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Alain Deneault, La Médiocratie, Montréal, Lux éditeur. 20 octobre 2015,  224 pages, 15 €.

 

Rangez ces ouvrages compliqués, les livres comptables feront l’affaire. Ne soyez ni fier, ni spirituel, ni même à l’aise, vous risqueriez de paraître arrogant. Atténuez vos passions, elles font peur. Surtout, aucune « bonne idée », la déchiqueteuse en est pleine. Ce regard perçant qui inquiète, dilatez-le, et décontractez vos lèvres – il faut penser mou et le montrer, parler de son moi en le réduisant à peu de chose : on doit pouvoir vous caser. Les temps ont changé. Il n’y a eu aucune prise de la Bastille, rien de comparable à l’incendie du Reichstag, et l’Aurore n’a encore tiré aucun coup de feu. Pourtant, l’assaut a bel et bien été lancé et couronné de succès : les médiocres ont pris le pouvoir.

La principale compétence d’un médiocre ? Reconnaître un autre médiocre. Ensemble, ils organiseront des grattages de dos et des renvois d’ascenseur pour rendre puissant un clan qui va s’agrandissant, puisqu’ils auront tôt fait d’y attirer leurs semblables. L’important n’est pas tant d’éviter la bêtise que de la parer des images du pouvoir. « Si la bêtise ne ressemblait pas à s’y méprendre au progrès, au talent, à l’espoir ou au perfectionnement, personne ne voudrait être bête », remarquait Robert Musil. Se satisfaire de dissimuler ses carences par une attitude normale, se réclamer du pragmatisme, mais n’être jamais las de perfectionnement, car la médiocratie ne souffre ni les incapables ni les incompétents. Il faut pouvoir faire fonctionner le logiciel, remplir un formulaire sans rechigner, reprendre naturellement à son compte l’expression « hauts standards de qualité en gouvernance de sociétés dans le respect des valeurs d’excellence » et dire bonjour opportunément aux bonnes personnes. Mais, surtout, sans plus.

« Médiocrité » est en français le substantif désignant ce qui est moyen, tout comme « supériorité » et « infériorité » font état de ce qui est supérieur et inférieur. Il n’y a pas de « moyenneté ». Mais la médiocrité désigne le stade moyen en acte plus que la moyenne. Et la médiocratie est conséquemment ce stade moyen hissé au rang d’autorité. Elle fonde un ordre dans lequel la moyenne n’est plus une élaboration abstraite permettant de concevoir synthétiquement un état des choses, mais une norme impérieuse qu’il s’agit d’incarner. Se dire libre dans un tel régime ne sera qu’une façon d’en manifester l’efficace.

La division et l’industrialisation du travail – manuel comme intellectuel – ont largement contribué à l’avènement du pouvoir médiocre. Le perfectionnement de chaque tâche utile à un tout qui échappe à tous a contribué à rendre « experts » des sans-dessein pérorant en flux tendus sur des tronçons de vérité, et à réduire à des exécutants des travailleurs pour qui l’« activité vitale n’est rien sinon que l’unique moyen de subsistance ». Karl Marx l’avait relevé dès 1849, le capital, en réduisant le travail à une force, puis à une unité de mesure abstraite, et enfin à son coût (le salaire correspondant à ce qu’il en faut pour que l’ouvrier régénère sa force), a rendu les travailleurs insensibles à la chose même du travail. Progressivement, ce sont les métiers qui se perdent. On peut confectionner des repas à la chaîne sans même être capable de se faire à manger chez soi, énoncer à des clients par téléphone des directives auxquelles on ne comprend rien soi-même, vendre des livres et journaux qu’on ne lit pour sa part jamais… La fierté du travail bien fait disparaît par conséquent. Marx précise en 1857, dans son Introduction générale à la critique de l’économie politique, que « l’indifférence à l’égard du travail particulier correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d’un travail à un autre, et dans laquelle le genre déterminé du travail leur paraît fortuit et par conséquent indifférent. Les moyens d’arriver à ses fi ns deviennent, dans un tel régime, uniformes. Le travail est alors devenu, non seulement en tant que catégorie, mais dans sa réalité même, un moyen de produire la richesse en général ». Ce « moyen » que s’est donné le capital pour croître, c’est ce travail dévitalisé qui passe également aux yeux du travailleur pour un « unique moyen de subsistance ». Patrons et travailleurs s’entendent au moins là-dessus : le métier est devenu un emploi et lui-même passe unanimement pour « moyen ». Ce n’est là ni un jeu de mots ni une simple coïncidence lexicale, le travail devient un simple « moyen » le jour où on le calibre sous la forme d’un apport strictement « moyen ». La conformité d’un acte à son mode moyen, lorsqu’obligée et universelle, confi ne toute une société à la trivialité. Le moyen renvoie étymologiquement au milieu, notamment celui de la profession comme lieu du compromis, voire de la compromission, où nulle œuvre n’advient. Cela se révèle insidieux, car le médiocre ne chôme pas, il sait travailler dur. Il en faut des efforts, en effet, pour réaliser une émission de télévision à grand déploiement, remplir une demande de subvention de recherche auprès d’une instance subventionnaire, concevoir des petits pots de yaourt à l’allure aérodynamique ou organiser le contenu rituel d’une rencontre ministérielle avec une délégation d’homologues. Ne se donne pas les moyens qui veut. La perfection technique sera même indispensable pour masquer l’inénarrable paresse intellectuelle qui est en jeu dans autant de professions de foi conformistes. Et cet engagement exigeant dans un travail qui n’est jamais le sien et dans des pensées qui restent toujours commandées fait perdre de vue leur peu d’envergure.

