La grève générale n’est plus ce qu’elle était ? Réponse à Philippe Corcuff

Le mouvement contre la réforme des retraites a largement pris conscience de sa puissance, de la profondeur et de la diversité des attentes, colères et revendications qui s’y sont articulées et qui l’ont porté au fil des mois (à partir de la grande manifestation du 24 juin et de la campagne de sensibilisation menée pendant l’été par diverses organisations syndicales). En dépit de la production en quantité industrielle de faux bon sens démographique sur la question, ce mouvement dans toute la variété des forces qui l’ont fait, l’ont animé, a su durablement convaincre une opinion nationale largement majoritaire que l’enjeu était tout autre : la réforme est affaire de redistribution des richesses, au moment où la crise financière et bancaire est politiquement convertie en crise fiscale et finalement sociale puisqu’il s’agit de la faire payer à l’ensemble du salariat de ce pays. En cela, il faut bien admettre que le travail argumentaire a grandement bénéficié d’alliés objectifs de taille : Mme Bettencourt, le chef de l’État et sa défense rigide du « paquet fiscal », mais aussi le retour du profit des banques, des entreprises françaises du CAC 40 (etc…) le tout sur fond d’odieuses tentatives de diversions sécuritaires et xénophobes durant l’été, aux relents de rafles. Ces dernières ne faisaient d’ailleurs que prolonger l’échec complet, depuis la fin 2009, de la « consultation populaire » sur l’identité nationale, suivi de l’infâme manipulation propagandiste sur « la burqa ». Bref, contre ces ignominies racistes, une authentique victoire politique a été remportée en imposant la question sociale contre l’hystérie nationaliste, la question fiscale contre la fausse évidence démographique, la question salariale contre la panique budgétaire organisée depuis plusieurs années et distillée à échelle européenne.

Cette victoire-là s’est réalisée dans la succession de « journées d’action » proprement historiques et dans des grèves reconductibles importantes, malgré leurs limites. Néanmoins, au beau milieu de ce mouvement riche et singulier, a commencé à se poser la question de savoir comment préserver et faire bon usage de la force des luttes et des convergences qui le constituaient, à l’heure où le processus parlementaire d’adoption de la loi était en cours. Comment alors tirer le meilleur parti des acquis du mouvement et de la délégitimation relative de mécanismes institutionnels et de pouvoir, aujourd’hui contaminés par une réforme qu’aucun lambris ne saurait rendre plus acceptable ? Dans un texte paru sur le site mediapart, le sociologue Philippe Corcuff proposait une intervention à cette charnière de la dynamique de mobilisation qui, si elle devait parvenir à se maintenir, était peu susceptible de se poursuivre à l’identique. L’auteur y avance une critique du « tout ou rien » jugé inhérent au mot d’ordre de grève générale et tente de promouvoir un autre cadre à l’inventivité contestataire, plus large, plus inscrit dans la durée et plus à même d’accueillir une pluralité de formes et modalités de mobilisation contre la réforme des retraites. Cette alternative consisterait alors en une « guérilla sociale et citoyenne anti-sarkozyste » qui aurait tout intérêt à s’inspirer du précédent historique que représentent les années du « mai rampant » italien, de 1966 à 1969.

Généralement contre « la générale » ?

Le débat engagé par le sociologue soulève une question plus large propre à faire retour dans tout mouvement d’ampleur contre le « pur capitalisme » dont parle Michel Husson. Cette question, c’est celle de la « grève générale » en général. Quelle est l’actualité d’un tel mot d’ordre ? Correspond-il toujours à un objectif souhaitable et nécessaire ? Voilà une discussion qui avait peu de chance de disparaître avec la fin d’un mouvement qui en a accru l’actualité. 

En dépit des quelques nuances et précautions que l’auteur ne pouvait guère éviter (« la figure de la grève générale des salariés et des étudiants en Mai 1968 n’est peut-être pas la plus adéquate à ce que nous vivons avec ce mouvement », elle peut même être « une très bonne chose […] face à la tendance à l’éparpillement des luttes »), le suspense est vite dissipé : la grève générale est, à lire P. Corcuff, assurément (et non « peut-être ») inadéquate, et ce, dans tous les cas (et non dans le seul cas présent) : manifestement, bien plus grand est le risque de la voir tomber « comme un marteau », « dogmatiquement d’en haut » ; ou qu’elle vire au « ‘modèle’ à appliquer de manière rigide sans tenir compte des caractéristiques de la situation ». Alors attention à la vision « mécanique et étriquée » de la « ‘grève générale’ » derrière laquelle ne se cache même plus une « tyrannie » et un enfermement « dans un ‘tout ou rien’ mortifère », propre à « tuer l’esprit de la ‘grève générale’ ».

