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La théorie de la valeur-travail est au cœur de l’analyse marxiste du capitalisme[1]. Il est donc normal de commencer par elle si l’on veut évaluer l’utilité de l’outil marxiste pour la compréhension du capitalisme contemporain. Ce débat n’est pas pour autant neuf et on est amené à distinguer deux séries de questions : 1) les progrès ultérieurs de la science économique n’ont-ils pas rendus caducs la théorie de la valeur ? ; 2) les caractéristiques nouvelles du capitalisme ne l’ont-elles pas rendue dépassée ? Tout en répondant à ces deux types d’objection, on s’attachera à montrer pourquoi cette référence théorique est un fil à plomb irremplaçable dans bien des débats actuels.

 

Ce que dit la théorie de la valeur

Il n’est pas question ici d’exposer cette théorie dans tous ces développements[2]. On peut après tout la résumer très succinctement autour de cette idée centrale que c’est le travail humain qui est la seule source de création de valeur. Par valeur, il faut entendre ici la valeur monétaire des marchandises produites sous le capitalisme. On se trouve alors confronté à cette véritable énigme, d’un régime économique où les travailleurs produisent l’intégralité de la valeur mais n’en reçoivent qu’une fraction sous forme de salaires, le reste allant au profit. Les capitalistes achètent des moyens de production (machines, matières premières, énergie, etc.) et de la force de travail ; ils produisent des marchandises qu’ils vendent et se retrouvent au bout du compte avec plus d’argent qu’ils n’en ont investi au départ. Le profit est la différence entre le prix de vente et le prix de revient de cette production. C’est ce constat qui sert de définition dans les manuels.

Mais le mystère reste entier. Si j’achète des marchandises dans un magasin et que j’essaie de les revendre plus cher, je n’y arriverai pas, à moins de voler, d’une manière ou d’une autre, mon client, ou de faire de la contrebande. Mais une société ne peut être durablement fondée sur la tromperie et le détournement. Au contraire, le capitalisme fonctionne normalement à partir d’une série d’échanges égaux : à un moment donné, le capitaliste paie des fournitures et ses salariés au prix du marché. Sauf situation exceptionnelle, le salarié reçoit une rétribution de son travail conforme au « prix du marché », même si, par la lutte sociale, il cherche à faire augmenter ce prix.

C’est autour de cette question absolument fondamentale que Marx ouvre son analyse du capitalisme dans Le Capital. Avant lui les grands classiques de l’économie politique, comme Smith ou Ricardo, procédaient autrement, en se demandant ce qui réglait le prix relatif des marchandises : pourquoi, par exemple, une table vaut-elle le prix de cinq pantalons ? Très vite, la réponse qui s’est imposée consiste à dire que ce rapport de 1 à 5 reflète plus ou moins le temps de travail nécessaire pour produire un pantalon ou une table. C’est ce que l’on pourrait appeler la version élémentaire de la valeur-travail.

Ensuite, ces économistes – que Marx appelle classiques et qu’il respecte (à la différence d’autres économistes qu’il baptisera « vulgaires ») – cherchent à décomposer le prix d’une marchandise. Outre le prix des fournitures, ce prix incorpore trois grandes catégories, la rente, le profit et le salaire. Cette formule « trinitaire » semble très symétrique : la rente est le prix de la terre, le profit le prix du capital, et le salaire est le prix du travail. D’où la contradiction suivante : d’un côté, la valeur d’une marchandise dépend de la quantité de travail nécessaire à sa production ; mais, d’un autre côté, elle ne comprend pas que du salaire.

Cette contradiction se complique quand on remarque, comme le fait Ricardo, que le capitalisme se caractérise par la formation d’un taux général de profit, autrement dit que les capitaux tendent à avoir la même rentabilité quelle que soit la branche dans laquelle ils sont investis. Ricardo se cassera les dents sur cette difficulté.

