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On aurait dû prendre la rue, la rage au ventre, le poing levé, sortir avec les banderoles et les slogans, gueuler la haine du capitalisme, du néolibéralisme, fêter les travailleurs et travailleuses, leurs droits, leurs conquis, leur dignité, leur histoire, se retrouver, se compter. Mais on est confiné.es. 1er mai des télétravailleurs et télétravailleuses pour celles et ceux qui ont la chance de n’être pas contraint.es de bosser sans protection face à cette saloperie de virus, celles et ceux qui n’ont pas été mis.es en chômage, partiel dans le meilleur des cas… la rage…

Comme ces vidéos qui mettent bout à bout une vie d’une personne en faisant se succéder des photos prises chaque année le même jour, on pourrait de 1er mai en 1er mai donner à lire les flux et reflux du mouvement ouvrier, ses cortèges unitaires comme ces journées où les centrales syndicales se partagent l’espace et le temps pour surtout éviter de se croiser, l’évolution comme la permanence de ses slogans, ses revendications, ses rituels manifestants. Faute de temps et par besoin d’enthousiasme, concentrons-nous sur les temps forts, ces premiers mai où travailleuses et travailleurs ont fait l’histoire, arraché avec les poings leurs conquis sociaux, parfois au prix de leur vie. Confinement oblige et bibliothèques fermées, ce sera fort malheureusement très franco-français…

 

Daguerréotype, noir et blanc. 1889. Je l’invente. Il n’existe pas. On pourrait imaginer des ouvriers prenant la pose, au fond, la tour Eiffel se dressant comme le 1 de 1er mai

Pour le centenaire de la Révolution française, l’exposition universelle se tient à Paris. Elle est, comme les précédentes, l’occasion de rencontres de délégations ouvrières de nombreux pays. Deux grands congrès ouvriers sont prévus, avec, pour faire vite, les réformistes d’un côté, les révolutionnaires de l’autre. Mais voici qu’ils fusionnent et donnent naissance à la deuxième Association Internationale des Travailleurs, la première, créée en 1864 ayant sombré dans les divisions internes entre marxistes et anarchistes et succombé à la guerre franco-prussienne et à la répression de la Commune de Paris. L’une de ses premières décisions (le 20 juillet 1889) est de faire du 1er mai une journée internationale de mobilisation en faveur des 8 heures de travail journalier, alors l’une des revendications cruciales et centrales des mouvements ouvriers européens et étatsunien.

La date est choisie en mémoire et en hommage aux martyrs de Chicago. Les syndicats étatsuniens avaient en effet décidé en 1884 de se lancer dans la bataille des 8 heures. Le 1er mai est aux États-Unis le Moving day, une date importante à laquelle de nombreuses entreprises étasuniennes ouvrent leur année comptable et renégocient les contrats de travail, obligeant les ouvriers et ouvrières à souvent déménager (d’où le moving), d’où son choix comme moment de revendication. La grève générale est organisée en 1886 par les anarchistes et les syndicalistes et massivement suivie. Le 3 mai, alors que la grève se prolonge à Chicago, une manifestation est violemment réprimée : trois morts. Une marche est organisée le lendemain en protestation. Alors qu’elle se disperse dans la soirée à Haymarket Square, une bombe explose et fait une victime dans les rangs de la police, puis sept autres dans les affrontements qui s’en suivent. Sans enquête ni moindre preuve, huit anarchistes sont arrêtés, condamnés à mort pour cinq d’entre eux, quatre sont exécutés le 11 novembre 1887 (Black Friday), le cinquième s’étant suicidé dans sa cellule. En 1893, il fut établi que la bombe était en réalité une provocation policière… Pour autant, le seul pays qui, de nos jours, ne célèbre pas officiellement le 1er mai est justement les États-Unis, qui lui préfère un Labour day, totalement dépolitisé, le premier lundi de septembre.

