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E. Pénissat (coord.), « Réprimer et domestiquer : stratégies patronales », Revue Agone, 2013, numéro 50.

Réprimer et domestiquer : stratégies patronales: Agone 50 (REVUE AGONE)  eBook : Giraud, Baptiste, Julliard, Émilien, Yon, Karel, Monatte, Pierre,  Lazarévitch, Nicolas, Pivert, Marceau, Anderson, Perry, Supiot, Alain,  Müller, Jan-Werner, Vigna, Xavier,

À l’ombre du « dialogue social »

Journalistes, éditorialistes, experts médiatiques, responsables gouvernementaux et même certains dirigeants syndicaux ne cessent de marteler l’impérieuse nécessité de faire s’accorder les « partenaires sociaux », de les voir établir des « diagnostics partagés » dans le cadre d’un « dialogue social » apaisé et apaisant, raisonné et raisonnable. Ce discours que mobilisent la droite et la gauche gouvernementale s’articule avec la promotion d’un syndicalisme plus « consensuel », plus déterminé à enfin « négocier », plus volontaire pour « dépasser les blocages » et plus prompt à « réformer » en prenant en compte les « contraintes » qui pèsent sur la « compétitivité » des entreprises françaises. Cette doxa n’est pas seulement un discours médiatique. Elle se traduit dans l’action du législateur. D’abord, par le biais d’une série de dispositifs (« service minimum », « alarme sociale », etc.) qui visent à neutraliser les formes d’action traditionnelles du syndicalisme, spécialement la grève. Ensuite, par l’adoption de nouvelles normes juridiques qui encouragent une redéfinition des conditions mêmes de l’action syndicale. Par exemple, la loi votée en 2008 ne modifie pas seulement les règles de définition de la représentativité des syndicats – l’audience électorale se substituant à la reconnaissance a priori des grandes confédérations issues de l’après 1945 – mais cherche à favoriser un syndicalisme de concertation et de négociation.

Outre la mise en avant des « impératifs » économiques et des « règles » de la mondialisation capitaliste, cette promotion du « dialogue social » prend appui sur la production récurrente d’images, de rapports officiels, d’émissions radiophoniques ou télévisuelles ou encore de pamphlets qui disqualifient et ringardisent l’action syndicale1. Certes, au détour de quelques « scandales » révélés dans la presse – le fichage des syndicalistes et des salariés d’Ikea, les « caisses noires » de l’Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM), etc. – le penchant patronal pour le bâton plutôt que pour le « dialogue social » peut se rappeler à nous. Mais ces « affaires » sont présentées comme « exceptionnelles » ou d’un « autre âge » et vite éclipsées derrière la stigmatisation des militants « gréviculteurs » qui « bloquent le pays » et des « fonctionnaires syndicalistes » qui défendent des « intérêts corporatistes ». Ainsi, « rénover » le syndicalisme reviendrait à formuler une issue « positive » à la « crise du syndicalisme ». Cet activisme visant à redéfinir les finalités du syndicalisme peut d’autant plus prospérer qu’une partie des sciences sociales lui en fournit les munitions. Partant du constat d’un déclin des effectifs syndicaux depuis les années 1970 – diagnostic consensuel et établi mais qui ne signifie pas la disparition de la présence syndicale dans les entreprises2 – et d’une diminution des conflits du travail – tableau qui mérite d’être discuté et complexifié3  –, de nombreux sociologues4 ont mis en « crise » le syndicalisme. On pointe, à juste titre, les effets des transformations de l’économie (déclin des secteurs industriels les plus syndiqués et politisés, développement du chômage, etc.) et du marché du travail (précarisation du salariat, différenciation des statuts, etc.) qui rendent plus coûteux et plus difficile l’engagement syndical. On souligne les difficultés du « mouvement ouvrier » à porter un projet social et politique alternatif au néolibéralisme promu dans les années 1980 alors que chute le mur de Berlin5. Dans une version qui peut dans certains cas masquer une affinité intéressée avec le patronat6, on insiste sur la propre responsabilité du mouvement syndical qui, d’« une des “forces vives” [apportant] à une vie politique sclérosée des idées et des hommes neufs », serait devenu « aujourd’hui, émietté et bureaucratisé » et « perçu comme un frein au changement »7. Pêle-mêle la perte de crédibilité et la division8, la trop forte politisation des discours syndicaux, la bureaucratisation des organisations ou encore le manque d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics – qui fait des militants « une minorité protégée par l’État »9 – transformeraient les syndicats en repoussoir.

