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Les lois Macron et El Khomri, mais aussi l’apparition et la diffusion de nouvelles formes d’exploitation capitaliste (généralement résumées sous le terme d’ « uberisation »), ont mis au premier plan la question du droit du travail. Comment penser la nature et le rôle de ce droit du triple point de vue de l’exploitation des travailleurs salariés, des luttes de classe et de la transformation sociale ? C’est à cette question que cherche à répondre ici Alexis Cukier.

Ce texte a fait l’objet d’une communication au colloque « L’exploitation », Penser la transformation, qui s’est tenu à l’Université de Montpellier Paul Valéry, les 21 et 22 avril 2016.

 

L’évaluation des enjeux politiques du droit du travail constitue pour la théorie marxiste, et particulièrement pour la critique de l’économie politique centrée sur l’analyse de l’exploitation, une question essentiellement contestée. Depuis Marx, le droit du travail peut être considéré, en rapport au procès d’extraction de survaleur, de trois manières fort différentes : comme une application au travail du droit bourgeois, dont il convient de critiquer radicalement la rationalité juridique formelle ; comme une force de limitation du rapport salarial et de l’exploitation, exprimant les rapports de force dans la lutte des classes ; comme le levier politique d’un dépassement du mode de production capitaliste, institué par un « droit du travail socialiste ». Si c’est la deuxième option qui paraît aujourd’hui théoriquement la plus féconde et politiquement la plus raisonnable, certaines discussions en cours au sein du mouvement social contre la loi El Khomri rappellent que les deux autres options (le droit du travail avec l’exploitation, le droit du travail en vue d’abolir l’exploitation) n’ont pas tout à fait perdu de leur actualité.

On sait que l’amputation du Code du travail français était explicitement « recommandée » par les promoteurs européens du néolibéralisme : par exemple un texte du Conseil de la Commission européenne du 14 juillet 2015 affirmait  que « la France devrait prendre des mesures résolues pour supprimer les seuils réglementaires prévus par le droit du travail et les réglementations comptables qui limitent la croissance de ses entreprises », afin de « réduire le coût du travail et améliorer les marges bénéficiaire des entreprises »[1]. Il s’agit donc d’affaiblir le droit du travail pour favoriser l’extraction de survaleur.

Mais certains éléments de cette proposition de loi, comme la redéfinition des critères du licenciement économique ou la possibilité légale d’une augmentation du temps de travail au-delà de 10h, par exemple, laissent apercevoir le possible réel d’un Code du travail au service de l’exploitation. D’autre part, les contre-propositions syndicales ou académiques ne distinguent pas toujours nettement entre la deuxième et la troisième option : il y est question par exemple d’instituer dans le code du travail les 32h de travail hebdomadaires et d’instaurer une « sécurité sociale professionnelle » au-delà de l’emploi mais aussi parfois d’intégrer le droit du travail dans un nouveau droit social généralisant les acquis du droit de la fonction publique. Enfin, les trois options sont également remises en jeu dans le cadre des débats juridiques en cours autour des critères de subordination hiérarchique ou de dépendance économique qu’il serait possible d’appliquer aux nouvelles pratiques d’exploitation capitalistes liées par exemple au travail à la tâche sur les plateformes numériques.

Analyser ces types d’option concernant le rapport entre droit du travail et exploitation, et chercher à préciser les conditions de pertinence de la deuxième, revient donc aussi à examiner du point de vue de la théorie marxiste un problème pratique actuel, qu’on peut résumer ainsi : que pouvons-nous attendre d’une contre-réforme progressiste du droit du travail ?

Ce texte propose d’abord une reconstruction synthétique de ces trois positions, en partant de Marx, puis d’auteurs marxistes du XXe siècle, notamment Evgueni Pasukanis et Karl Korsch. On discutera ensuite ces modèles en les confrontant à des travaux juridiques et sociologiques récents au sujet de la genèse et de la dynamique du droit du travail en France, notamment à partir des travaux d’Alain Supiot. Dans un troisième temps, on envisagera deux cas spécifiques parmi ceux qui occupent les débats juridiques et politiques actuels : les nouvelles pratiques d’exploitation sur les plateformes numériques, et le rapport entre droit du travail et droit social au niveau national et international, notamment dans l’Union européenne. Pour conclure, on proposera de réinscrire ces arguments dans le cadre d’une discussion plus générale des enjeux contemporains de la thèse de la centralité politique du travail.

 

Trois modèles du rapport entre exploitation et droit du travail

On trouve dans le corpus des œuvres respectives et communes de Marx et Engels les trois positions précédemment indiquées au sujet des rapports entre exploitation et droit du travail.

Le premier argument relève de la critique matérialiste du droit bourgeois. De manière générale, la formule du Manifeste au sujet du droit de la propriété semble devoir concerner toute législation étatique au sujet de la production : « votre droit n’est que la volonté de votre classe érigée en loi, volonté dont le contenu est déterminé par les conditions matérielles d’existence de votre classe »[2]. La critique matérialiste du juridisme idéaliste et bourgeois fait donc du droit l’expression des rapports de production capitalistes : elle suppose une forme idéologique qui la présente comme l’œuvre d’une communauté politique, la fiction de la personne privée, et le rapport juridique du contrat comme « un rapport de volontés dans lequel se reflète le rapport économique »[3].

A cet égard, le Capital fait du contrat de travail un contrat comme un autre :

« Rien ne distingue au premier abord l’échange entre capital et travail de l’achat et de la vente de toute autre marchandise. L’acheteur donne une certaine somme d’argent, le vendeur un article qui diffère de l’argent. Au point de vue du droit, on ne reconnaît donc dans le contrat de travail d’autre différence d’avec tout autre genre de contrat que celle contenue dans des formules juridiques équivalentes : Do ut des, do ut facias, facio ut des et facio ut facias ».

Autrement dit, le droit qui concerne le travail est dans les sociétés capitalistes un droit du capital : « Le premier droit de l’Homme du Capital n’est-il pas l’égalité devant l’exploitation de la force de travail ? »[4].

