Voilà un concept capable de renverser des gouvernements ! En Égypte et en Tunisie, la volonté du peuple n’est pas un mot creux.

Un jour après que la pression populaire a forcé le président autocrate tunisien,  Zine al-Abidine Ben Ali, à quitter le pouvoir le 14 janvier dernier,  le gouvernement égyptien a déclaré qu’il « respect[ait] la volonté du peuple tunisien. » Tout comme les gouvernements yéménites et iraniens, ou encore comme la Ligue arabe. Le gouvernement jordanien a fait de même le jour suivant. Dans son discours sur l’état de l’Union, adressé le 25 janvier, Obama a également célébré la Tunisie comme le lieu « où la volonté du peuple s’est avérée plus puissante que la disposition d’un dictateur », avant de rappeler que « les États-Unis soutiennent les aspirations démocratiques de tout peuple. »

La traditionnelle référence à « la volonté du peuple » est depuis longtemps l’une des tournures de phrase les plus conventionnelles du lexique politique moderne. La mobilisation effective d’une telle volonté est, toutefois, moins facile à congédier. Les révoltes en cours en Egypte — mais aussi en Algérie,  au Yémen, en Jordanie et, en fait, dans tout le Moyen-Orient — pourraient bien, incessamment sous peu, obliger leurs gouvernements à décider s’ils  croient bien à ce qu’ils disent. C’est ce que pourrait bien accomplir aussi le renouveau des mobilisations, en Grande-Bretagne et dans toute l’Europe, contre la dernière phase de la longue attaque néolibérale contre le secteur public et l’État providence.

Inutile de dire que les États-Unis et leurs lointains partenaires n’ont jamais hésité — au Guatemala, au Vietnam, au Chili, en Palestine, en Haïti, en Turquie — à saper ou à écraser tous ceux et celles dont la volonté n’a pas concordé avec la leur. Mais aussi faciles que ces invocations diplomatiques puissent paraître, la «volonté du peuple» reste, dans la théorie comme dans la pratique, une notion profondément transformatrice, et un simple examen, même superficiel, de son histoire devrait suffire à nous rappeler toute son inflexion révolutionnaire.

Au 18e siècle, pas moins qu’aujourd’hui, considérer la volonté rationnelle du peuple comme le fondement du pouvoir souverain impliquait un rejet des conceptions de la politique préjugeant d’une exclusion mutuelle entre société et volonté (où la politique se détermine par une « nécessité » naturelle, historique ou économique) ou du primat d’une autre espèce de volonté (monarchique, cléricale ou élitaire).  En lui donnant les traits d’une instance inclusive et prescriptive, Rousseau et les Jacobins ont fait de l’idée d’une volonté populaire ou « générale » le point clivant de la politique moderne. La référence à la volonté du peuple* sous-tend la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de Révolution française (1789) et la Constitution de Robespierre (1793).

Jefferson a quant à lui grandement anticipé l’histoire à venir de sa jeune nation indépendante lorsqu’il a mis l’accent sur la lutte entre « ceux qui ont peur et se méfient du peuple, et qui souhaitent leur arracher tout pouvoir pour le mettre dans les mains des classes supérieures » et « ceux qui s’identifient au peuple, lui font confiance » et le considèrent comme « le meilleur dépositaire de ses droits ».

La clarification et la centralisation de la volonté du peuple allait être le fil conducteur de la stratégie des Bolchéviques dans la perspective de 1917, et la première préoccupation de Lénine, précoce et tardive, était d’atteindre une tenace et partisane « unanimité de la volonté », suffisamment puissante pour vaincre les résistances d’un statu quo indéfendable.  De même pour Mao, l’objectif consistait à unifier et à intensifier « la volonté de se battre » d’un peuple contre ses oppresseurs, avant d’établir une forme de gouvernement mieux à même de « pleinement exprimer la volonté de tout peuple révolutionnaire. » Les révolutionnaires contemporains de Mao (Giap, Castro, Che Guevara, Mandela) ont adopté de similaires priorités, partisanes et « universalisables ».  C’est ainsi que, dans un tout autre contexte,  les partisans les plus radicaux du mouvement américain pour les droits civiques ont pareillement agi. L’ANC synthétisait complètement cette ligne de pensée en affirmant, dans sa Charte des libertés de 1955, que « nul gouvernement ne peut, à juste titre, revendiquer la moindre autorité autrement que sur la base de la volonté du peuple » et en posant pour première revendication : « Le pouvoir au peuple ! »