En la matière, on n’arrête pas le progrès. Jadis, le médiocre se trouvait décrit en situation minoritaire. Pour Jean de la Bruyère, il était surtout un être vil qui tirait son épingle du jeu grâce à sa connaissance des ragots et des intrigues en vigueur chez les puissants. « Celse est d’un rang médiocre, mais des grands le souffrent ; il n’est pas savant, il a relation avec des savants ; il a peu de mérite, mais il connaît des gens qui en ont beaucoup ; il n’est pas habile, mais il a une langue qui peut servir de truchement, et des pieds qui peuvent le porter d’un lieu à un autre. » Devenus dominants, les Celse du monde n’auront personne d’autre à imiter qu’eux-mêmes. Le pouvoir, ils le conquièrent progressivement et presque à leur insu. À force de chapeautage, de passe-droits, de complaisance et de collusion, ils coiffent les institutions. Chaque génération aura dénoncé le phénomène en tant qu’il s’amplifie, témoins les carnets du poète Louis Bouilhet cités par son ami Gustave Flaubert : « Ô médiocratie fétide, poésie utilitaire, littérature de pions, bavardages esthétiques, vomissements économiques, produits scrofuleux d’une nation épuisée, je vous exècre de toutes les puissances de mon âme ! Vous n’êtes pas la gangrène, vous êtes l’atrophie ! Vous n’êtes pas le phlegmon rouge et chaud des époques fiévreuses, mais l’abcès froid aux bords pâles, qui descend, comme d’une source, de quelque carie profonde ! » Mais ce sont encore des impostures et infatuations que l’on dénonce, c’est une volonté impuissante à faire grand que l’on démasque. Pas encore un système qui se satisfait du peu et qui prescrit rigoureusement cette satisfaction. Laurence J. Peter et Raymond Hull témoigneront parmi les premiers de ce devenir médiocre à l’échelle de tout un système. Leur thèse développée dans les années d’après-guerre est d’une netteté implacable : les processus systémiques encouragent l’ascension aux postes de pouvoir des acteurs moyennement compétents, écartant à leurs marges les « super compétents » tout comme les parfaits incompétents. Un exemple frappant : dans une institution d’enseignement, on ne voudra pas de la professionnelle qui ne sait pas respecter un horaire et qui ignore tout de sa matière, mais on n’endurera pas davantage la rebelle qui modifiera en profondeur le protocole d’enseignement pour faire passer la classe d’étudiants en difficulté au stade des meilleurs de toute l’école. Le principal reproche qu’on fera à l’intéressée, signalent les auteurs du Principe de Peter, sera certes de déroger aux modalités formelles d’enseignement, mais surtout de susciter « une grave anxiété chez l’enseignant qui, l’année suivante, hériterait d’élèves ayant déjà fait le programme ». On a ainsi créé l’être de « l’analphabète secondaire », selon l’expression d’Hans Magnus Enzensberger, celui que les institutions d’enseignement et de recherche produisent en masse. Ce nouveau sujet, formé sur mesure, se fait fort d’une connaissance utile qui n’enseigne toutefois pas à remettre en cause ses fondements idéologiques. « Il se considère comme informé, sait déchiffrer modes d’emploi, pictogrammes et chèques, et le milieu dans lequel il se meut le protège, comme une cloison étanche, de tout désaveu de sa conscience », résume l’écrivain allemand dans son essai Médiocrité et folie. Le savant médiocre ne pense jamais par lui-même, il délègue son pouvoir de pensée à des instances qui lui dictent ses stratégies aux fi ns d’avancement professionnel. L’autocensure est de rigueur pour autant qu’il sait la présenter comme une preuve de roublardise.