Deux problèmes se posent pour commencer. D’abord, et contrairement à ce que l’on pouvait légitimement attendre, on ne saura rien de ce que peut être cet « esprit » de la grève générale. Au-delà de cette chose rendue d’emblée tout à fait repoussante et dont, bien entendu, strictement personne de peut raisonnablement vouloir,  il n’y a pas, pour l’auteur, d’autre version disponible de la grève générale, pas de grève générale nouvelle version ajustée aux « caractéristiques de la situation ». Reste donc le « Mai rampant » italien qui ne saurait donc, en principe, être réduit au simplisme d’un « modèle » mais dont la glorieuse exemplarité, au bout du compte, n’échappera ici à personne. Or, on observe qu’en dépit des annonces quant à l’importance de l’analyse des « circonstances » ou des « caractéristiques de la situation », la référence au Mai rampant ne comporte elle-même aucune analyse, même rapide, du contexte et des facteurs de cette phase bien particulière. Peut-être faut-il en conclure qu’à le contextualiser un peu trop solidement, à renvoyer cet épisode à son inscription historique propre, on risquerait précisément de ne plus pouvoir l’exporter comme « modèle », ou de le rapprocher – dangereusement – du Mai 68 français[1]

De ces non-dits sort un deuxième problème initial : en l’absence d’analyse de la conjoncture et notamment des séquences du mouvement contre le retraite, il semble que l’auteur mélange constat et proposition. C’est un fait : après plusieurs mois de cristallisation du mouvement dans la forme qui était encore la sienne à la mi-octobre, une autre séquence s’est engagée au croisement (i) du processus institutionnel, (ii) du traitement médiatico-politique des ‘débordements’ des ‘jeunes’ (celui-ci formant l’image inversée de celui-là), et (iii) des signaux de recherche de sortie de crise donnés par une partie de l’intersyndicale (la CGC avançant clairement sur une position institutionnelle légitimiste et la CFDT lançant le débat avec le MEDEF sur l’emploi des séniors et les jeunes). Dans ces conditions, le franchissement de nouveaux seuils dans la participation active au mouvement était peut-être devenu à la fois plus urgent et plus difficile, et la question du contrecoup financier de la grève pour les travailleurs en reconductible depuis plusieurs semaines a commencé à se poser de façon plus aiguë.

Alors, comment continuer, comment faire bon usage de l’acquis : victoire argumentaire, manifestations massives répétées sur deux mois, souhait manifeste de poursuivre la lutte dans nombres secteurs ; comment tirer le meilleur parti de ce caractère généralisant inhérent à la réforme elle-même qui par nature autorise l’articulation de problématiques communes (jeunes-vieux, public-privé, immigrés ou non, avec ou sans papiers etc.) à des niveaux d’intensité très inhabituels ? La logique de journées nationales unitaires ne pouvant plus, à ce stade, jouer de la même manière son rôle fédérateur et de scansion du mouvement, reste le pari d’une suite sur un registre plus strictement local, avec des rythmes est des modalités plus spécifiques selon les effectifs et les niveaux de radicalités disponibles. Dès lors, et confronté à cette articulation difficile vers une nouvelle étape aussi nécessaire qu’incertaine, on peut en effet chercher des précédents historiques de luttes prolongées (du CPE retiré après promulgation au Mai rampant, ces expériences nous disent que le pari n’est pas perdu d’avance).  

