
L’université colonisée : entre la destruction du savoir en Palestine et déni de la colonialité en France
Une vision idéalisée de l’École, et en particulier de l’Université, en fait une sorte de sanctuaire hors du monde et de son fracas. Le génocide à Gaza sonne comme un rappel terrible à la réalité, tant l’une de ses dimensions majeures est la destruction du système éducatif palestinien. Le sociologue Sbeih Sbeih – chercheur associé à l’IREMAM – revient sur cet aspect et interroge en outre le déni de la colonialité, en particulier le refus du paradigme colonial pour penser Israël, si frappant dans les universités occidentales, et notamment françaises.
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Depuis le 7 octobre 2023, les articles et rapports documentant la destruction systématique du système éducatif dans la bande de Gaza se sont multipliés. Les termes de scholasticide, éducide et épistimicide sont désormais employés pour désigner non seulement la destruction des infrastructures éducatives, mais aussi l’anéantissement des conditions d’émergence d’une pensée palestinienne autonome (Benraad, 2024 ; Rabaia & Habash, 2024 ; Saeed, 2024 ; Dader, Ghantous, Masaad & Joronen, 2024). Le bilan, toujours pas définitif, est sans appel : des milliers d’élèves, d’étudiants et de professeurs (dont présidents d’universités) sont tués, les universités de la bande de Gaza sont entièrement détruites, auxquelles s’ajoutent des centaines d’écoles et encore environ 600 000 enfants non scolarisés depuis un an et demi.
Dès le déclenchement de la guerre, le récit officiel israélien a justifié cette destruction systématique du système éducatif – et celui de la santé, comme c’était le cas avec l’hôpital d’Al-Shifa’ – par la présence présumée de bases militaires du Hamas. Ce discours a été relayé sans réserve par plusieurs médias occidentaux. Pourtant, cette stratégie de justification a rapidement été abandonnée par l’armée israélienne, notamment après la diffusion par un soldat d’une vidéo (Armée israélienne, 2024) documentant la destruction de la douzième et dernière université debout à Gaza, l’Université Al-Israa.
Occupée en décembre 2023, l’université a été investie pendant 70 jours, durant lesquels l’armée israélienne a utilisé le site comme base militaire et centre de détention et d’interrogation. Avant la destruction du bâtiment, plus de 3000 artefacts historiques ont été confisqués dans le musée de l’Université. Le 17 janvier 2024, l’armée israélienne a procédé à une explosion contrôlée du bâtiment principal, filmée et largement diffusée en ligne. À ce stade, il ne s’agissait plus de dissimuler ou de justifier le crime : nous étions entrés dans l’ère de sa banalisation. Le monde voit, légitime les justifications, et dans les discours dominants, même les appels à un cessez-le-feu sont désormais assimilés à une forme d’apologie du terrorisme.
Le 7 octobre s’impose ainsi comme moment de rupture. Une nouvelle périodisation émerge, présentant les actions israéliennes comme des réactions légitimes, relevant du « droit à se défendre ». Cependant, cette rupture, telle qu’elle est construite dans les discours des porte-voix de l’ordre dominant, n’est qu’apparente. Elle masque la continuité d’une longue histoire d’effacement épistémique, de dépossession matérielle et symbolique du peuple palestinien, au cœur du projet colonial israélien mis en œuvre depuis un siècle.
Le romancier et chercheur palestinien Ghassan Kanafani, avant d’être assassiné à Beyrouth par les services israéliens en 1972, évoquait déjà la question du « siège culturel » et l’annihilation de la culture palestinienne. Ce qui a véritablement changé, c’est l’intensification, la normalisation et la banalisation de cette violence coloniale. Comme le résume Ilan Pappé (2025), le « nouveau sionisme » s’efforce désormais d’achever, en un temps court, ce que le sionisme historique avait conçu sur une temporalité longue.
Après avoir abordé cette destruction systématique de longue haleine, je reviendrai sur le rôle des universités israéliennes dans la colonisation de la réalité et dans le déni du peuple palestinien, ainsi que l’écho de cette négation dans le discours du sens commun savant en France.
