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Richard Seymour revient sur la géante mobilisation de l’extrême droite britannique du week-end dernier. Au nom de « Unite the Kingdom » mais aussi en hommage à l’influenceur ultra-réactionnaire Charlie Kirk, cette marche a été initiée par le militant fasciste Tommy Robinson, a rassemblé des dizaines de milliers de personnes et attiré nombre de figures de l’extrême droite mondiale (dont Eric Zemmour).

Seymour appelle à un sursaut du côté de la gauche face à une mobilisation qui n’est pas seulement le produit d’une manipulation de Musk et de la reprise – par les travaillistes au pouvoir – de l’agenda anti-immigrés de l’extrême droite, mais s’enracine dans des phénomènes plus profonds : les effets à la fois matériels et psycho-affectifs de plusieurs décennies de néolibéralisme agressif.

Richard Seymour est chercheur indépendant et vit à Londres. Il est l’un des fondateurs de la revue Salvage et auteur de nombreux essais sur la politique britannique. Dans un texte publié dans Contretemps en juillet 2024, consacré aux émeutes racistes en Grande-Bretagne, il soulignait déjà le rôle des affects racistes et islamophobes.

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Quand j’étais jeune militant, les idées exprimées lors de l’énorme rassemblement de samedi dernier [13 septembre] « Unite the Kingdom » étaient l’apanage d’un dangereux noyau dur de fascistes, de néonazis et d’autres individus de cette espèce. Leurs militants étaient des hommes imposants chaussés de grosses bottes qui prenaient plaisir à fracasser la tête des « gauchistes » et des Noirs. Mais ils étaient généralement débordés en termes de nombre, pourchassés et physiquement bloqués par l’Anti-Nazi League partout où ils tentaient d’aller, avant de se replier vers les pubs.

Aujourd’hui, le fascisme émergeant est un phénomène de masse, hypermédiatisé. La police a estimé à 110 000 le nombre de participants [à la marche du 13 septembre] mais il semblait plutôt qu’il s’élevait à plusieurs centaines de milliers de personnes qui brandissaient drapeaux et pancartes sur lesquelles on pouvait notamment lire : « Nous voulons reprendre notre pays », « Ceci est une terre chrétienne », « Starmer aime les jeunes hommes prostitués » , « Merci Elon Musk », « Justice pour les victimes de viol » ou, de manière plus exigeante, « Tout le monde vénère : l’humanisme, l’hédonisme, le climatisme, l’islam ou Jésus. Qui choisiriez-vous ? ».

Les organisateurs affirment que des millions de personnes ont regardé la retransmission en direct, ce qui est plausible compte tenu du pic d’audience atteint, d’autant que Musk s’est exprimé par liaison vidéo et a probablement influencé les algorithmes sur X. Le public était beaucoup plus large que la population habituelle de ce genre de manifestations. Oui, il y avait des ivrognes et des garçons habillés en vêtements Stone Island qui cherchaient la bagarre. Mais Tommy Robinson avait décrit cet événement comme un moment « familial », un « concert », un « festival » gratuit, avec six écrans géants installés tout le long de Whitehall [l’avenue où se trouvent les bâtiments du gouvernement], dégagé de toute présence d’ivrognes et où la police métropolitaine serait présente pour tenir les « gauchistes » à distance. Cela a effectivement fonctionné : les familles ont amené leurs enfants et sont restées pour suivre un événement qui a duré plus de sept heures.

Si vous n’étiez pas enthousiasmé par le message, ces sept heures auraient été mortellement ennuyeuses, rythmées par une succession syncopée de discours noyés de sentimentalisme et par le bourdonnement des drones. Si vous n’êtes pas un assidu d’internet, et donc au fait du cercle des proches et du réseau transnational de Tommy Robinson, vous n’auriez reconnu quasiment aucun intervenant. Si vous n’avez pas été enthousiasmé.e par les exhortations à « [les] renvoyer chez eux » (les migrants), à « prendre les  « armes » contre ceux qui « musellent la liberté d’expression » (Laurence Fox), par les appels à interdire les mosquées, les religions non chrétiennes et l’humanisme laïc (Brian Tamaki de la Destiny Church, Nouvelle-Zélande), à réprimer préventivement la gauche, à dissoudre le parlement et organiser un plébiscite (Elon Musk), etc., vous auriez certainement ressenti une forte nausée. Et si vous n’avez pas éprouvé une obscure satisfaction à entendre que « nous sommes colonisés par nos anciennes colonies » (Éric Zemmour) ou que « dans ce pays, vous risquez de rester en prison plus longtemps que l’immigrant qui a violé votre fille » (la militante néerlandaise Eva Vlaardingerbroek), c’est que vous avez passé votre temps à jouer à Candy Crush en portant vos écouteurs.