Mais précisément, cette égalité formelle promue par le capital – ce « niveleur » qui « réclame comme ses droits de l’homme intrinsèques l’égalité des conditions d’exploitation du travail »[5] – constitue en même temps, paradoxalement, le biais par lequel la législation peut limiter l’exploitation, comme dans le cas de la loi limitant le temps de travail des enfants à 6h que Marx considère dans ce passage. Le droit du travail devient ainsi – c’est la deuxième position  – un champ spécifique de la lutte des classes entre intérêts antagoniques:

« Il y a donc ici une antinomie, droit contre droit, l’un et l’autre portant le sceau de la loi de l’échange marchand. Entre des droits égaux, c’est la violence qui tranche. Et c’est ainsi que dans l’histoire de la production capitaliste, la réglementation de la journée de travail se présente comme la lutte pour les limites de la journée de travail. Lutte qui oppose le capitaliste global, c’est-à-dire la classe des capitalistes, et le travailleur global, ou la classe ouvrière »[6].

Dans cette perspective, qui prédomine dans le Capital, le droit du travail institué est l’expression de l’état des rapports de force dans la lutte des classes, et la partie de sa législation conquise par les luttes ouvrières peut constituer un principe externe à l’exploitation, susceptible de la limiter.

Enfin, Marx et Engels, notamment dans certains textes d’intervention politique, sont conduits à anticiper une législation du travail plus favorable aux intérêts des prolétaires, voire une forme de droit qui ne serait pas un compromis de classe mais une attaque directe contre le principe même de l’exploitation. Cette troisième position apparaît par exemple dans un passage intermédiaire entre analyse et prospective politique de l’ « Adresse inaugurale de l’association internationale des travailleurs » de 1864. A propos la réduction de la journée de travail par le « Bill des dix heures » – mise en regard dans ce texte d’une autre avancée importante depuis 1848 : le développement des coopératives –, ils affirment qu’elle constitue « le triomphe d’un principe : pour la première fois, au grand jour, l’économie politique de la bourgeoisie avait été battue par l’économie politique de la classe ouvrière »[7].

C’est également le cas dans le passage du Capital qui oppose le modèle de la « Magna Charta » à celui des droits de l’homme pour limiter de manière générale la journée de travail :

« les ouvriers doivent se rassembler en une seule troupe et conquérir en tant que classe une loi d’État, un obstacle social plus fort que tout » de telle sorte que « Le pompeux catalogue des ‘inaliénables droits de l’homme’ sera ainsi remplacée par la modeste Magna Charta d’une journée de travail limitée par la loi qui dira enfin clairement quand s’achève le temps que vend le travailleur et quand commence celui qui lui appartient. »[8].

Et un passage de La Critique du programme de Gotha précise que si un tel droit du travail défendant les intérêts des travailleurs resterait toujours « dans son contenu un droit de l’inégalité », cette inégalité ferait cependant partie des « dysfonctionnements inévitables dans la première phase de la société communiste »[9]. Il n’est certes pas question chez Marx d’un « droit socialiste » au sens des juristes de l’URSS, mais on y trouve quelque chose comme « un droit du travail protecteur des salariés » tels que l’entendent aujourd’hui certains syndicats.

Quels furent les destins de ces trois modèles du rapport entre exploitation et droit du travail dans la théorie marxiste au XXe siècle ?

Le premier modèle est donc celui d’une critique radicale de toute forme de droit bourgeois, y compris le droit du travail, qui constituerait une reflet idéologique du mode de production capitaliste et donc un compagnon inséparable de l’exploitation. L’ouvrage classique à cet égard demeure La théorie générale du droit et le marxisme d’Evgueni Pasukanis, qui développe une théorie marxiste du droit et une « critique des concepts juridiques » selon lesquelles le contenu et la forme du droit ont en eux-mêmes un caractère tout aussi « fétiche » que la forme de la marchandise dans l’économie politique.

Le droit constitue donc dans les sociétés capitalistes une arme de la classe des exploiteurs: « dans la société bourgeoise, à l’opposé des sociétés édifiées sur l’esclavage et le servage, la forme juridique acquiert une signification universelle, [que] l’idéologie juridique devient l’idéologie par excellence et [que] la défense des intérêts de classe des exploiteurs apparaît, avec un succès sans cesse croissant, comme la défense des principes abstraits de la subjectivité juridique »[10]. Ce n’est certes pas à proprement parler l’exploitation, mais ce que Lukács a appelé la réification (qui visait aussi notamment « la rationalité formelle du Droit »[11]) qui permet ici de critiquer le droit : l’individu y devient en effet, précise l’auteur, une « simple incarnation du sujet juridique abstrait, impersonnel, un pur produit des rapports sociaux »[12].

Cependant, Pasukanis voit bien que l’évolution historique du droit « ne s’est pas accomplie de  manière aussi linéaire et conséquente que cette déduction logique »[13]. C’est ce que Nicos Poulantzas, dans sa thèse Nature des choses et droit. Essai sur la dialectique du fait et de la valeur, remarque à propos des analyses de Pasukanis, qu’il cherche à corriger afin de « respecter les structures spécifiques internes d’un ordre juridique et étudier ses rapports avec l’infrastructure »[14]. Dans cette perspective, on ne peut ignorer en effet l’ensemble de la construction du Code du travail et des droits sociaux conquis dans la France de l’après-guerre :

« On sait que le travail est aujourd’hui, dans les pays économiques développés, à la base de certains droits dits sociaux et qui visent à sa protection : ces droits positifs sont en France notamment le principe de la liberté syndicale, le droit de grève, le principe du contrôle ouvrier dans l’entreprise, le droit à la négociation collective des conditions de travail »[15].

C’est pourquoi le droit du travail, en tant qu’il oppose le principe (selon Poulantzas à la fois ontologique et politique) du travail et du travailleur à celui du capital et de l’individu propriétaire, ne peut être soumis à la même critique que les Droits de l’homme par exemple : il contient une dimension proprement sociale, centrée sur le travail, qui en fait un contre-pouvoir aux rapports économiques.

Le deuxième modèle est celui d’une analyse du droit du travail comme enjeu et instrument de la lutte des classes. Je me référerai à la perspective spécifique de Karl Korsch dans Arbeitsrecht für Betriebsräte, qui propose à la fois des arguments généraux au sujet de la fonction du droit du travail dans la lutte des classes et des propositions concrètes, inspirées de l’expérience des conseils ouvriers, pour un droit du travail adéquat au projet de l’ « Industrielle Demokratie »[16] qu’il défend.

D’une manière générale, il s’agit de « ne plus se contenter d’affirmer d’une manière abstraite que tout droit spécifique dans les sociétés capitalistes est un droit de classe […], mais de finalement concevoir, y compris d’un point de vue méthodologique, l’ensemble du domaine juridique dans sa totalité concrète du point de vue de la lutte des classes »[17]. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la proposition d’instituer juridiquement la participation du travailleur, comme membre de l’entreprise, aux décisions concernant la réglementation et les choix industriels de son entreprise : cette mesure transitoire doit permettre de faire passer le droit du travail « à un niveau supérieur ».