Mais curieusement, l’auteur, plutôt que d’essayer de déterminer le plus approprié en fonction de ces séquences s’en tient à un arbitrage binaire, et somme toute bien abstrait et atemporel, entre deux grands modèles de luttes. Au risque d’enfoncer une porte ouverte, les dynamiques des mobilisations ne sont pas continues, ne se poursuivent pas indéfiniment ; les accélérations avec lesquelles nombres de salariés ou étudiants indécis, fatalistes, ou qui ne voyaient simplement pas le problème quelques jours plus tôt, s’emparent du contre-argumentaire, font le pas de la manifestation, de la grève, de la grève reconductible, deviennent convaincus de la nécessité de la solidarité et de la convergence interprofessionnelle… ces accélérations-là n’ont pas lieu dans un tunnel temporel vide et indéfini. Elles touchent une limite, se convertissent ou s’invertissent de manière certes pas tout à fait prévisible quant au contenu mais bien anticipable quant aux rythmes (à moins de se convaincre le 12 octobre que l’état de mobilisation à l’échelle nationale avait vocation à rester pérenne…). Par conséquent, et de façon assez surprenante, l’auteur, à la mi-octobre, choisit d’argumenter contre la grève générale en ne tenant manifestement aucun compte de tous les signaux de convergence (opinion toujours massivement favorable au mouvement, centaines de manifestations partout en France, mais aussi annonce d’entrée des routiers CFDT dans la grève et formation d’une dynamique étudiante et surtout lycéenne, début d’impact économique et force symbolique des grèves dans les raffineries particulièrement), signaux indiquant très concrètement qu’un appel à la grève générale aurait peut-être permis d’unifier, de renforcer et d’étendre cette convergence contre un gouvernement impopulaire, universellement reconnu au service des riches et faisant le choix d’une rigidité des plus ambigües (signe de force ou de fragilité). Force est de constater que dans bien des endroits, ce mouvement social s’est très vite installé, à la base, dans une logique de grève générale : des collectifs et/ou assemblées interprofessionnels, voire populaires, se sont constitués dès le début du mouvement et ont mené, plusieurs semaines durant, des actions de blocage économique. Mais ces actions, pour « multiformes » qu’elles aient été, ont très souvent existé dans un cadre intersyndical local et certainement pas majoritairement dans une logique de « guérilla ». En revanche, c’est bien de ce mouvement « multiforme » que sont montés les appels les plus forts à sa généralisation.

En traitant cette séquence critique comme si elle avait inexorablement vocation à s’épuiser, on bascule dans le temps vide d’une sorte de fatalité qu’il faut laisser advenir, sur laquelle il n’y aurait pas de prise, pas de contretemps possible et toutes les comparaisons deviennent envisageables sur fond d’arythmie générale. Reste alors à s’en remettre à l’évocation maintenant bien familière des « résistances », jouables en toutes saisons. Difficile, d’ailleurs, de ne pas voir dans le vocabulaire de la « guérilla » une surenchère offerte en contrepartie rhétorique bien dérisoire d’un renoncement aux potentialités d’une situation d’accélération, ignorée peut-être parce que fondue dans un temps amorphe. Ce qui laisse penser, au bout du compte, que cette discussion quant à l’opportunité de la grève générale aurait pu être écrite à peu près n’importe quand.  Et ironiquement, une telle position pourrait s’avérer tout aussi dogmatique, ou « fétichiste », que le dogmatisme présumé des grève-généralistes. Le type même d’apport critique valable aurait pu consister à identifier un moment où la recette, le slogan rituel et nostalgique (pourquoi pas), se charge d’une efficacité réelle, reprend sens et force et correspond bien à une « intelligence » de la situation. Mais en l’occurrence, le propos « critique » se contente de basculer dans une contre-fétichisation en miroir, négative celle-là, de la grève générale qui d’un seul coup serait devenue mauvaise en soi. Aussi aurons-nous la grande audace politique et théorique d’affirmer que les appels à la grève générale sont parfois justifiés et parfois non. 

Quoi qu’il en soit, la conséquence première et immédiate de tout ceci tient dans l’exonération pure et simple des directions syndicales et de ce que beaucoup auront compris comme leur chronique manque d’à-propos. Certes, tout comme la « grève générale » telle que vue par l’auteur (nostalgie romantique, dogmatisme, et plus encore), on pourra toujours renvoyer ce genre d’observation à une dénonciation rituelle des « trahisons » des bureaucraties syndicales. Mais à s’interdire toute critique, en laissant également de côté les contractions du syndicalisme, on court grand risque de donner le signal que la question des organisations syndicales et de leurs orientations ne compte pour rien, qu’il vaut mieux passer tout à fait à autre chose. Ce qui s’apparente à une position de type post- voire anti-syndicale propre à valider les gauchismes et spontanéismes disponibles aujourd’hui et au regard desquels, l’imputation rituelle de « trahison » (venant de milieux dûment syndiqués) garde finalement le grand mérite de continuer de poser les problèmes plutôt que de les résoudre par simple effet d’omission.