La guerre contre le savoir palestinien et la colonisation de la réalité
La terre de la Palestine peuplée ne correspondait pas au slogan fondateur du sionisme « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Pour transformer ce mythe fondateur de l’État d’Israël (Pappé, 2017), les premiers sionistes se sont mis à effacer les traces de ce peuple et de son histoire. Grace aux archives, les historiens décrivent la stratégie de « transfert organisé » des Palestiniens dans les années 1930 (Masalha, 1992) avant le nettoyage ethnique par la violence militaire en 1948 (Pappé, 2008). Les archives, le savoir, les photos personnelles et les ouvrages font ainsi partie des cibles à anéantir.
« Durant la Nakba en 1948, les forces israéliennes ont pillé 30 000 livres et manuscrits provenant des foyers des Palestiniens expulsés de Jérusalem-Ouest, tandis que le nombre total de livres volés pendant cette période est estimé à 70 000. Parmi eux se trouve la collection privée du célèbre éducateur palestinien Khalil Al Sakakini » (Saeed, 2024).
Cette confiscation s’accompagnait d’une pénalisation liée à la possession de livres traitant de la Palestine. Lors des perquisitions régulières des maisons palestiniennes, détenir des ouvrages palestiniens ou d’autres livres sur la Palestine exposait leurs propriétaires à la violence, à l’humiliation et à l’emprisonnement.
Le pillage des institutions culturelles et de leurs collections documentaires s’est poursuivi durant l’invasion israélienne de Beyrouth en 1982 avec le sac du Centre de Recherches de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et de son Institut du cinéma Palestinien. L’effacement ne concerne pas seulement le passé, il s’étend au présent et à l’avenir. La guerre invisible contre le savoir palestinien et sa production se poursuit. Ce qui distingue les campus palestiniens, ce sont les « monuments des martyrs » installés au centre de ces lieux. Ces monuments sont ornés de gravures portant les noms des étudiants tués par l’armée israélienne, un témoignage silencieux de la vie quotidienne d’un étudiant en Palestine. Les cas où les services spéciaux de l’armée israélienne envahissent ces campus pour arrêter des étudiants sont nombreux.
Lors de mes études à l’Université de Beir Zeit en 1997-1998, les soldats demandaient systématiquement les cartes d’étudiants, en plus des cartes d’identité, lors des contrôles aux checkpoints qui morcèlent la Cisjordanie. Être étudiant en Palestine suscite immédiatement la suspicion des soldats, l’humiliation et l’arrestation. C’est pour éviter ce contrôle permanent et le risque de subir le même sort que mes camarades que j’ai dû abandonner mes études à Beir Zeit pour revenir vivre chez moi à Bethléem.
Certains camarades étudiants, que l’on nommait prisonniers libérés, avaient dix ans de plus que nous, à cause des périodes de détention dans les prisons israéliennes. Khader Adnan, que nous rencontrions une à deux fois par an sur le campus, passait le reste du temps en détention administrative (sans procès). J’ai eu la chance d’obtenir mes diplômes en France, tandis que lui perdait sa vie dans les prisons israéliennes. Libéré en 2012 après avoir mené une grève de la faim médiatisée, il a de nouveau été arrêté et n’a pas survécu à sa dernière grève de la faim. Il est mort en prison en mai 2023. Ses enfants attendent toujours de recevoir son corps pour pouvoir lui dire adieu, un corps emprisonné, comme c’est le cas pour des centaines d’autres.
Cette expérience vécue en tant qu’étudiant m’a été réimposée en tant que professeur en 2014. Le nombre de martyrs inscrits sur les monuments des campus ne cesse d’augmenter, et mes étudiants subissent le même sort que leurs professeurs. Les contraintes structurelles ont rapidement affecté les collègues étrangers qui enseignaient en Palestine. Roger Heackok, un pilier de l’Université de Beir Zeit depuis les années 1990, n’a plus le droit de rester en Cisjordanie. Les autorités israéliennes ont refusé de renouveler son visa, et depuis, il a été « expulsé » comme des dizaines d’autres collègues étrangers qui venaient soutenir les universités palestiniennes.