Karl Korsch analyse donc le droit du travail comme un outil transitoire dans la lutte des classes, comme une manière pour le prolétariat de se réapproprier progressivement le pouvoir politique, en ce qu’il permet que « le prolétariat se transforme en acquérant la fonction historique d’opérateur de la positivité du droit »[18]. Il s’agit ici de ce qu’on peut appeler une lutte des classes dans le droit, qui oppose le droit privé (du propriétaire), qui conçoit les relations de travail comme un échange libre entre propriétaires, au droit social (du travailleur), qui conçoit les relations de travail comme un rapport social fondé sur la coopération au travail. Pour Korsch, l’exemple de la législation des Conseils ouvriers montre qu’il ne s’agit pas là d’une activité purement juridique, mais bien d’une lutte des classes englobant la dimension juridique. De quoi est-il question au juste avec ce que l’auteur désigne à plusieurs reprises comme le « point de vue social sur le droit du travail » ?

Dans Arbeitsrecht für Betriebsräte, Karl Korsch propose un ensemble de mesures législatives concrètes, dont on ne mentionnera ici que ce qui concerne les « droits immédiats des travailleurs membres de l’entreprise »[19]. L’essentiel dans le projet de démocratie industrielle de Korsch (qui se distingue du modèle de cogestion allemande comme du modèle du « dialogue social » français) est la participation des travailleurs aux diverses instances de décision qu’il appelle de ses vœux : conseils d’entreprise, comité d’entreprise, assemblée d’entreprise : « Le principal droit constitutif du statut de l’employé est le droit de décision dans les ‘instances représentatives de l’entreprise’ »[20]. Ce droit de décision concerne notamment « la réglementation dans l’entreprise d’un côté la participation aux décisions concernant les embauches et licenciements »[21].

On peut considérer cet ouvrage de Korsch comme l’une des tentatives les plus abouties – étant donné des spécificités historiques évidentes – pour circonscrire ce que serait un « droit du travail » inscrit dans un projet de démocratisation du travail et de l’ensemble de la société. Cependant, pour Korsch, les expériences de législation des conseils ouvriers ne constituent pas seulement une étape dans la « révolution du droit du travail bourgeois dominant » mais aussi la promesse d’un nouvel ordre social, qui doit émerger du cocon de l’ancien État. C’est ce que certains juristes soviétiques chercheront à théoriser, contre Pasukanis et Korsch, sous la rubrique d’un « droit socialiste », qui relève du troisième modèle.

Cette troisième option défend la perspective d’un droit du travail ouvrier, qui doit réaliser le socialisme au niveau juridique. Si la réalisation pratique du « droit socialiste » fut indissociablement lié au contexte spécifique du stalinisme (son promoteur officiel en URSS, Andreï Vychinski, fut l’ordonnateur des exécutions lors du procès de Moscou, dont Pasukanis fut l’une des victimes), ses arguments théoriques doivent être analysés, dans la mesure précisément où ils interrogent les rapports et la possibilité d’une fusion entre droit du travail et droit social.

Dans cette perspective, le droit doit devenir l’ensemble des règles de conduite établies par l’État, et le droit du travail est théorisé comme le fruit objectif des formes de travail qui reposeraient désormais sur ses propres bases. Ainsi, l’État a l’obligation de fournir du travail à tous les citoyens (comme le stipule l’article 118 de la Constitution de l’URSS de 1936), qui n’est plus censé se fonder sur l’exploitation de l’homme par l’homme. Le salaire est constitutionnellement défini comme la partie du produit du travail qui ne va pas à la propriété collective et l’investissement, selon le principe proclamé dans la Constitution de l’U.R.S.S. « A chacun selon le travail fourni ».

On ne mentionnera ici que l’exemple de la mobilité professionnelle en rapport au Livret de travail, tels qu’ils sont exposés dans Droit du travail en U.R.S.S., manuel de 1949 sous la direction de Nikolaï Alexandrov[22]. D’une manière générale, l’employeur ne peut exiger de la personne embauchée qu’elle effectue un travail qui ne se rapporte pas à l’activité explicitement indiquée dans le Livret de travail, et le travailleur ne peut être muté d’une entreprise à une autre sans son consentement. Mais on note à cet égard deux exceptions, qui sont intéressantes : les mutations provisoires vers un autre établissement de travail nécessitée par les besoins de la production ou imposées comme sanctions disciplinaires. D’autre part, comme le stipule un décret de 1940, une autorisation du directeur de l’entreprise ou du chef de l’administration publique est obligatoire en cas de mutation, sauf dans les cas de l’entrée dans un établissement de l’enseignement supérieur ou de la mutation du mari dans une autre localité.

Pour résumer, on peut dire que dans ce droit du travail soviétique, c’est le travail qui a des droits avant les travailleurs (qui a plutôt des devoirs), la plupart des droits des travailleurs consistant dans des exceptions aux principes fondamentaux du droit du travail.

 

Exploitation et aliénation à la lumière de la législation du travail en France

Ces trois positions à l’égard du droit du travail dans la théorie marxiste peuvent être questionnées à la lumière de travaux sociologiques et juridiques récents au sujet de la genèse, de la logique et du fonctionnement de la législation du travail en France. On ne mentionnera ici que certaines analyses de Critique du droit du travail d’Alain Supiot[23] et de L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire de Claude Didry[24].

Dans Critique du droit du travail, le juriste Alain Supiot critique frontalement l’alternative marxiste classique entre la première option : la critique « du droit bourgeois qui s’ajuste au travail », et la troisième option : la construction sur les bases juridiques existantes d’un « droit, d’intérêt démocratique et populaire »[25]. La première, note l’auteur, est incorrecte d’un point de vue juridique, car « sa rationalité matérielle place le droit du travail dans une participation conflictuelle avec l’ordre juridique civiliste : il y participe par sa ‘raison juridique’ mais s’y oppose par sa ‘raison sociale’. »[26] Tandis que la troisième constitue un contre-sens, dans la mesure où le droit du travail a pour vocation initiale de limiter l’exploitation, et non de l’éliminer : « l’opinion selon laquelle le ‘droit socialiste’ n’est que l’épanouissement du droit du travail, son extrapolation finale, est un total contre-sens »[27].

