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Lettre à nos camarades de la gauche de la gauche qui ne savent plus à quels saints se vouer dans les débats sur la religion.

 

Nous sommes croyant-es et anticapitalistes. Cela peut paraître incompatible à beaucoup. Par ce texte, nous voulons engager le dialogue avec les autres militant-es de la gauche de la gauche, et leur faire partager pourquoi dans nos vies, dans nos métiers, dans nos engagements associatifs, syndicaux et politiques, ce sont toutes nos convictions – spirituelles et politiques – que nous engageons pour la justice sociale, sociétale et écologique. Nous pensons que cette part de notre culture militante a aussi sa place, dans le creuset de la nouvelle gauche radicale.

 

Les religions, réalité vivante et plurielle

 

Engagé-es dans le mouvement social, aspirant à l’unité de celui-ci, nous utilisons le patrimoine intellectuel commun qui permet une pensée propre au mouvement ouvrier de la question religieuse. Karl Marx, Walter Benjamin, Antonio Gramsci, Ernst Bloch, et plus près de nous Michaël Lowy ont produit des concepts et des approches qui permettent de dépasser les évidences, les clichés.

 

Ils nous rappellent l’importance de la dialectique. Aucune réalité sociale n’est un « en soi » par essence progressiste ou réactionnaire. « La religion » n’est pas une réalité qui y échappe. D’un côté, les religions et les croyants sont pris dans la lutte des classes, sans forcément s’y réduire. De l’autre, chaque réalité religieuse a sa propre sociologie, histoire sociale, des rapports aux institutions qui lui sont propres et bien sûr son propre monde de croyance. Mais qui ne sont pas indépendantes de la lutte des classes. Suivant les religions, les croyants peuvent plus ou moins peser pour obtenir des évolutions internes. Il ne faut pas chercher ailleurs l’extrême diversité des réalités religieuses.

Qu’y a-t-il de commun entre la religion d’un peuple amazonien et le catholicisme de la grande bourgeoisie française ? Entre le protestantisme de Jean-Marie Tjibaou et celui du télévangéliste de l’ultra-droite américaine Pat Robertson ? La théologie, matière vivante en débat permanent, n’est pas moins diversifiée – pour le meilleur comme pour le pire. Une observation objective oblige à admettre que toutes les positions politiques se retrouvent chez les croyants du monde entier, que les lignes de fractures, et donc les alliances possible ou impensables, ne passent pas entre croyants et non-croyants mais tout autant au sein des croyants que des non-croyants.

 

Si l’on accepte « les religions », comme une réalité diverse politiquement, il devient possible d’aborder ce débat à partir de nos propres bases. La droite au pouvoir nous inflige un matraquage médiatique, qui simplifie la question pour mieux l’instrumentaliser dans sa politique réactionnaire. Nous refusons d’entrer dans le débat par ce prisme réducteur !

 

Notre tradition militante

 

Il faut ouvrir la grosse boite de « la religion » pour penser plus justement. Partons d’un tout petit coin de la boite, celui où nous nous tenons : le Christianisme social qui depuis le XIXe siècle traverse le protestantisme (notre foi) et le catholicisme, ce qu’on appelle couramment les « chrétiens de gauche ». Ses combats ont participé à construire la gauche associative, sociale et politique, ici en Europe et jusqu’en Amérique Latine avec la théologie de la libération. Ce courant traverse donc, d’un côté le christianisme et, de l’autre, l’histoire de la gauche révolutionnaire et internationaliste.

 

Aujourd’hui, nos choix professionnels de travailler dans le social en milieu populaire, nos engagements sociaux et politiques dans le féminisme, contre le patriarcat et l’hétérosexisme, pour l’écologie et les sans-papiers enrichissent notre spiritualité, comme ils sont nourris par elle. Nous voyons une continuité entre notre spiritualité, nos colères et notre volonté d’un changement révolutionnaire de la société capitaliste.

Oui, dans la lecture des prophètes de l’Ancien Testament, dans les Evangiles de Jésus, nous entendons un appel à l’engagement au côté des exclus, des exploités, des rejetés, à la confrontation jusqu’au bout avec les logiques mortifères présentes dans la politique, l’économie et la religion. Certainement pas une invitation à subir le présent dans un retrait piétiste hors du monde en attendant le paradis.

Dans ces mêmes textes, nous lisons l’espérance qu’un jour viendra le Royaume de Dieu. Non pas la théocratie qui est notre pire cauchemar, mais la chute de toutes ces puissances mortifères : un monde de justice et d’amour où les identités de genres, de classes, de races, les oppositions entre l’humain et la nature, seront dépassées. Ernst Bloch appelait cela le « plus vieux rêve du monde ».

Notre engagement politique et social est le chemin de notre espérance. Nous traduisons notre foi en actes. Ceci montre bien notre conscience que c’est par les luttes politiques et syndicales, aux côtés de toutes les composantes de la gauche radicale, que nous construirons, ensemble un « autre monde ». Ce n’est pas au nom de Dieu que nous luttons, mais, souvent, sa parole nous accompagne et nous l’entendons dans nos slogans et nos chants de luttes.