Pourtant, pour beaucoup de participant.e.s, cette journée a été la plus excitante de leur vie, le jour où des « millions » de gens, une « armée » s’est levée et a validé collectivement leurs peurs les plus profondes et leurs pires désirs. La culpabilité furtive et la honte publique associées à leurs désirs semblaient se dissiper dans la chaleur de cet amour de soi collectif. « Les insultes ne fonctionneront plus », ont-ils et elles déclaré. « Ils peuvent nous traiter de racistes ou d’extrême droite, mais nous sommes normaux, nous sommes la majorité ».

Certaines personnes se sont montrées très audacieuses lors des micro-trottoirs. « Il faut assassiner Keir Starmer », a expliqué une personne interrogée par le podcast d’extrême droite Resistance GB. « Quelqu’un doit tirer sur Keir Starmer » : cette déclaration a été immédiatement désavouée par ses interlocuteurs. Mais qui pourrait lui reprocher de s’être emporté, alors que Musk a déclaré à la foule que la gauche venait les tuer, que Starmer avait trahi son peuple et qu’un changement « révolutionnaire » » de gouvernement et la dissolution du parlement étaient nécessaires ?

Cet événement était sous forte emprise de Musk. Rappelons que Nigel Farage s’était brouillé avec lui à propos de l’exclusion de Reform [le parti britannique d’extrême droite dirigé par Nigel Farage] de Tommy Robinson et d’autres militants fascistes. Musk a soutenu des formations d’extrême droite comme l’AfD [Alternativ für Deutschland : extrême droite allemande], qui mettent un point d’honneur à inclure dans leurs rangs des néonazis. Reform a ainsi gardé ses distances avec la manifestation. Par contre, Advance UK, la scission de Reform dont Ben Habib et Tommy Robinson font partie, et qui est soutenue par Musk, l’a coparrainé.

La manifestation était également imprégnée d’un nationalisme chrétien virulent, avec ses divers invités intégristes, évangéliques et fondamentalistes (Tanaki, le révérend Brett Murphy, le révérend David Nicholls, Dewar avec sa crosse « patriotique »), ses manifestants portant des croix et ses jeunes scandant le slogan de Nick Fuentes, « Christ is King » (Le Christ est roi). Cela est très inhabituel pour un rassemblement d’extrême droite britannique et reflète le type de coalition que Robinson a construit grâce à YouTube et au « journalisme citoyen » en ligne.

Vous vous demandez peut-être comment tout cela a été financé ? Après tout, Tommy Robinson a fait faillite. En plus de tous ses démêlés avec la justice, de ses allers-retours en prison, du procès en diffamation qu’il a perdu et de l’ordonnance d’éloignement de cinq ans qui lui a été infligée pour avoir harcelé un journaliste de The Independent, il a fait faillite en 2022 après avoir dépensé 100 000 livres sterling au jeu (et non pour assouvir sa consommation prodigieuse de cocaïne). Comme il le dit avec amertume, il a été « exclu » de toutes les banques. Bien sûr, il contrôle toujours son média Urban Scoop. Il contrôle également SquareFT, une société qui fournit des services aux journalistes — les « journalistes » en question étant Tommy Robinson lui-même, les « clients » étant ses donateurs.

