À lire : un extrait de « Ma guerre d’Espagne à moi » de Mika Etchebéhère
Mika Etchebère, Ma guerre d’Espagne à moi. Une femme à la tête d’une colonne au combat, Paris, Libertalia, 2014.
Lettre de Julio Cortazar a Mika Etchebéhère
Le 21 juin 1974
Chère Mika,
Tu es absente, tu ne réponds pas au téléphone, et je pars à Saignon. Que faire ? J’avais tant besoin de te rendre ton manuscrit et de te dire que sa lecture m’a rempli de bonheur ; rien n’est plus triste que de trouver mauvaise l’œuvre d’un ami, et à l’inverse, on ressent une grande joie lorsque ce texte est beau.
Beau, nécessaire et efficace, ton livre témoigne de la guerre d’Espagne, mais également des ruines de notre époque, et de l’invincible espoir qui est le nôtre. Tout ceci, je te l’aurais mieux dit de vive voix, et je t’en parlerai à mon retour. As-tu la possibilité de le publier ? Les éditeurs, imbéciles de naissance, reculent généralement devant un tel livre, mais si je peux t’aider à quoi que ce soit, n’hésite pas à m’en faire part. Je ne suis pas un homme de prologues (je n’en ai jamais demandé à personne, il me semblerait artificiel d’en faire moi-même), mais en échange je peux (et je veux) appuyer personnellement toute tentative de publication. Tiens-moi au courant, donc.
Mika, cette lettre ne sert à rien, je voulais discuter longuement avec toi alors que le livre est encore frais et présent dans ma mémoire. Il m’est pénible que ce ne soit pas possible, mais tu t’apercevras vite que je garde de cette lecture un sentiment profond et vital.
Je laisse le manuscrit entre de bonnes mains. Écris-moi à Saignon et une personne de confiance te l’apportera quand tu voudras. Je ne me fie ni du courrier ni des concierges dans ce genre de situations..
Écris à : 84400 Saignon par Apt
Je t’embrasse, pour ton livre et pour toi, femme comme il en existe peu.
Ton ami,
Julio.
Traduction de l’éditrice
Prévenus par un pneumatique, Alfred et Marguerite Rosmer m’attendent pour déjeuner. Leur chaude amitié me fait du bien. Ils s’inquiètent de mes doigts cassés et veulent que j’aille voir un de nos amis chirurgien… Les nouvelles de la guerre d’Espagne sont mauvaises. Les correspondants de presse sont pessimistes. Madrid ne peut pas être défendue. Les milices continuent à fuir devant les troupes de Franco. Le Parti communiste français recrute pour les Brigades internationales. On attend d’un moment à l’autre que le gouvernement républicain espagnol donne son assentiment à la venue des Brigades sur son territoire. Oui, il y a un grand élan de solidarité de toutes les organisations de gauche, mais dans quelques secteurs de la classe ouvrière on commence à se méfier de cette CNT irresponsable et fantasque, de ses troupes qui savent mourir mais pas se battre.
Alfred propose de réunir à Périgny dans la grange, le dimanche suivant, un groupe de camarades devant qui je ferai un rapport sur la guerre civile… J’y arrive le samedi pour déjeuner. Toute la maison sent la pomme. Une rangée de pots de confiture s’aligne sur le grand bahut de l’entrée. La chatte Arlequine vient flairer le bas de mon manteau. La bonne bête ne doit pas se souvenir que de force je l’ai empêchée de faire ses petits sur le canapé de la salle. C’est sur ce même canapé que je dormirai cette nuit, comme tant de fois par le passé, un passé si éloigné dans ma vie et qui s’est terminé il y a seulement quatre mois.
Je raconte à Marguerite que notre camarade autrichien Kurt Landau et sa femme Katia veulent à tout prix partir pour l’Espagne, non pas pour aller se battre sur le front — la santé de Kurt est trop fragile —, mais parce qu’en Espagne la Révolution est en marche. Marguerite comprend ce désir, mais pourquoi Kurt, qui est un militant d’une valeur exceptionnelle, irait-il se jeter dans la fournaise ? Elle me demande ensuite si je n’irai pas à Grenoble voir Marie-Louise, la compagne de Latorre. Non, je n’ai pas le temps, je dois retourner le plus vite possible à Madrid, au plus tard dans une dizaine de jours.
— Allons dans la cuisine, dit Marguerite, je vais faire une tarte pour le thé. Quand Alfred sera là nous irons dans le champ ramasser les dernières pommes. Ce soir, si tu peux, tu nous parleras de Sigüenza.
