dans la forme de dé-marxisation, emblématique de cette ambivalence, du communisme, qu’il véhicule, et qui pourrait vite devenir dommageable pour le combat même dont il reconduit pourtant salutairement la légitimité3 – topos unificateur dont il faut assumer qu’on serait bien en peine d’imaginer, s’il était absent, ce que serait le champ d’une pensée radicale possédant une audience relative dans la sale ambiance du moment.
Extensions et natures d’une référence diffractée
Lorsque dans la sphère publique la plus médiatisée le nom de Marx est invoqué, c’est pour dire génériquement un monde ébranlé et révélé dans sa systématicité par une crise économico-financière majeure. Évocation de Marx comme « grand penseur classique du capitalisme », dont le symbole est la peinture proposée il y a peu par J. Attali4 : retour d’apparence théorique, en réalité politique, dont la stratégie sous-jacente reste de donner les moyens au capitalisme de suffisamment se moraliser-réguler aux marges pour éviter l’implosion : retour contre-révolutionnaire par anticipation. Dans les sphères plus restreintes, institutionnelle, para-institutionnelle et militante, les réappropriations qui s’opèrent révèlent des ambivalences qui, pour être de nature différente, n’en sont pas moins fortes. Le nom de Marx fait d’abord retour au niveau disciplinaire ou interdisciplinaire, dans le cadre d’enseignements, de séminaires voire de colloques : en sciences sociales, de l’anthropologie à la psychanalyse en passant par l’histoire, la philosophie, et bien sûr l’économie. Retour à ne pas surdéterminer cependant, très minoritaire, et qui s’opère de facto par des biais suffisamment consensuels pour être légitimes, et suffisamment légitimes pour faire consensus : par exemple certaines œuvres de Marx ont été au programme des concours de l’éducation nationale. Ainsi dans le champ philosophique ce retour est fortement marqué du sceau de l’intégration politique à l’existant, par exemple via sa réinscription dans le champ plus vaste d’une héritière de la « théorie critique » francfortoise, la « philosophie sociale »5 conduite par une nouvelle gauche universitaire plus ou moins liée à un mouvement social défiant à l’égard des « idéologies un peu trop extrêmes » – mais cela positivement en lien non exclusif à d’autres retours, également contrastés d’ailleurs, d’hétérodoxes du marxisme longtemps minorés, comme Sartre.
Ce retour institutionnel, même timide, s’articule à une organisation para-institutionnelle restée elle relativement stable depuis deux décennies, celle de la revue Actuel Marx et de ses congrès internationaux, à laquelle s’articule en tension, résultat d’une scission consommée en 2005, le séminaire « Marx au XXIe siècle : l’esprit et la lettre »6. Les liens avec le PCF et la LCR, et le NPA depuis 2006, ou avec des organisations du mouvement social comme ATTAC, de leurs protagonistes sont à la fois traditionnels et souples. Et côté militant cette fois, au sein desdits partis ou de groupes plus minoritaires ou plus informels, la référence est de même présente mais oscillante. Au-delà des petits groupes à l’intersection des deux champs ci-dessus, ce sont soit des usages canoniques peu questionnés, et donc vieillis (Lutte Ouvrière, ou encore « l’aile marxiste » – greffe trotskyste – du PCF La Riposte, dont l’orthodoxie est positivement infléchie par une attention soutenue aux actuels combats d’Amérique latine, en particulier au Venezuela), des esquisses de refontes à la portée subversive assez virtuelle (Fondation Gabriel Péri), ou encore, d’une présence relativement confinée, faisant parfois l’objet, entre renégation et anti-intellectualisme, d’une hostilité assumée, par exemple dans certaines franges du NPA ou du PCF.
Sorte d’écho à la médiatisation dépolitisante déjà évoquée au début, l’autre facette majeure de ce « retour » est celui d’une présence spectrale finalement peu théorique : « Marx » opérant comme nom-symbole de la « révolte nécessaire » à l’égard d’une situation qui « ne peut plus durer » – mais qui dure quand même. Les travaux et réceptions de Badiou, Zizek, Rancière, Negri, ou encore Jameson, etc., dans la foulée de leur relative popularisation au cours des années 2000, sont les prismes majeurs de cette spectralisation. « Marx » ne rime pas cette fois avec « classique du capitalisme », mais avec un horizon, une ligne-de-monde plus ou moins implicite, plus ou moins velléitaire, ou encore plus ou moins spéculative (d’ailleurs diffractée dans le champ éditorial sous cette forme pointilliste), d’interrogation et d’élaboration des crises et conflits. La dénomination majeure de cet horizon pendant la décennie 2000 fut la question de la « démocratie », qui depuis peu, à l’image de la conférence de Londres en 2009, s’infléchit sur un retour de « l’Idée » du communisme7. Présence paradoxale qui exprime une situation essentielle : nous sortons enfin de l’autocensure du long hiver post-1968, nous réassumons l’idiome du Manifeste, mais nous savons que, legs du court XXe siècle (1917-1989), les montagnes de débris à nettoyer, d’errances à comprendre plus avant sont encore devant nous : dans une période de transition autoritaire post-néolibérale diversement terrorisante, elles imposent moins prudence qu’elles n’induisent réellement fébrilité en matière de stratégie révolutionnaire. L’injonction stratégique est littéralement présente, la sortie du narcissisme de la défaite est à l’œuvre, mais cette littéralité fonctionne un peu comme le « concret » des dernières philosophies bourgeoises de l’entre-deux-guerres, qui louchaient vers la gauche sans savoir vraiment comment s’y engager8 : un concret bien abstrait donc, dont la re-matérialisation échappe encore et brûle les doigts, son habitude étant perdue, ou tout simplement, pour la jeune génération, n’ayant jamais encore été expérimentée.