Dans cet ouvrage, Alain Supiot défend ainsi nettement la deuxième option : « Le droit du travail a eu et a toujours pour première raison d’être, de pallier ce manque, c’est-à-dire de ‘civiliser’ le pouvoir patronal, en le dotant d’un cadre juridique là où il s’exerce, c’est-à-dire dans l’entreprise »[28]. Mais comment préciser cette lecture du droit du travail comme force de limitation de l’exploitation du point de vue d’une critique juridique interne ? On s’appuiera à cet égard sur trois arguments longuement développées dans l’ouvrage.

D’une part, le droit du travail ne définit pas ce qu’est l’exploitation mais situe le travail entre deux conceptions extrêmes : d’un côté le travail comme bien, chose négociable, et à la limite l’esclavage où le travailleur est appréhendé comme une chose, et d’un autre côté le travail comme un élément de la personne, qu’on ne peut traiter comme une marchandise, et à la limite le travail familial, féodal ou monastique, par nature indissociable des liens personnels. Dans son analyse des évolutions positives du droit du travail et du droit social au XXe siècle, Alain Supiot insiste alors sur la centralité des revendications concernant le statut juridique du corps du travailleur dans la relation de travail, qui permet de sortir progressivement d’une définition patrimoniale du travail comme louage de service, dans lesquels « le travailleur ou le salarié sont du travail ou du salaire personnifié »[29]

C’est pourquoi « l’antinomie » entre le « postulat contractuel, dont il faut bien prendre acte, puisque la relation de travail y demeure soumise en droit positif, et le postulat de la non patrimonialité du corps humain, dont il faut assurer le respect », constitue en dernière instance « le lieu de conception du droit du travail ».[30] Dès lors, on comprend que, pour l’auteur, l’erreur des théories marxistes est de penser que le droit du travail constitue fondamentalement un renfort ou une force d’opposition à l’exploitation au sens économique, alors qu’il se préoccupe en réalité en premier lieu de l’exploitation au sens courant de l’usage violent du corps d’autrui, qui peut se dire en termes d’aliénation[31] ou de réification, mais ne concerne pas directement l’extraction de survaleur.

Ce premier argument peut être renforcé par l’analyse socio-historique de l’émergence et de la construction du droit du travail en France développé par le sociologue Claude Didry dans  L’institution du travail. A la lumière d’une reconstitution du tableau général des pratiques économiques en France au XIXe siècle, et en s’appuyant notamment sur les travaux d’historiens comme Alain Dewerpe et Alain Cottereau, l’auteur remet en cause l’un des préjugés courants des raisonnements au sujet de l’histoire des rapports entre droit du travail et exploitation, selon lequel le rapport salarial aurait opposé, dès l’époque de l’émergence du droit du travail, deux groupes nettement distincts, la classe ouvrière et celle des patrons :

« La césure entre ouvriers et patrons se trouve également ébranlée par le constat d’un marchandage généralisé, c’est-à-dire une forme de sous-traitance en cascade dans laquelle des ouvriers engagent d’autres ouvriers, en associant également des membres de leur famille à la réalisation d’un ouvrage ou de pièces commandés par un négociant ou directeur d’usine »[32].

La mise en relief de cette hétérogénéité économique conduit ainsi à une autre vision des pratiques d’exploitation que cherchèrent à encadrer les premiers éléments de la législation du travail en France, et donc à une lecture différente de l’émergence et du développement d’un Code du travail dirigé contre le louage d’ouvrage :

« Mais alors, si le XIXe siècle se caractérise moins par l’exploitation patronale des ouvriers que par une entr’exploitation ouvrière inhérente à la concurrence entretenue par le marchandage auquel conduit le louage d’ouvrage, que signifient l’élaboration, puis l’adoption progressive d’un Code du travail ? »[33].

Dans cette perspective, qui trace la ligne d’argumentation générale de l’ouvrage, c’est donc moins la subordination juridique qui constitue un progrès dans le Code du travail que le fait que « le contrat de travail institue le travail comme activité spécifique d’un individu – le salarié lié à un employeur – qui entre ainsi dans la collectivité de ceux qui sont liés au même employeur » et donc engage en principe « responsabilité du chef d’entreprise à l’égard de ses salariés découvrant, par le travail, leur entreprise »[34]. Cette analyse renforce donc l’idée également suggérée par Alain Supiot : ce que vise à limiter le Code du travail, ce n’est pas d’abord l’exploitation proprement dite mais l’aliénation, au sens de la dépossession des travailleurs de la maîtrise de leur travail[35].

D’autre part, certains passages de Critique du droit du travail envisagent directement la question de l’exploitation, à l’occasion de la discussion des principes juridiques du salaire minimum et de leur rapport avec le droit social et la protection sociale. C’est toujours dans la perspective de sa discussion du statut du corps du travailleur dans le droit du travail – qui constitue l’un des fils directeurs de l’ouvrage – qu’Alain Supiot examine le principe de la « sécurité par le travail », et plus spécifiquement des revenus du travail et du droit des salaires.

Il rappelle à cet égard l’existence de textes assez progressistes de l’Organisation internationale du travail et de diverses conventions internationales, notamment la Déclaration de Philadelphie de 1944 qui affirma la nécessité d’assurer « un salaire minimum vital pour tous ceux qui ont un emploi et ont besoin d’une telle protection » ainsi que de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 qui posait le principe d’un salaire « équitable » permettant une existence « décente »[36]. En France, le salaire minimum garanti (le smig), puis le salaire minimal de croissance (le smic), constituent des outils juridiques qui visent plus spécifiquement à limiter l’exploitation au sens strictement économique.

Plus encore, pour l’auteur, « la dynamique de l’idée de sécurité par le travail, qui à partir d’un objectif de garantie physique de survie a conduit à un objectif de garantie économique de ‘participation au développement économique de la nation’ »[37] s’oppose frontalement à la logique de l’exploitation. Il convient certes de remarquer que cette conception de la sécurité des travailleurs inhérente à l’idée de droit social a essentiellement été développée non pas dans le droit du travail mais dans le droit de la fonction publique et surtout le code de la sécurité sociale – bien qu’elle soit aujourd’hui au cœur des revendications syndicales de la « sécurité sociale professionnelle » et au fondement du « nouveau statut du travailleur salarié » défendu par la Confédération générale du travail (CGT).

