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Dans un livre qui vient de paraître1, Michael Löwy propose de faire le point sur un courant qui se structure peu à peu depuis une dizaine d’années : l’écosocialisme.

L’écosocialisme, dit-il, se fonde sur un constat : celui d’une incompatibilité entre capitalisme et écologie. Rappelant le constat de dégradation écologique de la planète, l’inaction internationale, l’attitude de l’« oligarchie », qui continue de vouloir gérer ses intérêts et ses parts de marché plutôt que de faciliter l’évolution des modes de vie, Michael Löwy estime qu’une certaine écologie, qui cherche à composer avec le marché, se leurre et s’illusionne sur ce qu’elle peut réellement obtenir. L’écosocialisme est la seule issue ; paraphrasant Castoriadis pour Löwy l’enjeu est : « Écosocialisme ou barbarie ».

Une telle prise de position implique bien entendu de revisiter quelque peu le terme « socialisme », et à ce sujet les propos de l’auteur ont bien évolué. La première déclaration écosocialiste était en effet assez proche de la position anticapitaliste classique, qui consiste à ajouter l’écologie parmi les méfaits du capitalisme, sans changer le corps de l’analyse : le capital détruit la nature comme il détruit les travailleurs, la solution est toujours le socialisme. Une telle analyse ne convainc guère les écologistes, car elle fait l’économie d’une explication démontrant ce qui, chez les socialistes, a poussé au productivisme que chacun a pu constater soit en Union Soviétique soit dans les positions actuelles du Front de Gauche, ou encore du Parti dit « socialiste ».

Elle fait aussi l’économie d’une réflexion sur la stratégie à adopter. Sachant que les mouvements ouvriers ne portent guère de revendications écologistes – comme le montrent encore les revendications de Lutte Ouvrière, du Front de Gauche ou des syndicats – il est à craindre avec ce raisonnement que la planète ne soit détruite, avec la contribution active des mouvements ouvriers, avant que le socialisme ne soit atteint. La seule mouvance qui soit véritablement écosocialiste, au sens où elle intègre les revendications sociales et des revendications écologistes qui ne soient pas repoussées après l’abolition du capitalisme sont les Alternatifs et dans une moindre mesure le courant Utopia. Ils sont très minoritaires dans le paysage politique socialiste, et ils portent une analyse très différente des choses – depuis longtemps. La Déclaration écosocialiste de Belém (2008) montre que ces remarques ont été prises en compte puisque de nouveaux mouvements sociaux, notamment écologistes, ont pleinement droit de cité. Les mouvements de la décroissance, en particulier, après avoir été raillés et décriés par certains écosocialistes, sont désormais jugés dignes d’intérêt.

Cela se traduit aussi dans la lecture de Marx que propose l’auteur. À John Bellamy Foster, qui cherche à démontrer que Marx était écologiste avant l’heure, Löwy reproche d’avoir une lecture excessivement bienveillante, passant sous silence les passages qui font du développement des forces productives une composante révolutionnaire. En effet, chercher à réhabiliter Marx en bloc est certainement une impasse, car il faudrait non seulement se mettre d’accord sur une lecture de Marx, mais en plus expliquer pourquoi, depuis plus d’un siècle, la quasi-totalité des lecteurs de Marx et d’Engels ont négligé la dimension écologique de leurs écrits, si elle était aussi visible que le dit Foster. Cela fait quand même beaucoup de mauvais lecteurs. Il faudrait aussi expliquer pourquoi les mouvements ouvriers se sont largement reconnus chez Marx, alors qu’ils ne sont pas spontanément portés sur l’écologie, pour de multiples raisons dont beaucoup sont tout à fait légitimes, compte tenu de leur situation. La voie empruntée par Löwy est de très loin celle qui est préférable, car elle n’implique ni de tordre les textes ni de tordre l’histoire, évitant ainsi d’engendrer des débats intellectuels sans fin entre spécialistes. L’écologie est bien un sujet marginal chez Marx et Engels, et les socialismes réellement existants ont bien eu tendance, pendant près d’un siècle, à mettre le développement des forces productives au centre de la stratégie révolutionnaire, estimant d’une part que l’anarchie capitaliste freinait cette expansion, et d’autre part que l’objectif ultime de la révolution était de mettre ces forces au service de ceux qui les produisaient : les prolétaires, les travailleurs. Les combats n’ont pas été dénués de justification pour autant, ils répondaient et répondent encore à une nécessité et à un contexte spécifique avec lequel il faut compter si on veut construire une stratégie écosocialiste ou même écologiste. Mais ceci explique que les écologistes aient été considérés comme des « ennemis de classe », des « petits-bourgeois » ou au mieux un « front secondaire ». Et ceci explique aussi qu’on ne puisse pas attendre des écologistes, qui ont trouvé sur le chemin, depuis plus de quarante ans, les mouvements ouvriers et leurs organisations, qu’ils se rallient au « socialisme », comme si ce terme était le seul signifiant possible pour des mouvements cherchant à construire un monde meilleur.