Cette référence à Marx, aussi contrastée, éclatée et transversale, objectivement ralentie malgré son caractère d’ensemble de facto socialement et culturellement acceptable soit-elle, commence à susciter plus de vitupérations répressives, à droite comme dans la droite de la gauche (c’est-à-dire sa partie la plus importante), que d’indifférence méprisante comme c’était le cas encore il y a une décennie. Un instructif indice de cette proto-repolitisation est le retour – bien malaisé – de l’édition de ses œuvres. La volonté manifeste et salutaire de cette re-publicisation se heurte, dans l’efficace rationalisation qu’elle tente d’organiser, à des réticences partiellement voilées par les inerties du champ éditorial9. Ce qui témoigne à la fois de ce que la force subversive attachée au nom de « Marx » reste bien présente dans les esprits, mais que sa repolitisation en est encore à un stade tel que des heurts publics de ce type peuvent rester majoritairement sous-jacents. Mais déjà peut-on dire, même si les principes de division entre orthodoxies/hérésies sont effectivement devenus inopérants, que la question du « révisionnisme » reste, au moins en creux, active à deux titres. D’abord il est difficile de ne pas au moins tiquer devant une référence à Marx qui fait l’impasse sur l’indissolubilité dans son toute son œuvre du projet scientifique et du projet révolutionnaire10. Ensuite, lorsque cette indissolubilité est assumée, elle se traduit alors par le fait que toute refonte de « l’hypothèse communiste » s’accompagne nécessairement de celle de son hypothèse contradictoire, « l’hypothèse gauchiste » selon la formule de B. Bosteels11 – l’alternative ne pouvant évidemment être énoncée de façon anhistorique, concentrant comme telle le problème du rapport entre le diagnostic du capitalisme actuel et des mouvement et forces de résistance qui se font jour, et leurs possibles.
Le double référent manquant
Ces (relatifs) retours à Marx sont très exactement inversement proportionnels à la baisse (relative) d’influence des thèmes et postures altermondialistes, et notamment celui des « multitudes ». « La » « gauche » intellectuelle et militante, à cheval entre un mouvement social aux non-paradigmes fissurés et des organisations politiques en mal de légitimité, révèle actuellement qu’un déplacement s’opère de la double décomposition de sa théorie et de ses appareils politico-syndicaux d’un autre âge (par leur centralisme non démocratique, leurs inerties structurelles, leur cogestion, électoraliste notamment, des différents appareils d’Etat, etc.) au croisement des restes du mouvement ouvrier et de la social-démocratie petite-bourgeoise, le propre du dernier quart ayant été de brouiller la frontière entre ces derniers. Pourtant certains discours de l’antagonisme travail-capital, bien qu’ils soient encore impressionnistes, font retour, accompagnant une conflictualité sociale exacerbée en mal de conscience de classe. Le sentiment d’urgence pousse à investir cet éclectisme en termes de refontes politiques, tout particulièrement chez une jeune génération dont l’activisme et le besoin de cadres théoriques et militants se distribue en des formes graduées, allant de l’intégration pragmatique aux structures organisées du NPA ou du PCF (dans l’UEC par exemple) à un certain « insurrectionnisme » néo-blanquiste stylé – selon la proportion jugée adéquate, entre affect et projet, entre le changement de ton et de posture jugé indispensable à l’égard des habitudes sclérosées prêtées aux premières, et le rejet éthico-tactique de l’avant-gardisme prêté au second.
Au sein d’une société civile échaudée par le populisme autoritaire du représentatif pouvoir sarkozyste, la période reste en-deçà d’une re-matérialisation effective de ce que le slogan « un autre monde est possible » a naguère véhiculé, mais tend à rendre visible un vide que, dès lors, elle institue formellement comme champ susceptible d’appropriation. Mais cela se heurte à des obstacles théoriques et socio-historiques objectifs et profonds : si les vocables du « post-capitalisme », démocratico-communistes en l’espèce, ré-émergent contre le fatalisme d’une histoire idéologiquement éternisée sous le joug du capital, ce n’est encore le plus souvent qu’en creux que la question de la matérialité du « Que faire ? » léniniste reloaded12 pointe de nouveau son nez – même si Lénine ou Mao, comme Robespierre d’ailleurs, resurgissent via Zizek, sur un mode crypto-pop malaisément maniable au demeurant. Notons dès maintenant en ce sens que l’un des moyens de se réapproprier qualitativement cette matérialité sera dans l’évidence de faire porter l’effort sur un double inventaire théorique et politique : sur la scientificité du marxisme et corrélativement sur le lien organique entre pensées et pratiques d’appareils. Au-delà du retour à Marx, plus ou moins dépolitisé, littéral, de posture ou spectral, la chose est variable, c’est donc le passage à l’acte au niveau du retour à ses problèmes qui est en stand-by, et c’est d’ailleurs la minoration de cette problématicité qui contribue à entretenir la relative (et inégale) starisation du cercle des Badiou-Zizek-Rancière-Negri-etc. Mais à cet effet de personnalisation et derrière lui, s’articule naturellement le caractère encore très livresque des autres retours à, ou détours par, la génération des maîtres de ces derniers, en laquelle « Marx » se diffracte (Lukács, Gramsci, Althusser, Sartre, Marcuse, jusqu’à Hegel y compris) ou dans laquelle il s’est bien souvent déjà carrément dissous (Foucault, Deleuze, Castoriadis, etc.), c’est-à-dire dans cette nébuleuse « anti-totalitaire » qui a fini par croire qu’« assujettissement » suffisait pour dire « domination », et par oublier que les Conseils d’Administration des institutions financières mondiales ou les États d’Urgence ne collent qu’imparfaitement avec l’indéfinie territorialisation d’un pouvoir définitivement horizontalisé.