Depuis, cette tendance à l’exclusion des non-médiocres se voit confirmée régulièrement, mais on le fait aujourd’hui en prenant le parti de la médiocrité. Des psychologues trouvant toute leur place dans des écoles de commerce inversent les rapports de valeur en présentant les formes singulières de compétence comme un surcroît de « maîtrise de soi ». Principale auteure de « The Burden of Responsibility: Interpersonal Costs of High Self-Control » (Le fardeau de la responsabilité : les coûts interpersonnels d’un excès d’autocontrôle), Christy Zhou Koval de la Duke University’s Fuqua School of Business présente les travailleuses et travailleurs qui se trou vent exigeants envers eux-mêmes comme des sujets quasi responsables du fait qu’on fi nit par abuser d’eux. Il leur revient d’apprendre à restreindre leur activité à un cadre étroit. Leur propension au travail bien fait et au sens large des responsabilités passe désormais pour un problème. Ils dérogent ainsi à leurs objectifs « personnels », soit leur carrière telle que la paramètrent leurs institutions de tutelle.

La médiocratie désigne donc l’ordre médiocre érigé en modèle. En ce sens, le logicien russe Alexandre Zinoviev a décrit les aspects généraux du régime soviétique en des termes qui le font ressembler à nos démocraties libérales. « C’est le plus médiocre qui s’en tire » et « c’est la médiocrité qui paie », constate le personnage du barbouilleur dans Les hauteurs béantes, le roman satirique qu’il a fait paraître clandestinement en 1976. Ses théorèmes : « Je parle de la médiocrité, comme d’une moyenne générale. Et il ne s’agit pas du succès dans le travail, mais du succès social. Ce sont des choses bien différentes. […] Si un établissement se met à fonctionner mieux que les autres, il attire fatalement l’attention. S’il est officiellement confirmé dans ce rôle, il ne met pas longtemps à devenir un trompe-l’œil ou un modèle expérimental-pilote, qui fi nit à son tour par dégénérer en trompe-l’œil expérimental moyen. » S’ensuit une imitation du travail qui produit une illusion de résultat. La feinte accède au rang de valeur en soi. La médiocratie amène ainsi chacun à subordonner toute délibération à des modèles arbitraires que des autorités promeuvent. Les symptômes aujourd’hui : tel politique expliquant à ses électeurs qu’ils doivent se soumettre aux actionnaires de Wall Street ; telle professeure jugeant « trop théorique et trop scientifique » le travail d’un étudiant excédant les prémisses soulevées dans un « PowerPoint », telle productrice de cinéma insistant pour qu’une célébrité brille dans un documentaire dans lequel elle n’a rien à faire ou encore tel expert débitant sur l’irréfléchie croissance économique afin de se positionner du côté de la « rationalité ». Zinoviev voyait déjà en cela, à son heure, un psychopouvoir dressant les esprits : « L’imitation du travail se contente seulement d’un semblant de résultat, plus exactement d’une possibilité de justifier le temps dépensé ; la vérification et le jugement des résultats sont faits par des personnes qui participent à l’imitation, qui sont liées à elle, qui sont intéressées à sa perpétuation. » Les participants à ce pouvoir affichent un rictus complice. Se croyant les plus malins, ils se satisfont d’adages tels que : il faut jouer le jeu. Ici, le jeu – expression floue s’il en est et en cela convenant à la pensée médiocre – en appelle tantôt à se plier de manière obséquieuse à des règles établies aux seules fi ns d’un positionnement de choix sur l’échiquier social, tantôt à se jouer complaisamment de ces règles dans des collusions multiples qui pervertissent l’intégrité d’un processus, tout en maintenant sauves les apparences. Cette expression naïve étaie la bonne conscience d’acteurs frauduleux. C’est sous le signe de ce mot d’ordre tout sourire que des sociétés pharmaceutiques s’assurent que l’on guérisse à grands frais des cancers de la prostate pourtant voués à ne se développer de manière alarmante que le jour où ceux qui en sont atteints auront 130 ans. C’est sous couvert de « jouer le jeu » que des médecins font subir des interventions dans leur secteur à des patients qui n’en ont nul besoin, puisqu’à chaque prestation, n’est-ce pas, tombe la rétribution prévue par les conventions. C’est aussi tout en clins