Du « tous ensemble » au « tout sauf Sarkozy » ?

En l’absence d’analyse (i) des « circonstances », (ii) de prise en compte des séquences temporelles du rapport de force, (iii) de la capacité retrouvée de la grève à faire économiquement mal à échelle nationale, (iv) en l’absence de la prise en compte de la nature généralisante et centripète inhérente à la réforme elle-même, reste l’issue « politicienne » au sens le plus restreint et qui, en guise de perspective, propose de centrer la dynamique de revendication sur la personne du Chef de l’État et de « pourrir le remaniement gouvernemental ». Malheureusement, le repli très national vers la personnalisation « anti-sarkozyste » achève de ne pas proposer de caractérisation élargie d’une situation française qui ne fait que prolonger un contexte européen de la crise et une grammaire générale de la violence spécifique du capitalisme néo-libéral. Et on nous permettra de douter qu’un tel programme ait vocation à soulever les enthousiasmes militants et contestataires (si la tentation existe dans la population, n’est-ce pas un échec pour nous, et une forme de politisation dont il faut prendre acte pour mieux tenter de la dépasser ?). Il faut alors revenir sur le contenu même du mouvement. Les enjeux dans lesquels se sont reconnus et ont convergé des millions de manifestants pendant plusieurs mois recouvrent la question du salaire et de l’emploi pour toutes les classes d’âge et les catégories socio-professionnelles – conformément à la nature généralisante de la réforme elle-même, encore une fois. Mais à travers ce prisme, ils ont permis d’articuler trois autres questions majeures avec une force nouvelle : (i) ils ont d’abord permis, contre le chantage à la démographie, une popularisation sans précédent de la fiscalité comme outil de redistribution des richesses, et ce, contre la normalisation droitière de l’argument d’un « trop d’impôts » qui frapperait uniformément tous les contribuables d’une même injustice de l’État (argument au cœur de la démagogie anti-fonction publique et ayant vocation à légitimer les suppressions massives de postes dans ce même secteur public). Mais (ii) les enjeux au cœur des manifestations et grèves ont aussi posé pour la première fois avec cette ampleur la question du travail même, au-delà du seul problème de l’emploi. L’expérience et la reconnaissance diffuse d’un malaise généralisé dans le travail pour toutes les catégories du salariat, des risques psycho-sociaux que fait courir ses modes d’organisation, ont trouvé leur place au cœur de l’argumentaire contre l’accroissement du nombre d’années de cotisation. La situation des cadres de Renault Guyancourt, France Telecom et dans une moindre mesure du Pôle Emploi, a fait l’objet de médiatisations aussi utiles qu’ambigües (arbre de l’employeur « voyou » qui cache la forêt du problème généralisé, du travail qui n’est pas la santé). Quoi qu’il en soit, la critique de la réforme des retraites, parce que celle-ci prétend prolonger un travail déjà peu ou pas supportable, a permis de franchir un seuil qualitatif sur une question longtemps peu visible, puis émergente dans la périphérie de celle de l’emploi, pour devenir un objet de revendication large, unifiant, et au bout du compte, ouvrant une possibilité nouvelle de critique et de politisation à échelle de masse de l’institution centrale du capitalisme, à savoir, l’exploitation. Si cette dernière semblait s’être estompée avec l’étrange « fin de la classe ouvrière » (voire, au début des années 90, « la fin du travail » même), on la voit faire pleinement retour à travers les formes de souffrances longtemps sous-estimées, « psy » donc pas graves, et résultant de modèles managériaux structurellement pervers d’un nouveau régime d’intensification et de prolétarisation qui s’étend depuis nombre d’années à des secteurs ou catégories présumés à l’abri (employés, cadres). D’où (iii), au bout du compte, l’importance probable du corollaire suivant : le constat des nouvelles formes de pénibilité (dans des secteurs jusqu’ici peu soupçonnés de relever de « l’abattoir ») est intimement lié aux tendances lourdes à l’affaiblissement, voire, à l’éclatement des collectifs de travail et aux reprises en main managériales des questions des communautés de travail, de « l’esprit maison » et de ses logiques de loyauté, prestige, solidarité. Dans ces conditions, l’exigence de reconnaissance plus grande de la diversité et du pluralisme (contre une grève générale jugée tyranniquement homogène) pourrait entrainer une sous-estimation assez malheureuse d’une aspiration générale à suspendre toutes ces différences résultant des fragmentations stratégiques des horaires et lieux de travail, des statuts et des droits, et à converger sur des préoccupations, des appartenances et des revendications communes. Comment ne pas voir qu’en matière de diversité, d’individualisation, de « cas par cas », de multi- (emplois, fonctions, services) le régime néo-libéral de mobilisation dans la production a déjà pris une grande longueur d’avance ? Que célébrer la différence, les singularités etc., sans plus de précaution (certes, tout en résonnant avec la promesse d’une vie sociale dans laquelle nous serions des fins plutôt que des moyens) ne fait que valider un registre idéologique dont les dominants sont aujourd’hui très épris. Autrement dit, il se pourrait que la lutte sociale « flexible », en horaires décalés, ne corresponde pas si strictement aux attentes et à la demande « spontanées » des salariés contre la réforme des retraites. Et en cela, indépendamment de toute nostalgie (ouvriériste ou pas), la grève générale prend peut-être d’autant plus de sens aujourd’hui qu’elle permet précisément une lutte contre ces logiques managériales centrifuges qui produisent de l’isolement, de la solitude au travail (et au chômage) à échelle industrielle et avec les conséquences que l’on sait et devine. 