La situation n’a pas toujours été celle-là. Michaël Löwy, à faire naître « l’écosocialisme » dans les années 2000, passe sous silence le fait que les écologistes se réclamaient fréquemment du socialisme, dans les années 70, bien qu’ils n’en aient pas une connaissance théorique approfondie, et qu’ils distinguent soigneusement ce socialisme du stalinisme et du « centralisme démocratique ». Claude-Marie Vadrot expliquait en 1978 qu’après tout « le socialisme, c’est peut-être les soviets – les comités de quartier ou de village – plus l’énergie solaire »2. Yves Lenoir, l’une des grandes figures de la lutte antinucléaire, n’avait aucune opposition de principe : « en économie socialiste un modus vivendi plus acceptable est théoriquement possible. Cela présuppose l’abandon de la course à la puissance, un retour progressif à l’autarcie économique… on n’en voit la trace nulle part dans les déclarations des leaders de la gauche. Cependant la qualité de vie se dégrade tant qu’il faut bien en parler et commencer à prendre des mesures »3. Pour lui le problème du socialisme c’était surtout de savoir qui l’instaurerait4. Pour Philippe Lebreton, le problème était l’incapacité de la gauche à construire un socialisme véritable, qui ne soit pas un capitalisme d’État5 ; il estime dans ce contexte que « l’écologisme prend en charge les défaillances du socialisme », et en prend le relais6. Pour Serge Moscovici l’écologisme s’inspire ouvertement du socialisme7. Il y a une divergence sur l’analyse de la situation, pour les socialistes la crise est temporaire, ils s’opposent donc à l’austérité. Pour les écologistes, dit Moscovici, c’est une crise de la croissance, vouloir corriger les erreurs et redémarrer comme avant, même en planifiant, est une erreur fondamentale8. Au caractère petit-bourgeois du mouvement écologiste, Daniel Cohn-Bendit répond en 1981 dans un débat avec Castoriadis que les représentants des ouvriers ont généralement été des bourgeois9. La « société alternative » que Dominique Allan Michaud propose comme solution est explicitement ancrée dans un socialisme non autoritaire, associationniste10, estimant notamment que libéralisme et socialisme d’État sont coupables de mener une politique d’assistance. Pour lui il ne fait pas de doute que le réoutillage proposé par Ivan Illich et les organisations communautaires mises en avant par Ernst Friedrich Schumacher11 ou Jacques Ellul etc. sont liés aux idéaux socialistes12. Le Texte de base des Amis de la Terre comporte de nombreux appels à l’autogestion. Et l’écosocialisme était déjà choisi par le Mouvement Écologique, cet ancêtre des Verts, en 197513.