 

Cliché d’une affiche anarchiste, bleu délavé, 1890. 6 paragraphes bien rangés

La toute nouvelle Internationale, deuxième du nom, appelle donc à partir de 1890 à se mobiliser pour arracher la journée de huit heures, incitant à cesser le travail le 1er mai au bout de huit heures de turbin et à déposer, pacifiquement, des pétitions.

« La Manifestation du 1er mai doit être Révolutionnaire et non ressembler à une procession du Saint Sacrement suivie de bals » protestent les anarchistes en France. « Il y a trop longtemps que nous dansons devant le buffet vide, nous voulons manger ». Leur appel se conclut par « Que toutes les victimes du Capital-Autorité y soient ! En avant pour la Sociale et vive la Liberté ! Signé : Des miséreux révoltés ».

Pas d’incidents majeurs à signaler dans les faits ce premier 1er mai, il y a 130 ans, mais tout de même quelques barricades et arrestations, comme à Vienne dans l’Isère.

 

Une du Petit Parisien. Place de la mairie de Fourmies, des corps gisants au sol, soldat équipé de fusil lebel qui font feu sur la droite. 1891

Le 1er mai 1891 à Fourmies, dans le Nord de la France, la manifestation tourne au drame. L’armée dépassée tire sur les ouvriers et les ouvrières. Dix morts, dont deux enfants. Et la répression qui s’abat non sur les forces de l’ordre, mais sur les ouvriers et ouvrières, condamnés pour « entrave à la liberté de travail, outrage et violence à agent et rébellion ». Cette répression sanglante enracine le 1er mai dans la tradition de lutte des ouvriers et ouvrières européen.nes et lègue au 1er mai français la tradition d’épingler à sa boutonnière une fleur d’églantine, rouge comme le sang des martyrs de Fourmies.

 

Affiche bicolore. 1er mai en rouge, rouge comme les drapeaux des ouvriers, comme les lettres de l’appel : « Chômez et manifestez !  Vive le Front unique dans les usines ! Pour la contre offensive ouvrière, en avant ! » En noir : « À bas la rationalisation capitaliste ». Un capitaliste rondouillard, coiffé d’un haut de forme, acculé contre un socle de statue. 1906

Le 1er mai 1906 est massif. On sort de plusieurs semaines d’une grève intense des bassins miniers, en réaction à la catastrophe de Courrières qui a montré que pour les compagnies minières, leurs profits valent plus que les vies ouvrières. La CGT appelle à la grève générale, le pouvoir transforme Paris en camp retranché occupé par 60 000 soldats et policiers. Deux morts. Mais le pouvoir est contraint de concéder le repos hebdomadaire du dimanche (loi du 13 juillet 1906) et la création d’un ministère du travail, lequel s’attelle à rédiger le premier code du travail promulgué en 1910. Et en 1919, alors que la guerre est encore dans toutes les mémoires, le pouvoir craint tant le 1er mai massif qui s’annonce, porté par le vent révolutionnaire venu de l’Est, qu’il anticipe en instituant enfin la journée de huit heures par sa loi du 23 avril. Cris d’horreur du patronat qui prophétise l’effondrement économique, cris néanmoins couverts le premier mai par les centaines de milliers d’ouvriers et d’ouvrières dans la rue !

 

Affiche. Des poings serrés pour brandir un drapeau rouge flanqué du sigle CGT. Une foule déterminée en second plan. « Fêtons l’Unité, 1er mai 1936 »

Si nous continuons ce survol des 1er mai les plus grandioses, nous voici en 1936, entre les deux tours des législatives qui déjà dessinent ce qui va se confirmer, la victoire du Front Populaire. Réunies, les anciennes CGT et CGTU imposent un défilé massif qui donne à voir la force du mouvement ouvrier et ouvre la voie aux grandes grèves qui vont suivre. C’est au demeurant pour demander la réintégration des grévistes virés par quelques capitalistes hargneux que les premières usines débrayent. Un mois plus tard, le mouvement arrache la semaine de 40 heures, les congés payés, des droits syndicaux, les conventions collectives et une revalorisation salariale qui laisse tout de même de côté la question des salaires des femmes…