Tout cela concerne les moments dit « normaux » et de paix. C’est la vie quotidienne des étudiants et professeurs en Palestine. Cependant, lors de la première Intifada de 1987, les universités, ainsi que de nombreuses écoles, ont été entièrement fermées sur ordre militaire. Les étudiants se faisaient héberger, non sans risques, chez les uns et chez les autres pour pouvoir suivre leurs cours. La seconde Intifada, en 2000, a aussi révélé une souffrance indescriptible pour les étudiants et leurs professeurs, qui se sont vus contraints de lutter pour pouvoir se rendre dans les universités. Les villes palestiniennes se sont transformées en véritables cantonnements, que l’on peut fermer à clé au sens propre du terme. Le risque d’être tué, arrêté et violenté lors de ses déplacements caractérise la vie de tout étudiant en Palestine.
L’université palestinienne est ainsi directement visée en raison de son rôle essentiel en tant que lieu de production de la représentation de la réalité et du récit national. Un pouvoir colonial qui cherche sans relâche à effacer les traces de l’existence d’un peuple, de ses mémoires et de sa résistance déploie une violence systématique contre ces espaces de savoir, les transformant en cibles privilégiées pour l’effacement de toute forme d’existence du peuple, de sa pensée critique et de ses revendications nationales et identitaires.
De l’autre côté, outre leur apport dans le développement de l’industrie militaire, la technologie de surveillance et les techniques de renseignement, les universités israéliennes jouent un rôle fondamental dans la production du discours justifiant les crimes. Celui-ci consolide la négation de l’existence du peuple palestinien et lutte pour le monopole, voire la colonisation, de la réalité. Les universités israéliennes ne sont pas seulement des lieux de savoir, mais des nœuds actifs dans le système militaro-académique qui soutient et optimise la colonisation, par la cartographie, l’urbanisme, le renseignement et l’analyse comportementale.
L’université israélienne s’avère être un pilier du projet colonial, dont l’effacement du colonisé est un mécanisme fondamental. Maya Wind (2024) décortique bien le rôle de l’université israélienne dans la judaïsation de Jérusalem, de la Galilée, du Naqab (Néguev) et de la Cisjordanie. Elle décrit ce processus en confrontant le récit officiel des universités israéliennes – l’université hébraïque, l’université de Haïfa, l’université Ben-Gourion, l’université d’Ariel – aux réalités du terrain (Wind 2024 60-88). Par exemple,
« selon le récit officiel de l’Université hébraïque, le campus de Givat Ram a été construit sur « une colline rocheuse et déserte ». En réalité, Givat Ram a été édifié sur les ruines du village palestinien de Sheikh Badr, dont les habitants ont été expulsés en 1948 par les forces paramilitaires de la Haganah. Le nom « Ram » provient en fait de l’acronyme hébreu Rikuz Mefakdim (Assemblée des officiers), qui désigne la base militaire établie sur la colline où se trouvait autrefois Sheikh Badr » (Wind 2024 63).
Ensuite, c’est par l’occupation épistémique (Wind 2024) que l’université israélienne se charge de monopoliser le récit et de justifier les crimes coloniaux. Cette colonisation de la réalité par le discours savant va jusqu’à la justification des crimes. Les propos de Benny Morris, professeur émérite à l’Université Ben-Gourion, lors d’une interview publiée dans le journal Haaretz le 9 janvier 2004 en sont un exemple :
« Il existe des circonstances dans l’histoire qui justifient le nettoyage ethnique… Si [David Ben Gourion] avait déjà entrepris l’expulsion, peut-être aurait-il dû achever le travail. Je sais que cela choque les Arabes, les libéraux et les adeptes du politiquement correct. Mais j’ai le sentiment que cet endroit serait plus calme et connaîtrait moins de souffrances si la question avait été résolue une bonne fois pour toutes. Si Ben Gourion avait procédé à une grande expulsion et purgé tout le pays — toute la Terre d’Israël, jusqu’au fleuve Jourdain ». (Wind 2024 119).