Cependant, Alain Supiot montre bien l’ambivalence constitutive de ce rapport entre droit du travail et droit social. D’un côté, « le développement du droit social a ainsi provoqué un total renversement du rôle joué par le contrat », qui « est devenu au fil des ans le sésame permettant d’accéder à un droit des travailleurs défini collectivement »[38], si bien que « la dynamique de l’idée de sécurité conduit aussi à faire du droit du travail le droit commun des rapports de dépendance économique »[39]. Mais d’un autre côté, il faut constater que « cette extension de l’idée de sécurité hors du monde des ‘travailleurs’ s’est accompagnée d’une individualisation des droits conférés à ces derniers »[40]. Autrement dit, l’extension du droit du travail dans le droit social comporte un risque de déréalisation du travail concret.

Avec l’entrée dans le droit social du « travailleur abstrait », qui « peut être aussi bien salarié qu’indépendant, dirigeant que dirigé, commerçant qu’agriculteur ou médecin », et l’institution corrélative de la « catégorie juridique des « travailleurs et de leur familles »[41], se voit instituée et potentiellement généralisée « la projection, dans le droit des personnes, de la notion de travail abstrait, que le louage de service avait fait apparaître en droit des obligations à l’aube de la révolution industrielle »[42]. Les analyses d’Alain Supiot montrent ainsi de manière convaincante le caractère ambivalent des rapports entre le droit du travail et le droit social en France, et suggère ainsi que leur rapprochement peut mener aussi bien à un renforcement qu’à un effacement des instruments juridiques de limitation de l’exploitation.

Enfin, on mentionnera une autre tension interne au droit du travail examinée par Alain Supiot dans Critique du droit du travail, qui oppose les critères de subordination hiérarchique et de dépendance économique. L’auteur rappelle qu’en France la conception de la dépendance qui qualifie juridiquement le travailleur salarié a fait l’objet d’un débat important jusque dans les années 1930 : le critère devait-il être la dépendance économique ou la subordination hiérarchique ?

La première position « dite de la dépendance économique, retient une définition fonctionnelle de la dépendance, c’est-à-dire qu’elle vise à ajuster le champ d’application du droit du travail sur les catégories économiques les plus faibles »[43]. Une telle approche tendait à faire implicitement du concept économique d’exploitation le fondement de la définition juridique du travail salarié ; et explicitement du niveau et de l’origine des ressources du travailleur le critère principal du salariat : si les ressources d’un individu dépendent quasi exclusivement de celui qui tire profit de son travail, alors il faut y voir un salarié. Cependant, ce n’est pas ce critère qui a été retenu, mais celui de la subordination du travailleur aux ordres de l’employeur. Comme l’exprime Alain Supiot, « la caractérisation du contrat de travail n’est pas à chercher alors dans le couple ‘profit/dépendance économique’ mais dans le couple ‘autorité/subordination’ »[44].

Cette question des rapports entre critères de la subordination hiérarchique et de la dépendance économique – dont la dernière avait pour objectif d’inclure dans la protection sociale des catégories de travailleurs à mi-chemin entre le travail de l’artisan et celui du salarié, comme les travailleurs à domicile – se pose aujourd’hui de nouvelle manière, en lien avec de nouvelles pratiques économiques d’exploitation.

 

Deux enjeux contemporains : les nouvelles pratiques d’exploitation et les normes de l’Union européenne

Envisageons un premier exemple d’enjeu contemporain qui concerne les rapports entre droit du travail et exploitation : la qualification juridique de l’activité, permise par les plateformes de travail en ligne, des « crowdworkers », ces travailleurs à domicile qui effectuent, souvent pour une très faible rémunération, des tâches sur internet « à la pièce » comme la retranscription d’entretiens.

On peut considérer le cas du site internet Amazon Mechanical Turk[45], qui se présente comme « un marché du travail en ligne » ou plus exactement « un centre de marché pour le travail » : « Nous donnons à des entreprises et des développements à une force de travail sur demande et flexible. Les travailleurs sélectionnent parmi des milliers de taches et travaillent selon leur convenance ». Ces taches sont très peu rémunérées, et seulement si elles sont réussies, parfois en un temps limité. Ce type de nouvelles pratiques économiques d’exploitation, similaires à celles qu’on met sous la rubrique de « l’uberisation » du travail, questionne notamment le rapport entre subordination juridique et dépendance économique comme critères de la qualification juridique d’une activité économique.

Dans ce type de pratique, la difficulté est notamment d’identifier qui est l’employeur : Uber se présente comme une simple application en ligne et non une société de transport privée, de même qu’Amazon Mechanical Turk qui se présente comme un service numérique de mise en rapport de personnes. Mais qui, alors, est l’employeur : les propriétaires de ces plateformes en ligne, les entreprises ou personnes privées qui définissent, commandent et bénéficient pour leur activité de ces travaux, ou bien encore le cas échéant les travailleurs qui peuvent par ailleurs en France relever du statut d’auto-entrepreneur ? Le principe même du contrat de travail est remis en question par des nouvelles pratiques économiques et des facteurs extra-juridiques, et l’efficace du droit du travail est brouillé par la complexité des stratégies gestionnaires des entreprises qui proposent des services en ligne.

Cette dilution ou ce contournement de la subordination hiérarchique pose à nouveaux frais le problème du critère juridique du travail, et deux stratégies principales semblent aujourd’hui à cet égard s’opposer. D’une part, les juristes les plus progressistes soulèvent l’enjeu d’une réhabilitation du critère de la dépendance économique : ce sont l’état de faiblesse économique et l’exploitation des travailleurs sur les plateformes en ligne qui justifient l’intervention publique. La jurisprudence cependant, s’appuie plutôt sur les outils juridiques existants et privilégie l’approche par le critère organisationnel, également utilisé pour requalifier des contrats dans des situations de sous-traitance à la chaîne : un contrat de travail doit exister lorsqu’il y a « service organisé » et détermination unilatérale des conditions d’organisation du travail par un donneur d’ordre.

Cependant, le problème pour faire respecter le droit du travail et identifier les critères pertinents (âge du travailleur, nombre d’heures, qualification du travailleur, etc.) est aggravée ici par la difficulté pour identifier le commanditaire présumé employeur. Il y a ici, pour reprendre les termes de l’analyse « métastructurelle » de Jacques Bidet, les germes d’une victoire du marché sur l’organisation telle que le droit du travail, à moins d’une réforme radicale conduite dans un sens progressiste, paraît impuissant pour faire face aux nouvelles formes d’exploitation dans l’économie dite collaborative.