Les observations qui sous-tendent cette analyse des mutations du syndicalisme ne sont évidemment pas toujours erronées. En revanche, en réduisant la focale à l’étude des transformations de l’action syndicale aux syndicats eux-mêmes et au contexte socio-économique dans lequel ils opèrent, les sciences sociales laissent dans l’ombre un acteur crucial : le patronat. De même qu’on ne peut comprendre les dynamiques de la manifestation de rue sans observer les politiques de maintien de l’ordre10, on ne peut analyser les transformations ou les obstacles à la syndicalisation sans prendre au sérieux les politiques patronales qui visent à entraver et encadrer l’action collective des salariés. Peut-on laisser dans un angle mort les protagonistes vers qui la mobilisation des salariés est dirigée?? Autre­ment dit, les conditions de possibilité de l’action syndicale et des conflits du travail ne peuvent être comprises qu’en tant qu’elles sont le résultat d’une construction conjointe par les syndicalistes et par les acteurs patronaux et étatiques.

Si quelques travaux pionniers ont insisté dans les années 1970 sur la nécessité de tenir ensemble l’analyse des « processus de négociation » et des « processus de violence et de répression » entre syndicats et patrons11, la sociologie contemporaine est restée longtemps muette sur ce que le patronat fait à l’action syndicale. Au mieux l’existence de formes d’entrave à l’action syndicale est évoquée tout en étant minorée en ne faisant presque jamais l’objet d’une investigation spécifique. Dans le tableau qu’ils peignent de « l’affaiblissement des défenses du monde du travail » face au « nouvel esprit du capitalisme », Luc Boltanski et Ève Chiapello reconnaissent que « la plupart des travaux sur la désyndicalisation ne font pas de la répression antisyndicale une cause essentielle du phénomène, sans doute parce qu’elle a toujours existé sans qu’on observe conjointement une désyndicalisation de cette ampleur, mais peut-être aussi parce qu’on manque d’informations sur la part qu’il conviendrait d’attribuer à ces pratiques »12. Ce manque d’objectivation des pratiques patronales mérite d’être questionné. Comme le rappellent les militants de la Fonda­tion Copernic dans ce numéro, l’État n’a jamais fait de cette problématique un objet d’investigation – les outils statistiques font défaut par exemple – du fait même que la répression patronale n’est pas reconnue comme un « problème public ». Il faut aussi considérer que l’accès au terrain de l’action patronale est particulièrement difficile. En effet, l’observation in situ est peu acceptée par les directions d’entreprise, d’autant plus s’il s’agit d’enquêter sur des pratiques peu légitimes voire à la limite de la légalité. Pourtant, cette explication ne peut tenir seule. Il est toujours possible de contourner cet obstacle en mobilisant l’observation à couvert ou en récoltant des documents, des archives notamment. Cet angle mort renvoie alors probablement bien plus à une plus grande fascination des sociologues pour l’action collective des dominés que pour celle des dominants, ce qui aboutit à surdéterminer les ressources et les capacités d’action des premiers sur les seconds. Il est enfin lié à des modes d’enquête qui, ­régulièrement, font l’économie du temps long de l’immersion sur le terrain.

Pourtant, le travail sociologique peut s’avérer éclairant sur ces pratiques, lorsque les contextes sociaux dans lesquels se déroule la confrontation entre militants ouvriers et responsables patronaux sont pris au sérieux. Le temps long de l’enquête et le suivi des syndicalistes permettent par ­exemple d’observer finement comment s’articulent les transformations des conditions de travail, les reconfigurations des politiques de recrutement et des politiques sociales par le patronat ainsi que l’évolution des profils sociologiques des militants ouvriers et des gratifications associées au militantisme13. De même, dans un autre registre, l’enquête statistique « REPONSE » du ministère du Travail, parce qu’elle interroge les patrons ou leurs directeurs des ressources humaines mais aussi les représentants du personnel et les salariés sur les conditions des relations professionnelles, s’est avérée très utile pour comprendre ces confrontations. Le croisement des points de vue fait ressortir les divergences de positions et de représentations entre ces catégories d’acteurs14. Dans un autre contexte national, certains sociologues américains ont montré qu’il n’était pas possible d’analyser la désyndicalisation et la perte de puissance des syndicats américains sans prendre en compte les ­obstacles juridiques imposés par l’État dans le contexte de la guerre froide d’une part, et sans considérer la professionnalisation et l’intensification des stratégies antisyndicales mises en place par le patronat d’autre part15.