En plus d’Advance UK, l’activité de ce petit monde était par ailleurs sponsorisée par deux sociétés de cryptomonnaie, Athena Bitcoin et Just FOMO – Robinson a particulièrement remercié celle-là. Bien sûr, il s’agit peut-être simplement d’une astuce marketing, car le public d’extrême droite est notoirement sensible aux délires concernant les cryptomonnaies. Néanmoins, le fait semble un peu étrange, parce qu’Athena Bitcoin n’opère pas au Royaume-Uni, que Just FOMO est une nouvelle société et qu’aucune des deux n’a l’habitude de parrainer des activités d’extrême droite, même si Athena Bitcoin semble ravie de travailler avec Nayib Bukele, le président du Salvador. Si des journalistes souhaitaient rechercher les canaux possibles par lesquels Musk aurait pu financer l’événement, c’est par là que je commencerais. Ce n’est qu’une suggestion.

Rien de tout cela ne peut toutefois remettre en cause le fait qu’il s’agissait d’un événement véritablement – et de façon terrifiante – populaire. L’assassinat de Charlie Kirk y a sans doute contribué, mais cet élan s’est construit au fil des mois. Oui, il y a un travail de séduction qui s’exerce sur des millions de personnes à travers des relations parasociales et la (dés)information-divertissement. Mais qu’en est-il de la panique bipartisane autour des « small boats » [embarcations avec lesquelles les migrant.e.s traversent la Manche] et de l’agitation raciste devant les hôtels où sont hébergés les demandeur.se.s d’asile, à laquelle se sont livrés les politiciens travaillistes et conservateurs ? Les manifestations devant ces hôtels n’ont souvent pas été initiées par des fascistes mais par des locaux qui ont accordé du crédit aux rumeurs racistes sur la sexualité prédatrice des hommes célibataires étrangers.

Le climat qui permet à ces rumeurs d’êtres acceptées a été créé d’en haut, et pas seulement par les tracts de Britain First [groupuscule d’extrême droite]. Même si les personnes qui se sont rendues à cette kermesse fasciste détesteront toujours Keir Starmer, celui-ci s’est assidûment attelé à une politique nationaliste et anti-immigrés, et a maintes fois refusé de critiquer Farage ou de prendre ses distances avec lui sur cette question. En effet, avec un gouvernement centriste dur qui a besoin de la peur, du pessimisme et de la docilité pour gouverner au profit des milieux d’affaires, et en l’absence d’un contrepoids cohérent à gauche, l’extrême droite électorale et l’extrême droite de rue ont pu fixer l’agenda et monopoliser l’attention.

Il serait absurde de penser qu’il suffirait d’augmenter les dépenses publiques, améliorer protection sociale meilleure, procéder à des nationalisations et avoir un gouvernement social-démocrate décent, pour qu’une telle situation ne se produise pas. Clive Lewis a tout à fait raison de dire que le problème est plus profond. Les fascistes organisés s’attaquent aux personnes rendues émotionnellement vulnérables par la dégradation de la socialité, l’atomisation et l’aliénation de la vie contemporaine, dans laquelle les gens accordent plus d’importance aux personnalités de YouTube qu’à leurs ami.e.s et collègues de travail.

Il existe également une profonde panique sexuelle et de genre, qui permet aux fascistes, dont beaucoup ont été condamnés pour violence domestique et abus sexuels sur des enfants, de parler de la sécurité des femmes et des enfants. La question est donc de savoir comment commencer à parler à celles et ceux que les fascistes cherchent à recruter. Comment détourner leur attention afin qu’ils et elles puissent entendre ce que nous avons à leur dire ?

David Renton, l’auteur d’un ouvrage de référence sur l’Anti-Nazi League, a des réflexions pertinentes sur les limites de l’antiracisme traditionnel, et il semble évident qu’il faudra repenser en profondeur les styles et méthodes politiques du passé. Mais ce serait déjà un bon début si les événements de ce week-end suffisaient à susciter un électrochoc à gauche et à faire prendre conscience de l’urgence de la situation. L’absence d’un tel sentiment d’urgence concernant les questions d’organisation est proprement insupportable. Si cet événement ne débouche pas sur un nouveau débat, une nouvelle coalition, une nouvelle stratégie et un nouvel ensemble de tactiques, alors nous méritons ce qui nous arrive.

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Publié sur le blog de Richard Seymour le 15 septembre 2025.

Traduction Contretemps.

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