Par conséquent, une reformulation de l’enjeu des mobilisations privilégiant ainsi la « citoyenneté », le « remaniement ministériel », tend purement et simplement à décrocher la dynamique de lutte de ses dimensions distinctement salariales, liées à l’emploi et au travail, à la fiscalité et à l’exploitation nouveau régime (vécu et imaginé). Voilà qui revient à diluer cette dynamique sur le plan « du » politique, largement autonomisé. En guise de perspective de « politisation » de la lutte, une focalisation sur un homme pris pour seul responsable de la situation vaudrait-elle beaucoup mieux que la perte totale de force et de repères (victoires du gouvernement, y compris dans les élections à venir) qu’elle est censée nous éviter ? N’a-t-on rien d’autre de proprement politique à tirer d’un tel mouvement pour l’avenir immédiat ? Certes l’autoritarisme gouvernemental pose aussi des problèmes de citoyenneté, au sens où il est urgent de se définir clairement contre l’illégitimité du formalisme parlementaire. Rien cependant ne justifie une telle désarticulation entre cet aspect et la lutte économique, qui malgré les limites de ses résultats immédiats contre les attaques du gouvernement, a constitué un début de réalisation de cette urgence, une politisation effective et active. Il est donc crucial de relever que le mouvement, par la force de ses mobilisations à la base, est parvenu, même de façon limitée, à passer des journées nationales d’action (« temps forts » nécessaires mais insuffisants, menaçant toujours de se réduire à des « journées saute-mouton ») à un authentique mouvement de grève capable d’exercer une pression économique réelle.

Notons au passage que de ce point de vue, on voit mal ce que Daniel Bensaïd vient faire dans une démonstration qui « oublie » ce à quoi le même Daniel Bensaïd a consacré tant de temps et d’ouvrages, à savoir, l’articulation instable entre les deux ordres non-identiques, non coextensifs, du social et de la politique. Car il y a bien là un problème général supplémentaire. Pour essayer de rester bref, le propre de la grève générale, c’est qu’elle s’appelle ; elle pose donc une décision et une intervention d’ordre politique dans une conjoncture sociale dans laquelle les intérêts les plus divers peuvent effectivement s’affranchir de leurs limites propres pour se réarticuler sur un commun (qui n’est plus celui de tel ou tel groupe, milieu, ou situation particulière). Autrement dit, elle pose un acte de langage qui n’est pas de l’ordre du simple reflet d’une situation, mais qui, au contraire, tend à en constituer une autre qualitativement différente. A l’inverse, l’anti-sarkozysme ne s’appelle pas. Il relève d’une attente illusoire que, de manière diffuse, le social, dans son hétérogénéité, converge de lui-même en intérêt général, en projet d’ensemble cohérent au-delà des situations et revendications particulières. N’aurait-on pas affaire-là à une sorte de court-circuitage quiétiste de la politique, au renoncement à l’articulation pleinement assumée d’une visée non limitée aux seuls intérêts corporatifs ? « L’anti-sarkozysme » réintroduit la nécessité d’un projet unifiant mais réduit au simple « reflet » d’une situation sociale que rien ne vient unifier en positif. Y persiste le présupposé qu’un appel unifiant viendrait inévitablement « d’en haut ». La politique n’est pourtant pas d’emblée inscrite dans le social ; elle constitue le détour nécessaire, la médiation, par laquelle il se réinterprète et se redonne consistance hors de ses limites déjà connues. On n’est donc guère surpris que le seul projet soit celui de « résistances » durables, c’est-à-dire sans fin, sans autre chambre d’écho que la figure d’un petit personnage antipathique sans intérêt dont il suffira qu’il quitte ses fonctions pour que tout rentre dans l’ordre, si tant est que l’ordre ait jamais été dérangé. 

