Amérique Latine. État, pouvoir populaire et luttes sociales (2/2)
Dans cette seconde partie de l’entretien avec Bryan Seguel, qui fait suite à un premier volet davantage géopolitique, Franck Gaudichaud revient sur les acceptions et l’usage du concept de « pouvoir populaire », les différentes expériences historiques latino-américaines qui lui donnèrent naissance et comment s’incarnent les intersections des dominations de classe/genre/ »race »/colonialité dans les processus émancipateurs du continent.
De plus, l’un des éditeurs du quotidien d’information alternative « Rebelión », auteur et éditeur du Volcan latino-américain (Textuel, 2008) et de Amériques Latines, émancipations en construction (Syllepse, 2013) estime que, dans les débats de la gauche actuelle, il reste nécessaire d’éviter la fausse dichotomie entre, d’un côté, la défense d’une autonomie absolue des mouvements populaires et, de l’autre, la défense acritique de la raison d’État et en particulier des gouvernements progressistes latino-américains. Ceci pour, au contraire, promouvoir la perspective dialectique de la construction d’outils politiques démocratiques au service des luttes sociales antagonistes et de stratégies concrètes de transition globale postcapitaliste et écosocialiste. « L’Amérique latine et ses résistances pourraient être le continent-laboratoire de la construction d’alternatives pour le XXIe siècle », affirme-t-il.
Cet entretien en deux parties avec Bryan Seguel est une contribution à un ouvrage collectif (paru en espagnol en mars 2015) intitulé Mouvements sociaux et pouvoir populaire au Chili. Rétrospectives et projections politiques de la gauche latino-américaine, travail réalisé par le Groupe d’études sociales et politiques (GESP) de l’Université de Santiago (USACH) et les éditions Tiempo robado editoras.
État, pouvoir populaire et luttes de classes
Bryan Seguel (BS) : En comprenant que le concept de pouvoir populaire s’est installé dans l’imaginaire latino-américain, depuis les années 1970, dans divers contextes et que, dans ce cadre, différents usages en furent fait par les mouvements sociaux et les organisations politiques révolutionnaires : comment comprendre cette idée ou cette théorie du pouvoir populaire et quels éléments sont — à ton avis — fondamentaux pour l’analyser ?
FG : Certes, comme tu le mentionnes, la notion de pouvoir populaire est fortement hétérogène, elle n’a pas de définition unique, loin de là. Sa flexibilité est sa force et, aussi, sa faiblesse, vu qu’il faut l’adapter à chaque processus réel pour la comprendre pleinement. Dans un livre collectif sur le pouvoir populaire, le théoricien argentin Miguel Mazzeo a souligné, avec humour, le danger de voir surgir une « notion chauve-souris » (concept de l’Italien Vilfredo Pareto), c’est-à-dire une compréhension du pouvoir populaire si hétérogène que sa nature même reste peu déterminée, si bien que si elle était un animal, elle pourrait faire penser à un oiseau ou à un rongeur, ou à un mixte des deux… Personnellement, j’aime à la fois les oiseaux, capables — comme les utopies — de voler bien haut dans le ciel, et les rongeurs qui, telle la « vieille taupe » de Marx sont capables de miner l’ordre dominant « par en bas » ! Blague à part, le concept de pouvoir populaire peut effectivement faire l’objet de diverses lectures antagonistes et s’inscrire dans des sensibilités différentes : des courants anarchistes ou libertaires aux marxismes orthodoxes, en passant par les marxismes hétérodoxes ou conseillistes, etc. Par exemple, en Amérique Latine, certains groupes anarchistes affirment : « Le pouvoir populaire reste une notion centrée et articulée autour de l’État, donc elle ne nous convient pas », alors que de nombreux courants libertaires le revendiquent, au contraire, comme une force centrale de leur engagement. Selon moi, la revendication du pouvoir populaire a à voir avec ce que Daniel Bensaïd appelait « le sourire du spectre » du communisme et il se réfère essentiellement à l’irruption organisée du mouvement ouvrier et des classes subalternes sur la scène politique et aux mobilisations autogestionnaires des dominé-e-s et des exploité-e-s face à l’hégémonie capitaliste, productiviste et patriarcale. Dans certaines conjectures historiques, ces secteurs sociaux, depuis leur position subalterne et par la force de leur mobilisation et auto-organisation, parviennent à commencer à créer des espaces de pouvoir autonomes et (partiellement) contre-hégémoniques, subvertissant ainsi en partie l’ordre social dominant. Ce pouvoir qui jaillit n’est jamais « pur » et exempt de multiples contradictions, bien sûr ; il peut être local, communal, voire régional, pour déboucher — dans des moments historiques exceptionnels de crise prérévolutionnaire — sur une dualisation de pouvoir, territoriale et/ou étatique, qui remet en question la légitimité de l’ordre existant et, notamment, le monopole de la violence étatique et l’organisation des relations sociales de production. Mais pour se concrétiser, ce « pouvoir populaire » a besoin de se développer en partant de sujets sociaux réels et d’une base matérielle, raison pour laquelle les expériences de pouvoir populaire prennent une force révolutionnaire particulière lorsqu’elles surgissent parmi les salariés et le mouvement ouvrier, car leurs résistances menacent directement la propriété des moyens de production et la reproduction et accumulation du capital. Ainsi, historiquement, au Chili, la praxis du pouvoir populaire s’est particulièrement incarnée au travers des Cordons industriels, qui réussirent à contrôler – et de manière transitoire – des secteurs de l’appareil de production au sein de la turbulente « voie chilienne au socialisme » (1970-1973) : c’est ce que j’ai essayé de montrer par plusieurs années de recherches, entretiens avec des salariés de l’époque, travail d’archives et publications sur ce thème. Actuellement, en Argentine et au Brésil, il existe des dizaines d’entreprises récupérées, dont plusieurs fonctionnent sous contrôle ouvrier ou le plus souvent sous forme de coopératives de production. Ce sont des embryons de ce que j’appelle les logiques du pouvoir populaire constituant classiste.