Pour saisir la situation en France, on ne part cependant pas complètement de rien. Certains militants syndicalistes, associatifs et politiques ont commencé depuis quelques années à produire eux-mêmes des connaissances sur les discriminations et la répression syndicales. C’est le cas du militant CGT de Peugeot, François Clerc, qui dans les années 1990 est parvenu à faire émerger dans le débat public la problématique des discriminations syndicales en faisant condamner le groupe automobile et en l’obligeant à négocier un accord prévoyant des compensations de salaire pour les titulaires d’un mandat syndical. Pour y arriver, il a mis au point, avec des juristes, la méthode du panel comparatif qui consiste à comparer les carrières des syndicalistes d’une entreprise avec d’autres salariés non syndiqués, recrutés à la même époque avec des qualifications similaires, pour prouver le préjudice salarial subi par les premiers16. À la suite, de nombreux délégués syndicaux se sont emparés de cette méthode pour obtenir réparation. Plus récemment, un véritable travail de synthèse des connaissances sur le sujet a été entrepris par la Fondation Copernic. Suite à un long conflit mettant en cause la répression de nombreux syndicalistes chez EDF-GDF, un groupe d’études, mêlant syndicalistes, juristes et chercheurs, a dressé un panorama de la répression et des discriminations ­syndicales très documenté (données statistiques inédites, analyse du contentieux juridique, collecte de témoignages)17. En s’appuyant sur plusieurs études, la note de la Fondation Copernic rappelle l’importance de ces phénomènes : selon plusieurs sondages, entre 30 et 40 % des salariés ne se syndiquent pas par peur des représailles?; l’enquête REPONSE du ministère du Travail montre quant à elle que près de 40 % des élus ­syndiqués et 30 % des délégués syndicaux déclarent que l’exercice d’un mandat de représentant du personnel constitue un frein à leur carrière professionnelle. De même, la note cite une étude, conduite à partir de la même enquête, qui établit que les salariés syndiqués sont en moyenne payés 10 % de moins que les salariés non syndiqués18. Ce chiffre est d’autant plus important que, en englobant tous les syndiqués, il masque des inégalités de traitement en fonction de la couleur syndicale des salariés, certains syndicats comme la CGT ou SUD étant plus souvent discriminés car souvent plus combatifs que d’autres syndicats (lire Marlène Benquet dans ce volume). Rappelons par exemple que 40 % des demandes de licenciement de salariés protégés (i.e. les représentants du personnel) concernent ceux de la CGT contre 25 % pour ceux la CFDT et 15 % pour FO19.

Face à cette répression et ces discriminations, les militants de la Fondation Copernic insistent sur la fragilité des protections juridiques. Si le droit communautaire européen a ouvert des brèches dans lesquelles certains syndicalistes se sont engouffrés pour faire reconnaître et réparer des formes de « discrimination » syndicale – sur le modèle des discriminations de sexe ou de couleur de peau20 –, dans le même temps les sanctions restent peu dissuasives et, surtout, les moyens de la justice et de l’inspection du travail demeurent dérisoires. Ainsi, les procès-verbaux des inspecteurs du travail en matière de droits syndicaux ou d’institutions représentatives du personnel font l’objet d’un classement « sans suite » (environ 41 %) dans une proportion bien plus élevée que la moyenne des autres procès-verbaux (25 %)21. Il semble de plus que l’État et le pouvoir judiciaire aient été, sous les gouvernements de droite précédents, plus cléments envers les employeurs. D’une centaine au début des années 2000, les condamnations pour « entrave à la représentation des salariés » – pouvant aller théoriquement jusqu’à un an de prison – sont passées à une petite quarantaine à la fin des années 200022. Sur un autre plan, les recours des employeurs auprès du ministre du Travail contre les décisions des inspecteurs du travail rejetant le licenciement de salariés protégés ont considérablement augmenté au début des années 2000. Or, ces décisions ont de plus en plus souvent été infirmées par le ministre du Travail23.