Marx propose sa solution, qui est à la fois géniale et simple (au moins a posteriori). Il applique à la force de travail, cette marchandise un peu particulière, la distinction classique, qu’il fait sienne, entre valeur d’usage et valeur d’échange. L’idée est la suivante : le salaire est le prix de la force de travail qui est socialement reconnu à un moment donné comme nécessaire à la reproduction de la force de travail. Le salaire est alors le prix du panier de consommation moyen du salarié. De ce point de vue, l’échange entre le vendeur de force de travail et le capitaliste est en règle générale un rapport égal.

Mais la force de travail a cette propriété particulière – c’est sa valeur d’usage – de produire de la valeur. Le capitaliste s’approprie l’intégralité de cette valeur produite, mais n’en paie qu’une partie, parce que le développement de la société fait que les salariés peuvent produire durant leur temps de travail une valeur plus grande que celle qu’ils vont récupérer sous forme de salaire.

Faisons comme Marx, dans les premières lignes du Capital, et observons la société comme une « immense accumulation de marchandises » toutes produites par le travail humain. On peut en faire deux tas : le premier tas est formé des biens et services de consommation qui reviennent aux travailleurs ; le second tas, qui comprend des biens dits « de luxe » et des biens d’investissement, correspond à la plus-value. Le temps de travail de l’ensemble de cette société peut à son tour être décomposé en deux : le temps consacré à produire le premier tas est appelé par Marx le travail nécessaire, et c’est le surtravail qui est consacré à la production du second tas.

Cette représentation est au fond assez simple mais, pour y parvenir, il faut évidemment prendre un peu de recul et adopter un point de vue social. C’est précisément ce pas de côté qu’il est si difficile de faire parce que la force du capitalisme est de proposer une vision de la société qui en fait une longue série d’échanges égaux. Contrairement au féodalisme où le surtravail était physiquement perceptible, qu’il s’agisse de remettre une certaine proportion de la récolte ou d’aller travailler un certain nombre de jours par an sur la terre du seigneur, cette distinction entre travail nécessaire et surtravail devient opaque dans le capitalisme, en raison même des modalités de la répartition des richesses et d’une très profonde division sociale du travail.

 

La finance permet-elle de s’enrichir en dormant ?

L’euphorie boursière et les illusions créées par la « nouvelle économie » ont donné l’impression que l’on pouvait « s’enrichir ne dormant », bref que la finance était devenue une source autonome de valeur. Ces fantasmes typiques du capitalisme n’ont rien d’original, et on trouve dans Marx tous les éléments pour en faire la critique, notamment dans ses analyses du Livre 2 du Capital consacrées au partage du profit entre intérêt et profit d’entreprise. Marx écrit par exemple que : « dans sa représentation populaire, le capital financier, le capital rapportant de l’intérêt est considéré comme le capital en soi, le capital par excellence ». Il semble en effet capable de procurer un revenu, indépendamment de l’exploitation de la force de travail. C’est pourquoi, ajoute Marx, « pour les économistes vulgaires qui essaient de présenter le capital comme source indépendante de la valeur et de la création de valeur, cette forme est évidemment une aubaine, puisqu’elle rend méconnaissable l’origine du profit et octroie au résultat du procès de production capitaliste – séparé du procès lui-même – une existence indépendante ».

L’intérêt, et en général les revenus financiers, ne représentent pas le « prix du capital » qui serait déterminé par la valeur d’une marchandise particulière, comme ce peut être le cas du salaire pour la force de travail ; il est une clé de répartition de la plus-value entre capital financier et capital industriel. Cette vision « soustractive », où l’intérêt est analysé comme une ponction sur le profit s’oppose totalement à la vision de l’économie dominante, celle que Marx qualifiait déjà de « vulgaire », et qui traite de la répartition du revenu selon une logique additive.

Dans la vision apologétique de cette branche de l’économie, la société est un marché généralisé où chacun vient avec ses « dotations », pour offrir sur les marchés ses services sous forme de « facteurs de production ». Certains ont à proposer leur travail, d’autres de la terre, d’autres du capital, etc. Cette théorie ne dit évidemment rien des bonnes fées qui ont procédé à l’attribution, à chaque « agent », de ses dotations initiales, mais l’intention est claire : le revenu national est construit par agrégation des revenus des différents « facteurs de production » selon un processus qui tend à les symétriser. L’exploitation disparaît, puisque chacun des facteurs est rémunéré selon sa contribution propre.