À ce propos, l’importance de nouvelles luttes ouvrières et syndicales dans plusieurs pays du continent montre que les théories de la « fin du prolétariat » ou « du travail » sont profondément erronées. Le syndicalisme et les luttes de classes ouvrières restent bien vivants et même reprennent des couleurs dans certaines contrées : les importantes mobilisations des salariée-e-s durant la dernière période en Argentine, accompagnées d’une forte recomposition de la gauche anticapitaliste (trotskyste) ; au Chili, l’action décidée des mineurs du cuivre, des dockers de l’Union portuaire ou les récents conflits dans les services (supermarchés Wallmart et Jumbo, pharmacie, call-centers) ; au Mexique, les luttes des syndicats de l’électricité ; au Pérou, les résistances nationales face à la réforme du code du travail du gouvernement Humala, etc, etc. Néanmoins, depuis les années 1990, la forme syndicale traditionnelle est globalement en recul et en crise sur tout le continent (comme le montre l’exemple de la COB, la centrale ouvrière bolivienne), de pair avec la flexibilisation-précarisation-tercérisation du travail. Vouloir retrouver aujourd’hui la glorieuse classe ouvrière industrielle des années 1970 des pays semi-industrialisés que furent l’Argentine, le Chili ou le Brésil est une illusion romantique (ou dogmatique, c’est selon). Il y a eu une profonde transformation du salariat sous les coups de buttoirs du néolibéralisme, et c’est à partir de ces nouvelles formations sociales que se recomposent partiellement, et souvent dans la douleur, les espaces syndicaux. Pour cette raison, il nous faut comprendre également et mettre en valeur les nouvelles dynamiques de luttes et formes d’organisation horizontales-territoriales et communautaires latino-américaines, grâce – en grande mesure – à l’impulsion des mouvements indigènes ou des « travailleurs désoccupés » (comme les piqueteros). Le pouvoir populaire constituant s’invite ainsi également à partir de l’espace territorial du quartier ou rural, autour des « pauvres de la campagne et de la ville », et au sein des communautés de peuples originaires en résistance. Depuis 20 ans, on a vu cette force des territoires urbains périphériques ou paysans-indigènes, où s’effectue une (ré)appropriation des espaces de vie, générant un contre-pouvoir collectif face au pouvoir constitué des multinationales extractivistes, de l’État néocolonial, des grands propriétaires fonciers, de l’autorité locale et des gouvernements. Ce pouvoir contre-hégémonique se transforme, dans certains cas, en appropriation sociale alternative, revendiquant l’horizontalité de la démocratie par en bas, la lutte contre le patriarcat, le droit à la ville, de nouvelles formes de productions agricoles, etc. C’est ce que nous avons essayé de montrer dans un petit livre collectif publié par Syllepse dans sa version française sur les « émancipations en construction ». Pensons par exemple à la Commune de Oaxaca (Mexique) en 2006. Selon moi, il s’agit d’une expérience-clé si nous parlons de pouvoir populaire au XXIe siècle, parce que s’y est affirmé un niveau de démocratie radicale, populaire, indigène et syndicale, exceptionnel : peut-être la première grande « Commune » de ce début de siècle, comme le fut la Commune de Paris à la fin du XIXe siècle ? Tout aussi intéressante est l’expérience contradictoire des Conseils communaux du Venezuela, comme expression du pouvoir populaire local, en lien avec le pouvoir gouvernemental bolivarien. Ces Conseils communaux ont une meilleure potentialité lorsqu’ils s’alimentent du mouvement syndical et ouvrier, et parviennent à revendiquer une plus forte autonomie face au pouvoir bureaucratique ou clientéliste central, tout en évitant le « caudillisme de quartier ». Autre exemple, parmi bien d’autres, dans la région du Cauca (Colombie), se développe une expérience indigène et agro-écologique originale, avec rotation des fonctions dirigeantes, contrôle de la production et de l’alimentation : un biopouvoir alternatif, une puissance constitutive faite d’autogestion, d’auto-organisation, avec capacité de contrôler son mode de vie, de s’alimenter, sans dépendre des institutions ou de l’agrobusiness… Nous pourrions aussi, bien sûr, parler du Chiapas et du néo-zapatisme, utopie concrète essentielle à l’ère néolibérale, ou encore de la résistance des ronderos de Conga (Pérou) contre la multinationale minière Yanacocha, où l’on retrouve d’ailleurs le soutien actif de figures historiques du mouvement révolutionnaire latino-américain, tel que Hugo Blanco (et son mensuel Lucha indígena). Ces nombreuses expériences nous permettent un certain optimisme de la volonté pour le futur, malgré un panorama global où une analyse raisonnée pousse à un pessimisme certain… Néanmoins, aucune d’entre elles ne peut éluder la discussion stratégique sur la manière dont ces pouvoirs populaires constituants locaux pourraient construire une capacité de changer la société à une échelle plus vaste et proposer ainsi un « projet-pays » alternatif anticapitaliste et écosocialiste.
BS : De sorte que, selon toi, une praxis de pouvoir populaire seulement ancrée dans une expérience locale ne peut survivre à long terme, si elle ne se propose pas pour tâche de disputer l’hégémonie sur le plan national ou global ?