Löwy oublie aussi un autre courant : celui qui va du socialisme à l’écologisme, particulièrement quand, dans les années 90, les déçus du socialisme voient dans les Verts, affaiblis par la création de Génération Écologie par Mitterrand, une ouverture pour mener de nouveaux combats, plus en cohérence avec leurs valeurs, forçant les « centristes » de Waechter à former un nouveau parti, le MEI. Ce courant « écosocialiste », d’une certaine manière, estime que le vert est l’avenir du rouge, et non l’inverse – ainsi Alain Lipietz, André Gorz ou Frieder Otto Wolf, très lié aux Verts allemands, ou encore de Jean-Paul Deléage, le directeur de la revue Écologie & Politique. Alain Lipietz, dans un texte célèbre, résume bien la situation14. Marx, comme boussole et « pour se reconnaître dans une situation concrète et comme guide pour l’action transformatrice de la société »15, doit être dépassé. L’écologisme présente certains points communs avec le marxisme, comme le matérialisme (l’explication du monde par le recours aux forces empiriques), la dialectique (l’écologisme, comme Marx à ses origines, se présente comme une critique de l’ordre existant, plus que comme l’exaltation d’une solution), l’historicisme (l’idée qu’un grand changement doit s’imposer, que les temps sont venus) et le progressisme politique. Mais il diverge sur un point essentiel : le « progrès des forces productives »16. C’est la différence que Lipietz met en avant entre les deux matrices de pensée, à juste titre. Vu la centralité de cette thèse dans le corpus marxiste orthodoxe, cela entraîne toute une série de conséquences : pas de prééminence de l’économique sur les autres formes de rapports sociaux et en particulier importance redonnée à l’action politique ; critique de la technologie ; abandon du primat du mouvement ouvrier et de la prééminence de la production ; conception de la révolution comme une « révolution moléculaire » procédant par microcoupures, selon le terme emprunté à Félix Guattari qui rejoint les Verts à cette époque-là, peu avant de disparaître, laissant en testament un ouvrage : Les Trois Écologies17, qui malgré son titre est plus proche du marxisme classique que de l’écologisme. Pour Lipietz Marx doit être laissé de côté, ramené à un auteur parmi d’autres, et un nouveau corps de doctrine doit être construit. En 1995 Lipietz estimait que c’était le socialiste James O’Connor qui a, à ce jour, fourni la proposition la plus convaincante.

Michael Löwy appartient en fait au troisième courant, celui qui cherche à faire le mouvement inverse de celui opéré par Lipietz : intégrer l’écologie dans le socialisme. Il conserve donc quelques traits typiquement « socialistes » qui peuvent heurter d’autres mouvements, écologistes et libertaires, notamment, et se définit en s’opposant à un écologisme non socialiste. Le problème ici est que l’auteur caricature plusieurs fois certains courants écologistes, demandant par exemple au lecteur, pour lui démontrer l’impasse de l’« écologie profonde », si le bacille de Koch a le même droit à la vie qu’un enfant malade de la tuberculose. La réponse est très simple : une telle affirmation n’a évidemment jamais été soutenue par personne. On comprend mal, aussi, pourquoi Ernst Schumacher, l’auteur de Small is beautiful, est stigmatisé pour son utopie de révolution par le bas, par l’organisation de milliers de communautés en rupture avec le système, alors que la même idée, quand elle vient de Joel Kovel, est jugée digne d’intérêt (p. 169). Enfin pourquoi Latouche n’est-il cité que par un seul article, volontairement provocateur, alors qu’il a écrit plusieurs livres soutenant des thèses qui sont assez proches de celles de Löwy ? De tels dérapages sont dommageables dans un ouvrage qui est par ailleurs assez équilibré et fidèle aux positions des uns et des autres. Löwy reconnaît toutefois l’importance des courants écologistes dans l’altermondialisme, « dès Seattle » en 1999. Du côté écologiste on aura une lecture sensiblement différente, estimant que l’engagement dans ce qui sera ultérieurement appelé « altermondialisme » a commencé dès le Sommet de Stockholm. Les contre-sommets écolo existent en effet depuis 1972, et les contre-G7 depuis le début des années 80.