Au-delà de ce travail de synthèse et de quantification, l’intérêt de la recherche engagée par les militants de la Fondation Copernic est de construire une collaboration entre chercheurs et syndicalistes pour objectiver les formes que peuvent prendre la répression et/ou la neutralisation de l’action syndicale par les dirigeants d’entreprises. Cette collaboration devrait se matérialiser, en 2013, par le développement d’un observatoire de la répression et de la discrimination syndicale mis sur pied récemment24.

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Il est important de ne pas laisser isolée cette publication. C’est pourquoi la revue Agone a choisi de positionner le projecteur sur les stratégies patronales25. L’ambition de ce numéro est de donner une visibilité à des travaux récents de sociologues et de politistes sur le sujet mais aussi à l’« expérience synthétisée » de syndicalistes (lire Henri Clément dans ce volume). Des techniques managériales de contournement et de domestication des syndicats aux usages du droit et des juristes par les directions d’entreprise, en passant par les stratégies pour soutenir un syndicalisme de cogestion quand ce ne sont pas de véritables « syndicats maisons », les articles réunis ici prennent appui sur des enquêtes récentes. Souvent, ils peuvent s’appuyer sur une observation au plus près des lieux, des acteurs et des interactions entre patrons et syndicalistes. De l’observation participante dans des stages de formation de directeurs de ressources humaines en France et aux États-Unis ou dans les coulisses des lieux de concertation à la participation observante dans un magasin de la grande distribution culturelle, ce sont les différentes techniques de répression, d’entrave, de contournement, de domestication, de contrôle et d’évitement mises en place par les directions d’entreprise qui sont données à voir.

On peut alors mesurer que, à rebours d’une vision enchantée de l’entreprise où régnerait « management participatif »26 et « dialogue social », toute une série de pratiques et de modes d’action patronaux sont déployés pour contrer et contenir l’action syndicale. Dans ce cadre, l’entreprise demeure bien un lieu politique et conflictuel. Le répertoire « classique » que met au jour Xavier Vigna pour les « années 1968 » – menaces, provocations, licenciements, recours à des syndicats « maison », mobilisation de la maîtrise et de l’encadrement pour remplacer les grévistes, différenciation de la main-d’œuvre, mise sous surveillance des syndicalistes, contournement des bastions combatifs, etc. – ne disparaît pas dans les années 1990-2000. Il continue même à être enseigné lorsqu’il s’agit de former les cadres d’entreprise (lire Baptiste Giraud dans ce volume). Plus important, ces stratégies antisyndicales se professionnalisent et font l’objet d’une division du travail : les « milices » des années 197027 sont remplacées par le recours à des boîtes de sécurité et de surveillance qui assurent la protection des clients autant qu’ils contrôlent les salariés et les syndiqués?; « l’état d’esprit » des salariés et le potentiel de mobilisation sont scrutés par le biais de sondages internes et de l’« audit social »?; les « consultants » patronaux, parfois d’anciens syndicalistes28, se développent, même s’ils restent moins nombreux qu’aux États-Unis (lire Émilien Julliard dans ce volume), et interviennent auprès des DRH et des managers pour les former à désarmer l’action collective des salariés?; le recours aux « huissiers » contre les grévistes se systématise et est complété par une guérilla juridique contre les pratiques syndicales qui ne se cantonnent pas à la représentation formelle du personnel?; la différenciation de la main-d’œuvre (recours aux sous-traitants et aux contrats précaires) et les logiques de « décentralisation » ou de « délocalisation » (sur le territoire français) des centres de production s’articulent avec une stratégie d’évitement et de neutralisation des lieux où s’organisent et se solidarisent les salariés?; le syndicalisme gestionnaire est érigé en « circuit de secours » des conflits sociaux dans de nombreux secteurs d’activité comme la grande distribution (lire Marlène Benquet dans ce volume), et le syndicalisme dit « indépendant » connaît une résurgence avec la loi de 2008 qui oblige les entreprises à accepter la présence syndicale (lire Karel Yon et Sophie Béroud dans ce volume).