FG : Parfois, elles peuvent perdurer durant des décennies, comme au Chiapas et devenir un exemple planétaire pour de nombreux mouvements de la planête. Plusieurs pratiques très riches de pouvoir populaire communautaires doivent pour cela être mises en valeur, reconnues et je crois que l’une des plus emblématiques en Amérique latine reste celle des zapatistes, qui viennent de commémorer leurs vingt ans de résistance à une échelle territoriale importante. Récemment, Jérôme Baschet a cherché à en faire un exemple anticapitaliste à suivre, sans en faire pour autant un modèle à copier. Les zapatistes ont démontré que l’on peut en finir avec des formes d’organisation autoritaires et construire d’autres formes de vie, défendre les biens communs à partir d’une communauté plurielle et des subjectivités indigènes, selon une vision et une pratique du pouvoir plus respectueuse, plus démocratique, au sens réel et subversif de la démocratie – comme le dit si bien Jacques Rancière : c’est-à-dire plus horizontale, avec rotation des fonctions dirigeantes, contrôle de la base sociale sur ses dirigeants, « conseils de bon gouvernement », etc. Mais la situation sociale et politique dans le reste du Mexique ne s’est pas améliorée pour autant, bien au contraire ! Elle continue de se dégrader : la pauvreté, l’exploitation du travail et la violence augmentent. Le narco-État mexicain implique de tels niveaux de décomposition sociale qu’il a été possible de faire disparaître 43 étudiants à Iguala, en toute impunité et avec la collaboration du maire de cette localité, membre du Parti de la révolution démocratique (PRD), soi-disant de « centre-gauche »… C’est seulement la partie visible du problème, alors que durant les cinq dernières années on compte par dizaines de milliers les assassinats et les disparitions, une véritable guerre interne. D’où l’importance et l’urgence de la discussion stratégique sur le thème « comment changer le monde » en prenant collectivement, toutes et tous, le pouvoir. Mais par où commencer ?
Certains militant-e-s pensent qu’il s’agit d’une dispute sur la question des « sujets révolutionnaires » et de la recherche de la « contradiction principale ». Par exemple, au Chili, j’ai entendu des débats portant sur « pouvoir populaire versus pouvoir ouvrier », insistant sur la centralité incontournable de la classe ouvrière. Je pense qu’il est nécessaire de restaurer une pensée dialectique et de comprendre que le concept de « pouvoir populaire » englobe la notion de contrôle ouvrier, il la contient mais propose une vision plus large et dynamique. Personnellement, j’assume pleinement qu’en aucun cas nous ne pouvons prétendre dissoudre les contradictions de classes et le rôle central du sujet-travail pour la substituer par la constitution de formes de pouvoir populaire abstraites ou éthérées : si le pouvoir populaire prétend à l’anticapitalisme, il devra nécessairement s’articuler autour des luttes de ceux/celles qui vivent la domination du capital, sur leur lieu de travail mais aussi en dehors. Au Chili, le mouvement ouvrier industriel a été le berceau de certaines des formes les plus avancées de pouvoir populaire, avec — comme je l’ai mentionné — l’apparition fugace mais essentielle des Cordons industriels en 1972-1973. Les Cordons ont cherché l’alliance avec les habitants des quartiers pauvres et autoconstruits (les pobladores), avec les étudiants et d’autres secteurs de salarié-e-s. Quarante ans plus tard, il faut à nouveau discuter les alliances stratégiques à articuler pour former un bloc classiste populaire contre-hégémonique, mais à la lumière des formations sociales actuelles, diverses et aux identités fragmentées (ce qui est parfois mieux ainsi). C’est-à-dire en abandonnant une vision héroïque, un peu fantasmée, de la classe ouvrière, comme si trente ans de choc néo-libéral n’avait pas transformé profondément le salariat, les représentations et aussi les sens communs (les travaux de Ricardo Antunes sont essentiels là-dessus). Par exemple, aujourd’hui en Argentine, plusieurs expériences d’autogestion naissent des mouvements de travailleurs licenciés, hors de l’entreprise, comme aussi à partir d’une nouvelle génération de la classe ouvrière, plus scolarisée comme on le voit dans la « fabrique sans patrons » de Neuquén (FASINPAT), ex-Zanón. Il est nécessaire d’assumer aussi l’existence de la « diagonale » du conflit social (Bensaïd), conflit qui ne se résume pas au seul travail : conflits de genre et avec le patriarcat, conflits pour la défense du bien vivre face à la destruction de la nature et des milieux de vie, conflits ethniques, de « race » et en faveur de l’autodétermination des peuples, etc. Comme l’écrivait l’historien chilien Luis Vitale, il y a plus de 30 ans, les marxismes latino-américains doivent encore assumer trois défis insuffisamment intégrés : le féminisme, la colonialité du pouvoir (Quijano) et la crise écologique et climatique (Vitale, 1983). Raison pour laquelle la pensée critique doit chercher à mettre en relation, penser les intersectionalités et lier les différentes oppressions de manière articulée : « race »-classe-genre-colonialisme constituent en Amérique latine des parties à relier d’une totalité dépendante et combinée, que l’on ne peut scinder en petits bouts, sans risquer de parcelliser notre connaissance de la réalité et la praxis sociale. Comme si, par exemple, les luttes des femmes pour leur émancipation étaient totalement déliées du mouvement écologiste, indigène, ouvrier, anti-impérialiste et réciproquement.