Un deuxième enjeu contemporain concerne les rapports entre droits du travail nationaux et normes supranationales, notamment européennes. Il convient d’abord de rappeler que le droit du travail ne constitue aujourd’hui que l’une des multiples normes qui concernent travailleurs et employeurs, par exemple les normes internationales ISO (élaborées par l’International Standard Organization), qu’elles soient interprofessionnelles (i.e. ISO 9000 pour le management) ou sectorielles (IAFS pour la finance en Europe). Ces normes constituent aujourd’hui[46] la base des discussions autour des « réformes structurelles » du droit du travail par l’Union européenne et le FMI, requalifiée pour l’occasion de « best practices ».

Pour mieux comprendre ce qui se trame à cet égard aujourd’hui, et donc aussi le contexte européen des lois Macron et El Khomri, il faut rappeler d’abord que le droit communautaire s’est construit dans un souci d’œcuménisme visant à surmonter les grandes différences dans les cultures juridiques – ainsi les notions de travailleurs salariés, de contrat de travail ou de relations de travail ne sont, à dessein, pas définies. Il s’agissait d’unifier le marché du travail, et donc de permettre que le travailleur soit un opérateur économique concurrentiel dans l’ensemble du marché du travail européen. C’est donc non pas la subordination juridique mais l’idée d’échange économique (prestation de travail contre rémunération), permettant notamment la mobilité de la main d’œuvre et la concurrence entre entreprises, qui devient centrale.

Dans un ouvrage de 1995 intitulé Le droit du travail. Une technique réversible[47], Gérard Lyon-Caen résume ainsi les risques que la construction européenne faisait déjà alors peser sur le Code du travail français : au contraire d’une extension dans un droit social progressiste, une régression vers le droit commercial ; le « droit de la communauté européenne qui tend à instituer un marché unique soumis à des règles sévères tendant à faire respecter la libre concurrence, témoigne du même effet destructeur sur tel ou tel règle caractéristique des droits internes du travail ».[48]

Dans son analyse juridique, l’auteur alimente ainsi la critique politique qui connut ensuite un succès populaire en France lors de la campagne contre le Traité constitutionnel en 2005: « les  règles du grand marché viennent remettre en cause, non seulement la législation nationale du travail, mais même le droit unifié mis en place par l’OIT, en vue d’assurer un minimum de protection dans tous les pays »[49]. L’auteur anticipe ainsi la possibilité que la législation du travail française soit absorbée dans le droit de la concurrence, dont il était initialement parvenu à s’extraire.

Mais si d’une manière générale, du point de vue de la France, la législation européenne constitue manifestement une menace sérieuse contre des pans entiers du droit du travail des acquis du mouvement ouvrier, il convient, à un niveau de généralité plus élevée, d’analyser aussi l’ambivalence déjà mentionnée du rapport entre droit du travail et droit social au niveau européen.

En effet, comme le montre Alain Supiot, la promotion de la logique du marché de travail contre les règles nationales a conduit la Cour de Justice européenne à adopter une définition large du travailleur qui « déborde les seules périodes de travail effectif pour englober les périodes de formation professionnelles ou de recherche d’emploi »[50].

C’est le cas de l’arrêt Unger du 19 mars 1964, qui affirme qu’en matière de libre circulation, doivent être considérés comme salariés tous ceux qui ont bénéficié dans un pays membre d’une sécurité sociale au motif « d’une part qu’ils possédaient antérieurement la qualité de travailleur, et d’autre part qu’ils sont susceptibles d’acquérir à nouveau cette qualité »[51]. Comme le note également Gérard Lyon-Caen, auquel se réfère ici l’auteur : « le travailleur salarié est ainsi caractérisé par la Cour de justice (de l’Union européenne), non par le contrat, mais par la profession ; non par la seule activité subordonnée mais aussi par la couverture sociale »[52].

De ce point de vue, le droit communautaire se place clairement du côté du droit social contre le droit du travail contractuel, ce qui paraît en première approche une avancée notable : c’est la personne et sa biographie personnelle plutôt que le contrat de travail qui fait le travailleur salarié. Cependant, la technique juridique européenne qu’Alain Supiot désigne en termes d’« insertion d’un statut dans un contrat » a également contribué à l’extension d’une définition abstraite du travail qui efface du droit du travail ce qui pouvait, dans les législations nationales, relever de la protection de formes spécifiques de travail concret (pénibilité, risques, durée de travail, etc.) :

« Cette manière européenne de penser la relation de travail, comme insertion d’un statut dans un contrat, a permis d’étendre l’empire du travail abstrait, en favorisant l’unification du statut du travailleur salarié, et la disparition progressive des distinctions assises sur la prise en considération de l’objet concret de la prestation de travail »[53].

On retrouve au niveau supranational les contradictions du rapport entre droit du travail et droit social que nous avons précédemment mentionnées. De même que la controverse autour des critères juridiques permettant de qualifier de nouvelles pratiques économiques d’exploitation de travail, l’analyse des effets des normes européennes sur le Code du travail montre ainsi que, comme le résume bien Supiot, « le droit du travail est plus que jamais parcouru par des forces contradictoires, d’unification d’un côté, et de fragmentation de l’autre »[54].

 

Conclusion 

Pour conclure, on inscrira ces réflexions sur les rapports entre exploitation et droit du travail dans le cadre de la rédaction en cours d’un ouvrage qui examine l’histoire et l’actualité des théories politiques concevant le projet de démocratisation des rapports sociaux centralement à partir du travail, comme le firent notamment Marx, Dewey et Korsch dans certains de leurs textes.

La première partie de l’ouvrage questionne le sens des « attentes politiques » que les travailleurs peuvent avoir à l’égard de leur travail et je cherche à démontrer le caractère spécifiquement anti-démocratique des transformations de l’organisation du procès, de l’organisation et de la division du travail dans le capitalisme néolibéral ; la deuxième partie reconstruit, principalement à partir de Marx et de Dewey, deux modèles théoriques – la lutte des classes et l’extension des expériences coopératives – pour concevoir les rapports entre travail et démocratie ; et la troisième partie analyse quelques-unes des théories, expériences et propositions contemporaines en vue d’une démocratisation du travail et d’un projet démocratique centralement conçu à partir du travail. C’est dans ce cadre que j’examine la possible fonction du droit du travail dans un tel « travail démocratique » de transformation des rapports sociaux.

Dans cette perspective, on retrouve les trois grandes options examinées dans ce texte : à la critique du droit bourgeois correspond une stratégie de destruction des institutions, notamment juridiques, qui empêchent l’avènement d’un travail démocratique ; à l’analyse du droit du travail comme force de limitation de l’exploitation correspond une stratégie de transformation démocratique des institutions à partir du travail ; et à la perspective d’un « droit socialiste » correspond une stratégie de construction d’institutions démocratiques transversales censées permettre de transformer en retour les rapports de force dans l’entreprise. On envisagera ici seulement une version spécifique de cette dernière position – telle que la développe Bruno Trentin dans La Cité du travail. La gauche et la crise du fordisme[55] – que certains des arguments précédemment exposés doivent conduire à critiquer.