Même si ce portrait correspond principalement aux politiques mises en place dans les grandes entreprises – les plus petites, celles de moins de cinquante salariés, ne connaissant tout simplement pas le fait syndical –, il n’en ressort pas moins qu’à l’ombre du dialogue social l’action collective des salariés s’inscrit bel et bien dans le cadre d’un rapport de force avec les chefs d’entreprise, mais aussi avec d’autres salariés, une partie de la hiérarchie et de l’encadrement, qui participent à entretenir les rapports de domination au sein des entreprises. D’ailleurs, les stages de formation des cadres à la gestion du fait syndical observés par Baptiste Giraud visent à leur apprendre ou réapprendre le b.a.-ba de la lutte des classes en entreprise bien plus qu’à leur enseigner l’art du management participatif ou un énième ersatz d’une prise en charge psychologisante des griefs des salariés.

Deux tendances distinctes mais complémentaires se dégagent alors et mériteraient un approfondissement. En premier lieu, si le désarmement des collectifs et des luttes des salariés a pu se nourrir d’un management – participatif, individualisant, etc. – ayant en partie digéré et récupéré la « critique artiste »29 (autonomie, prise en compte de l’individu, etc.) des années 1968, il semble que les années 2000 marquent le retour à des formes de gestion de la main-d’œuvre plus classiques – que l’on peut appeler « néo-tayloriennes »30 – marquées par un traitement du fait ­syndical plus brutal et répressif.

La financiarisation et le renforcement des impératifs de rentabilité dans le capitalisme contemporain réduisent les marges de manœuvre des « ressources humaines » dans leur relation avec les syndicats. C’est bien ce qu’observe Baptiste Giraud lorsque les DRH enquêtés se plaignent d’un rapport de force toujours plus défavorable face aux services économiques et financiers de leur entreprise. Ceci peut alors conduire les directions d’entreprises à donner une autonomie plus grande à leurs cadres ou à l’encadrement intermédiaire afin qu’ils atteignent un objectif simple : l’isolement voire la disparition des militants les plus actifs et combatifs (lire Henri Clément dans ce volume). De même, la réduction des ressources pour s’assurer la paix sociale peut remettre en cause jusqu’à l’attachement des syndicats « cogestionnaires » comme l’analyse Marlène Benquet pour la grande distribution. C’est aussi ce type de durcissement des relations sociales qu’ont connu les entreprises publiques (EDF-GDF, France Télécom, Air France, La Poste, etc.) devenues des sociétés privées (ou dotées d’un statut similaire) soumises à la concurrence et à des impératifs de rentabilité financière toujours plus importants (lire la Fondation Copernic dans ce volume).

En second lieu, une tentative de redéfinition des conditions d’exercice de l’action syndicale semble à l’œuvre. Ici, c’est le cadre juridique et son application qui se métamorphosent. Si l’on a pointé l’absence de volonté politique pour protéger les droits syndicaux, il faut en revanche souligner, avec Karel Yon et Sophie Béroud, l’effort du législateur et d’une partie du patronat pour développer une série de dispositifs visant à institutionnaliser, légitimer et soutenir un syndicalisme « gestionnaire » compatible avec les exigences du capitalisme contemporain. Autrement dit, l’enjeu porte moins sur la présence syndicale dans les entreprises – garantie au moins pour les entreprises de plus de vingt salariés – que sur le type de syndicalisme admis par l’État : ce sont les syndicats les plus conciliants et les moins contestataires qui sont reconnus. Les réformes du quinquennat Sarkozy en matière de relations professionnelles, reprises par la gauche au pouvoir, font la promotion d’un syndicalisme dont l’assise repose sur la légitimité démocratique (l’élection) et l’expertise (le métier d’élu et de représentant du personnel). Ce faisant, elles participent aussi à renforcer, d’une part, les mécanismes de délégation – l’intervention des salariés n’est plus de mise une fois l’élection passée – et, d’autre part, un processus de professionnalisation et d’autonomisation des syndicalistes – des élus experts siégeant dans de multiples instances de l’entreprise.