Mouvements sans histoire

A défaut de parvenir à nommer les problèmes, il faut donc en inventer un ; en l’occurrence, la visée de la grève générale comme expression de dogmatisme, de nostalgie romantique, d’autoritarisme, et écrasement de la pluralité « au nom de l’Un » etc…[2]  Une question fort simple se pose : où l’auteur a-t-il vu cette menace ? Quelles organisations de masse seraient aujourd’hui en capacité d’imposer un tel carcan réducteur, fermé à la diversité des oppressions ? Réponse : aucune, bien entendu, et la menace brandie n’existe pas. Si des structures organisées (des directions syndicales, en particulier) ont pu exercer une influence sur le cours du mouvement dans sa totalité, celle-ci a plutôt consisté à éviter d’entrer dans une logique d’accélération du rythme et de l’unification de la mobilisation vers une grève générale reconductible. Et sur un plan plus local, c’est la diversité du mouvement syndical qui frappe à nouveau, et même une certaine difficulté à la dépasser en se donnant des cadres de lutte communs, mettant les appartenances organisationnelles au second plan[3]

Mais dans le temps vide de l’auteur, bien des télescopages sont permis et il faudrait maintenant prétendre que nous ne serions pas sortis d’une époque où dominait une certaine idée de la centralité de la classe ouvrière, dans ses versions ouvriéristes, centrées sur la production au sens le plus étroit (industrielle), visibles dans la puissante symbolique de la « forteresse ouvrière », mais aussi avec ses présupposés de genre et son anti-intellectualisme chronique. Sans doute une telle vision et pratique ouvriériste était-elle en mesure de sous-estimer, voire, de marginaliser activement nombre d’oppressions alors tenues pour secondaires, voire « normales » (femmes, étrangers, jeunes-petits-bourgeois-étudiants, homosexuels). Il faut cependant un effort d’imagination considérable – doublée d’un dolorisme parfaitement douteux – pour en arriver à se convaincre que la menace – qui n’existe pas – plane toujours. Avec moins d’imagination, on peut penser que la grève générale peut être, tout au contraire, en tant qu’aboutissement d’un processus de maturation, de décloisonnement social et professionnel, un moment d’expression de la plus grande pluralité de revendications et d’aspirations, se soutenant et se confortant entre elles, se rendant mutuellement reconnaissables et interprétables, à l’inverse des logiques d’enfermement dans les particularismes aveugles et concurrents. Plutôt que d’y voir, ou d’y cauchemarder à peu de frais, l’inévitable retour d’un ouvriérisme borné, pourquoi ne pas commencer par en attendre la suspension la plus radicale et la plus prometteuse des rapports de subordination et de domination, multiples et en même temps soumis aux mêmes tendances lourdes de la période (déqualification, prolétarisation, paupérisation, dépossession de droits, de biens communs, de services publics) ?

Toute la question est alors de savoir si l’on aborde le problème avec des catégories statiques (des catégories socio-professionnelles, des « oppressions » spécifiques, le tout juxtaposable sur ce qui ressemble à un marché de la reconnaissance – l’État néo-libéral applaudit) ; ou à partir des dynamiques et tendances définissant une période et dans lesquelles la nécessaire « pluralité » des situations vécues peut se comprendre elle-même dans une logique commune généralisante. 