BS : En comprenant que la référence au pouvoir populaire en Amérique latine dépend beaucoup du contexte de chaque pays, il apparait qu’il existe diverses expériences où on a utilisé cette notion comme un élément central de la construction de projets de transformation sociopolitique. Je me réfère, par exemple, à son utilisation actuelle au Venezuela avec la République Bolivarienne et à Cuba depuis les années 60 ou, dans un autre contexte, par l’organisation argentine Frente Popular Darío Santillán, en Colombie par le Congrès des peuples ou, enfin, la référence qu’on y fait au Chili dans le champ de la « culture miriste » [issue du Mouvement de la Gauche Révolutionnaire – MIR] ou au sein de la culture militante de l’ex-PRT-ERP [Parti révolutionnaire des travailleurs-Armée révolutionnaire du peuple] d’Argentine. Qu’est-ce qui fait qu’autour d’un même concept se produisent des praxis politiques aussi distinctes ? Comment un même mot peut articuler des politiques aussi différentes voire antagoniques, depuis une conception léniniste centrée sur une idée classique de dualité de pouvoirs jusqu’à une conception de démocratie participative plus horizontale ?
FG : Ta question confirme que la revendication du pouvoir populaire peut être large, contradictoire et flexible, tout comme d’ailleurs les notions de démocratie, de révolution, de liberté et, finalement, beaucoup d’autres éléments centraux de la discussion politique… Ce concept est puissant, mais il requiert débat, démystification et, surtout, définition stratégique. À Cuba, la notion de pouvoir populaire est un héritage de la révolution de 1959, mais aujourd’hui, il s’est surtout transformé en une rhétorique utilisée par un parti-État qui laisse peu de marge à la pluralité et aux différences politiques dans le cadre de la révolution (si celles-ci ne s’expriment pas de manière interne au Parti et/ou de façon souterraine). C’est totalement différent de la notion de pouvoir populaire que revendique le Front populaire Darío Santillán (Argentine), un mouvement autonomiste territorial qui rejette globalement la figure de l’État, qui revendique l’autogestion à partir du mouvement des travailleurs et des chômeurs pour construire une référence politique disons plus libertaire… mais qui, à la différence du castrisme, n’a pas eu à affronter 50 ans de blocus criminel des Etats-Unis et la gestion quotidienne d’un petit État appauvri des Caraïbes à quelques kilomètres de la principale puissance du globe au XXe siècle !
Dans le cas des expériences historiques que tu cites, il est certain qu’au Chili, le MIR fut l’organisation qui a le plus clairement revendiqué — et développé théoriquement — la notion de pouvoir populaire. Son slogan, crié dans les manifestations de Santiago jusqu’à nos jours, est mondialement connu : « Créer, créer le pouvoir populaire ! ». Particulièrement, sous l’Unité populaire (1970-1973), le mouvement dirigé par Miguel Enríquez a tenté de défendre cette revendication à partir des espaces où il opérait, notamment au sien du mouvement des pobladores et dans un campement comme « Nueva Habana », une expérience très intéressante de pouvoir populaire local. Mais il faut toujours comparer discours et praxis, revendication théorique et action politico-sociale. Au sein du MIR, il a toujours existé une tension entre d’un côté une organisation « d’avant-garde révolutionnaire » qui continuait d’être très verticale, structurée autour de groupes politico-militaires (GPM), et de l’autre les appels à « créer le pouvoir populaire », à développer les Commandos communaux. Le MIR était marxiste-léniniste (avec une influence foquiste guévariste) et assumait la théorie du double pouvoir, en particulier à partir de 1972, mais il manquait d’une insertion massive dans le mouvement ouvrier et syndical. Il hésitait aussi sur comment appuyer de manière critique le gouvernement démocratique d’Allende, tout en combattant le réformisme du PC. Combinant théorie du « poder popular » et certains niveaux de pragmatisme immédiat, le MIR s’est concentré sur la construction des Commandos communaux, plus larges, prétendant regrouper ouvriers, pobladores et étudiants. A la différence des militant-e-s de l’aile gauche du PS, très présents dans les usines, il a perdu de vue le fait qu’à ce moment de la « voie chilienne au socialisme », face aux attaques de la bourgeoisie et du gouvernement Nixon, il était surtout urgent de donner la priorité aux véritables germes de double pouvoir constituant : les Cordons industriels… Certains traits du PRT-ERP (Argentine) sont eux aussi liés à la notion de « guerre populaire prolongée », c’est-à-dire à un aspect politico-militaire central, et à un mélange de marxisme théorique parfois abstrait, avec de forts traits de pragmatisme et d’avant-gardisme (comme l’a suggéré l’historien Pablo Pozzi) ; ce qui, dans des périodes d’ascension vigoureuse des luttes populaires (les années 1970 en Argentine) est entré en tension avec l’horizontalité, la massivité des mobilisations et avec ce que l’historien Peter Winn nomme la « révolution par en bas ». Une des leçons à tirer, c’est certes la nécessité de considérer les éléments politico-militaires et d’autodéfense comme partie intégrante de la transition, mais mis au service des processus d’autogestion et d’auto-organisation populaires, et non d’un appareil militant professionnel, d’une avant-garde éclairée, souvent extérieure à la classe et au mouvement social. Evidemment, vu d’aujourd’hui c’est facile à dire… La difficulté est comment s’organiser de cette manière quand l’État tend à réprimer brutalement et immédiatement toutes les formes d’auto-défense. Aujourd’hui, sans doute, aussi bien en Amérique Latine qu’au Sud de l’Europe, le centre de la discussion est de comment articuler la force du pouvoir populaire, le favoriser et la conquête par les urnes d’espaces institutionnels, dont un gouvernement populaire qui s’engage autour d’un programme de rupture sociale et démocratique.