Ce type de schéma a des avantages mais présente aussi bien des difficultés. Par exemple, des générations d’étudiants en économie apprennent que « le producteur maximise son profit ». Mais comment ce profit est-il calculé ? C’est la différence entre le prix du produit et le coût des moyens de production, donc les salaires mais aussi le « coût d’usage » du capital. Ce dernier concept relativement récent résume à lui seul les difficultés de l’opération, puisqu’il dépend à la fois du prix des machines et du taux d’intérêt. Mais si les machines ont été payées et les intérêts versés, quel est ce profit que l’on maximise ? Question d’autant plus intéressante que ce profit, une fois « maximisé » est nul. Et s’il ne l’est pas, il tend vers l’infini, et la théorie néoclassique de la répartition s’effondre, puisque le revenu devient supérieur à la rémunération de chacun des « facteurs ».

La seule manière de traiter cette difficulté est, pour l’économie dominante, de la découper en morceaux et d’apporter des réponses différentes selon les régions à explorer, sans jamais assurer une cohérence d’ensemble, qui ne saurait être donnée que par une théorie de la valeur dont elle ne dispose pas. Pour résumer ces difficultés, qui ramènent à la discussion de Marx, la théorie dominante oscille entre deux positions incompatibles. La première consiste à assimiler l’intérêt au profit – et le capital emprunté au capital engagé – mais laisse inexpliquée l’existence même d’un profit d’entreprise. La seconde consiste à distinguer les deux, mais, du coup, s’interdit la production d’une théorie unifiée du capital. Toute l’histoire de la théorie économique bourgeoise est celle d’un va-et-vient entre ces deux positions contradictoires.

La théorie de la valeur est donc particulièrement utile pour traiter correctement le phénomène de la financiarisation. Une présentation largement répandue consiste à dire que les capitaux ont en permanence le choix de s’investir dans la sphère productive ou de se placer sur les marchés financiers spéculatifs, et qu’ils arbitreraient entre les deux en fonction des rendements attendus. Cette approche a des vertus critiques, mais elle a le défaut de suggérer qu’il y a là deux moyens alternatifs de gagner de l’argent. En réalité, on ne peut s’enrichir en Bourse que sur la base d’une ponction opérée sur la plus-value, de telle sorte que le mécanisme admet des limites, celles de l’exploitation, et que le mouvement de valorisation boursière ne peut s’auto-alimenter indéfiniment.

D’un point de vue théorique, les cours de Bourse doivent être indexés sur les profits attendus. Cette liaison est évidemment très imparfaite, et dépend aussi de la structure de financement des entreprises : selon que celles-ci se financent principalement ou accessoirement sur les marchés financiers, le cours de l’action sera un indicateur plus ou moins précis.

L’économiste marxiste Anwar Shaikh a exhibé une spécification qui montre que cette relation fonctionne relativement bien pour les Etats-Unis[3]. Il en va de même dans le cas français : entre 1965 et 1995, l’indice de la Bourse de Paris est bien corrélé avec le taux de profit. Mais cette loi a été clairement enfreinte dans la seconde moitié des années 90 : à Paris, le CAC40 a par exemple été multiplié par trois en cinq ans, ce qui est proprement extravagant.

Le retournement boursier doit donc être interprété comme une forme de rappel à l’ordre de la loi de la valeur qui se fraie la voie, sans se soucier des modes économiques. Le retour du réel renvoie en fin de compte à l’exploitation des travailleurs, qui est le véritable « fondamental » de la Bourse. La croissance de la sphère financière et des revenus qu’elle procure, n’est possible qu’en proportion exacte de l’augmentation de la plus-value non accumulée, et l’une comme l’autre admettent des limites, qui ont été atteintes.

 

Fin du travail, et donc de la valeur-travail ?