Pour sa part, le cofondateur de l’Université de Haïfa, Abba Hushi, souligne la nécessité du monopole des juifs pour se charger des méthodes d’éducation des arabes afin d’éviter « l’élevage de serpents » (Wind 2024 146).
La destruction des universités palestiniennes s’accompagne ainsi de la monopolisation du discours assumée par les universités israéliennes. Ce processus de colonisation de la réalité démontre non seulement que ces institutions sont non seulement étroitement liées au pouvoir politique, mais qu’elles constituent aussi un pilier central dans la transformation des mythes fondateurs de l’État colonial en vérités établies. Malgré ce rôle, elles continuent de bénéficier de multiples partenariats et collaborations avec des universités occidentales – notamment en France – rendus possible par des structures de pouvoir politiques, médiatiques et académiques.
Le sens commun savant en France et le paradigme colonial
Le maintien du partenariat entre l’IEP de Strasbourg et l’Université Reichman en Israël, malgré les recommandations d’un comité d’examen interne appelant unanimement à sa rupture pour des raisons éthiques et légales (AURDIP 2025), ne saurait s’expliquer uniquement par des pressions politiques extérieures.
Cette décision résonne avec un discours interne au champ universitaire français, que l’on peut qualifier de sens commun savant sur la Palestine. Ce discours se caractérise par une réticence marquée à interroger la colonialité de l’État d’Israël, à la différence des milieux académiques anglophones, où cette question est fréquemment soulevée dans les travaux critiques (Séguin, 2016). Bien qu’ancré, ce discours mérite d’être interrogé dans ses fondements, comme en témoignent les réactions suscitées par l’article de Didier Fassin (2023a) intitulé Le spectre d’un génocide à Gaza, publié dans AOC le 1er novembre 2023.
Dans leur réponse, B. Karsenti, J. Ehrenfreund, J. Christ, J-P. Heurtin, L. Boltanski et D. Trom commencent par rappeler ce qu’ils considèrent comme une évidence : la souveraineté de l’État d’Israël, reconnue par l’adoption de la résolution 181 de l’Assemblée générale des Nations Unies le 29 novembre 1947. Selon eux, Israël ne fait que se défendre face à une attaque sur son propre territoire. Ils reprochent ainsi à Fassin d’« imputer à la victime la responsabilité du crime qu’elle a subi ».
Il est étonnant que des savants adoptent un « argument soi-disant juridique » comme s’il s’agissait d’un fait scientifique, sans prendre en compte les rapports de forces géopolitiques et les pressions diplomatiques qui ont pesé sur l’adoption de cette résolution[1] (Forrestal 1951 ; Pappé 2000). Il est surtout surprenant – et ce n’est pas rien pour les tenants des approches pragmatiques, qui consacrent leurs travaux à l’émancipation et chantent sans cesse la liberté des acteurs et leur capacité de conscience – de faire l’impasse sur l’absence de consultation des premiers concernés, les Palestiniens, et la demande faite aux colonisés de céder plus que la moitié de leur territoire pour le partager avec leurs colonisateurs.
Cette résolution de 1947, souvent citée comme texte fondateur, figure pourtant parmi les mythes que déconstruit Ilan Pappé (2017) dans son travail sur la fondation de l’État d’Israël. Plus surprenant encore, les auteurs de cette réponse confondent les frontières proposées dans le cadre de la résolution onusienne avec celles tracées par la violence pendant la Nakba en 1948. Une simple consultation des cartes historiques (L’histoire, 2023) suffit à mettre en évidence les frontières errantes de l’État d’Israël.