Renforcement et professionnalisation des méthodes de neutralisation de l’action syndicale combative d’une part, remodelage du paysage et des pratiques syndicales dans un sens plus « gestionnaire » d’autre part, telles semblent être les deux faces de l’action patronale vis-à-vis des collectifs militants. Raison de plus pour approfondir la mise au jour des logiques de domination au sein des entreprises et pour « remettre en chantier », comme l’y invite Henri Clément dans ce numéro, « un travail commun dynamique entre l’activité syndicale de terrain et les cadres d’élaboration universitaire »31.

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références

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1 Les communications du colloque « Discours et dispositifs antisyndicaux : États-Unis, Grande-Bretagne, France » organisé par l’ENS et l’université de Lyon II les 5 et 6 novembre 2010 (à paraître aux éditions du Croquant) illustrent ce processus de disqualification. Sur un autre registre, voir aussi les articles publiés par le collectif Acrimed dans la rubrique « Médias et mobilisations sociales », qui décortiquent le traitement journalistique des conflits sociaux.
2 Thomas Amossé et Maria-Teresa Pignoni, « La transformation du paysage ­syndical depuis 1945 », in Données sociales. La société française, INSEE, 2006, p. 405-412, et Maria-Teresa Pignoni et Élise Tenret, « Présence syndicale : des implantations en croissance, une confiance des salariés qui ne débouche pas sur des adhésions », Premières synthèses, 2007, n° 14-2.
3 Sur la quantification des conflits, lire, dans une perspective historique, Étienne Pénissat, « Mesure des conflits, conflits de mesure. Retour sur l’histoire des outils de quantification des grèves », Politix, 2009, n° 86, p. 51-72, et, pour un tableau des sources contemporaines, Alexandre Carlier, « Mesurer les grèves dans les entreprises : des données administratives aux données d’enquête », Document d’études, DARES, août 2008, n° 139. Sur le constat d’une diminution des grèves longues mais d’une multiplication des autres formes de conflits du travail, lire Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud et Jérôme Pélisse, La lutte continue?? Les conflits du travail dans la France contemporaine, ­Éditions du Croquant, 2008.
4 Sur le soutien d’une partie des intellectuels de gouvernement à ce projet, lire Christophe Gaubert, « Genèse sociale de Pierre Rosanvallon en “intellectuel de proposition” », Agone, 2009, n° 41/42, p. 123-147.
5 Lire par exemple Réné Mouriaux, Le Syndicalisme en France, PUF, (1992) 2009, ou Pierre Cours-Salies, « Les raisons de la crise du syndicalisme », in Pierre Cours-Salies et René Mouriaux (dir.), L’Unité syndicale, 1895-1995, Syllepse, 1997.
6 Sur le développement des consultants patronaux en France, lire Baptiste Giraud, « Le syndicalisme saisi par le management. Les conditions de production d’une expertise managériale sur l’action syndicale au prisme de ses investissements diversifiés », Politix, 2007, n° 79, p. 125-147.
7 Dominique Andolfatto et Dominique Labbé, Sociologie des syndicats, La Découverte, 2007, p. 113.
8 Michel Lallement, Sociologie des relations professionnelles, La Découverte, 2008, p. 46 sq.
9 Dominique Andolfatto et Dominique Labbé, Toujours moins. Déclin du syndicalisme à la française, Gallimard, 2009, p. 56.
10 Lire Patrick Bruneteaux, Maintenir l’ordre, Presses de Sciences-po, 1996, et Olivier Fillieule, Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Presses de Sciences-po, 1997.
11 Pierre Dubois (dir.), Les Grèves de 1971, tome II : L’Affrontement dans les grèves : négociation-violence-répression, CNRS, Groupe de sociologie du travail, 1977.
12 Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, (1999) 2011, p. 386.