L’une des objections classiquement adressée à la théorie de la valeur est que les salaires représentent une fraction de plus en plus réduite des coûts de production (de l’ordre de 20 %). Dans ces conditions, il devient difficile de maintenir que le travail est la seule source de valeur.

Cette approche ne résiste cependant pas à l’examen et il suffit de poser cette simple question : à quoi peuvent bien correspondre ces 80 % de coûts non salariaux dans la fabrication d’une automobile ? Si l’on examine les comptes d’une société, on va trouver notamment un poste intitulé achats intermédiaires, qui peut effectivement dépasser la masse salariale. Mais peut-on, surtout si on est marxiste, en rester là, et ne pas examiner de plus près cette rubrique ? On y trouvera par exemple des achats de tôle à l’industrie sidérurgique, ou de pneus, de rétroviseurs, etc. auprès de ce qu’on appelle les équipementiers. S’agit-il pour autant de coûts non salariaux ? Evidemment non, puisque le coût de ces fournitures incorpore lui-même du travail salarié – c’est le B A BA de la théorie de la valeur – et tout simplement de la comptabilité nationale.

La baisse des salaires directs correspond également à une externalisation de certains services (de l’entretien à la recherche) ou à la remise à la sous-traitance de certains segments productifs. Il faut donc consolider, et prendre en compte le travail incorporé dans les prix de toutes ces prestations. On obtient alors une part des salaires dans la valeur ajoutée, qui a certes baissé, mais représente aujourd’hui environ 60 % pour l’ensemble des entreprises.

Ces chiffres permettent de vérifier que la fixation des patrons sur la masse salariale n’a rien d’irrationnel mais correspond à une conception très pragmatique du rapport d’exploitation, en l’occurrence plus lucide que celle qui consiste à s’étonner d’un tel acharnement.

 

Pour une théorie de la valeur-connaissance ?

Les théorisations de la « nouvelle économie » débouchent sur l’idée que les nouvelles technologies rendraient obsolète la valeur-travail. La détermination de la valeur des marchandises par le travail socialement nécessaire à leur production ne correspondrait plus à la réalité des rapports de production. Ce qui est identifié comme réellement nouveau dans la « nouvelle économie », c’est bien cette perte de substance de la loi de la valeur qui conduit à une mutation profonde, voire à un auto-dépassement du capitalisme. Plus précisément, les nouvelles technologies introduiraient quatre grandes transformations dans la production des marchandises : immatérialité, reproductibilité, indivisibilité, et rôle de la connaissance,.

Le thème de l’immatérialité porte à la fois sur les processus de travail et le produit lui-même. Une bonne partie des marchandises de la « nouvelle économie » sont des biens et services immatériels, ou dont le support matériel est réduit à sa plus simple expression. Qu’il s’agisse d’un logiciel, d’un film ou d’un morceau de musique numérisés, ou encore mieux d’une information, la marchandise moderne tend à devenir « virtuelle ». Ce constat est exact, au moins partiellement, mais ne conduit pas aux implications théoriques supposées. Il ne peut troubler que les partisans d’un marxisme primitif où, sous prétexte de matérialisme, la marchandise est une chose. La montée des services aura au moins permis de liquider cette forme vétuste d’incompréhension de la forme valeur. Ce qui fonde la marchandise, c’est un rapport social très largement indépendant de la forme concrète du produit. Est marchandise ce qui est vendu comme moyen de rentabiliser un capital.

La reproductibilité et l’indivisibilité d’un nombre croissant de biens et de services remettent en cause leur statut de marchandises. Il s’agit là des formes modernes d’une contradiction fondamentale du capitalisme sur lesquelles on reviendra plus bas. Au préalable, il faut analyser le rôle joué par la connaissance dans les processus productifs, qui mettrait particulièrement à mal la théorie de la valeur-travail. Pour Enzo Rullani[4], elle est devenue « un facteur de production nécessaire, autant que le travail et le capital ». Mais sa mise en valeur obéit à des lois « très particulières », si bien que « le capitalisme cognitif fonctionne de manière différente du capitalisme tout court ». Par conséquent, « ni la théorie de la valeur de la tradition marxiste, ni celle libérale, actuellement dominante, ne peuvent rendre compte du processus de transformation de la connaissance en valeur ».