Fassin, loin d’avoir commis une faute, alertait sur la plausibilité d’un génocide en cours et à venir à Gaza. Son analyse est aujourd’hui confortée par de nombreux rapports de la société civile (Amnesty International 2024 ; ECCHR 2024) et des Nations Unies (Albanese, 2024), ainsi que par les prises de position de juristes :
« Rarement dans l’histoire on aura entendu un haut responsable étatique, chargé des opérations militaires, exprimer aussi ouvertement une intention de destruction d’une partie d’un groupe humain. Et jamais, à notre connaissance, une telle intention n’avait été formulée si clairement que par le message récent du ministre israélien de la défense » (Fernandez & de Frouville 2025).
D’autres vont jusqu’à qualifier la situation d’« abime moral » (Howse 2025). Fassin n’était ni visionnaire ni prophète ; il s’est contenté d’analyser les mécanismes de domination coloniale. Cela lui vaut de franchir une ligne que les gardiens du champ académique jugent infranchissable. Pourtant, Maxime Rodinson (1967) avait déjà défini Israël comme un fait colonial, projet de colonisation européen. Le paradigme du colonialisme de peuplement et de remplacement est en effet indispensable pour comprendre la réalité palestinienne.
Deux caractéristiques principales doivent être retenues. La première est l’expansionnisme propre à ce colonialisme, visible dans la conquête permanente de l’espace, ce que j’appelle les « frontières errantes »[2]. La seconde réside dans l’effacement du colonisé, qui se traduit par une confiscation de son temps[3] – passé, présent, avenir. Ces dynamiques sont perpétuées par la violence, quelle qu’en soit la justification.
Nous sommes bien dans une situation coloniale, telle que définie par G. Balandier (Balandier 1955), avec une dimension génocidaire (Wolfe 2006), visant à remplacer un groupe ethnique par un autre – autrement dit, une colonisation de peuplement et de remplacement. « Effacer la Palestine pour construire Israël » (Pirinoli 2005) décrit une politique coloniale à l’œuvre depuis un siècle dont le génocide est un principe fondamental.
Même les fondateurs du sionisme, comme le souligne Lena Salaymeh (Salaymeh 2023), concevaient leur projet en termes coloniaux. Theodor Herzl écrivait dans L’État juif (1896):
« Si les Puissances se déclaraient prêtes à reconnaître notre souveraineté sur un territoire neutre, alors la Société entamerait des négociations pour la possession de ce territoire. Deux options seraient alors envisagées : la Palestine et l’Argentine. »
Il y suggérait que la « colonisation » de ces territoires se ferait par une « infiltration progressive des Juifs » (cité in Salaymeh 2023). De son côté, Vladimir Jabotinsky inspirateur de Benyamin Netanyahou – qui suit les pas de son père, ancien secrétaire personnel de Jabotinsky – affirmait dans Le Mur de fer (Jabotinsky 1923) :
« La colonisation sioniste, même la plus limitée, doit soit être interrompue, soit être menée en dépit de la volonté de la population native. Cette colonisation ne peut donc continuer et se développer que sous la protection d’une force indépendante de la population locale – un mur de fer que cette population ne peut briser. Telle est, dans son intégralité, notre politique à l’égard des Arabes. La formuler autrement ne serait que pure hypocrisie. » (Salaymeh 2023)
Le discours du sens commun savant en France résiste pourtant à intégrer ce paradigme colonial, alors même qu’il constitue le cadre analytique dominant chez les chercheurs palestiniens (Seurat 2025). Comme le disait Bourdieu, « les dominés ne parlent pas, ils sont parlés ». Le Palestinien, dénié dans le récit colonial, l’est aussi dans ce discours savant – y compris chez l’un des fondateurs de la théorie pragmatique, pourtant centrée sur la conscience des acteurs et la nécessité de prendre appui sur leurs propos pour décrire et comprendre l’ordre social.
Ce discours d’apparente objectivité et de fausse neutralité méthodologique contribue à faire régner une paix forcée, qui normalise l’injustice. Le débat sur l’agent et l’acteur, qui a divisé la sociologie française, semble sombrer dans ce que Bourdieu appelait le danger scolastique. Le théoricien pragmatique abandonne sa propre grille de lecture dès qu’il est confronté à la réalité sanglante de la Palestine.