 

Notre espérance

 

Les partis de gauche, les associations, les syndicats ne peuvent se le cacher : dans les luttes, de nombreux croyants participent à la bagarre de terrain. L’exemple du combat de la CIMADE parle à tou-tes.

Ces alliances participent à l’élargissement de la base sociale nécessaire à un projet de changement radical. À la limite, la présence des croyants, notre présence, tant qu’elle reste silencieuse, voire honteuse sur ce qui nous fait aimer, travailler, militer, ne gêne personne. Mais, comme toute personne qui s’engage, nous pensons que nos questions peuvent aussi participer à l’avancée du projet commun. Que même dans une société socialiste, il y aura des raisons de croire.

 

L’histoire totalitaire du socialisme au XXe siècle, mais aussi celle de la crise écologique actuelle, est celle de la prétention humaine à la maîtrise totale, d’une raison autosuffisante qui s’est crue capable de tout, d’un pouvoir sans limite dans sa toute puissance face à la société, à l’individu, à la nature.

Ce danger oblige à être intransigeant dans la construction de la société future sur le respect des libertés individuelles, sur l’installation de pratiques autogestionnaires. Toutes les occasions de faire l’expérience pratique dès maintenant de cet idéal, au sein des luttes comme dans notre vie quotidienne, doivent être saisies par tou-tes. En y prenant part, nous voulons être vigilant-es à ne pas laisser s’enfermer l’action commune dans une logique purement rationnelle qui ferait s’effacer l’individu derrière le collectif. Notre foi nous invite à concilier la logique de justice et la logique d’amour et de don, que nous entendons dans la Parole. La logique d’amour ne suffit pas, mais elle met sur le chemin de la justice, d’une justice poussée par l’amour jusqu’au bout de sa propre logique.

Notre foi joue aussi comme une ouverture nécessaire, en ce qu’elle nous dit que nous n’avons pas prise sur tout, que des réalités nous dépassent, qu’il y a du non maîtrisé. Les récits mythiques de la création nous font penser que la nature, la présence des autres, notre vie, nous ont été données, nous sont données gratuitement en permanence : nous ne pouvons pas en faire n’importe quoi, l’humain n’a pas la main sur tout.

 

Libre-arbitre et pratiques minoritaires subversives dans les religions

 

Notre tradition protestante (qui a contribué aux Lumières en instituant la lecture libre de la Bible hors du pouvoir du prêtre), nous fait aussi répondre au risque d’un socialisme sans liberté par l’importance donnée au libre-arbitre, à la liberté de conscience individuelle. Dans le même temps, nous pensons, avec le philosophe juif Levinas et le philosophe protestant Ricoeur, que chacun n’est lui-même qu’avec et à travers l’autre.

La prise en compte sérieuse de cette tension entre libre-arbitre et dépendance vis-à-vis de l’autre, notamment à travers la question complexe du consentement éclairé, n’élèverait-elle pas les débats actuels sur la prostitution ou le voile ? Elle invite aussi, dans les questionnements sur les religions et l’Islam, à faire des choix politiques qui, contre les institutions religieuses et les positions majoritaires souvent réactionnaires dans ces institutions, favorisent ce libre-arbitre, les pratiques minoritaires progressistes et leur capacité à subvertir les symboles, les rituels, les textes y compris ceux ayant jusque-là été utilisés dans un sens oppressif.

Nous en sommes les acteurs dans la lutte contre l’homophobie et le sexisme religieux. Nous nous posons des questions sur le voile. Mais nous ne voulons pas y répondre avant d’avoir fini de comprendre la question, ni surtout fini d’entendre comment celles qui sont directement concernées font bouger les choses.

 

Les raisons du coeur dans le mouvement social

 

La barbarie capitaliste, comme l’expliquait Marx, est aussi la réduction de toute chose à la mesure unique de l’argent, qui mutile la créativité humaine. Face à cela, il est nécessaire de mettre fin à la logique du profit et cultiver la diversité des façons d’être au monde. Comme dans d’autres domaines de la créativité humaine, dans les arts par exemple, d’autres valeurs que celles du mesurable sont mises en avant par la Bible, et encore plus dans les religions orientales ou amérindiennes : l’émerveillement, l’espérance, l’amour, la beauté…

L’humain a besoin de toutes ces dimensions. Il est un tout. Même s’il est utile qu’il rentre dans la fiction nécessaire du « militant uniquement rationnel », dans les faits, il ne laisse jamais « à la porte » de l’action politique ses goûts, ses rêves, ses imaginaires, son histoire personnelle ou familiale, ses croyances, son genre, son orientation sexuelle, son handicap… Vouloir lui faire laisser au placard ces dimensions, c’est oublier que les dimensions blanches, mâles, incroyantes, elles, ne le sont jamais. Non seulement une inégalité se crée ainsi, mais la vision qui s’exprime dans les débats est réduite à celle d’une minorité de la population.