À peu près au même moment, l’un des plus influents écrivains et militants en Afrique du nord, Frantz Fanon, concevait une pratique politique dans le même sillage.  L’entière contribution de Fanon à la lutte de libération algérienne (1954-1962) est guidée par une « volonté d’indépendance » populaire, la « volonté nationale des peuples opprimés », leur « volonté d’en finir avec l’exploitation et le mépris ».  L’avènement de la révolution algérienne se jouait, pour lui, au prix de « la volonté de 12 millions de personnes ; ce qui constitue la seule réalité ».

Rejetant toute diversion, qu’elle soit sous forme de « négociation »  ou de « développement »,  Fanon soutenait l’idée d’action décisive, ici et maintenant — il ne s’agissait pas de réformer une intolérable situation coloniale par un interminable pas-à-pas, mais de l’abolir. Fanon observait que le « caractère fondamental de la lutte du peuple algérien » s’entendait par leur  « refus  de toute solution progressive, par leur mépris pour toutes les « étapes » qui viendraient endiguer le torrent révolutionnaire, et les conduire à abandonner la volonté inébranlable de prendre les choses en main, une bonne fois pour toutes ».  Le destin de leur révolution dépend de la participation  « coordonnée et consciente » du peuple dans son processus d’auto-émancipation.

Aujourd’hui en Tunisie et en Égypte, comme dans l’Algérie des années 1950, en appeler à la volonté du peuple ne s’invoque pas comme un vain mot. Volonté et peuple : rejetant les toutes « formelles » conceptions de démocratie qui camouflent  le statu quo qui nous échoit, une politique sérieusement démocratique devra penser simultanément les deux termes. D’une part, une volonté du peuple devra impliquer la libre association et l’action collective, et dépendra de sa capacité à inventer et à préserver des formes ouvertes de rassemblement (manifestations, réunions publiques, syndicats, partis, sites internet, réseaux). D’autre part, si une action est prescrite par la volonté populaire, dès lors, ce qui se met en jeu, c’est une démarche libre et volontaire, conduite sur la base d’une délibération informée et raisonnée.

La détermination de la volonté du peuple est question de participation populaire et de puissance d’agir avant d’être une question de représentation, d’autorité sanctionnée ou d’équilibre. Contrairement au simple « vœu », si elle est faite pour persister et pour prendre le dessus, alors la volonté populaire doit se montrer unie face à ses adversaires, et trouver les moyens de vaincre leur résistance.

Que l’on soit à Tunis ou au Caire,  à Caracas ou Port-au-Prince, à Athènes ou à Londres, si l’on veut ancrer l’action politique dans la volonté populaire, il s’agit de réaffirmer une capacité collective de transformation délibérée et révolutionnaire. Comme les peuples qui défient leurs gouvernements en Afrique du nord en font la démonstration, il y a des circonstances pour lesquelles le courage collectif et l’enthousiasme peuvent être plus qu’une étincelle face au pouvoir coercitif d’un État. Le cliché reste creux, jusqu’à ce qu’il soit appliqué dans la pratique : « Là où il y a la volonté, il y a un chemin. »

Peter Hallward enseigne au Centre for Research in Modern European Philosophy
à l’Université de Kingston. Son livre sur la volonté du peuple est à paraître en 2012.

 

Traduit par Stella Magliani-Belkacem

Source : http://www.guardian.co.uk/commentisfree/2011/jan/31/egypt-tunisia-will-of-the-people?INTCMP=SRCH