Dans le débat suscité par l’article de Didier Fassin, ce dernier s’est vu reprocher d’avoir comparé la situation à Gaza avec le génocide des Hereros et des Namas, commis par les forces coloniales allemandes au début du 20e siècle dans l’actuelle Namibie. Dans sa réponse (Fassin, 2023b), l’auteur précise ne pas faire de comparatisme, mais user d’une comparaison heuristique (au sens de Paul Veyne), permettant « d’utiliser un cas pour éclairer celui auquel on s’intéresse ». Il ne s’agit donc pas de dire : « c’est la même chose », mais plutôt : « on peut apprendre de l’un pour interpréter l’autre ».
Le débat qu’a suscité l’article de Fassin révèle en effet le statut singulier qu’a pris le nom « juif », récupéré par l’État d’Israël, comme le démontre Alain Badiou (2005). Pour lui,
« Hitler a exalté, surmultiplié, le nom des juifs. Il a fait du juif, incessamment nommé, un emblème — l’emblème noir de sa politique de conquête universelle. Les nazis abattus, le nom de ‘juif’ est devenu, comme tout nom de la victime d’un effroyable sacrifice, un nom sacré » (Badiou, 2005, p. 24).
Cécile Winter, en annexe à Badiou, va dans le même sens et précise que, à mesure que l’État d’Israël se construit comme une puissance colonisatrice au Moyen-Orient, il devient de plus en plus nécessaire de sacraliser le terme « Juif ». Elle souligne que
« pour maintenir le bénéfice moral de la destruction des Juifs d’Europe, il est devenu nécessaire d’attribuer au terme ‘Juif’ une majuscule, en faisant de ce signifiant une valeur absolue, intemporelle et indiscutable » (Winter, 2005, p. 115).
Winter met ainsi en lumière la manière dont cette sacralisation permet aux Israéliens d’obtenir « le droit d’être salauds comme tout le monde ». Mais, comme elle l’ajoute,
« il est prétendu que les Israéliens, propriétaires du signifiant transcendantal, doivent pouvoir exercer leur ‘droit » sans qu’il y ait droit à la critique » (Winter 2005 116).
De ce fait, toute comparaison avec d’autres contextes coloniaux ou d’apartheid est rejetée au nom de cette sacralisation qui entoure l’État d’Israël. C’est pourquoi Badiou affirme que
« l’État d’Israël est la plus grave menace qui puisse peser sur le nom des juifs (…). [Il] est la forme extérieure, de nature coloniale, qu’a prise la sacralisation du nom des juifs » (Badiou, 2005, p. 25).
Dans cette logique, il ne s’agit pas tant de la position propre d’un chercheur que l’effet d’un système de validation institutionnelle, qui rend certains discours acceptables – voire légitimes et valorisés – dans l’espace académique français. Toute critique de l’État d’Israël, même rigoureusement fondée, est disqualifiée au nom de cette sacralisation. L’État d’Israël, dans ce cadre, échappe à toute remise en question morale ou politique.
Cette dynamique constitue un obstacle majeur à l’émergence d’un débat critique sur les violences exercées à Gaza, et en Palestine en général, ainsi que sur la légitimité des actions israéliennes, dans la mesure où toute critique est interprétée comme une transgression symbolique, une profanation du nom sacré du « juif », et dès lors tenue pour inacceptable.
Ainsi, c’est bien à E. Illouz (2024) qu’il faut donner raison – mais à rebours de son intention – lorsqu’elle invoque le « devoir moral et intellectuel » dans le choix de mots : c’est précisément ce devoir qui autorise à qualifier la situation en Palestine de situation coloniale, et à alerter, comme l’a fait Fassin, sur le spectre d’un génocide.