Dans le dernier chapitre de la Cité du travail, Trentin commence par rappeler comment l’action syndicale, la législation sociale et la jurisprudence ont permis de « réduire la marge d’arbitraire et de pouvoir discrétionnaire contenue dans le contrat individuel achat-vente ; de même qu’elle a permis de réduire et de délimiter le territoire où perdure la domination de la hiérarchie d’entreprise sur le travailleur »[56]. Cependant, si ces conquêtes sont bien entendu fondamentales, il s’agit pour l’auteur d’une révolution inachevée :

« le fait est qu’elles ne se sont pas traduites, dans la plupart des cas, par une nouvelle génération de droits individuels et qu’elles n’ont pas réellement entamé le pouvoir discrétionnaire de ‘l’employeur’ dans la détermination de l’objet du travail, ni les règles qui président à la réalisation du rapport de subordination dans la prestation concrète du travail »[57].

Pour Bruno Trentin, en effet, la contradiction motrice du droit du travail oppose le travail considéré comme une marchandise et le citoyen sujet de droit, et c’est en internalisant ces droits civiques dans l’entreprise qu’il serait possible de dépasser la situation actuelle, dans laquelle « les frontières de la démocratie et des droits de citoyenneté se sont arrêtés au seuil de l’entreprise, devant le ‘cœur’ de la séparation et du conflit entre gouvernants et gouvernés »[58].

On voit la difficulté : bien que l’auteur défende par ailleurs la centralité politique du travail, du point de vue juridique, c’est la citoyenneté et non le travail qui doit être selon lui au principe de l’émancipation des travailleurs. En reprenant le terme de Charte employé par Marx dans un passage précédemment cité du Capital, l’auteur propose ainsi finalement de « mettre au cœur d’une stratégie réformatrice une Charte des droits et des valeurs communs et l’action collective – dans la société et dans l’État – afin de promouvoir et de mettre en œuvre l’exercice de ces droits, et expérimenter leurs implications sur les règles non écrites de la vie civile. Ce qui implique nécessairement une redéfinition des droits, des responsabilités et des espaces de liberté qui doivent être protégés dans toutes les formes de travail subordonné ou hétérodirigé[59] ». La voie préconisée est donc celle de l’application de droits civiques élargis au droit du travail, afin de conquérir des espaces et moments de travail autonomes.

Pour s’opposer à la « déréglementation continue et assistée »[60] du droit du travail et du droit social, on peut cependant douter que cette perspective – qui rejoint paradoxalement la troisième option précédemment reconstituée – d’un élargissement des droits civiques devant permettre en retour d’instituer un travail moins aliéné et exploité, soit adéquate. Au-delà des difficultés conjoncturelles posées par ce modèle, il semble qu’il passe outre les conséquences politiques de la thèse marxienne de la centralité du travail : si l’exploitation dans le mode de production capitaliste constitue bien l’obstacle central à l’expansion de la démocratie et à l’émancipation des individus, alors ce n’est pas à partir des droits du citoyen en général mais bien à partir du droit du travail, et de son expansion dans un droit social construit à partir des droits démocratiques du travailleur, que doit être conçue une législation sociale progressiste.

Un tel mouvement a manifestement été couronné de quelques succès au XXe siècle en Europe : il s’agissait, on l’a vu, de limiter l’exploitation par le droit du travail afin d’élargir sur cette base les formes de participation démocratique à la décision dans l’entreprise et l’ensemble de la société. C’est aussi ce que préconisait Karl Korsch dans Arbeitsrecht für Betriebsräte : une institutionnalisation juridique de la fonction politique du travail, du rôle des travailleurs dans l’activité politique de transformation des rapports sociaux. Et c’est cette voie que la troisième partie de mon ouvrage en cours de rédaction cherche à réactualiser, en discutant notamment les apports et les limites du « nouveau statut du travailleur salarié » de la CGT ou de la « sécurité sociale professionnelle », discutée également dans d’autres syndicats.

Dans ce texte, en deçà d’une discussion de ces propositions spécifiques, on espère avoir convaincu qu’autour du questionnement des rapports ambivalents entre droit du travail, droits civiques et droit social – qui émerge aujourd’hui notamment des discussions en cours en vue d’une contre-réforme progressiste du Code du travail – se joue un problème décisif pour concevoir, sinon un travail non exploité, du moins les bases juridiques déjà existantes qui pourraient être développées pour limiter certaines pratiques économiques, anciennes et nouvelles, d’exploitation.

 

Notes

[1] « Recommandation du Conseil du 14 juillet 2015 concernant le programme national de réforme de la France pour 2015 et portant avis du Conseil sur le programme de stabilité de la France pour 2015 », URL : http://ec.europa.eu/europe2020/pdf/csr2015/csr2015_council_france_fr.pdf.

[2] Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Editions sociales, 1959, p. 30.

[3] Karl Marx, Le Capital, tome I, Paris, PUF, 1993, p. 95.

[4] « Cette décision abolissait la loi des 10 heures. Toute une masse de fabricants qui n’avaient pas osé jusqu’alors employer le système des relais pour les adolescents et les femmes s’en donnèrent à cœur joie. Mais ce triomphe apparemment définitif du capital fut aussitôt accompagné d’un retournement. Les travailleurs, qui avaient jusque là, opposé une résistance passive, bien qu’inflexible et chaque jour renouvelée, se mirent à protester bien fort au cours de meetings menaçants […] Les inspecteurs de fabrique avertirent instamment le gouvernement que l’antagonisme de classes atteignait un degré de tension incroyable. […] Le premier Droit de l’Homme du capital n’est-il pas l’égalité devant l’exploitation de la force de travail ? » (K. Marx, Le Capital, tome I, op. cit., p. 327)

[5] « La révolution déclenchée par la machinerie dans le rapport juridique entre acheteur et vendeur de force de travail, qui fait que toute la transaction perd jusqu’à l’apparence d’un contrat entre personnes libres, a plus tard offert au Parlement anglais la justification juridique à l’intervention de l’État dans les fabriques. […] Mais comme le capital est, de par sa nature, un niveleur, c’est-à-dire qu’il réclame comme ses droits de l’homme intrinséques l’égalité des conditions d’exploitation du travail dans toutes les sphères de production, la limitation légale du travail des enfants dans une branche d’industrie devient la cause de sa limitation dans d’autres » (ibid., p. 446).