L’effet de manche (l’horreur de la grève générale) permet assez artificiellement à l’argument de prendre consistance, de se justifier sur un terrain qui est celui de la fantasmagorie et au fond, de l’interminable culpabilisation du mouvement ouvrier. Mais au-delà, et de manière plus générale, ce qui s’illustre dans cette discussion est une adhésion plus ou moins libre, plus ou moins rigide à un ensemble de thématiques relevant d’un post-modernisme libertaire de gauche, rebattu dans le monde anglophone depuis bientôt trente ans : la différence et la pluralité comme valeurs absolues, le décentrement et les « flux », mais aussi le rejet épidermique de toute notion de totalité, l’imputation de réductionnisme pour toute analyse relevant de l’économie politique (à laquelle il faut préférer la culture, le langage), et le rapport distendu, voire ouvertement hostile au marxisme.

Deux observations pour finir. Tout d’abord, ici, l’auteur, on l’aura compris, privilégie donc la pluralité, le multiple, mais aussi l’indétermination et le provisoire inhérents à ce qui « déborde », « dérape », « fluctue », « échappe ». Si le tout est à ressaisir (en citant Michel Foucault), dans des « stratégies globales », rien ne sera venu dissiper le mystère de cette « globalité » en dernière instance. Ensuite, on reste perplexe devant la cohabitation du flux a-centré, de l’instabilité de toute chose, d’une part, et d’autre part, le maintien de catégories et de binarités on ne peut plus figées et qui forment l’arrière-plan de la juxtaposition centrale entre grève générale (tyrannique) et « mouvement multiforme et durable de guérilla sociale et citoyenne » (pluraliste). On l’a vu, ce duo se rejoue sur le registre de l’Un (identique à lui-même, non contradictoire) et de la pluralité (différence). Mais cette même fixité se prolonge dans l’opposition répétée entre le « pôle des prudents » et le « pôle des radicaux ». Pour l’auteur, il paraît acquis que de telles positions ou profils sont donnés d’emblée et n’ont pas vocation à  se renégocier (ou devrait-on dire : « fluctuer », « déraper ») au cours du mouvement. Le propre de telles dynamiques de mobilisation et de lutte ne tient-il pas à cette possibilité qu’elles donnent de faire plus de chemin en quelques semaines, voire, quelques jours, qu’on en aura fait en plusieurs années ? Que, fort simplement, des arguments, des compréhensions, des gestes, des rencontres se font et s’apprennent, ouvrent et étendent le champ de l’expérience et ainsi, que des talents individuels et collectifs insoupçonnés se révèlent, que des « modérés » deviennent moins « modérés », que les « radicaux » du début se retrouvent bientôt rejoints ou dépassés dans leurs initiatives ou analyses pas les « modérés » plus si « modérés » (etc…) ? Apparemment pas : quelles que soient les séquences et accélérations de la mobilisation sociale, les modérés et les radicaux restent les modérés et les radicaux, bien à leur « pôle » respectif. Mais c’est encore la même logique qui semble gouverner la place des « milieux intellectuels » vis-à-vis des  « lieux de grève » où il s’agirait de venir « mettre à disposition des savoirs critiques ». On aurait au moins imaginé une petite concession bilatéraliste du type : les « milieux intellectuels » enrichissent aussi leurs « savoirs critiques » à partir des luttes. Mais pas même ça. Il y a donc les lieux connus et reconnus de savoir dont les représentants, entre missionnariat militant et condescendance académique, n’ont plus qu’à bien vouloir franchir la frontière qui les sépare du monde sans lumière. Là encore, chacun sa place et point de « fluctuation » en vue.

Pour conclure sur ce registre un peu abstrait : du fait d’une conception fort peu différenciée du temps (moment, période, tendances, rythmes, séquences, conjoncture) et de la faiblesse d’analyse de la situation qui en résulte, l’argument proposé par Philippe Corcuff – et sa fétichisation négative de la grève générale – souffre d’une présupposition de catégories statiques peu à même de nous aider à penser la nouveauté, l’imprévisible et les sauts qualitatifs politiques potentiellement inscrits et momentanément disponibles dans des situations de luttes sociales telles que celles que nous avons connues (ou connaîtrons). Ce derrière quoi persiste peut-être aussi une conception conventionnelle du langage comme simple « reflet » des situations et non comme intervention capable de produire des effets dans des conjonctures données (appeler ou ne pas appeler, voilà qui change bien choses). Reste alors « les résistances » à perpétuité sur des registres politiques et institutionnels (le remaniement, la légitimité du chef de l’État) déconnectés de ce qui pourtant a commencé à faire la crédibilité de ce mouvement avec le rappel que quand beaucoup de travailleurs s’arrêtent de travailler, la peur commence à changer de camp. Or ce niveau économique (tout sauf une « réduction »), est apparu comme le lieu d’articulation d’un ensemble de communs ouvrant la possibilité d’une globalisation politique du mouvement. 