À l’intersection de l’horizon personnalisé, de ses diffractions érudites, et de ses hésitations militantes et institutionnelles, la réélaboration problématique en marxiste de la référence « Marx » reste encore la portion congrue, malgré quelques importants jalons-bilans13 déjà produits sans échos organisationnels réels jusqu’à aujourd’hui, et ne se concrétisera que sous bénéfice d’un inventaire substantiel objectivement nécessité par une situation sociale en phase critique. La situation actuelle est en effet ouverte et ambiguë. Sur fond de monde en feu, la France, en sa singularité mais comme ses voisins européens, voit tous ses secteurs économiques en désintégration et en révolte croissantes, à tous les stades la production, de l’industrie primaire aux services, et de part et d’autre de la frontière chaque jour plus abolie du public et du privé, dans les secteurs de la culture, de la santé, de l’éducation, de la recherche, de la justice, etc. Mais face à la reconquête décomplexée par le capital de sa pleine hégémonie, contrecarrée depuis la Deuxième Guerre mondiale par le compromis social de la guerre froide, le poids des classes moyennes déclassées (petite-bourgeoises) reste déterminant, sur fond d’une dépolitisation ou de révoltes éthico-corporatives qu’elles partagent avec les classes populaires, qui elles subissent une surprolétarisation accentuée. L’absence trentenaire de point de vue de classes, l’inexistence de l’idiome de la lutte des classes depuis une longue génération, expliquent bien logiquement l’absence de cette « conscience de classe » qui permettrait aujourd’hui de dégager de nettes lignes de fracture propres à structurer des organisations politiques renouvelées. Prédire aujourd’hui si à court ou moyen terme une proportion suffisante des populations petite-bourgeoises se rapprochera des prolétaires (ou de ceux qui sont redevenus prolétaires, voire sous-prolétaires) en refusant de « négocier » et de transiger plus avant, on le sait depuis Marx, serait une inférence des plus hasardeuses. J’y reviens plus bas.
Autrement dit, à ce jour en 2010, l’état, assez représentatif de la situation des pays à la pointe du capitalisme avancé, du marxisme français est le caractère de « totalité détotalisée », de non-organicité de la poursuite de l’écriture du Capital, de « l’Idée », des « masses », et des « forces matérielles » imaginables du faire révolutionnaire. Dans l’immense majorité des cas les réceptions-retours à Marx ne sont pas des retours de Marx, c’est-à-dire des réappropriations dialectiques totalisées selon le référent matérialiste : la société, son esprit objectif, et les forces oppositionnelles qui s’activent en eux, sont dans un état d’ensemble qui ne le permet encore qu’à la toute marge. Comme les brèches qualitatives ouvertes peuvent autant s’élargir que cicatriser, il faut se préparer, même à l’improbable disait Lénine, en gardant à l’esprit le caractère tortueux de la société et le fait qu’elle dégage parfois sans prévenir certaines lignes droites. L’heure est donc à organiser cet éclatement, théoriquement et politiquement14.
Possibilité réelle d’un reloading Marx et ambivalence du « communisme »
Passer d’un retour diffracté à Marx à un renouveau unitaire de Marx, reconduire « l’intelligence positive de l’état de choses existant » et du même mouvement « l’intelligence de sa négation »15, c’est réaffirmer la stratégie dialectique inaugurale, cette pratique matérialiste assumant l’Histoire en affrontant ses sentences que les noms « marxisme » et « Marx » ont arrêté de dénoter depuis trop longtemps. L’abolition des usages éthérés de ces derniers, et le dépassement des impuissances et des révisionnismes induits que ces usages enveloppent, imposent de les ré-historiciser. Les philosophèmes activistes et les idéologèmes critico-scolastiques qui se recommandent aujourd’hui de ces deux noms sont dans l’ensemble symptomatiques d’une situation transitoire de la société dans son ensemble, et il est impensable de rester spectateur passif de cette transition. Mais l’organisation de cet éclatement, son unification dans et par la « raison stratégique » à laquelle œuvrait D. Bensaïd, n’adviendra pas d’elle-même de façon miraculeuse, ni ne se décrètera.