[6] Ibid., p. 261-262.

[7] Friendrich Engels et Karl Marx, « Adresse inaugurale et statuts de l’association internationale des travailleurs », in Œuvres complètes, tome I. Paris, Gallimard, p. 466.

[8] Karl Marx, Le Capital, tome I, op. cit., p. 338.

[9] Kzrl Marx, Critique du programme de Gotha, Paris, Les éditions sociales, 2008, p. 59. Une partie de l’explication réside dans l’affirmation générale selon laquelle « le droit ne peut jamais être plus élevé que l’organisation économique et que le développement civilisationnel qui y correspond » (ibid., p. 53).

[10] E. Pasukanis, La théorie générale du droit et le marxisme, Paris, EDI, 1990, p. 35.

[11] G. Lukács, Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste, Paris, Minuit, 1960, p. 127.

[12] E. Pasukanis, La théorie générale du droit et le marxisme, op. cit., p. 103.

[13] Ibid. p. 103.

[14] N. Poulantzas, Nature des choses et droit. Essai sur la dialectique du fait et de la valeur, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1965, p. 272.

[15] Ibid., p. 138. Du point de vue de la construction théorique spécifique de cet ouvrage : « ce qui importe ici, c’est de signaler que ces droits ne se sont point rattachés, dans les cadres des univers juridiques, à des valeurs prétendument distinctes et transcendantes à l’activité pratique que constitue le travail, c’est-à-dire au ‘fait’. […]  Il s’agit d’une protection particulière de l’activité pratique par excellence de l’homme, le travail […]. ». (ibid).

[16] K. Korsch, Politische Texte : Arbeitsrecht für Betriebsräte, Hamburg : Europäische Verlaganstalt, 1968, paragraphe 3 : « Industrielle Demokratie ».

[17] Ibid., « Avant-propos », p. 5, je traduis.

[18] « Le prolétariat se transforme en acquérant la fonction historique d’opérateur de la positivité du droit. Son contenu n’est en aucun cas intrinséquement lié à sa lutte de libération des contraintes imposées par les classes bourgeoises, mais la positivité du droit se présente toujours plus comme une borne formelle à l’usage de la violence par la bourgeoisie, qui en ces temps où sa domination sociale se voit menacée tendrait autrement à ne plus exister » (ibid).

[19] Ibid., paragraphe 15 et suivants.

[20] Notons que l’auteur ajoute aussitôt : « Mais à côté de ce droit de décision, ils en ont encore une série d’autres, en partie du fait de la législation des conseils d’entreprise, en partie du fait des lois et réglements fondés sur la constitution des entreprises, qui sont essentiellement distincts des droits privés inscrits dans le contrat de travail, par exemple l’exigence du paiement du salaire, de même que les droits constitutionnels de l’employeur sont distincts de son droit de propriété. » (Ibid., p. 149).

[21] Ibid., p. 156.

[22] Nikolaï Alexandrov, Droit du travail en U.R.S.S [Sovetskoe Trudovoe Pravo], Moscou, Editions de la littérature juridique, 1948. Voir le résumé dans « Droit du travail en U.R.S.S. », Revue internationale de droit comparé, n°2, vol. 4, 1952, p. 365-370.

[23] Alain Supiot, Critique du droit du travail, Paris, PUF, 2015 (3ème édition).

[24] Claude Didry, L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, Paris, La Dispute, 2016.

[25] Alain Supiot, Critique du droit du travail, op. cit., p. 201.

[26] Ibid., p. 202.

[27] Ibid., p. 205.

[28] Ibid., p. 151.

[29] Ibid., p. 51.

[30] Ibid., p. 59.

[31] Voir la section « Corps et bien : l’obscur objet du contrat de travail », ibid., p. 51 sq, et notamment p. 54.

[32] Claude Didry, L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, op. cit., p. 11.

[33] Ibid., p. 12.

[34] Ibid., p. 14.

[35] C’est pourquoi l’auteur oppose au processus de destruction des collectifs de travail par les évolutions de la finance et du management et aux tentatives en cours de destruction du droit du travail la perspective d’un renforcement de la fonction politique du comité d’entreprise, ainsi que les principed d’une « sécurité sociale industrielle », de « droits de tirage économique» et d’un « comité d’industrie » (voir p. 235 sq) qui doivent permettre de « conforter l’intervention des salariés dans ces collectivités que forment les travailleurs participant à la réalisation d’un même produit » (ibid., p. 15).

[36] Pour ces rappels, et leur discussion dans la perspective de l’ouvrage, voir Alain Supiot, Critique du droit du travail, p. 75 sq.

[37] Ibid., p. 78. L’auteur renvoie ici aux articles L. 141-2 et 141-4 du Code du travail.

[38] Ibid., p. 89.

[39] Ibid., p. 90.

[40] Ibid.

[41] Ibid., p. 81.

[42] Ibid.

[43] Alain Supiot, Critique du droit du travail, op. cit., p. 112.

[44] Ibid., p. 113.

[45] Il s’agit d’un site internet de l’entreprise Amazon. Je m’appuie à cet égard sur les analyses de Barbara Gomez, docteure en droit et spécialiste de droit du travail, lors d’une intervention dans le séminaire « Economie et philosophie de l’exploitation », le 22 février 2016 à l’Université de Nanterre.

[46] Comme on peut le constater par exemple dans les « recommandations » de la Commission européennes, et comme me l’a confirmé dans un entretien en juin 2015 avec Panos Skourletis, alors ministre du travail en Grèce.

[47] Gérard Lyon-Caen, Le droit du travail. Une technique réversible, Paris, Dalloz, 1995.

[48] Ibid., p. 88.

[49] Ibid., p. 90.

[50] Alain Supiot, Critique du droit du travail, op. cit., p. 25.

[51] Cité dans ibid.

[52] Gérard Lyon-Caen, Le droit du travail non salarié, Paris, Sirey, 1990, p. 80.

[53] Alain Supiot, Critique du droit du travail, op. cit., p. 33-34.

[54] Ibid., p. 34.

[55] Bruno Trentin, La Cité du Travail. Le fordisme et la gauche, Paris, Fayard, 2012.

[56] Ibid., p. 402-403.

[57] Ibid., p. 403.

[58] Ibid., p. 413.

[59] Ibid., p. 416-417.

[60] Ibid., p. 429.

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