13 Lire par exemple Stéphane Beaud, Michel Pialoux et Florence Weber, « Crise du syndicalisme et dignité ouvrière », Politix, 1991, n° 14, p. 7-18, ou Christian Corouge et Michel Pialoux, Résister à la chaîne. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, Agone, 2011.
14 Lire Thomas Coutrot, « Les relations en entreprise : voir midi à sa porte », Travail et emploi, 1996, n° 66, p. 71-85.
15 Rick Fantasia et Kim Voss, Des syndicats domestiqués. Répression patronale et résistance syndicale aux États-Unis, Raison d’agir, 2003, p. 26. Lire aussi Émilien Julliard dans ce numéro, p. 91-116.
16 Sur cette méthode, lire Louis-Marie Barnier et al., Répression et discrimination ­syndicales, Syllepse, 2011, p. 54-57.
17 Ibid.
18 Thomas Bréda, « Are Union Representatives Badly Paid?? Evidence from France », Paris School of Economics, working paper n° 26, 2010.
19 Lire Victor de Oliveira, « Les demandes de licenciements de salariés protégés : une baisse de 10 % en 2004 », DARES, Premières synthèses, n° 28.1, 2006.
20 La Halde, créée en premier lieu pour lutter contre les discriminations raciales et de genre, fait aussi l’objet de réclamation pour discriminations syndicales. En 2010, elles représentaient 5 % (soit 669 sur 12?467) de l’ensemble des réclamations, derrière celles sur l’origine (27 %), le handicap (19 %), l’âge (6 %), et devant celles sur le sexe (4,5 %), l’état de grossesse (4,5 %), les convictions religieuses (2 %) ou l’orientation sexuelle (2,5 %). Lire Halde, Rapport annuel 2010, p. 21.
21 Fondation Copernic, Répression et discrimination ­syndicales, op. cit., p. 60.
22 Chiffres cités par Emmanuel Dockès, professeur de droit, à partir des annuaires statistiques de la justice, lors du colloque « Pour un observatoire de la répression et de la discrimination syndicales », sous l’égide de la Fondation Copernic, 12 octobre 2012, Conseil économique, social et environnemental.
23 Victor de Oliveira, « Les demandes de licenciements de salariés protégés : une baisse de 10 % en 2004 », art.?cit. On notera que l’information statistique sur les licenciements de salariés protégés a malheureusement disparu à partir de 2004.
24 Un colloque de lancement de cet observatoire a été organisé le 12 octobre 2012 au Conseil économique, social et environnemental soutenu par la CFTC, la CGT, FO, la FSU et Solidaires.
25 Pour une lecture complémentaire qui fait la part belle aux « armes » du syndicalisme, lire le n° 33 de la revue Agone : « Le syndicalisme et ses armes », 2005.
26 Le management participatif (boîte à idées, cercles de qualité, etc.) n’étant d’ailleurs pas nécessairement un frein à l’action collective des salariés puisque, comme le montrent Sophie Béroud et al. (La lutte continue??, op. cit.), les entreprises qui l’utilisent sont aussi celles qui connaissent le plus de conflits collectifs.
27 Lire par exemple Claude Angeli, Une milice patronale : Peugeot, Maspero, « Cahiers libres » n° 303, avril 1975.
28 Lire Baptiste Giraud, « Le syndicalisme saisi par le management », art. cit.
29 Lire Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, op. cit.
30 « Au cours de l’histoire du capitalisme, les modes d’organisation du travail ont oscillé entre un pôle “autonomie” et un pôle “contrôle”, au rythme de la conjoncture économique et des grandes vagues d’innovations?; les réorganisations du travail des années 1980-90 ont favorisé un relatif essor des marges de manœuvre des salariés, qui ont sans doute été en partie récupérées par les directions d’entreprise dans les années 2000, une fois les organisations stabilisées » (Thomas Amossé et Thomas Coutrot, « En guise de conclusion. L’évolution des modèles socioproductifs en France depuis 15 ans : le néotaylorisme n’est pas mort », in Thomas Amossé, Catherine Bloch-London, Loup Wolff, Les Relations sociales en entreprise, La Découverte, 2008, p. 423-451).
31 Sur l’intérêt mais aussi les limites de cette coopération entre syndicalistes et intellectuels, lire Rick Fantasia et Kim Voss, Des syndicats domestiqués, op. cit.