Plus grave, cependant, ces approximations conduisent à passer trop rapidement sur le débat sur la valeur. Löwy estime qu’il s’agit pour l’essentiel d’un malentendu (p. 83). Ce n’est pas le cas, et cela explique toute l’importance de la deep ecology. Jean-Marie Harribey écrit que « la théorie dite de la valeur-travail exprime deux points fondamentaux pour une problématique écologiste : d’une part « c’est la loi du moindre effort pour la production d’une valeur d’usage » dit J. Bidet (1999 p. 295), et, d’autre part, c’est la critique de la production pour le profit au détriment des besoins sociaux […] La théorie de la valeur est donc au centre d’une théorie générale intégrant l’écologie et l’organisation sociale »18. Löwy aussi, tout en se disant favorable au développement qualitatif, et donc en rejetant l’économisme, soutient malgré tout Gorz pour qui que seul le socialisme peut procurer « le maximum de satisfaction avec le minimum de dépense » (p. 171). Si les écologistes peuvent s’accorder avec la valeur-travail comprise comme principe critique de répartition de la production, ils ne s’accorderont pas avec cette seconde thèse, car cette « loi du moindre effort » se confond pratiquement avec l’efficacité économique classique : cinq kilomètres en voiture est moins fatiguant que cinq kilomètres à pied ; produire cent voitures avec des machines est moins fatigant que les produire à la main. Du côté de la production Löwy assortit cette clause de la réduction du temps de travail – et les écologistes eux-mêmes, depuis les années 70, mettent en avant cet élément19. Mais ça n’en revient pas moins à mettre les « gains de productivité » au cœur du processus productif, alors que l’approche écologiste radicale, issue précisément de la deep ecology, est de prendre en compte la nature dans la production, ce qui du coup revient à changer complètement de critère au profit de l’équilibre dans les échanges avec la nature. Un critère biocentrique que Löwy récuse sans vraiment le récuser puisqu’il intègre malgré tout dans son éthique le principe de responsabilité de Hans Jonas, dont il semble ignorer qu’il est fondé sur le respect de la nature (éco- ou biocentrisme) et non sur les intérêts humains (anthropocentrisme). On pourrait objecter que ce que l’on a en tête est « le moindre effort compte tenu des externalités, qu’on aurait internalisées » mais du coup nous voilà renvoyés à la même problématique puisque le critère pour justifier l’internalisation devra être écocentrique ou biocentrique.

L’insistance sur la planification, bien qu’agrémentée de précautions rhétoriques sur la décentralisation et l’entrée des consommateurs, féministes etc. dans les conseils, conserve d’ailleurs un goût de « centralisme démocratique » qui ne plaira pas à tous les mouvements qui s’accorderaient pourtant sur les buts proposés par l’auteur. Même si ce dernier se défend de vouloir planifier l’activité des boulangers et des artisans, la mise en cause du capitalisme tend malgré tout à intégrer tout ce qui est marchand, sans distinction. Ce qui renforce ce sentiment est la relative faiblesse de l’analyse de la bureaucratie, et donc du « capitalisme d’État » – un paradoxe pour un théoricien issu du trotskisme. Illich, dont les thèses rejoignent pourtant largement celles de l’auteur (défense d’une « économie morale » à la E. P. Thompson, sensibilité au rôle possible des religions etc.) n’est par exemple jamais cité. Löwy se défend se faire le jeu de toute forme de bureaucratie mais il ne produit pas d’analyse de cette question, à proprement parler. Le point positif, toutefois, dans ce registre, est celui-ci : l’auteur reconnaît qu’on ne peut s’approprier ni l’État ni le système productif sans qu’aussitôt ce soit celui-ci qui s’empare de nous. Qu’il se fonde sur le Marx qui analyse la Commune de Paris importe peu, dans ce contexte ; d’autres courants idéologiques se fonderont sur d’autres auteurs et d’autres exemples, en fonction de leur tradition propre. Ce qui compte est que l’obstacle soit enfin reconnu, et que du coup soient reconnues les raisons de l’engagement écologiste, contre les infrastructures, contre la publicité, etc., et cela en général en position de contre-pouvoir plutôt que de prise de pouvoir.