 

Affiche : Pétain serrant la main à un ouvrier sur fond d’usine qui fume. Tons bleus et marronnasses. « Fête du travail » en haut de l’affiche. « Je tiens mes promesses même celles des autres » en bas. 1941

Rien de surprenant donc à ce que le régime de Vichy ait eu à cœur de déminer cette date emblématique, non content d’avoir interdit tout mouvement … L’Italie fasciste et l’Allemagne nazie n’avaient pas procédé autrement. Pétain fait du 1er mais sa « Fête du vrai travail et de la concorde sociale », rappelant qui plus est que c’est aussi la date de la saint Philippe. Jour chômé mais non payé, mis au service des valeurs vichystes. Il remplace l’églantine par le muguet, fleur qui pouvait aussi être portée par les ouvriers, avec un ruban rouge toutefois, et qui n’avait pas la connotation politique et contestataire de la fleur écarlate de Fourmies.

Photo noir et Blanc. La place de la Concorde noire de monde. Maurice Thorez en plein discours face à la foule. 1947

En avril 1947, le 1er mai est institué jour chômé et payé par le Code du travail. Le mouvement ouvrier récupère sa date, mais fort malheureusement hérite du nom pétainiste, puisque le 29 avril 1948 la journée est officiellement dénommée « Fête du travail »…Entre temps les communistes ont été priés de quitter le gouvernement.  L’églantine ne fait pas non plus son retour, et le muguet, plus facile à cultiver, s’impose, quoique désormais vendu par les militants et militantes communistes – bientôt concurrencé.es par les fleuristes, puis la grande distribution mais c’est une autre affaire.

Dans les années 1950-60 les premiers mai ne sont pas confinés mais interdits à partir de 1954, suite à la fusillade policière du 14 juillet 1953 et ses 7 morts dont 6 Algériens membres et aux états d’urgences coloniaux qui sont là pour faire taire les oppositions. S’il arrive que celles-ci manifestent dans la rue, elles sont le plus souvent réprimées. Il faut attendre le 1er mai 1968 pour que la CGT renoue avec la rue, manifestation massive qui comme en 1936 est comme un avant goût de la grève générale qui, plus d’un mois plus tard, mobilisera près de 10 millions de grévistes !

 

Affiche crème et rouge. En arabe et français. « Pour nos droits, notre dignité. Pour l’unité avec tous les travailleurs. Contre le racisme. Avec le peuple palestinien. Manifestation porte d’Aix. 9h 30 ». Un travailleur maghrébin le poing levé. Marseille. 1973

Fête internationale des travailleurs et travailleuses, le 1er mai a surtout et longtemps été pris en charge par les seules organisation du mouvement ouvrier, donnant à lire l’histoire de leurs divisions, comme de leurs unions. Mais il mobilise aussi au-delà, surtout depuis les années 1970. Les associations de travailleurs et travailleuses immigré.es, puis de réfugié.es, de sans-papier.es ont été de longue date associées aux premiers mais, puis les mouvements féministes, et les organisations étudiantes et lycéennes, enfin les associations LGBTQI à partir des années 1980. Non sans difficulté parfois. Ainsi, le 1er mai 1976, pour la première fois, la CGT. et la CFDT acceptent les groupes de femmes autonomes au sein du cortège syndical parisien. Mais, sur le terrain, retournement de situation : le service d’ordre de la CGT n’est plus d’accord. Les insultes fusent, révélatrices, celles qu’entendent toujours les femmes qui luttent : « Putains  », «  Lesbiennes  », «  Mal-baisées  ». Dans sa conférence de presse la CGT précisera : aux côtés de leurs maris…

 

Affiche. Un visage. Des brins de muguets. Des mots. Brahim Bouarram, » Ni oubli, ni pardon ». 1995

Notons aussi qu’en bon héritier de Pétain, le Front National a tenté son hold-up sur le premier mai. Il renouait aussi avec une tradition des ligues d’extrême droite et de l’Action Franaçise qui, dans les années 1920-30, avaient leur défilé du premier mai, fête nationaliste en l’honneur de la pucelle d’Orléans, ce qui les poussaient à se rassembler auprès de sa statue place des Pyramides près du Louvre à Paris. En 1988, dans l’entre-deux-tours de la présidentielle, Jean-Marie Le Pen ressuscite le défilé de Concorde à Pyramides et parvient à installer son rituel. Le 1er mai 1995, Brahim Bouarram est attaqué par des nervis du FN en marge du défilé frontiste. Jeté violemment dans la Seine, il décède.