Negri va encore plus loin dans le brouillage du rapport capital-travail : « Le travailleur, aujourd’hui, n’a plus besoin d’instruments de travail (c’est-à-dire de capital fixe) qui soient mis à sa disposition par le capital. Le capital fixe le plus important, celui qui détermine les différentiels de productivité, désormais se trouve dans le cerveau des gens qui travaillent : c’est la machine-outil que chacun d’entre nous porte en lui. C’est cela la nouveauté absolument essentielle de la vie productive aujourd’hui »[5]. L’un de ses disciples, Yann Moulier-Boutang, est encore plus catégorique, en affirmant que, dans le capitalisme cognitif, la connaissance « devient la ressource principale de la valeur » et « le lieu principal du procès de valorisation ».

Prétendre que ces transformations suffisent à bouleverser la théorie de la valeur, c’est ramener celle-ci à un simple calcul en temps de travail. Dans les Grundrisse, Marx écrit explicitement le contraire : « Ce n’est ni le travail immédiat effectué par l’homme lui même, ni son temps de travail, mais l’appropriation de sa propre force productive générale, sa compréhension et sa domination de la nature, par son existence en tant que corps social, en un mot le développement de l’individu social, qui apparaît comme le grand pilier fondamental de la production et de la richesse »[6].

Citons encore Marx : « l’accumulation du savoir et de l’habileté, des forces productives générales du cerveau social, est ainsi absorbée dans le capital face au travail et apparaît donc comme propriété caractéristique du capital, et plus précisément du capital fixe »[7]. On voit que l’idée selon laquelle le capital jouit de la faculté de s’approprier les progrès de la science (ou de la connaissance) n’a rien de nouveau dans le champ du marxisme.

L’une des caractéristiques intrinsèques du capitalisme, la source essentielle de son efficacité, a toujours résidé dans cette incorporation des capacités des travailleurs à sa machinerie sociale. Le capital, explique Marx, « donne vie à toutes les puissances de la science et de la nature, comme à celles de la combinaison et de la communication sociales pour rendre la création de richesse indépendante (relativement) du temps de travail qui y est affecté[8] ». C’est en ce sens que le capital n’est pas un parc de machines ou d’ordinateurs en réseau, mais un rapport social de domination. L’analyse du travail industriel a longuement développé ce point de vue. L’analyse de l’oppression des femmes fait jouer un rôle (ou devrait le faire) à la captation par le capital du travail domestique comme facteur de reproduction de la force de travail. L’école publique ne renvoie à rien d’autre qu’à cette forme d’investissement social. L’idée même de distinction entre travail et force de travail repose au fond là-dessus.

 

Les nouvelles marchandises

Plutôt que par le recours à la « connaissance », le capitalisme contemporain se caractérise, dans un nombre croissant de secteurs, par une structure de coûts particulière :

– une mise de fonds initiale importante et concentrée dans le temps, où les dépenses de travail qualifié occupent une place croissante ;

– une dévalorisation rapide des investissements qu’il faut donc amortir et rentabiliser sur une période courte ;

– des coûts variables de production ou de reproduction relativement faibles ;

– la possibilité d’appropriation à peu près gratuite de l’innovation ou du produit (logiciel, œuvre d’art, médicament, information, etc.).

Tout cela ne devrait pas a priori poser de problème particulier : la valorisation du capital passe par la formation d’un prix qui doit couvrir les coûts variables de la production, l’amortissement du capital fixe calculé en fonction de sa durée de vie économique, plus le taux de profit moyen. Quand l’innovation permet de produire moins cher les mêmes marchandises, le premier capital à le mettre en œuvre bénéficie d’une prime, ou d’une rente (une plus-value « extra » disait Marx) qui rétribue transitoirement l’avance technologique. Ses concurrents vont être amenés à introduire la même innovation, afin de bénéficier eux aussi de ces surprofits, ou tout simplement pour résister à la concurrence.