d’œil que des agents du fisc outillés pour contrer des grands fraudeurs économiques vont préférer s’acharner sur la serveuse aux pourboires non déclarés, que les policiers mettront fi n à des enquêtes sitôt que les filatures mènent aux proches du premier ministre, que les journalistes reprendront les termes tendancieux des communiqués de presse que publient les puissants afin de demeurer dans les courants aveugles de mouvements historiques qu’ils ne conçoivent pas. C’est aussi en soumettant à d’intimidants rites initiatiques la recrue du professorat universitaire qu’on fera valoir à ses yeux la prédominance des logiques du marché sur les principes fondateurs d’institutions publiques qu’il s’agit de détourner. Le jeu, c’est transformer les soutiens étatiques à la gestion de garderies à domicile en l’objet d’un véritable business qui n’a cure du sort des enfants. C’est, dans une entreprise, faire suivre un atelier aux nouveaux venus pour leur apprendre ensemble à se tromper mutuellement dans le cadre de leurs relations informelles. C’est jouer sur les ressorts intimes d’un employé en lui disant : « Votre identité est un actif et cet actif nous appartient. » Collectivement, « jouer le jeu » comme jouer à la roulette russe, jouer son va-tout, jouer sa vie, comme si ça ne comptait pas. C’est badin, c’est drôle, c’est pas pour de vrai, on joue, c’est seulement un vaste simulacre qui nous engloutit dans son rire pervers. Ce jeu auquel il faudrait jouer passe toujours, entre deux clins d’œil, pour un manège que l’on dénonce un peu, mais sous l’autorité duquel on se place tout de même. Pourtant, on se garde bien d’en expliciter les règles générales, car ces règles mêlées à leur conjoncture se confondent inexorablement à des stratégies particulières, le plus souvent personnelles, et arbitraires, pour ne pas dire abusives. C’est le règne de la duplicité et de la triche érigé en jeu tacite dans l’esprit de qui se croit habile, au détriment de ceux que celui-ci relègue au rang d’imbéciles. « Jouer le jeu », contrairement à ce que l’expression laisse penser (pour mieux s’abuser soi-même), consiste à ne se soumettre à rien d’étranger à la loi de l’avidité. Il s’agit d’une représentation qui inverse le rapport à l’opportunisme, en le faisant passer pour une nécessité sociale étrangère à soi. L’« expert », auquel se confond aujourd’hui la majorité des universitaires, s’érige bien entendu comme la figure centrale de la médiocratie. Sa pensée n’est jamais tout à fait la sienne, mais celle d’un ordre de raisonnement qui, bien qu’incarné par lui, est mû par des intérêts particuliers. L’expert s’emploie alors à en transfigurer les propositions idéologiques et les sophismes en objets de savoir apparemment purs – cela caractérise sa fonction. Voilà pourquoi on ne peut attendre de lui aucune proposition forte ou originale. Surtout, et c’est ce que lui reproche par-dessus tout Edward Saïd dans les Reith Lectures de la BBC en 1993, ce sophiste contemporain, rétribué pour penser d’une façon certaine, n’est porté par aucune curiosité d’amateur – autrement dit, il n’aime pas ce dont il parle, mais agit dans un cadre strictement fonctionnaliste. « La menace qui pèse le plus lourd sur l’intellectuel de nos jours, en Occident comme sur le reste du monde, ce n’est ni l’université, ni le développement des banlieues, ni l’esprit affreusement commercial du journalisme et de l’édition, mais plutôt une attitude à part entière que j’appellerais le professionnalisme. » La professionnalisation se présente socialement à la manière d’un contrat tacite entre, d’une part, les différents producteurs de savoirs et de discours, et, d’autre part, les détenteurs de capitaux. Les premiers fournissent et formatent sans aucun engagement spirituel les données pratiques ou théoriques dont les seconds ont besoin pour se légitimer. Saïd reconnaît conséquemment chez l’expert les traits distinctifs des médiocres : « faire “comme il faut” selon les règles d’un comportement correct – sans remous ni scandale, dans le cadre des limites admises, en se rendant “vendable” et pardessus tout présentable, apolitique, inexposé et “objectif” ». Le médiocre devient dès lors pour le pouvoir l’être-moyen, celui par lequel il arrive à transmettre ses ordres et à imposer plus fermement son ordre.