Au Venezuela – processus « pacifique, mais armé », comme le disait Hugo Chávez –, il existe une revendication très présente du pouvoir populaire formulée par le gouvernement bolivarien. De fait, tous les ministères sont dits « du pouvoir populaire », ce qui est une contradiction et un oxymore ! En quinze ans de « révolution bolivarienne », se sont aussi créés des espaces originaux de participation comme ceux que j’ai déjà mentionnés, particulièrement les Conseils communaux. Dans un pays où les mouvements sociaux étaient faibles jusque là, quoique très explosifs – comme ce fut le cas lors du soulèvement de Caracas (le « Caracazo ») en février 1989, on a tenté d’impulser des formes de participation originales, comme les Cercles bolivariens, les Conseils de la terre urbaine ou les Conseils communaux. J’ai visité plusieurs fois le Venezuela ces dernières années, et je pense que la « bataille de Caracas » – comme le suggère Atilio Borón – a une importance-clé sur le terrain géopolitique continental. J’ai pu participer aux réunions de Conseils communaux dans des quartiers populaires de la capitale et lire plusieurs études universitaires sérieuses sur ce thème. Conclusion, ce sont des réalités complexes et ambivalentes : certains Conseils communaux fonctionnent de manière phénoménale, réellement démocratique, alors que d’autres sont cooptés par de petits groupes peu représentatifs. Généralement, ils permettent effectivement d’améliorer la situation concrète de la population, de donner du pouvoir aux habitants pauvres, de discuter les problèmes du quartier et de gérer un budget participatif public. La limite de ces organismes, c’est qu’il s’agit d’espaces très limités, d’un pouvoir participatif dépendant de l’État et, particulièrement, de la présidence qui octroie le budget et délimite les pouvoirs du Conseil, son territoire et ses normes. Il s’agit d’un embryon de pouvoir populaire local, très peu institutionnalisé et fragile, impulsé principalement « d’en haut », grâce à un rapport étroit entre le peuple bolivarien et le dirigeant charismatique que fut Hugo Chávez.
À nouveau, nous retrouvons la tension entre le « pouvoir constituant » et les pouvoirs constitués, mais pas précisément dans le sens développé par l’historien chilien Gabriel Salazar, qui centre cette discussion sur des aspects comme la « construction de l’État par le peuple, aux côtés du marché et de la société civile ». La vision de Salazar me paraît, premièrement, surévaluer le social par rapport au politique (il affirme que le mouvement social citoyen pourrait être par lui-même une alternative au système institutionnel dominant, sans évaluer la problématique de l’organisation politique) ; deuxièmement, cette vision est trompeuse, parce que le titulaire du prix national d’histoire écrit sur la nécessité de cesser de penser en termes de lutte des classes (résumée à une lutte économique). Vu de cette manière, le pouvoir constituant paraît se cristalliser comme une praxis d’un ensemble de divers secteurs sociaux corporatisés : habitants des quartiers pauvres, intellectuels, travailleurs, entrepreneurs, citoyens, tous ensemble constituant – « par en bas » – l’État et le marché. Parmi les réflexions de Salazar que je considère intéressantes sur le Chili, citons celles sur la mémoire sociale du peuple, son rappel d’expériences comme l’Assemblée constituante des salariés et des intellectuels de 1925 ou ses critiques à l’avant-gardisme partisan et aux gauches parlementaires. Mais, le pouvoir populaire constituant ne peut se résumer à des tentatives d’écrire de nouvelles constitutions ou même de (auto)construire l’État ; et elle a surtout comme carburant et comme moteur les classes sociales, et non une élaboration imaginaire et a-historique d’une construction d’ensemble des salariés, de la société civile et des patrons, diluant les conflits fondamentaux de la société.
BS : Pendant que tu développais cette analyse du pouvoir populaire, j’ai commencé à pointer quelques interrogations. D’une part, une tension entre forme et fond, que tu signalais dans le cas du MIR, qui revendiquait un fond démocratique révolutionnaire, mais dont la pratique politique spécifique a été contradictoire, c’est-à-dire les liens entre les partis et le mouvement de « masse ». Une autre tension est celle entre le local et le national, au sens où des expériences concrètes tendent parfois à s’isoler des contextes nationaux, ce qui génère des problèmes dans le champ de la représentation et dans la portée de celles-ci. Dernière tension, signalée par le vice-président et sociologue bolivien Álvaro García Linera comme « tensions créatives de la révolution », c’est-à-dire la relation entre pouvoirs constituants et pouvoirs constitués. Crois-tu que ces trois éléments pourraient expliquer les différentes orientations que prennent aujourd’hui le(s) pouvoir(s) populaire(s) en Amérique latine ?
FG : Ces trois éléments sont fondamentaux, effectivement, mais en pensant précisément à García Linera (Bolivie) et à Gabriel Salazar (Chili), je voudrai insister à nouveau sur le fait que le débat à propos du pouvoir populaire doit s’inscrire dans la discussion stratégique sur les rapports de classes et le mode de production, les modèles d’accumulation écologiques et économiques et les scénarios anticapitalistes. Sinon, on risque de vider de son contenu cette capacité de transformation que représente la revendication du pouvoir populaire constituant. Conservons-nous -ou non- la perspective de transformer les rapports sociaux de production ? Voulons-nous insérer la dynamique du pouvoir populaire dans la capacité du salarié, de l’étudiant, de la femme indigène ou du paysan afrodescendant et de tous les secteurs subalternes de prendre en main le pouvoir et de l’exercer démocratiquement ? Aujourd’hui, García Linera – un intellectuel brillant – se situe, du fait de sa position de vice-président, davantage dans le cadre du pouvoir constitué étatique que dans celui de la construction de la forme communale et syndicale, qu’il a lui-même défendu durant des années comme sociologue marxiste hétérodoxe au sein du groupe Comuna (un groupe d’intellectuels boliviens d’ailleurs très fécond). Il y a peu, j’ai assisté à l’une de ses conférences dans le salon d’honneur de l’ancien Congrès national à Santiago du Chili. García Linera y a tenu un discours d’homme d’État, de gouvernant responsable, en revendiquant l’État « comme art et forme suprême de la politique », selon ses mots. De fait, il l’a dit plusieurs fois. A la différence de ses écrits sur les luttes syndicales et indigènes, il a défendu l’État (pluri-)national populaire bolivien et le développementisme andino-amazonien, plutôt au détriment de la notion et de la conquête du post-capitalisme et post-extractivisme.