Une difficulté supplémentaire apparaît chaque fois que les firmes concurrentes peuvent se mettre à niveau à un coût très réduit, car cette possibilité a pour effet de dévaloriser instantanément le capital qui correspondait à la mise de fonds initiale.

Une caractéristique du capitalisme contemporain est précisément la reproductibilité à coût très faible d’un nombre croissant de marchandises et c’est une autre caractéristique des marchandises « virtuelles » qui pose des problèmes particuliers aux exigences de rentabilité. De manière stylisée, ces marchandises nécessitent un investissement de conception très lourd, mais leur production est ensuite presque gratuite. Du dernier CD de Michael Jackson à la plus récente molécule anti-Sida, on peut donner de nombreux exemples de cette configuration. Or, elle entre en contradiction avec la logique de rentabilisation du capital, en raison d’une autre véritable nouveauté. Une fois que le produit a été conçu, la mise de fond n’est plus nécessaire pour les nouveaux entrants, pirateurs de logiciels ou fabricants de médicaments génériques.

On n’est pas dans ce cas de figure la plupart des marchandises : certes, on peut copier le modèle ou le procédé, mais cela ne réduit pas les coûts de production dans la même proportion, car il faut encore fabriquer le produit ou rendre le service, et s’embaucher ou s’équiper pour cela. La marque, le prestige et la publicité réussiront plus ou moins bien à rentabiliser la mise de fonds initiale. Mais avec les nouveaux produits, le phénomène change de nature. Si je pouvais copier et vendre ses logiciels à prix coûtant, j’emporterais le marché et réduirais à néant les investissements de Microsoft.

Une notion voisine est celle d’indivisibilité pour reprendre l’expression utilisée à propos des services publics. Elle s’applique bien à l’information : une fois celle-ci produite, sa diffusion ne prive personne de sa jouissance, contrairement par exemple à un livre que je ne peux lire si je l’ai donné ou prêté. Dans la mesure où les nouvelles technologies introduisent une telle logique, elles apparaissent comme contradictoires avec la logique marchande capitaliste. Potentiellement, le capitalisme ne peut plus fonctionner, en tout cas pas avec ses règles habituelles.

Rullani a raison de dire que la valeur de la connaissance ne dépend pas de sa rareté mais « découle uniquement des limitations établies, institutionnellement ou de fait, à l’accès de la connaissance ». Pour valoriser cette forme de capital, il faut paradoxalement « limiter temporairement la diffusion » de ce qu’il a permis de mettre au point, ou alors en « réglementer l’accès ». L’actualité est remplie d’exemples qui illustrent cette analyse, qu’il s’agisse de Microsoft, de Napster ou des projets de CD non reproductibles pour répondre aux copies pirates. Comme le dit encore Rullani,

« la valeur d’échange de la connaissance est donc entièrement liée à la capacité pratique de limiter sa diffusion libre. C’est-à-dire de limiter avec des moyens juridiques (brevets, droits d’auteur, licence, contrats) ou monopolistes, la possibilité de copier, d’imiter, de « réinventer », d’apprendre les connaissances des autres ».

Mais admettons même une large diffusion de ce nouveau type de produits potentiellement gratuits. Plutôt que l’émergence d’un nouveau mode de production, l’analyse qui précède montre qu’il faut y voir le creusement d’une contradiction absolument classique entre la forme que prend le développement des forces productives (la diffusion gratuite potentielle) et les rapports de production capitalistes qui cherchent à reproduire le statut de marchandise, à rebours des potentialités des nouvelles technologies.