La critique de l’« écologie de marché » reste de son côté un peu trop sous-déterminée pour qu’on puisse réellement savoir de quoi et qui il s’agit. On pense évidemment aux célèbres permis de polluer etc., mais ces mécanismes ont toujours été critiqués par les écologistes. Il aurait fallu être plus précis. L’accusation de compromission qui est faite à certains écologistes reste floue, d’autant que l’auteur reconnaît la nécessité de compromis à court terme. Après tout les écosocialistes acceptent aussi de faire des compromis réformistes lorsqu’il s’agit de plancher sur des propositions alternatives dans les luttes sur la dette ou les retraites. C’est pourtant ici que peut se manifester le « naturalisme antihumaniste » que Löwy prête à la deep ecology : une écologie qui se soucie peu de social. Le flou sur le terme « marché » est important parce que l’écologie « antihumaniste » peut être marchande mais aussi non-marchande, selon la cause du faible souci de l’égalité, qu’il vienne d’un appétit pour le gain ou au nom d’une urgence écologique. C’est bien là que social et écologie peuvent, sur le terrain, ne pas aller de pair. On peut fabriquer du solaire par amour de la planète tout en traitant ses salariés de manière indécente ; on peut aussi donner une place importante aux salariés dans la décision sans avoir le moindre souci de la planète. Sur ces questions, on regrettera que Löwy évoque dans sa préface un « intérêt écologique de classe » qui n’est pas défini ; c’est une notion séduisante mais le risque est que cela ne soit qu’une construction théorique dénuée de fondements empiriques.

La discussion sur le marché en appelle une autre. Il y a un courant écologiste se réclamant du socialisme qui est resté influencé par l’idée que le développement capitaliste des forces productives continuerait à être progressiste, intégrant la contrainte écologique. Le soutien d’André Gorz et des revues Écorev’ et Multitudes aux technologies de l’information peut être lu de cette manière, et c’est d’ailleurs ainsi que Cédric Biagini les interprète20. Ces courants sont proches d’une conception assez orthodoxe du socialisme, et ils sont tenus par d’autres comme compatibles avec le capitalisme, dont ils soutiennent le déploiement accumulatif.

Malgré tout, l’auteur rejoint largement les conclusions de Moishe Postone, qu’il ne cite pas (c’est dommage, on aurait aimé connaître son analyse), selon lesquelles la lutte des classes classique reste dans le capitalisme et n’en sort pas véritablement. Elle conduit au mieux à une gestion du même appareil de production, du même État, qui impose alors ses directions et ne se comporte pas comme un simple moyen, contrairement à ce qu’espéraient les marxistes-léninistes. La question d’une éthique alternative à l’éthique économique (qu’elle soit animée par la défense du salaire ou par le profit) se pose donc avec une acuité particulière. Löwy estime que l’éthique écosocialiste comporte quatre dimensions. Elle est sociale, au sens où elle n’est pas fondée sur la culpabilité et l’ascétisme (c’est là, soit dit en passant, que la deep ecology, avec sa conception élargie du Soi, est d’un apport indispensable) ; elle est égalitaire, solidaire (à l’échelle mondiale), démocratique et « responsable » au sens de Jonas. Löwy met en avant l’anthropocentrisme humaniste (p. 129) contre un naturalisme qui ne le serait pas mais il commet là encore la même erreur de lecture. Le débat entre Dave Foreman et Murray Bookchin21, clarifie beaucoup les choses. Foreman, militant et fondateur d’Earth First !, se dit d’accord avec les buts de Bookchin mais diverge sur la stratégie à adopter, estimant que Bookchin fait le jeu du productivisme. On peut imaginer que ce qui sortirait d’un débat entre un salarié du nucléaire, confronté à la menace des Verts, et ce que prônait la CFDT dans les années 70, serait assez similaire. Le désaccord est peut-être moins sur le fond que sur la stratégie à suivre, sur les priorités. Sans doute faut-il reconnaître qu’il n’y a pas aujourd’hui de mouvement unique, et que le pluralisme est une force – ce que Löwy reconnaît d’ailleurs. Comprendre pourquoi, pour les écologistes, « moins » c’est « mieux » est évidemment un élément fondamental sans lequel « décroissance » est un slogan incompréhensible.

On pourrait tout de même rétorquer que l’argument des priorités permet de rester dans l’ambiguïté : à défendre la nature tout en se disant socialiste, ça me permet d’avoir quelques alliés sans avoir à payer de ma personne puisqu’au nom de ma priorité je me consacre seulement à mes combats. Ce n’est pas faux mais c’est aussi vrai dans l’autre sens : que valait exactement la position de la fédération CFDT sur le nucléaire, en termes de levier d’action concret ? La question se pose de manière particulièrement aiguë depuis Fukushima.