 

Ne pourrions-nous pas accepter cette contradiction entre une raison purement rationnelle et cette raison du coeur ? Nos raisons du coeur, ce sont nos indiscutables, nos transcendances, y compris laïques : la Liberté, le Socialisme, la Justice… Loin de nous l’idée de mettre les raisons du coeur au-dessus du rationnel, du purement politique. D’un autre côté, qu’on le veuille ou non, une personne qui aurait l’impression que sa raison du coeur n’est ou ne sera jamais prise en compte (à tout hasard sa foi musulmane), quand celle de l’autre ou d’autres le seraient systématiquement (à tout hasard, le rejet viscéral de toute religion), perdrait à terme l’envie d’« agir ensemble ».

Au nom du fait qu’agir ensemble, c’est aussi construire une communauté humaine dans sa diversité, préfigurant la société de demain, une sollicitude dans le débat n’est-elle pas nécessaire ? Nous appelons simplement à un débat serein, qui respecterait cette tension, ferait une place aux raisons du coeur, aux côtés du rationnel nécessaire à la construction des luttes.

 

Notre place dans le mouvement social

 

Nous refusons l’idée que cette prise en compte de l’identité de chacun-e empêcherait le mouvement ouvrier d’avancer, nous sommes persuadé-es du contraire. Parallèlement, nous n’acceptons pas de nous laisser enfermer dans une logique selon laquelle on pourrait s’appuyer sur nous, croyant-es, pour grossir les rangs de la révolte et mieux nous convaincre, après, que nous nous égarons.

Nous assumons la tension entre notre spiritualité et nos convictions politiques, sur le fond comme sur la forme. Par là, nous souhaitons ouvrir une porte sur un militantisme où la justice sociale serait accompagnée de l’ouverture sur l’Autre, sur l’amour, sur l’émerveillement.

 

Prenons encore l’exemple des textes de référence des religions. La Bible, comme les mythes, les textes poétiques, à la manière des romans, de la peinture ou des chansons populaires permettent de dire le profond de l’homme, de sa noirceur comme de sa rêverie, de ses espoirs comme de son désarroi, de ses espérances… Pourquoi la référence biblique ou coranique ne prendrait pas place à côté de l’ensemble des références culturelles, de l’Illiade et l’Odysée, des textes de Marx… ou du Petit Chaperon Rouge ?

Cela implique que, dans le débat, les croyant-es n’exigent pas, pour leurs références spirituelles, le privilège de vérité surplombante. Qu’ils acceptent qu’elles puissent être critiquées, comme n’importe quels arguments ou références amenés dans la discussion, acceptés ou rejetés en fonction de leur cohérence avec l’ensemble des valeurs communes. Qu’ils s’interdisent d’utiliser l’accusation de blasphème contre les critiques de la religion. Cela implique à l’inverse que les non-croyant-es ne les rejettent pas d’emblée, sans entendre ce que ces références donnent à penser, pourraient leur dire.

Dans cette approche où les croyant-es ne revendiquent pas de privilège de transcendance pour ces textes, ils apparaissent comme une référence de plus dans le débat, pas moins, pas plus, légitime qu’une autre.

 

Laisser une place à la dimension croyante de la culture militante cela veut dire des efforts à faire. Mais cela signifie aussi, qu’en élargissant le canon de ce qui est légitime dans le débat, on réduit les inégalités entre ceux et celles qui maîtrisent les références classiques, blanches, bourgeoises, etc, et les autres. Élargir la palette de ce qui peut s’exprimer, se dire et se débattre, c’est se donner la possibilité collective de penser plus, d’agir plus nombreux-ses et plus complètement, vers un monde plus riche d’autre chose que d’argent et de biens manufacturés.

 

Il nous semblait, et il nous semble toujours, que la gauche de la gauche assumait désormais sa pluralité. Que la nouvelle gauche radicale n’avait plus peur de la pluralité des références qui, dans les faits, construisent chacun-e et contribuent à l’interprétation du nouveau référentiel commun de l’anticapitalisme, du féminisme et de l’écologie…

Nous disons seulement que nous sommes candidat-es à ne plus laisser la dimension croyante de notre culture militante au placard et à la mettre dans le pot commun, pour qu’elle y prenne sa place, ni moindre, ni plus sacrée qu’une autre.

Petite pincée de sel dans le grand pot-au-feu du débat de la gauche…

 

Héloïse Duché, membre de l’Eglise réformée de France, cadre d’un mouvement de scoutisme protestant, travailleuse dans le milieu associatif de l’Education Populaire, militante anticapitaliste

Stéphane Lavignotte, pasteur de la Mission populaire évangélique, directeur de La Maison Verte (Paris 18e), paroisse protestante inclusive et maison de quartier, militant écologiste, dernier livre paru, « La décroissance est-elle souhaitable ? » (Textuel). Tous les deux se réclament du Christianisme social.

 

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