Immanence mutuelle de la critique de l’économie politique et de l’utopie concrète
Le noyau rationnel de la stratégie dialectique ce n’est ni la critique de l’économie politique toute seule, ni le projet révolutionnaire tout seul, c’est la dynamique de leur immanence mutuelle : celle-ci est la marque de fabrique historique du marxisme, qui s’est constitué contre la considération des fins déconnectée des conditions et conditionnements historiques de leur façonnement, c’est-à-dire entre autres contre l’approche classiquement « utopiste » du « socialisme ». Pourtant la spectralité du communisme qui « hantait l’Europe » en 1848 n’était-elle pas déjà la formule la plus claire de l’irréductibilité du possible au réel, comme ce qui est à la fois réellement possible, et pourtant seulement potentiellement réel ? Les concepts économiques de Marx ne sont pas seulement descriptifs, mais par définition constructifs. Ils servent à la compréhension de l’existant comme à l’exploration des possibles indiqués en lui par les tendances et contre-tendances à l’œuvre et cette exploration même implicite des possibles témoigne, à un titre ou un autre, d’un principe de « transcendance » immanente à l’opération de la critique. L’intention de Marx est claire : constituer une science qui soit l’arme des prolétaires dans leur combat pour l’abolition de la société de classes. Produire le concept de cette intention duale, c’est donc s’instruire de ce que, selon l’Idéologie allemande « le communisme n’est… ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler ». Pourtant ce « mouvement réel qui abolit l’état actuel »16, est aussi un but, une finalité : l’association raisonnable d’hommes libres dans une société sans classes dans laquelle le libre épanouissement de chacun conditionnerait le libre épanouissement de tous, « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Le communisme est donc à la fois la fin visée, et le processus d’autodestruction du capital, le « mouvement réel » menant à cette fin : il est le concept pratique de la tension entre fins et moyens, entre prospective et diagnostic, c’est la rationalité théorique et pratique agissante de leur immanence mutuelle.
L’Idée ou l’extériorisation mutuelle du diagnostic et du prospectif
Que faire pour que l’idée, devenue Idée par la force des choses, redevienne cette immanence active, s’empare à nouveau des masses et redevienne une force matérielle, ne pouvant jaillir, de surcroît, que de leur propre expérience continuée de l’exploitation et de l’oppression ? Le communisme n’est Idée que par défaut : ne plus subir les causes historiques comme les effets théoriques et politiques de ce refuge, dans l’ensemble diversement persistant, dans la philosophie, dépasser le destin historique et qui ne dure que trop, du « marxisme occidental »17, reconstruire théoriquement et pratiquement l’unité combative de la théorie et de la pratique : voilà des questions dont les réponses ne se décrèteront pas, mais qui doivent redevenir incontournables. Les héritiers dudit « marxisme occidental » devront en tous cas ne pas confondre irréductibilité mécanique du superstructurel et du prospectif à l’infrastructurel, et autonomisation philosophico-éthico-politique du premier au détriment du second. La disparition de « l’économie politique » comme procédure de vérité et la réinstauration assumée de « la philosophie » comme lieu névralgique de l’exposition et de la synthèse des clés de l’historicité et de la praxis émancipatrice, chez Badiou, restent emblématiques de ce risque. Principe de transformation de l’idée en Idée, du rabattement du « mouvement réel » sur l’idéal régulateur, de la réinstitution d’une forme d’extériorité entre diagnostic et prospective, la dématérialisation et la dédialectisation rappelées ci-dessus18 du référent Marx sont la source, l’indice et le mode de reproduction d’une démarxisation du communisme dont nous devons mesurer les enjeux et anticiper les effets possibles au-delà de la situation immédiate.
Pour une unification
Que la soupe postmoderne est dorénavant froide
Ce que « Marx » doit vouloir dire aujourd’hui, pour le dire simplement, c’est : revenir aux fondamentaux. « L’ordre productif » actuel (E. Mandel), dont il est bien difficile de pronostiquer l’avenir récessif ou expansif, n’est plus ni celui de « l’intégration » (réelle ou supposée, ou supposée homogène) d’une classe ouvrière embourgeoisée acquise au Welfare-State, ni celui d’un travail en fin de règne qui laisserait place à l’Empire d’un immatériel auto-valorisant19. C’est celui d’une désintégration croissante, sur fond de militarisme et de gouvernement mondial par l’antiterrorisme systématique, de la majeure partie des formes de socialité non encore marchandisées20, celui d’une ère « financière » du capitalisme, qui n’est pas le symptôme d’un « nouveau » capitalisme, mais au contraire, un agent de sa paradoxale purification, et dont la crise récente révèle les tendances principales : l’intensification de la concurrence entre travailleurs au plan international et celle du taux de leur exploitation – tout simplement parce que seul le travail vivant est producteur de plus-value. La dénégation systématique des besoins sociaux, quotidiennement scandée par la destruction des acquis du mouvement ouvrier ou du retour pur et simple au « temps des orgies »21 et des procès d’accumulation primitive éhontés qui feraient pâlir les maîtres de ceux mêmes que Marx avait sous les yeux, accompagne notoirement depuis longtemps, cause et effet, l’érosion de la capacité antérieure des travailleurs à imposer des compromis aux classes possédantes. Aux antipodes de toute théorie de l’écroulement nécessaire du capitalisme, de toute répétition incantatoire et exclusive de la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit », on peut résumer la situation avec ces mots de M. Husson : si « la crise est certaine, la catastrophe ne l’est pas »22.
Transformer la crise du capitalisme en catastrophe, c’est-à-dire en occasion de son abolition, ne se fera pas à coups d’Evénements salvateurs. Comme Marx l’avait résumé en 1852, il faut repartir des bases les plus élémentaires, et il y a moyen dans la « constellation marxiste » de s’entendre sur le genre de lignes générales23 propices à l’organisation de cet éclatement en repartant du principe structurellement et historiquement totalisant de la reconstruction en pensée du « concret » comme synthèse de multiplicités de déterminations24. Cela n’augure en rien d’une nouvelle orthodoxie, mais du moins « relire Le Capital » ne saurait-il constituer à soi seul l’injonction subversive que cela était encore il y a peu : le réécrire pour le capitalisme du XXIe siècle est évidemment le défi majeur, dont une série de travaux ont déjà posé d’importants jalons25, défi qui cependant ne saura être réellement relevé qu’en articulation étroite aux pratiques politiques et aux refontes organisationnelles actuelles.