Dernier élément positif de ce livre qui en comporte décidément beaucoup : Löwy situe la crise actuelle au niveau d’une crise de civilisation et non d’une mutation du capitalisme. C’est la conséquence logique de ses positions sur le socialisme et le capitalisme, les deux idéologies qui ont dominé le XXe siècle et qui ont toutes deux conduit à l’impasse dans laquelle nous sommes. Les auteurs du XIXe siècle, socialistes ou capitalistes, ont bien célébré la naissance de « la » civilisation, à cette époque-là. Ils ont pour la plupart condamné les démarches luddites ou les voix isolées de ceux qui, comme George Perkins Marsh22, posaient la question du caractère destructif du progrès. Situant le problème à ce niveau-là Löwy est logiquement amené à comparer notre civilisation avec d’autres, et s’il commence par les sociétés primitives c’est parce qu’il répète le tropisme moderne qui veut que les sociétés soient classées en fonction de leur degré de complexité – les sociétés « primitives » d’un côté et les sociétés « développées » de l’autre. Comme le mouvement écologiste à ses débuts, Löwy aboutit à la conclusion qu’il n’y a à idéaliser ni les unes ni les autres. Et il conclut en saluant l’œuvre de Morales, ce socialiste venu des organisations autochtones (ou « indigènes »). C’est en effet de ce côté-là qu’il faudrait regarder car il n’y a pas d’autre « dehors » à la civilisation dans laquelle nous sommes entraînés. Les études postcoloniales démontrent à quel point marxistes et capitalistes ont pu avoir une vision réductrice des sociétés « non modernes » ; cela ne permet pas, cependant, de conclure à leur caractère émancipateur, et l’on ne peut qu’être prudent sur ce qui se passe en Bolivie. Mais il faut bien, pour critiquer la modernité, avoir fait l’expérience du « non moderne », ou au moins du plus « non-moderne » qui soit.

 

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références

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1 Michael Löwy, Écosocialisme, « Les Petits Libres », Mille et une nuits, 2011. Contretemps a publié la préface ici.
2 Claude-Marie Vadrot, Histoire d’une subversion, Syros, 1977, p. 233.
3 Yves Lenoir, Technocratie française, Jean-Jacques Pauvert, 1977, p. 259.
4 ibid., p. 156.
5 Serge Moscovici, L’Ex-croissance. Les Chemins de l’écologisme, Denoël, 1978, p. 161.
6 ibid., p. 307.
7 Pourquoi les écologistes font-ils de la politique. Entretiens de Jean-Paul Ribes avec Brice Lalonde, Serge Moscovici et René Dumont, « Combats », Le Seuil, 1978, p. 52.
8 ibid., p. 61.
9 Cornelius Castoriadis et Daniel Cohn-Bendit, De l’écologie à l’autonomie, Seuil, 1981, p. 67.
10 Dominique Allan Michaud, L’avenir de la société alternative – Les Idées (1968-1990), « Logiques sociales », L’Harmattan, 1989.
11 Ernst Friedrich Schumacher, Small is beautiful. Une société à la mesure de l’homme, Contretemps – Le Seuil, 1978.
12 Dominique Allan Michaud, L’avenir de la société alternative – Les Idées (1968-1990)op. cit., p. 117.
13 ibid., p. 177.
14 Alain Lipietz, « L’écologie politique et l’avenir du marxisme », Actuel Marx, « Congrès Marx International », 1995.
15 ibid., p. 181.
16 ibid., p. 183.
17 Félix Guattari, Les Trois Écologies, « L’Espace critique », Galilée, 1989.
18 Dictionnaire Marx contemporain, PUF, 2001, p. 195.
19 Adret, Travailler deux heures par jour, Le Seuil, 1977.
20 Cédric Biagini, « Le grand méchant technophobe », La Décroissance, octobre 2011.
21 Murray Bookchin et Dave Foreman, Quelle écologie radicale ? Écologie sociale et écologie profonde en débat, Ateliers de Création Libertaire, Lyon, 1994.
22 George Perkins March, Man and Nature, 1864, republié sous le titre Physical Geography as modified by human action, C. Scribner and co., New York, 1869.