BS : Si nous examinons comment l’argentin Miguel Mazzeo se réfère dans ses livres au pouvoir populaire, nous pourrions signaler que celui-ci se constitue plutôt comme une praxis politique « performative », anticipant sur le fond et sur la forme la construction de la société de demain, anticapitaliste et socialiste. Que penses-tu de cette argumentation ?
FG : Je crois que cette idée d’expérimentation ici et maintenant est très importante et qu’au sein de la gauche marxiste révolutionnaire, nous l’avons oublié ou nous n’avons pas toujours su le pratiquer. Aujourd’hui, il est urgent de récupérer le « principe espérance » auquel se référait Ernst Bloch et revendiquer haut et fort nos volontés « d’utopies concrètes » : nous avons besoin de démontrer par la praxis et pas seulement de l’annoncer doctement, de le théoriser ou de le manifester, qu’un autre monde est non seulement indispensable mais aussi possible. Le défi consiste à ébaucher aujourd’hui ce que nous pourrions commencer à construire demain, à d’autres échelles. D’où l’importance de l’occupation-récupération des lieux de travail et de production, de montrer que les travailleurs peuvent exercer démocratiquement la production, comme cela a lieu dans plusieurs centaines d’entreprises en Amérique du sud aujourd’hui. Montrer aussi — avec les zapatistes du Chiapas — que nous pouvons rejeter l’État autoritaire et en même temps construire les « caracoles », souligner que dans d’autres pays nous pouvons créer des moyens de communication alternatifs et communautaires ou encore manifester que nous pouvons nous réapproprier les espaces scolaires et pratiquer l’éducation populaire, etc. Ces démonstrations concrètes, que parfois nous avions un peu déprécié parce qu’elles ne se concrétisaient pas par une perceptive consciente ou immédiate de dualisation de pouvoir ou de « prise du pouvoir », sont pourtant fon-da-men-ta-les. Elles sont à la fois « préfiguratives » et performatives. Elles nous permettent de pratiquer, de nous tromper, de nous connaître, de voir toutes les difficultés qui se trouvent devant nous, nos faiblesses, nos forces et nos potentialités collectives. Ces espaces peuvent nous servir pour aller plus loin, pour accumuler des forces sans nous couper des classes populaires et nous orienter vers des luttes globales contre l’État, le capital, le militarisme, le patriarcat. D’où l’intérêt des réflexions de Miguel Mazzeo sur le pouvoir populaire comme moyen et comme fin, comme chemin et objectif de l’émancipation en construction, c’est-à-dire pas selon une simple logique « utilitariste » au service d’un parti ou de cadres révolutionnaires professionnels, et pas non plus en suivant la tyrannie de l’enfermement dans l’impuissance de micro-pouvoirs localisés.
L’invitation est donc à la constitution d’un pouvoir populaire qui se construise par en bas, depuis le lieu de travail, le quartier et la communauté rurale, depuis la production et le territoire, mais qui aspire aussi à combattre l’hégémonie des dominants, leur État, leur culture et leurs lois sur un plan général. Une pensée dialectique entre l’en bas et l’en haut de la transformation sociale est la clef, cela peut paraître très basique que de dire cela, surtout si nous relisons les classiques de la pensée critique, mais –dans une certaine mesure– cette boussole politique s’est perdue dans le brouillard idéologique des années 90 et face aux modes de l’autonomisme essentialisé et, son envers, soit la vision gouvernementale officielle « progressiste » ou social-libérale. Les deux tendances coexistent et se répondent au sein des gauches latino-américaines et mondiales. Nous devons chercher à éviter la dichotomie entre un mouvement d’« indigné-e-s » sans organisation politique, ni programme et la défense acritique de la raison d’État par les fonctionnaires des ministères et les intellectuels organiques du social-libéralisme ou progressisme « light ». Vaste programme ? Certes, mais les enjeux sont considérables…
BS : Mais alors, quelle pourrait être la relation entre des expériences de pouvoir populaire et des expressions institutionnelles de gauche ? Les première se situent-elles forcément en dehors de la dispute de l’institutionnalité ou sont-elles en relation avec cette dernière ? Le pouvoir populaire est-il une forme d’institutionnalité ? Comment relierais-tu la notion de pouvoir populaire à des éléments comme les gouvernements de gauche, les partis, les syndicats ?