On retrouve ici la description avancée par Marx de cette contradiction majeure du capital :

« d’une part, il éveille toutes les forces de la science et de la nature ainsi que celles de la coopération et de la circulation sociales, afin de rendre la création de richesse indépendante (relativement) du temps de travail utilisé pour elle. D’autre part, il prétend mesurer les gigantesques forces sociales ainsi créées d’après l’étalon du temps de travail, et les enserrer dans les limites étroites, nécessaires au maintien, en tant que valeur, de la valeur déjà produite. Les forces productives et les rapports sociaux – simples faces différentes du développement de l’individu social – apparaissent uniquement au capital comme des moyens pour produire à partir de sa base étriquée. Mais, en fait, ce sont des conditions matérielles, capables de faire éclater cette base. »

Parce qu’elle oublie ces contradictions entre nouvelles technologies et loi de la valeur, la théorie du « capitalisme cognitif » repose donc sur un contresens fondamental. Elle envisage une nouvelle phase du capitalisme dotée d’une logique spécifique et de nouvelles lois, en particulier dans la détermination de la valeur. Fascinée par son objet, l’école cognitive prête ainsi au capitalisme contemporain une cohérence dont il est bien loin de disposer et se situe à sa manière dans une certaine logique régulationniste qui postule une infinie capacité du capitalisme à se rénover.

Dans son dernier livre[9], André Gorz a une formule qui résume à merveille l’incohérence de ces théories : « le capitalisme cognitif, c’est la contradiction du capitalisme ». Les mutations technologiques montrent en effet que ce mode de production est, comme l’envisageait Marx, « parvenu dans son développement des forces productives à une frontière, passé laquelle il ne peut tirer pleinement partie de ses potentialités qu’en se dépassant vers une autre économie ».

C’est donc le capitalisme, et non ses analyses marxistes, qui confine l’économie à la sphère de la valeur d’échange, où la valeur-richesse n’est là que comme un moyen. Et c’est bien sa faiblesse majeure que d’avoir de plus en plus de mal à donner une forme marchande à des valeurs d’usage nouvelles, immatérielles et potentiellement gratuites.

C’est donc sur la base d’un contre-sens que les théoriciens du capitalisme cognitif se réclament de Marx, et particulièrement des pages des Grundrisse où il aborde ces questions et que l’on vient de commenter. La conclusion de Marx est en effet que, pour sortir de cette contradiction, « il faut que ce soit la masse ouvrière elle-même qui s’approprie son surtravail ». Et c’est seulement « lorsqu’elle a fait cela » (autrement dit la révolution sociale) que l’on en arrive au point où « ce n’est plus alors aucunement le temps de travail, mais le temps disponible qui est la mesure de la richesse ».

 

La marchandise contre les besoins

Le capitalisme d’aujourd’hui se distingue par un projet systématique, voire dogmatique, de transformer en marchandises ce qui ne l’est pas ou ne devrait pas l’être. Un tel projet est doublement réactionnaire : il affirme à la fois la volonté du capitalisme de retourner à son état de nature en effaçant tout ce qui avait pu le civiliser ; il révèle son incapacité profonde à prendre en charge les problèmes nouveaux qui se posent à l’humanité.

Le capitalisme veut bien répondre à des besoins rationnels et à des aspirations légitimes, comme soigner les malades du Sida ou limiter les émissions de gaz à effet de serre ; mais à cette condition que cela passe sous les fourches caudines de la marchandise et du profit. Dans le cas du Sida, le principe intangible est de vendre les médicaments au prix qui rentabilise leur capital, et tant pis si ce prix n’est abordable que par une minorité des personnes concernées. C’est bien la loi de la valeur qui s’applique ici, avec son efficacité propre, qui n’est pas de soigner le maximum de malades mais de rentabiliser le capital investi. Les luttes qui visent, non sans succès, à contrer ce principe d’efficacité ont un contenu anticapitaliste immédiat, puisque l’alternative est de financer la recherche sur fonds publics et ensuite de distribuer les médicaments en fonction du pouvoir d’achat des patients, y compris gratuitement. Quand les grands groupes pharmaceutiques s’opposent avec acharnement à la production et à la diffusion de génériques, c’est le statut de marchandises et c’est le statut de capital de leurs mises de fonds qu’ils défendent, avec une grande lucidité.