Aucune cassure n’est venue ici déraciner la continuité rassurante des jours. Le thé est servi dans les tasses anciennes que Marguerite a héritées de sa grand-mère. La tarte fond dans la bouche, un peu tiède, comme je l’ai toujours aimée. Après nous allons dans le champ, chacun son panier à la main. Seule manque la promenade rituelle parce qu’il fait nuit quand le ramassage des pommes est terminé et les paniers remis à leur place dans la cave. Seule entorse à la règle, Alfred ne monte pas travailler dans sa chambre jusqu’à l’heure du dîner. Il me questionne sur l’aide russe. Je ne peux lui répondre que ce qu’en a raconté le camarade Andrés ; que des chars et des armes lourdes sont déjà arrivés d’Union soviétique et que des envois massifs sont attendus pour la fin du mois.
— Malheureusement, dit Alfred, avec les armes viendront les tchékistes, tout l’appareil de la police politique. Est-ce qu’on parle de l’arrivée de troupes russes ?
— Des rumeurs circulent, mais elles sont formellement démenties. On dit que des techniciens russes sont déjà sur place pour former les cadres qui auront à manier le matériel.
Le sujet que j’ai à traiter après le dîner, je le connais bien. Le film de nos combats à Sigüenza défile dans ses moindres détails. Je plaide surtout pour les miliciens. Je raconte la mort de notre Pancho Villa, l’étonnant savoir militaire d’El Maño, le courage de toutes les filles qui sont restées avec nous, le dévouement sans faille des trois cheminots de la gare, les bombardements terrifiants de l’aviation allemande. Je m’arrête longuement sur le personnage du Marseillais, pour qui l’anarchisme était un ordre de pureté, et l’internationalisme révolutionnaire un dogme absolu.
— Il faut que demain tu dises tout cela aux camarades, dit Marguerite d’une voix tremblante.
— Oui, Marguerite, mais ce soir il faut encore que je vous parle d’Antonio Laborda, cheminot de Murcie, militant socialiste, le meilleur de nous tous.
Alfred me prend doucement la main et dit qu’il vaudrait mieux arrêter pour ce soir, puisque je dois recommencer demain. Mais Marguerite intervient :
— Elle a encore besoin de parler.
— Oui, je suis venue en France pour parler, surtout pour vous parler, à vous chez qui l’humain prime tout, des hommes et des femmes dont j’ai partagé la vie et le combat, qui sont morts les armes à la main, et qu’au-delà des frontières espagnoles, même dans notre camp, on commence déjà à calomnier. Mais assez pour ce soir, Alfred a raison.
Avant de me coucher j’avale un somnifère, car ma vieille ennemie, l’angoisse, commence à me serrer la gorge. Alfred a mis le journal sur une chaise à côté de mon lit. L’Espagne est à la une et les nouvelles sont désastreuses, à part celle qui confirme l’acceptation par le gouvernement républicain de la venue des Brigades internationales. Alors, me dis-je, Madrid sera sauvée, et la guerre peut-être gagnée, oui, mais la révolution…
Avant huit heures du matin je suis parfaitement réveillée, mais Marguerite m’a devancée. Elle finit de déjeuner dans la cuisine sur un coin de la petite table encombrée de légumes…
On entend toussoter Alfred, signe de son réveil que Marguerite guette depuis un moment. Se tournant vers moi elle m’explique, comme s’il lui fallait s’excuser, qu’elle préfère lui apporter son petit déjeuner au lit parce qu’il est plus vite fait de monter un plateau que de mettre la table, sans compter qu’il aime beaucoup lire le matin avant de se lever et qu’à cause de ses bronches fragiles il est bon qu’il reste au chaud.
— Et surtout, avoue que tu le gâtes.
Elle est déjà partie avec son plateau. À son retour, les explications reprennent.
— Oui, je le soigne. Si je ne le faisais pas depuis que nous vivons ensemble, il y a longtemps qu’il ne serait plus sur cette terre. Quand nous nous sommes connus, pendant la guerre de 14, il tombait de faiblesse, il était malade de l’estomac, asthénique. Je tremblais nuit et jour en me disant que j’allais le perdre.
— Il faudra un jour que tu écrives tes souvenirs, Marguerite. Tu as pris part aux événements les plus marquants des quarante dernières années. Tu as été une féministe active, militante pacifiste pendant la guerre de 14, tu as connu la Russie des années 1920, la IIIe Internationale à ses débuts, approché la grande équipe bolchevique. Tout cela mérite d’être écrit.
— Peut-être, mais j’agis mieux que je n’écris.
La brume commence seulement de se lever. La petite plaine de Jarcy est encore enfouie sous des voiles gris bleu. Il faut vite ramasser les fleurs et se réfugier dans la maison car le souvenir des bois de Sigüenza tourbillonne dans ma tête. Lorsque j’arrive dans la salle où Marguerite est en train de mettre la table, je n’ai plus la force de jouer le jeu du temps du bonheur. Les sanglots m’étouffent.