C’est pourtant contre le FN, en réaction à l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002 que se déroule l’un des défilés les plus massifs de l’histoire du 1er mai, et plus généralement, de l’histoire des manifestations françaises : un million trois cents mille personnes dans la rue.

 

2018 : sur le pont d’Austerlitz, les banderoles de tête du défilé du 1er mai sont tenues par des hommes et des femmes tou.es de noir vêtu.es, visages masqués. « Le Black Bloc colore nos vies » sur la banderole plus à gauche de l’image. « Tout va bien » sur l’ironique banderole centrale qui figure des violences policières. « La piraterie féministe n’est jamais finie » sur la banderole la plus à droite

Depuis le mouvement contre la Loi Travail, une nouvelle forme manifestante s’impose, celle du cortège de tête (2016, l’année du grand retour de la violence policière le 1er mai à Paris). Toutes celles et ceux qui ne se reconnaissent pas nécessairement ou plus dans les organisations syndicales – tout en pouvant en être membres -, qui portent même une critique parfois virulente à leur encontre, refusent de se ranger sagement derrière les ballons des organisations. Or ils ne se contentent plus comme avant de la queue de cortège ou de ses bas-côtés. Toutes et tous prennent la tête. Avec leurs banderoles ! Au sein de ce cortège de tête, le bloc. De noir vêtus, en k-ways, capuches, visages masqués, invisibles individuellement, visibles collectivement, les black blocs ne sont pas une organisation, au sens où il n’y a ni statuts déposés, ni structure pérenne, ni représentants ou représentantes, ni porte-parole, ni carte d’adhésion, ce qui n’empêche pas qu’il y ait des débats en son sein, une forme d’organisation par petits groupes d’affinité, ainsi que des formes de décisions collectives prises en assemblée sur le terrain. Le recours à l’action directe est pour eux une tactique, au demeurant non systématique mais pesée en fonction de chaque contexte, et qui vise les symboles du capitalisme ou d’un État dénoncé comme autoritaire en se tournant contre la police déployée contre la manifestation. Le 1er mai 2018, le Cortège de tête dépasse les cortèges syndicaux. 15 000 personnes. La suite se déroule comme une partition bien réglée. Le bloc met feu à un Mac do et un concessionnaire automobile, les forces de l’ordre nassent et gazent tout le cortège, la manifestation est coupée en deux, se disperse dans les fumées. Les dirigeants syndicaux se relaient dès le soir sur les plateaux télé pour se désolidariser des violences, charger le bloc de tous les maux, déplorer ce premier mai qui leur a été volé.

Mais quand l’année suivante, au premier mai 2019, ils seront directement la cible de la répression policière, à leur tour gazés, nassés, réduits à s’exfiltrer pour ne pas tenter le passage en force, c’est contre le préfet de Police de Paris et le ministre de l’Intérieur qu’ils retourneront (enfin) leur colère.

 

2020 : un hastag. Des photos de banderoles aux balcons. Les rues désertes

130 ans qu’on fête le 1er mai et se retrouver à manifester sur twitter ou Facebook, voire par petits groupes dans les rues… Misère… « A bientôt, j’espère » ! Et on se rattrapera en 2021 ! »

 

Notes

[1] Dominique Loiseau, « Quand les femmes ont pris la colère », dans Danielle Tartakowsky et Françoise Tétard (dir. ), Syndicats et associations. Concurrence ou complémentarité ? Rennes, PUR, 2015. p. 217

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