Que les métaphysiques de la « Perte du Sujet » sont aussi lassantes que celle du « Sujet »
Parmi les grands absents du moment, Marcuse – dont n’a à peu près jamais été vue, notons-le en passant, la proximité avec les thèses de Trotsky sur le fascisme, l’URSS et le rapport entre auto-organisation des travailleurs et organisation politique militante, moins en tous cas que sa filiation luxembourgiste26 – peut servir de point d’appui représentatif de la façon dont il convient de poser le problème aujourd’hui du communisme et de son rapport au marxisme. En 1973, tâchant de caractériser dans Contre-révolution et Révolte la « période de transition pour les forces subversives »27, Marcuse affinait et redoublait son énoncé, qui avait fait tant jaser à l’occasion de L’Homme unidimensionnel en 1964, selon lequel la classe ouvrière dorénavant « intégrée » n’était plus le prolétariat révolutionnaire de jadis. La leçon du mai 1968 français ayant montré que cette intégration n’était en réalité ni totale, ni absolue, les révoltes des outsiders, témoigné d’un retour du non-intégrable, et enfin la généralisation, semblant faite pour durer, à toutes les fractions des travailleurs de l’aliénation au capital, des plus exploités aux cols blancs, auguraient pour lui de la constitution d’une nouvelle « classe » travailleuse, d’un nouveau « travailleur collectif »28, luttant moins contre la « privation matérielle » en raison de l’élévation générale du niveau de vie que contre la « satisfaction manipulée des besoins matériels »29. Ce travailleur collectif seul apparaissait pouvoir constituer la nouvelle base de masse de la praxis révolutionnaire, et Marcuse espérait que son réformisme chronique pouvait être qualitativement contrebalancé par la « nouvelle gauche » alors en essor. Il en appelait alors à la fois à un conseillisme autogestionnaire, et à la lucidité sur l’incapacité de ce dernier à spontanément organiser une résistance apte à accomplir la rupture qualitative avec l’ordre établi, rupture seule porteuse de cette « utopie concrète », c’est-à-dire matériellement réalisable, d’un socialisme authentique à la hauteur de l’émancipation totale du travail, de l’existence et de la sensibilité esquissée dans le Cahier III des Manuscrits de 1844 – texte qui, aussi, fit tant jaser les adorateurs de coupures.
Cette substitution d’un « travailleur collectif » au prolétariat, classe de travailleurs forcés de vendre leur force de travail parce qu’ils ne sont propriétaires de rien d’autre, reste formellement conforme à la thèse marxiste de l’antagonisme capital-travail et à sa fondation sur l’exploitation. Pourtant si l’idée put être séduisante, l’état actuel du monde capitalisé marque plutôt que le caractère prolétarien des travailleurs d’une part reste dans l’ensemble le caractère dominant, et d’autre part, que même dans ces sociétés « industrielles avancées » comme Marcuse les appelait, la fraction non prolétaire dudit travailleur collectif subit depuis un temps certain différents processus de prolétarisation, de reprolétarisation plutôt – dont la « précarisation » n’est que la forme la plus reconnue–, d’une désintégration inverse de ladite intégration. Comme cela lui a été objecté (par exemple par Mandel lui-même30) Marcuse semble ainsi avoir hypostasié en 1964 un moment conjoncturel du capitalisme, sa période glorieusement consumériste de l’après-guerre, en transformation structurelle31, et tout en ayant critiqué lui-même cette hypostase (c’est-à-dire plus exactement ses ambiguïtés sur ce point précis) après 1968, semble ne pas s’en être complètement départi.
Il a été l’un des rares depuis 1968 a tenter de produire un concept positif renouvelé de révolution, esquissant un ensemble d’idées stratégiques en matière politique, mues par l’idée que le socialisme authentique était à construire autant contre le capitalisme que contre l’URSS, mais sur la base des transformations des classes qui à ses yeux semblaient issues des transformations des rapports de production – cela aux antipodes du « romantisme » individualiste qu’on lui prête par ailleurs en en faisant le tout de ses positionnements, alors que cela en fut surtout le ton, aussi assumé fût-il, le plus visible. Pourtant il a procédé à cette hypostase problématique dont il n’est pas difficile de voir qu’elle a pour origine une insuffisance en matière de critique de l’économie politique. Mais si cette carence est particulièrement visible chez lui, c’est parce que formellement parlant, c’est justement cette critique de l’économie politique qui était à ses yeux le pivot avancé de son dispositif. C’est cela paradoxalement qui constitue l’une des plus grandes leçons de Marcuse : il nous montre aujourd’hui l’erreur à ne pas faire, sa grande force ayant été de rendre l’erreur visible – oublier l’élémentaire dans la minutie et la patience qu’il exige. L’examen des formes effectives de l’articulation capitaliste des rapports de production aux forces productives exige une actualisation permanente. Certes cet examen ne saurait être l’unique porteur des Lumières de l’Histoire, mais il reste le point névralgique de toute prospective politico-révolutionnaire anticapitaliste.