Le déjeuner fini, devant les camarades attentifs et graves, je prononce le mieux possible mon plaidoyer pour la guerre d’Espagne. On me demande si les trotskistes sont mal vus. je réponds : « Non, pas jusqu’à maintenant », et je raconte ce qu’Hippo avait dit à la Pasionaria lorsqu’elle lui avait demandé d’aller chercher la dynamite.
Autre question : « Le Parti communiste est-il puissant ? » Réponse : « Pas encore, mais il deviendra tout-puissant si l’aide massive qu’on attend de la Russie passe par ses mains ».
Question : « Est-il vrai que les syndicats et les milices de la CNT sont infestés de fascistes ? »
Réponse : « Des fascistes, actifs ou en puissance, il y en a actuellement dans toutes les organisations, beaucoup moins dans les milices à cause d’un contrôle plus sévère. N’oubliez pas que dans l’Espagne révolutionnaire la vie n’est pas facile pour celui qui ne peut pas montrer une carte syndicale ou d’un parti pour le moins républicain. Les organisations parallèles du Parti communiste, notamment le Secours rouge, sont des refuges très recherchés car en plus de la couverture politique on peut y obtenir du ravitaillement et des vêtements. Un autre danger non négligeable vient de toutes ces petites-bourgeoises, instruites et jolies, qui se placent comme secrétaires des grands manitous des fédérations syndicales ou des ministères et deviennent souvent leurs maîtresses.
Quelqu’un fait un geste de l’air de dire : « Il n’y a pas grand mal à cela. » Alors je m’explique. Il ne faut pas me croire plus puritaine que je ne suis. Ces femmes appartiennent généralement à des milieux réactionnaires, elles sont parfois filles ou sœurs de fascistes en fuite ou emprisonnés dont elles essaient d’améliorer le sort. Dans le meilleur des cas, c’est-à-dire si elles sont simplement de leur classe, ni espionnes ni traîtres, leur influence est toujours négative sur le militant haut placé. Pour un certain esprit bureaucratique qui commence à sévir dans les rangs des dirigeants ouvriers, avoir une jolie maîtresse, tellement mieux élevée et instruite que l’épouse prolétaire, ajoute une promotion sociale à rebours.
Kurt et Katia Landau restent dîner avec nous. Ils insistent pour que je les aide à partir pour l’Espagne. Kurt traîne un mauvais rhume aggravé par la fatigue de son dur métier de colporteur de charcuterie alsacienne. Tous les matins il part de chez lui chargé de deux lourdes valises pleines de saucisses et autres « Delikatessen » qu’il essaie de vendre aux familles allemandes et autrichiennes de sa connaissance. Il monte chaque jour des centaines d’étages. Après il y a les réunions, les articles à écrire, les camarades évadés de l’Allemagne nazie à aider. Sa santé s’en ressent, mais sa passion lucide illumine son visage même aux moments de plus grande détresse. Il lit dans le métro, écrit ses articles sur un coin de table en attendant que la cliente vienne choisir la marchandise, déjeune d’un café crème puis faisait naguère un saut chez nous pour discuter avec Hippo de sa dernière thèse sur les perspectives de l’opposition de gauche, ou sur la défense inconditionnelle de l’URSS — que certains de nos camarades commencent à rejeter.
Sa femme Katia est un petit bout de femme aux cheveux et aux yeux invraisemblablement noirs, intelligente, cultivée, d’une sensibilité presque maladive. Pour tout travail, elle n’a trouvé que quelques heures de ménage par semaine. Habillée par les comités de secours, elle rêve de pouvoir un jour s’acheter une robe à sa taille et à son goût.
Demain je retourne en Espagne. Mes dernières journées parisiennes ne m’ont apporté que découragement et angoisse. Mes yeux ne voient que les grands titres des journaux qui annoncent que les troupes de Franco se préparent à entrer dans Madrid. Mes bagages auraient pu s’enrichir de mille choses que les camarades voulaient me donner. J’ai accepté seulement une paire de bottes souples, confortables, doublées d’un lainage très doux. Comble de bonheur, les camarades du POUM ont obtenu pour moi un billet d’avion au départ de Marseille à destination de Barcelone. De mon côté j’ai pu organiser le voyage de Kurt et Katia Landau en Espagne. Donc ma mission est terminée. Bilan de mon séjour ici : rien ou si peu. Dans l’ensemble, l’équivalent d’un reportage vécu. Mais les conclusions sont nettes pour moi : il est exclu, tant que la guerre durera, que je puisse vivre ailleurs qu’en Espagne.
Nous sommes le 6 novembre. La colonne Yagüe est entrée à Carabanchel. J’arrive à Barcelone le 8 au soir. Des bruits sinistres courent dans la ville. Aucun espoir n’est plus permis pour Madrid. Les Maures se promènent sur le pont de Toledo. Le gouvernement est parti pour Valence.
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