Ce fait social mène fatalement la pensée publique à un point de conformisme qui se présente sans surprise comme le milieu, le centre, le moment moyen érigé en programme politique. Il se fait l’objet d’une représentation électorale porté par un vaste parti transversal n’ayant à offrir au public pour toute distinction qu’un ensemble de fétiches que Freud désignait par les termes de « petites différences ». Les symboles plus que les fondements sont en cause dans cette apparence de discorde. Il faut voir comment, dans les milieux de pouvoir, comme les parlements, les palais de justice, les institutions financières, les ministères, les salles de presse ou les laboratoires, des expressions telles que « mesures équilibrées », « juste milieu » ou « compromis » se sont érigées en notions fétiches. Tellement, qu’on n’est plus à même de concevoir quelles positions éloignées de ce centre peuvent encore exister pour qu’on participe, justement, à cette proverbiale mise en équilibre. N’existe socialement d’emblée que la pensée à son stade pré-équilibré. Si sa gestation la prépare déjà dans les paramètres de la moyenne, c’est que l’esprit est structurellement neutralisé par une série de mots centristes, dont celui de « gouvernance », le plus insignifiant d’entre tous, est l’emblème. Ce régime est en réalité dur et mortifère, mais l’extrémisme dont il fait preuve se dissimule sous les parures de la modération, faisant oublier que l’extrémisme a moins à voir avec les limites du spectre politique gauche-droite qu’avec l’intolérance dont on fait preuve à l’endroit de tout ce qui n’est pas soi. N’ont ainsi droit de cité que la fadeur, le gris, l’évidence irréfléchie, le normatif et la reproduction. Sous les auspices de la médiocratie, les poètes se pendent aux confins de leur désarroi appartemental, les scientifiques de passion élaborent des réponses à des questionnements que nul n’entretient, les industriels de génie construisent des temples imaginaires tandis que les grands politiques soliloquent dans des sous-sols d’église. C’est l’ordre politique de l’extrême centre. Ses politiques ne correspondent pas tant à un endroit spécifique de l’axe politique gauche-droite qu’à la suppression de cet axe au profit d’une seule approche prétendant au vrai et à la nécessité logique. On habillera ensuite la manœuvre de mots creux – pis, ce pouvoir usera pour se dire de termes qui précisément trahissent ce qu’il tient en horreur : l’innovation, la participation, le mérite et l’engagement. Puis on évincera les esprits qui ne participent pas à la duplicité, et ce, bien entendu, de manière médiocre, par le déni, le reniement et le ressentiment. Cette violence symbolique est éprouvée.

La médiocratie nous incite de toute part à sommeiller dans la pensée, à considérer comme inévitable ce qui se révèle inacceptable et comme nécessaire ce qui est révoltant. Elle nous idiotifie. Que nous pensions le monde en fonction de variables moyennes est tout à fait compréhensible, que des êtres puissent ressembler à tout point de vue à ces figures moyennes va de soi, qu’il y ait une injonction sourde ordonnant à tous d’incarner à l’identique cette figure moyenne est, par contre, une chose que d’aucuns ne sauraient admettre. Le terme « médiocratie » a perdu le sens de jadis, où il désignait le pouvoir des classes moyennes. Il ne désigne pas tant la domination des médiocres que l’état de domination exercé par les modalités médiocres elles-mêmes, les inscrivant au rang de monnaie du sens et parfois même de clé de survie, au point de soumettre à ses mots creux ceux et celles qui aspirent à mieux et osent prétendre à leur souveraineté.