Enfin, dans ce contexte, il devient crucial non seulement de documenter la destruction du savoir palestinien, mais aussi de s’interroger : que signifie continuer à produire du savoir critique depuis des institutions qui demeurent complices ou silencieuses face à cette entreprise coloniale ? Il est temps de rompre avec une doxa qui, sous couvert de savoir et d’objectivité, continue de nourrir le malheur du monde.
Une université privée de toute autonomie – notamment épistémologique – en France ne peut rien apporter à l’université en Palestine, ni prétendre contribuer à un discours savant solidement fondé. Cette autonomie est aujourd’hui menacée, en particulier par des propositions de loi comme celle relative à la lutte contre l’antisémitisme dans l’enseignement supérieur (Sénat 2024), qui tendent à confondre antisémitisme et antisionisme, et cherchent à criminaliser toute critique de l’État d’Israël.
La véritable tâche qui nous incombe est de faire de la lutte contre l’antisémitisme un levier de la solidarité avec les Palestiniens, plutôt qu’un instrument de leur délégitimation. Cela permettrait d’unifier les efforts individuels, aujourd’hui dispersés mais multipliés depuis le 7 octobre, en les cristallisant – pour reprendre le langage de Durkheim – afin de marquer une mutation profonde et institutionnalisée face au discours du sens commun savant.
Il appartient aux chercheurs, enseignants, comités éditoriaux et directions d’institutions académiques de redonner à l’université sa fonction critique. Plutôt que d’écarter systématiquement les articles mobilisant le paradigme colonial pour analyser la Palestine, ou d’euphémiser les propos de chercheurs critiques, il est urgent d’ouvrir un débat en profondeur, au sein de l’université française, sur les mythes fondateurs du sens commun savant relatif à la Palestine. Cela suppose également de remettre en question la sacralisation de la légitimité de l’État d’Israël, notamment lorsqu’elle sert à justifier, au nom de la « légitime défense », des politiques visant à l’anéantissement du peuple palestinien.
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Sbeih Sbeih est ATER à Lyon 2, chercheur associé à l’IREMAM.
Bibliographie
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Notes
[1] Sur les 57 États membres de l’ONU en 1947, 56 ont participé au vote de la résolution 181 à l’Assemblée générale, et seuls 33 ont voté en sa faveur. Une majorité de ces États étaient encore des puissances coloniales. L’administration Truman considérait le soutien au plan de partage comme une priorité stratégique. Les États-Unis ont exercé d’importantes pressions diplomatiques et financières sur plusieurs pays, notamment les Philippines, le Libéria, Haïti, la Grèce et l’Éthiopie, et ont promis des aides substantielles à l’ensemble des États d’Amérique latine afin de garantir leur vote favorable.
[2] Les frontières proposées en 1947 dans le cadre du plan de partage par l’ONU ont été réduites par la violence militaire de masse et le nettoyage ethnique en 1948. La ville de Gaza a été transformée en une « bande » encerclée et devenue un camp de réfugiés après la Nakba. Celle-ci a été suivie par la guerre de 1967, qui a de nouveau redessiné les frontières. La Cisjordanie a été fragmentée par les accords d’Oslo en zones A, B, C, une catégorisation devenue obsolète depuis le déclenchement de la seconde Intifada en 2000, lorsque l’armée israélienne a commencé à envahir l’ensemble des territoires palestiniens. Aujourd’hui encore, ces frontières continuent d’être modifiées au gré de la guerre en cours contre la bande de Gaza, des opérations militaires ainsi que de la colonisation incessante en Cisjordanie.
[3] La confiscation du temps (passé, présent, avenir) des Palestiniens (Sbeih, 2018) passe par l’effacement de leur histoire, leur mise en situation permanente d’attente sous la menace et l’incertitude – notamment par la multiplication des checkpoints, des sièges et de la transformation des camps de réfugiés en lieux de résidence permanents – et enfin par la privation de toute capacité à se projeter dans l’avenir. Si, selon P. Bourdieu (2003 [1997], 328), imposer l’attente est une voie royale d’épreuve du pouvoir, la confiscation du temps s’inscrit ici dans une volonté d’affirmer la supériorité coloniale.