Trente ans après Marcuse, le risque de retomber bien plus loin dans l’erreur, d’oublier que ce point névralgique reste encore et toujours le point névralgique, est grand. Faire du communisme une Idée – sous quelque déclinaison que ce soit – pour éviter qu’il ne soit plus rien constitue une indispensable poche de résistance. Mais de l’Idée à la simple idée régulatrice il n’y a qu’un pas, que les générations acquises aux maîtres de l’Idée peuvent franchir bien plus vite que ces derniers ne l’imaginent, au prix d’une inventivité en matière de révisionnisme dont l’histoire montre qu’elle sait être intarissable.
« À chaque fois que je me suis trompé c’est que je n’ai pas été assez radical » (Sartre)
À défaut de Prolétariat ou de Travailleur Collectif bien lisses, nous ne sommes pourtant ni condamnés à imaginer déceptivement le non-Sujet32 d’une impossible révolution, ni à en faire le paradoxal contrecoup fidèle d’un Evénement hypothétique, et l’heure n’est plus à verser dans les « multitudes » au motif qu’un tel « sujet » ne saurait être autre que profondément hybride. Certes on récusera aisément qu’il soit identifiable à un type privilégié de travailleur ou d’acteur social, puisque la logique de l’exploitation se combine toujours avec des modes de dominations et d’aliénation différentiels irréductibles. Mais on pourra en particulier dépasser l’alternative entre ce qui serait la lutte principale (classes contre classes) et des luttes « dérivées » peu ou prou « séparatistes » (écologiques, féministes, anti-racistes, etc.), en ayant à l’esprit que « dans une société aliénée, toutes les aliénations, quel que soit leur niveau structurel, symbolisent entre elles » selon le mot de Sartre. « Peu importe, poursuit celui-ci, qu’on ne puisse les réduire toutes, par analyse régressive, à l’aliénation dominante qui est conditionnée par le mode de production… il suffit qu’elles se soient produites, sous l’influence de facteurs divers et irréductibles, dans le milieu de cette aliénation première [l’exploitation], pour qu’elles se structurent en fonction d’elle et pour qu’elles finissent – dans leur indépendance même – par en devenir l’expression, même et surtout si elles la contredisent »33. La question stratégique ne pouvant alors se traiter que sous l’angle d’une unité opérationnelle et non « substantielle » des fractions nécessairement constitutives de la base de masse, c’est-à-dire d’alliances bien mûries en vertu même de l’intransigeance qui seule rendra possible leur souplesse.
C’est donc tout un aujourd’hui (1) de travailler à la reconstruction d’une organisation politique consciente du fait que la forme (égalitaire) d’un combat prédétermine la forme (égalitaire) de société qu’elle sera amenée à gouverner, (2) de reconfigurer la puissance d’objectivation diagnostique de la critique de l’économique politique en tant qu’elle est du même mouvement prospective irréductible à une épistémologisation du politique révolutionnaire sur fond de « coupure », (3) d’identifier, en corrélation des nouvelles stratifications des classes, des métamorphoses du salariat, et des changements (s’ils sont réels derrière certaines apparences clairement hypertrophiées et surdéterminées) des canaux dominants de production de plus-value, les acteurs et agents susceptibles de porter radicalement et politiquement l’antagonisme au cœur de la production et de la reproduction des formes d’existence actuelles.
Pour le dire brièvement, leçons dûment tirées d’un passé34 qu’il serait cependant bon de réhistoriciser au lieu de le marteler sous le sceau de l’éternel, ce qu’impose la permanence de la dictature du capital, c’est rien moins qu’identifier, nommer et à la fois construire aujourd’hui, l’équivalent fonctionnel de la dictature du prolétariat dans l’économie dialectique du matérialisme révolutionnaire inaugural.
Que le quatrième âge du capitalisme impose peut-être une Ve Internationale
Repolitiser les références à Marx impose aujourd’hui de prendre la mesure de l’état du marxisme et de ses débats et de ses renouveaux au plan européen et international, qui sont un indice parlant de l’état des forces de gauche dans le monde d’aujourd’hui. Mais, plus avant, ne peut-on parler d’un quatrième âge, post-ultralibéral, du capitalisme, qui exigerait de travailler, en l’espèce, à l’organisation d’une Ve Internationale ? Parler de « quatrième âge » ne doit pas être pris au pied de la lettre : la question n’est pas de dire que nous sommes sortis de « l’onde longue » du « troisième âge » du capitalisme, de prétendre nommer par là un nouveau stade, ou une nouvelle séquence de l’articulation des rapports capitalistes de production avec les forces productives, etc. J’entends juste descriptivement par là que, sur fond d’un postmodernisme en fin de règne, d’un désastre socio-écologique croissant et d’une veillée funèbre pour les maigres restes du compromis keynésien, l’URSS en moins, la forme anti-terroriste de la militarisation du gouvernement mondial en plus, l’hégémonie financière comme mode indirect d’intensification de l’exploitation au plan mondial et la survenue de la crise malgré un taux de profit maintenu, et finalement le retour tendanciel du capitalisme réel à sa simplicité brutale, exigent peut-être de franchir un cap en matière de refonte politique.