FG : Ce débat a traversé toute l’Amérique latine et les horizons européens, tout comme le mouvement des indigné-e-s ou Occupy Wall Street aux Etats-Unis. Le débat sur les outils est un vieux débat, toujours devant nous, surtout désormais avec Syriza en Grèce et Podemos en Espagne, après 15 ans de « tournant à gauche en Amérique Latine » : parti et/ou mouvement ? Élections et/ou luttes sociales ? Et quel type de mouvements consuire et quel type de partis ? Comment conquérir le gouvernement par les urnes, sans perdre son âme et tenir ses promesses ? La discussion sur l’État est aussi un grand thème, tout comme celui sur la violence : que faisons-nous des forces armées ? Comment s’exerce la violence de ceux d’en haut, mais aussi celle de ceux d’en bas ? Cela va de pair avec l’échange d’idées autour du pouvoir et de ses définitions. Une riche réflexion sur le rapport entre le « pouvoir faire » (potentia) et le « pouvoir sur » (potestas) inaugurée par John Holloway et Raúl Zibechi en Amérique Latine et qui s’est déroulée aussi en France avec Daniel Bensaïd, Michael Löwy, Philippe Corcuff et d’autres au sein de la revue Contretemps1, ainsi qu’avec des intellectuels collaborant à la revue Herramienta (Argentine) sous la direction de Aldo Casas. Ce sont des problématiques essentielles. Avec une vision parfois fétichiste du social et une sur-généralisation quelque peu abusive du zapatisme, Holloway affirme qu’il faut créer la potentia et rejeter le potestas, que nous avons besoin de créer des rébellions en dehors de l’État pour mieux le fissurer. Dans un autre registre, Raul Zibechi – se basant sur l’observation de luttes comme El Alto (Bolivie) dans les années 2000 ou la Commune de Oaxaca – voit davantage la nécessité de résister dans « les interstices » de l’État et les « crevasses » du système, pour le « dissoudre » voire même pour le « disperser ». Cet auteur, militant de nombreux collectifs populaires, a une approche originale et créative sur les émancipations et mobilisations en Amérique latine, en relevant avec raison la force de la trilogie territoire-autogouvernement-autonomie. Dans son observation-action de plusieurs collectifs du continent, il réussit à souligner des éléments et des idées-forces communes, dont l’enracinement territorial des mouvements et l’espace où se crée la communauté ; l’autonomie comme forme d’organisation face aux pratiques clientélistes de l’État et des partis ; la composante culturelle et les identités décolonisatrices des luttes ; le rôle essentiel des femmes ; la relation avec la nature et l’environnement. Mais, à l’instar de Michael Löwy et d’autres, je persiste à croire qu’il ne suffit pas de penser seulement depuis les crevasses du système ou d’une hypothétique « dissolution » de l’État : toute politique d’émancipation doit finalement combiner potentia et potestas, « pouvoir faire » et « pouvoir sur », mouvements sociaux et formes d’organisations politiques, centralisation et assemblées. Pour contrôler et mettre en échec les forces réactionnaires ou la domination de la bourgeoisie, hostiles au changement, il reste indispensable de s’organiser, d’atteindre des niveaux minimums d’institutionnalisation et y compris de violence plébéienne contre les dominants. Toute vie en société a des espaces normés ou institutionnalisés, des conventions et des règles de fonctionnement : un syndicat est un espace institutionnalisé, un collectif a toujours un niveau organique ou « bureaucratique »… Comment ne l’aurait pas un mouvement d’émancipation massif qui prétend « changer le monde », la société, l’État ? Comme le signale le livre d’Antoine Artous. Marx, l’État et la politique, les mille marxismes aujourd’hui doivent dépasser la « mythologie » d’une possible disparition rapide de l’État et de l’instauration d’une démocratie directe dans une société idéale, sans conflits, distribuant les biens « à chacun selon ses besoins ». Une lecture critique du jeune Marx et une certaine sous-estimation du moment juridique de l’émancipation, en même temps que les désastres autoritaires du XXe siècle, nous obligent à (re)penser la démocratie et l’affirmation de la politique (et de ses médiations institutionnelles) comme moment-clé et spécifique. On ne peut dissoudre ou « noyer » le politique dans le social, tout comme nous ne pouvons cesser de réfléchir aux futures formes institutionnalisées d’une possible démocratie autogestionnaire, accompagnée de ses droits fondamentaux et d’indispensables formes de représentation populaire (chambre unique, assemblées constituantes et assemblées des mouvements sociaux, mécanismes de contrôle par en bas et de révocabilité des mandats, fin de la professionnalisation de la politique et rotation des élus, formes de participation et délibération populaire, droit de vote universel et proportionnel, etc.).
En fin de compte, le Chiapas et le zapatisme n’ont pas « dissous » l’État. Ils ont créé de nouvelles formes institutionnelles, basées sur les biens communs, l’autonomie communautaire et un autogouvernement, comme l’expliquent les études de l’anthropologue Jérôme Baschet. Holloway a totalement raison de mettre l’accent sur cette avancée et sa créativité face à tous les dogmatismes. Alors, d’accord : l’émancipation consiste aussi à s’émanciper de l’État, mais… Comme le reconnaît Atilio Borón dans ses dures critiques aux théories de Holloway, l’idéal serait de créer dés aujourd’hui une société démocratique sans État – ce que disait Marx, il y a deux siècles, dans ses études sur le Commune de Paris et la guerre civile en France. Néanmoins, face à l’urgence globale du désastre capitaliste où nous nous trouvons et à quelques pas d’un effondrement écologique planétaire, il faut penser des formes de transition « d’urgence », avoir un programme tactique concret et un agenda stratégique qui ne proclame pas la « dissolution » de l’État bourgeois, mais le permette à long terme : une construction avec des ruptures successives, en « révolution permanente » dirait Trotsky, vers une démocratie autogestionnaire libertaire, un monde où logent tous les mondes (un slogan zapatiste). Comment élaborer ensemble ce long terme de l’émancipation post-capitaliste, post-développementiste et post-patriarcale ? Il n’existe pas de mode d’emploi…