Il en va de même pour l’eau qui a suscité de nombreuses luttes à travers le monde, et on retrouve la même opposition à propos de cette question écologique fondamentale qu’est la lutte contre l’effet de serre. Là encore, les puissances capitalistes (groupes industriels et gouvernements) refusent le moindre pas vers une solution rationnelle qui serait la planification énergétique à l’échelle planétaire. Ils cherchent des succédanés qui ont pour nom « éco-taxe » ou « droits à polluer ». Il s’agit pour eux de faire rentrer la gestion de ce problème dans l’espace des outils marchands où, pour aller vite, on joue sur les coûts et les prix, au lieu de jouer sur les quantités. Il s’agit de créer de pseudo-marchandises et de pseudo-marchés, dont l’exemple le plus caricatural est le projet de marché des droits à polluer. C’est une pure absurdité qui ne résiste même pas aux contradictions inter-impérialiste, comme l’a montré la dénonciation unilatérale par les Etats-Unis de l’accord de Kyoto, pourtant bien timide.

Dans le même temps, le capitalisme contemporain vise à organiser l’économie mondiale et l’ensemble des sociétés selon ses propres modalités, qui tournent le dos aux objectifs de bien-être. Au niveau mondial, le processus de constitution d’un marché mondial est mené de manière systématique et vise au fond l’établissement d’une loi de la valeur internationale. Mais ce projet se heurte à de profondes contradictions, parce qu’il repose sur la négation des différentiels de productivité qui font obstacle à la formation d’un espace de valorisation homogène. Cet oubli conduit à des effets d’éviction pervers qui impliquent l’élimination potentielle de tout travail qui ne se hisse pas d’emblée aux normes de rentabilité les plus élevées, celles que le marché mondial tend à universaliser. Les pays sont alors fractionnés entre deux grands secteurs, celui qui s’intègre au marché mondial, et celui qui doit en être tenu à l’écart. Il s’agit alors d’un anti-modèle de développement, et ce processus de dualisation des pays du Sud est strictement identique à ce que l’on appelle exclusion dans les pays du Nord.

C’est enfin la force de travail elle-même que le patronat voudrait ramener à un statut de pure marchandise. La « refondation sociale » du Medef exprime bien cette ambition de n’avoir à payer le salarié qu’au moment où il travaille pour le patron, ce qui signifie réduire au minimum et reporter sur les finances publiques les éléments de salaire socialisé, remarchandiser les retraites, et faire disparaître la notion même de durée légale du temps de travail. Ce projet tourne le dos au progrès social qui passe au contraire par la démarchandisation du temps libre. Il ne faut pas compter ici sur les innovations de la technique pour atteindre cet objectif mais sur un projet radical de transformation sociale qui est le seul moyen de renvoyer la vieille loi de la valeur au rayon des antiquités. La lutte pour le temps libre comme moyen privilégié de redistribuer les gains de productivité est alors la voie royale pour faire que le travail ne soit plus une marchandise et que l’arithmétique des besoins sociaux se substitue à celle du profit :

« C’est le libre développement des individualités, où l’on ne réduit pas le temps de travail nécessaire pour poser du surtravail, mais où l’on réduit le travail nécessaire de la société jusqu’à un minimum[10] ».

 

Notes

[1] Ce texte a été publié une première fois en 2004 dans : Le marxisme face au capitalisme contemporain, Cahiers de critique communiste, Syllepse, 2004.

[2] Pour un exposé synthétique, on peut se reporter au chapitre 1 de la brochure de Christian Barsoc, Les rouages du capitalisme

[3] Anwar M. Shaikh, « The Stock Market and the Corporate Sector: A Profit-Based Approach », dans : Philip Arestis, Gabriel Palma, and Malcolm Sawyer(eds), Markets, Unemployment and Economic policy. Essays in Honour of Geoff Harcourt, Volume Two, Routledge, 1997.

[4] voir Enzo Rullani, « Le capitalisme cognitif : du déjà-vu ? », Multitudes n°2, 2000.

[5] Antonio Negri, Exil, Editions Mille et une nuits, 1998, p.19.

[6] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Editions sociales, 2011, p.661.

[7] idem, p.654.

[8] idem, p.662.

[9] André Gorz, L’immatériel, Galilée, 2003.

[10] Karl Marx, op.cit., p.661.

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