Accomplir le réexamen
L’heure est au moins au réexamen totalisant et méthodique qui seul pourra faire de ces suggestions des perspectives dûment justifiées, l’essentiel étant de travailler à l’unification des courants « froids » et « chauds » du marxisme dont le XXe siècle a produit l’écartèlement tendanciel – la dédialectisation – et donc la fragilisation. Ce n’est pas qu’une seule version du marxisme ou qu’une seule formule du communisme ne soit légitime ou valide, loin s’en faut. C’est juste qu’il n’y a qu’un seul capitalisme, et que cela autorise et impose la recherche d’un paradigme unifié apte à le comprendre et l’abolir. Mais on ne décrète pas ce genre d’unification, et l’on ne saurait d’ailleurs que dangereusement en invoquer ou présumer ante festum l’unicité. Que le besoin s’en fasse sentir exprime en tous cas une situation objective de la théorie et de la praxis, qui ont atteint les limites d’une période, et dont le devenir ne saurait supporter la passivité. Ces quelques remarques visent à contribuer de façon programmatique à cette totalisation, mais si déjà elles parvenaient à produire un peu de différend, fût-ce minimalement, ce serait déjà ça de gagné.
Article paru dans le n°7 (nouvelle série) de la revue ContreTemps, 3e trimestre 2010.
références
⇧1 | « Réexamen du concept de révolution », Diogène, Gallimard, 1968, n° 64, « Nouvelle actualité du marxisme », p. 21-32. |
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⇧2 | E. Kouvélakis, « Crises du marxisme, transformation du capitalisme », in J. Bidet, E. Kouvélakis (dir.), Dictionnaire Marx contemporain, Paris, Puf, 2001, p. 50 ; la formule d’A. Tosel provient de sa contribution in ibid., « Devenir du marxisme : de la fin du marxisme-léninisme aux mille marxismes, France-Italie 1975-1995 », p. 57-78. La collection du même nom de l’éditeur Syllepse trouve ici son origine. |
⇧3 | ContreTemps, n° 4, décembre 2009, dossier « De quoi communisme est-il le nom ? ». |
⇧4 | Karl Marx ou l’esprit du monde, Paris, Fayard, 2005. |
⇧5 | F. Fischbach, Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009. |
⇧6 | La scission a entériné une distorsion entre un certain marxisme intégré et un autre assumant plus volontiers une certaine vocation « léniniste », mais leurs rattachements universitaires respectifs nuancent l’opposition. L’institution reste encore, en France mais ailleurs aussi, un pôle majeur d’organisation du champ marxiste : témoin à la fois d’une impuissance certaine à l’auto-organisation et d’une capacité combative d’occuper les lieux non encore fermés de la « société civile ». |
⇧7 | A. Badiou, S. Zizek (éd.), L’Idée du communisme. Conférence de Londres 2009, Paris, Lignes, 2010. Cf. infra § III et IV. |
⇧8 | J.-P. Sartre, Questions de méthode, 1957, Paris, Gallimard, 1986, p. 23. |
⇧9 | J.-N. Ducange, « Éditer Marx et Engels en France : mission impossible ? », Revue Internationale des Livres et des Idées, n° 16, mars-avril 2010, p. 52-55. |
⇧10 | Au motif de la présence dans son œuvre tardive de la catégorie anti-postmoderne par excellence de « totalité » et d’une forme générique de « loi de la valeur » non incompatible avec le paradigme marxien, Jameson réaffirmait l’appartenance d’Adorno à la constellation marxiste dans Late Marxism. Adorno or the Persistence of the Dialectic, 1990, London-New York, Verso, éd. 2007, p. 229-232 – l’idée étant qu’un capitalisme postmoderne ne pouvait produire qu’un marxisme postmoderne, le marxisme n’étant effectivement que l’autre du capitalisme dans la théorie. Cela n’est plus de mise : non seulement nous sortons du postmoderne, mais indépendamment de cela même il est surtout urgent, comme le suggérait déjà E. Mandel, Le Troisième Age du capitalisme, Paris, Ed. de la Passion, éd. 1997, p. 402-403,de dresser le bilan de « l’impasse idéologique » dans laquelle s’est enferrée l’École de Francfort – Marcuse étant un cas à part, cf. infra § IV. |
⇧11 | B. Bosteels, « L’hypothèse gauchiste : le communisme à l’âge de la terreur », in L’Idée du communisme, op. cit., p. 49-92. |
⇧12 | S. Budgen, S. Kouvélakis, S. Zizek (éd.), Lenin Reloaded : Towards a Politics of Truth, Durham-London, Duke University Press, 2007. |
⇧13 | A. Tosel, Le Marxisme au XXe siècle, Paris, Syllepse, 2009. Également, E. Kouvélakis, Philosophie et Révolution de Kant à Marx, Paris, PUF, 2003, et I. Garo, L’Idéologie ou la pensée embarquée, Paris, La Fabrique, 2009. |
⇧14 | J’ai esquissé quelques contours d’une totalisation de ce genre sur une question « locale » dans E. Barot, Révolution dans l’Université. Quelques leçons théoriques et lignes tactiques tirées de l’échec du printemps 2009, Montreuil, La Ville Brûle, 2010. |
⇧15 | Le Capital, Livre I, postface à la seconde édition allemande, 1873, tr. fr. J.-P. Lefebvre (dir.), Paris, Puf, éd. 2006, p. 18. |
⇧16 | K. Marx, L’Idéologie allemande, 1845, tr. fr., Paris, Éditions Sociales, 1977, p. 69-70. |
⇧17 | P. Anderson, Sur le marxisme occidental, 1976, tr. fr., Paris, Maspero, 1977, ch. II « Changements formels » p. 71 et suiv. |