Il est pourtant urgent de proposer des voies non-bureaucratiques et non-autoritaires pour démocratiser radicalement le champ institutionnel et, en même temps, « révolutionner » la société, pour que tous et toutes prennent et transforment le pouvoir… sans se faire prendre par le pouvoir comme le dit Besancenot. Cela pourrait être les chemins d’une démocratie de communes autogérées, basée effectivement sur la liberté individuelle et l’autonomie collective, l’autodétermination et la pleine participation politique des hommes et des femmes libres, la redistribution du travail émancipé du joug du capital et avec le droit au loisir, à la culture, à la diversité sexuelle, en respectant la nature, etc. Mais – et là encore je reprends Bensaïd – dans cette discussion sur comme « de rien devenir tout » (Manifeste communiste), il faut se garder des raccourcis de l’antipolitique, de l’antipouvoir, de « l’illusion du social » qui sont encore très forts dans certains collectifs. Quels sont nos outils pour affronter l’impérialisme, les multinationales, les oligarchies, le patriarcat, les coups d’État comme au Chili en 1973 ou en avril 2002 à Caracas, la déstabilisation « soft » et les manipulations orchestrées par les entreprises médiatiques globales ? Nous pourrons y résister seulement par l’autogestion locale et diverses expériences de « pouvoir faire » ? Non, assurément pas. C’est ce qui est en discussion dans certains espaces du chavisme critique au Venezuela ou dans des collectifs comme Pueblo en Marcha en Argentine. Comme le relevait Daniel Bensaïd, les partis et les mouvements politiques peuvent servir d’« accélérateur stratégique » afin de favoriser la réflexion collective, éviter la collection d’egos ou d’intérêts particuliers, freiner aussi le phénomène du caudillisme ou du bonapartisme. Ceci, sans fétichisme du parti ou culte du dirigeant, en assumant et en critiquant le risque bureaucratique ou électoraliste, en imposant des mesures strictes de contrôle des directions : référendums révocatoires, parité de genre et rotation des mandats, pour en finir avec l’avant-gardisme, le « machisme-léninisme » et l’autoritarisme au sein de nos propres organisations… Et là il faut reconnaitre humblement que les européens n’ont rien à apprendre, ni proposer aux latino-américains, bien au contraire ! C’est plutôt d’expériences en cours sur le continent que devraient s’inspirer de manière critique les gauches européennes.
Comme l’écrit le sociologue vénézuélien Edgardo Lander, les défis des transformations à venir consistent à chercher des alternatives au-delà du capitalisme, du développementisme et de l’État libéral/(post-)colonial. Et dans cette recherche passionnante, nous avons besoin de tirer les leçons essentielles du siècle passé et de la traumatique expérience stalinienne. Je cite :
« La lutte pour construire une société post-capitaliste au XXIe siècle – que l’on l’appelle société du bien vivre ou socialisme du XXIe siècle –, particulièrement dans le contexte sud-américain, doit répondre nécessairement à des défis et des exigences qui surpassent de beaucoup les imaginaires de la transformation sociale de ces deux derniers siècles, et plus spécialement ceux du socialisme des siècles passés. Une alternative au capitalisme et à la démocratie libérale, dans ce contexte, doit être forcément une alternative radicale au socialisme du XXe siècle. Je me réfère à trois questions fondamentales caractérisant ces sociétés : leur confiance aveugle dans le progrès et dans les forces productives du capitalisme, leur caractère mono-culturel et leurs sévères limitations en matière de démocratie. (…) Une société post-capitaliste du XXIe siècle doit être nécessairement plus démocratique que la société capitaliste. Il s’agit, pour reprendre les paroles de Boaventura de Sousa Santos, de la construction démocratique d’une société démocratique. Si on présente l’idée du socialisme du XXIe siècle comme une expérience historique nouvelle, radicalement démocratique, qui incorpore et célèbre la diversité de l’expérience culturelle humaine et a la capacité de construire une harmonie avec l’ensemble des formes de vie existantes sur la planète, on a besoin de procéder à une critique profonde de cette expérience historique du XXe siècle » (Lander, 2013).
En résumé, Lander proposer une perspective radicale que, depuis de la « Grande Patrie » latino-américaine, nous pourrions appeler (selon une optique mariatéguiste du XXIe siècle) la construction d’un écosocialisme info-afro-latino-américain. Il s’agit de revendiquer le bien vivre, en comprenant qu’une :
« réorganisation de l’ensemble des modes de production et de consommation est nécessaire, basée sur des critères extérieurs au marché capitaliste : les besoins réels de la population et la défense de l’équilibre écologique. Cela signifie une économie de transition au socialisme écologique, où la population elle-même – et non les « lois du marché » ou un bureau politique autoritaire – décide, par un processus de planification démocratique, les priorités et les investissements. Cette transition conduirait non seulement à un nouveau mode de production et à une société plus égalitaire, plus solidaire et plus démocratique, mais aussi à un mode de vie alternatif, une nouvelle civilisation écosocialiste, au-delà du royaume de l’argent et de la production infinie de marchandises inutiles » (Löwy, 2011).
Sans doute, plus que jamais, pour atteindre cette « nouvelle civilisation », nous devrons inventer, expérimenter, lutter, penser et à nouveau rêver pour « créer, créer le pouvoir populaire ». Mais, à un moment de crise globale du capitalisme et de menace d’écocide pour toute l’espèce humaine, l’Amérique latine pourrait être le continent laboratoire de la construction d’alternatives pour le XXIe siècle.
Santiago du Chili, novembre 2014 (avec une actualisation en février 2015).
Traduction de l’espagnol par Hans-Peter Renk.
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Image en bandeau : manifestation, port de Valparaiso, Chili, 2014 (collection personnelle de l’auteur).
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à voir aussi
références
⇧1 | Cf. le dossier « Changer le monde sans prendre le pouvoir ? Nouveaux libertaires, nouveaux communistes », revue ContreTemps, février 2003. |
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