Il paraît acquis que le mouvement contre la réforme des retraites n’a pas été en mesure d’entrer dans une nouvelle phase. Ses déclinaisons ultérieures sur les lieux de travail (confrontations, luttes, grèves locales) ne sont pas achevées, et prolongent l’encouragement qu’il aura donné à des centaines de milliers de salariés pour contester la fatalité météorologique de la crise financière. Dans tous les cas, ce mouvement a non seulement réussi à représenter à nouveau une menace matérielle effective pour les exploiteurs, mais il a en outre réussi à réarticuler une centralité du travail et de l’exploitation – à travers les enjeux de la pénibilité notamment – qui ne relègue plus les risques d’ordre psycho-social à un second ou troisième rang subalterne du travail féminisé. Il a enfin rendu possible le fait de faire valoir une série de ces communs généralisants qui traversent et relient les situations particulières et sans lesquels la perspective de transformation sociale anticapitaliste reste pour le moins brouillée. De quoi espérer et faire.

Notes

[1] L’année 1968 signifie, dans un très grand nombre de pays, la rencontre entre une unité de temps et une intensité de l’action collective. On pourrait presque l’oublier, mais c’est un signe important de ce que peut faire la mobilisation de masse pour produire de l’unité avec de la diversité. Un ensemble de situations diverses sont entrées en résonance et ont abouti, entre autres, à quelque chose de commun. Dans le temps et l’action, une diversité réelle a présenté, dans une certaine mesure, un visage unifié qui n’avait rien d’une façade, et renvoyait aux aspects les plus généraux de la situation historique. Mutatis mutandis, on peut lire de la même façon l’un des principaux objectifs du texte de Rosa Luxembourg défendant en Allemagne la « grève de masse » telle qu’elle s’était réalisée dans la période de la première révolution russe, malgré les différences de situations entre les deux pays, dans le cadre général du capitalisme du début du XXe siècle (voir aussi plus bas).

[2] On présume d’ailleurs à ce stade que tout ceci doit participer de cette même « inintelligence de la situation » que l’auteur pense détecter dans le rapprochement faisant du Chef de l’État un fasciste.  Les « innovations » policières, l’institutionnalisation plus générale de thématiques identitaires et racistes, ou la prise à partie d’un « groupe ethnique » tout entier pendant l’été devraient pourtant permettre de juger moins sévèrement le raccourci pour entendre ce qui y résonne en termes d’histoire nationale. Mais décidément, P. Corcuff n’est guère magnanime vis-à-vis d’un milieu politique qui a pourtant vocation à être le sien.

[3] Il ne s’agit pas ici d’expliquer complètement et définitivement ce qu’a été le rôle des organisations existantes à différents niveaux dans ce mouvement, mais peut-être déjà de souligner ce qu’elle n’a pas été. Des textes utiles ont été et seront produits par d’autres participant-e-s au mouvement, pour préciser ce type de constat et répondre au besoin permanent d’analyse des événements et des situations que nous traversons. Ces analyses détaillées et différenciées sont la matière première de toute pratique de construction (et ainsi, d’unification et d’inscription temporelle) des mouvements de masse réels. Nous revenons sur ce point au texte de Rosa Luxembourg, dont la lecture est un très bon antidote au  cliché du dogmatisme des « classiques » marxistes. Il est utile aujourd’hui dans la mesure où il impose d’évaluer notre situation, forcément différente et semblable à la fois, forcément diversifiée mais tout de même unifiée par les mouvements de masse et l’économie politique de la situation qu’ils visent à transformer plus ou moins radicalement. L’idée et la pratique de la grève de masse sont fondamentalement historiques, au sens où certains de leurs aspects changent presque à chaque nouvelle expérience, alors que d’autres ne se transforment que dans un temps plus long. Certains se maintiennent jusqu’à aujourd’hui parce qu’ils sont rendus nécessaires par toute lutte anticapitaliste, affrontant des caractéristiques essentielles du capitalisme comme réalité historique, qui a ses variantes et ses constantes.