⇧18 | Sartre et Marcuse comptent aujourd’hui parmi les plus porteurs de rematérialisation et de redialectisation du référent Marx : E. Barot, « Sartre, Marcuse et la stratégie dialectique », mars 2010, www.marxau21.fr. |
⇧19 | Cf. M. Husson, « Comprendre le capitalisme actuel », 2007, et « Le capitalisme contemporain et la finance », 2009, www.marxau21.fr, qui fournissent une bonne synthèse de son approche ; R. Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, La Découverte (Zones), 2010, p. 170-174 ; E. Barot, « Remarques sur la matérialité de la culture immatérielle », 2010, www.marxau21.fr. |
⇧20 | Certes cette désintégration est différenciée et hétérogène, et à la mesure inductrice ici et là de formes variées de solidarités innovantes ou redécouvrant d’anciennes pratiques – que l’on peut bien descriptivement appeler « multitudes », mais dont l’éclatement à lui seul devrait suffire depuis longtemps à imposer de ne pas transformer cette description générale en indicateur présumé d’un nouveau principe politique – d’un nouveau pouvoir constituant, en résumé – fort hâtivement baptisé en l’espèce. |
⇧21 | Le Capital, Livre I, op. cit., ch. VIII, § 6, p. 310. |
⇧22 | M. Husson, « Comprendre le capitalisme actuel », op. cit., p. 15. Cf. « Le capitalisme contemporain et la finance », op. cit., p. 1-3, sur ce taux de profit qui, contrairement à la plupart des discours dominants, ne baisse pas depuis vingt ans, mais ne donne pas lieu à accumulation, c’est-à-dire à transformation du profit en capital (productif par exemple sous forme d’investissements), mais à confinement improductif dans la sphère financière, situation assez inédite dont la « crise » révèle bien que derrière la bulle financière ce sont les rapports de production réels qui sont en jeu. |
⇧23 | R. Keucheyan, op. cit., « Capitalismes anciens et nouveaux », p. 169-199, synthèse des grands axes suivis en la matière dans le cadre marxien depuis les années 1970 ; G. Duménil, D. Lévy, « Une théorie marxiste du néolibéralisme », Actuel Marx, 2/2006, n° 40, p. 24-38 ; le collectif La Finance capitaliste, Paris, PUF, 2006, témoigne de convergences suggestives de ce point de vue là. |
⇧24 | Sur l’élévation « de l’abstrait au concret » des Grundrisse, quia fait l’objet d’innombrables lectures : le bilan de Mandel dans Le Troisième Age du capitalisme, op. cit., chap. I « Lois de développement et histoire du capital », p. 19-42, et B. Ollman, La Dialectique mise en œuvre. Le processus d’abstraction dans la méthode de Marx, tr. fr., Paris, Syllepse, coll. « Mille marxismes », 2005, rafraîchiront utilement les mémoires, rappelant au passage que le marxisme sans dialectique est le pire ennemi du marxisme. |
⇧25 | Par exemple le récent A Companion to Marx’s Capital, London-New York, Verso, 2010 de D. Harvey, et A. Shaikh, « The Power of Profit », Social Research, vol. 71, n° 2, été 2004. On n’oubliera pas que les travaux d’E. Mandel restent incontournables. En France, les travaux de G. Duménil, D. Lévy et M. Husson, héritiers de la théorie des ondes longues de ce dernier, sont parmi les plus connus, mais restent cependant esseulés. |
⇧26 | Pour toutes les remarques de ce paragraphe, cf. D. Kellner, Herbert Marcuse and the Crisis of Marxism, Berkeley-Los Angeles, University Of California Press, 1984, et par anticipation E. Barot, Marcuse, Paris, Belles-Lettres (coll. Figures du Savoir), à paraître. |
⇧27 | H. Marcuse, Vers la libération. Au-delà de l’homme unidimensionnel, tr. fr., Paris, Minuit, 1969, titre du chap. III. |
⇧28 | Ibid., p. 20-21. Marcuse reprend la formule à Marx, Capital, Livre I, op. cit., ch. XIII, § 4, p. 470. |
⇧29 | Ibid., p. 24. |
⇧30 | Critique que Marcuse évoque en ibid., p. 15, note 1. Il se réfère par ailleurs à Mandel p. 38, note 2, sur les fissures de l’hégémonie américaine nées au tournant des années 1970. |
⇧31 | Il s’inspire en partie, ibid. p. 14-15, de l’ouvrage important de P. Baran et P. Sweezy, Le Capitalisme monopoliste, 1966, tr. fr., Paris, Maspero, 1968. Cet ouvrage est problématique par la conséquence de la substitution opératoire qui y est opérée d’un concept de « surplus » à celui de « plus-value » (la sémantique des deux concepts étant en réalité très proche), qui est l’idée selon laquelle les monopoles sembleraient en train de s’affranchir des contraintes propres à la concurrence marchande, dans la production comme au niveau monétaire, et pouvoir indéfiniment s’autoalimenter – « extrapolation d’un phénomène conjoncturel » dit Mandel dans Le Troisième Age, op. cit., p. 426, dont Marcuse semble ainsi reproduire au plan de l’analyse de classes la même erreur. Cf. supra, note 23. |
⇧32 | « Perte du Sujet » de l’émancipation qui constitue évidemment l’un des points centraux des nouvelles pensées critiques : R. Keucheyan, op. cit., I, « Contextes », ch. 2. |
⇧33 | J.-P. Sartre, L’Idiot de la famille, Paris, Gallimard, 1973, tome III, p. 306-307. |
⇧34 | M. Lewin, Le Siècle soviétique, tr. fr., Paris, Fayard, 2003. |