[…]

 

Perdre l’esprit

La pensée se fait médiocre lorsque ses chercheurs ne se soucient pas de rendre spirituellement pertinentes les propositions qu’ils élaborent. Un autre penseur allemand du début du xxe siècle, Georg Simmel, prédisait un destin tragique aux chercheurs persistant dans cette attitude. C’est comme si, dans son embrigadement économique, la pensée traduisait dans sa pratique les tares de sa propre institution. Il lui faut produire coûte que coûte de la connaissance, peu importe l’écho qu’elle a dans le monde. C’est la théorie qui tend elle-même à devenir inflationniste. L’essai Le concept et la tragédie de la culture témoigne d’un impératif de production tel que l’esprit n’arrive plus à suivre, à se reconnaître, à se dire. La machine s’emballe et ne produit de valeur que pour satisfaire un productivisme d’appareil qui n’a plus rien à voir avec l’acte singulier de penser. D’abord parce que surabondent les éléments objectifs par lesquels la pensée se médiatise, à savoir les livres, les rapports, les œuvres qui elles-mêmes sont composées de théories, de concepts, de données factuelles. Il y a tant à considérer que l’esprit se découvre encombré dans le chemin qui doit le mener à élaborer à son tour une œuvre. Embourbé dans cette marée de productions scientifiques, il risque à son tour de ne rien faire de mieux que d’ajouter au lot un élément supplémentaire qui viendra à son tour accentuer le phénomène. On s’éloigne alors considérablement du processus de connaître, à savoir découvrir sa conscience et ce dont son esprit est capable dans « le bonheur que toute œuvre, grande ou minime, procure à son créateur ». Celui-ci « comporte toujours – outre la libération des tensions internes, la démonstration de la force subjective et le contentement d’avoir rempli une exigence – vraisemblablement quelque satisfaction objective, du simple fait que cette œuvre existe et que l’univers des objets précieux à quelque titre est désormais plus riche de cette pièce-là ». Le processus d’inspiration hégélienne que Simmel traduit n’est plus envisageable. Désormais, la cour est pleine, et engorgée la voie vers la réalisation de la pensée. Le productivisme et son processus d’accumulation en ont eu raison. La multiplication galopante des références obstrue l’esprit dans son travail d’assimilation lente et intime. La médiocrité s’installe alors. Tétanisé devant la montagne de références qui le précède et face à l’infinie petitesse de la question qu’on lui propose de creuser, le chercheur perd l’esprit. Il ne semble plus y avoir de sens à accomplir une œuvre supplémentaire dans le corpus de la culture en méditant ce que les anciens ont réalisé avant soi. Apparaissent plutôt en hordes des gratte-papier se satisfaisant de produire à leur tour du savoir en série, sans se soucier du sens profond que pourrait représenter leur démarche. Un philologue patenté, donné en exemple par Simmel, produira ainsi de la connaissance, massivement et sans perspective aucune.

« La technique philologique par exemple s’est développée d’un côté jusqu’à atteindre une liberté insurpassable et une perfection méthodologique, mais de l’autre, le nombre des objets dont l’étude représente un intérêt véritable pour la culture intellectuelle ne s’accroît pas à la même cadence, ainsi les efforts de la philologie se muent en micrologie, en pédantisme et en travail sur l’inessentiel – comme une méthode qui tourne à vide, une norme objective continuant de fonctionner sur une voie indépendante qui ne rencontre plus celle de la culture comme accomplissement de la vie. Dans beaucoup de domaines scientifiques s’engendre ainsi ce que l’on peut appeler le savoir superflu […]. Cette offre immense de forces jouissant également de faveurs de l’économie, toutes bien disposées, souvent même douées, pour la production intellectuelle, a conduit à l’auto-valorisation de n’importe quel travail scientifique dont la valeur, précisément, relève souvent d’une simple convention, même d’une conjuration de la caste des savants.  

La recherche entre alors dans une phase tragique. Plus les institutions produisent, plus il semble impossible d’assimiler cette production aux fins d’une contribution sensée, et ainsi de suite. La production culturelle quitte alors les gonds subjectifs pour se soumettre aux impératifs autonomes de la recherche institutionnalisée.

 

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