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Les Arméniens de la République d’Artsakh ont été victimes du parachèvement des politiques d’épuration ethnique menées par l’Azerbaïdjan. En France, la grille de lecture de l’extrême droite – reprise par un large spectre politique – conduit à des erreurs dans la perception du conflit. Contre les récupérations, c’est à la gauche de déconstruire cette grille occidentale et islamophobe en ancrant la défense des peuples contre l’impérialisme dans l’horizon des luttes internationalistes et anticoloniales.

L’article que nous publions aujourd’hui poursuit une double ambition : donner les clés de compréhension historique et géopolitique de la question arménienne, du processus génocidaire et des menaces accrues qui pèsent sur l’Arménie ; expliquer pourquoi la défense des Arméniens et de leur droit à lutter pour leur existence et leur autodétermination doit être une question portée par la gauche. 

***

Ma femme et moi, nous avons nettoyé notre maison, mis de la vodka sur la table, des concombres et des tomates de notre jardin, versé du café, fermé la porte à clé et nous sommes partis. Je lai laissée à celui qui viendra vivre dans notre maison, quil soit ennemi ou non. Cest un être humain. Un être humain ordinaire ne veut pas la guerre.

Un réfugié d’Artsakh, arrivé en Arménie, le 29/09/23, pour Brut.

En septembre dernier, les Arméniens de la République d’Artsakh(1) (Haut-Karabakh) ont été victimes du parachèvement des politiques d’épuration ethnique menées par l’Azerbaïdjan et son dictateur Aliyev. Alors que la guerre de 2020 avait abouti à un cessez-le-feu, que l’Azerbaïdjan avait déjà repris une partie des territoires, et qu’une force de maintien de la paix russe devait assurer la sécurité des Arméniens pendant cinq ans, le gouvernement azerbaïdjanais a lancé une guerre-éclair sur la petite enclave déjà bien affaiblie par un blocus de dix mois. Empêchant les approvisionnements de nourriture ou de médicaments de l’Arménie vers l’Artsakh, le régime azerbaïdjanais a affamé la population sur place. Puis, c’est en attaquant militairement le 19 septembre 2023, et en tuant plus de 200 civils, que l’Azerbaïdjan vient de s’assurer le contrôle de la capitale de l’Artsakh, Stepanakert ainsi que de ses provinces. 

La République d’Artsakh, capitulant, avait même annoncé qu’elle procéderait à sa propre dissolution le 1er janvier 2024 (2), mais dans les faits le projet d’épuration d’Aliyev a été couronné de succès dès la fin de ce mois de septembre lorsque la quasi-totalité des 120 000 Arménien·nes d’Artsakh (3) a pris la route, par le corridor de Latchine, débutant un exode de plusieurs jours pour parcourir la centaine de kilomètres les séparant de la frontière arménienne. Fermant leur maison pour un départ qu’ils savent sans retour, empaquetant un morceau de vie dans un ou deux sacs, ils ont fui une mort certaine, des promesses de massacre, des crimes de guerre, et l’absence de protection internationale. 

L’Artsakh n’est plus et ce nouvel épisode de persécution des Arméniens est à la fois la continuité du « processus génocidaire » (Vincent Duclert, 2023) dont le point culminant fut le génocide du début du XXe siècle et le début d’une guerre contre les frontières souveraines de l’Arménie. 

Dans les lignes qui suivent, nous souhaitons revenir sur les bases historiques des événements de 2023, en partant du projet panturc d’extermination des populations arméniennes et d’annexion de leur territoire ainsi que sur les raisons d’existence de la République indépendante et auto-proclamée d’Artsakh, qui n’était pourtant reconnue par aucune force internationale. 

Surtout, nous souhaitons expliquer pourquoi la défense des Arméniens et de leur droit à lutter pour leur existence et leur autodétermination doit être une question portée par la gauche. Alors qu’ils comptent pour l’instant parmi les grands oubliés des mouvements de solidarité internationale, les Arméniens sont victimes d’une récupération de la part de la droite et de l’extrême-droite, instrumentalisant la question arménienne pour en faire un exemple du prétendu « choc des civilisations » pourtant démystifié par les sciences sociales depuis deux décennies (4). Nous rappellerons que l’émancipation des peuples face aux politiques impérialistes est un des fondamentaux de la gauche et que celle-ci a tout à gagner à retrouver une boussole qui fonctionne sur la scène internationale.

Les Arméniens aux confins des empires depuis la fin du Moyen-Âge

Sous l’Empire ottoman, les Arméniens ont le statut de dhimmi, c’est-à-dire qu’ils paient un impôt spécifique en échange de la « protection » du sultan (5). Au XIXe siècle, le sultan proclame régulièrement l’égalité entre tous les citoyens de l’Empire, mais il n’en est rien. Si l’administration organisée en millet (6) permet aux Arméniens une certaine autonomie dans leurs affaires communautaires, d’une part, le patriarche doit en réalité être approuvé par La Porte (nom donné à la capitale Constantinople) ; d’autre part, en cas de conflit avec des musulmans, c’est le droit islamique qui prévaut. 

Les Arméniens sont donc,  dès l’époque moderne, des sujets de seconde zone, et la question des minorités prend une ampleur nouvelle à l’aune de la guerre d’indépendance de la Grèce à partir de 1821. L’empire ottoman se sent en danger. À partir du XVIIIe siècle et dans la lignée des transferts culturels entre l’Europe et les différentes communautés des Empires russe, perse et ottoman, naissent des mouvements autonomistes qui deviennent à la fin du XIXe et au début du XXe siècle des mouvements indépendantistes. C’est le cas des mouvements arméniens critiques du régime politique ottoman. 

Les Arméniens, peuple sans État, vivent alors à la fois à Constantinople, qui demeure leur capitale économique et culturelle, et dans les six vilayets de l’est de l’Anatolie (voir la carte), dans le Caucase et dans le nord de l’Iran actuels. Ils n’y sont pas seuls et côtoient de nombreuses autres communautés (kurdes, turques, arabes, azéries, etc.), ce qui est le propre, à la fois des empires, mais aussi des espaces transfrontaliers. Il y a néanmoins des espaces au sein desquels ils sont une très large majorité : c’est le cas du Haut-Karabakh.

La haine des Arméniens, dans l’Empire ottoman, s’incarne à partir de la fin du XIXe siècle dans les massacres hamidiens (1894-1896), lors desquels sont massacrées entre 100 000 et 300 000 personnes, puis les massacres d’Adana (avril 1909), lors desquels sont tués entre 20 000 et 30 000 Arméniens et 1 300 Assyriens, et dans le génocide des Arméniens, des Grecs pontiques et des Assyriens perpétré par le régime des Jeunes Turcs, que les historiens font traditionnellement commencer avec les arrestations de centaines d’officiels et intellectuels arméniens ottomans le 24 avril 1915. Au Caucase, les massacres continuent en 1920, avec notamment le massacre de Shoushi perpétré par les Azerbaïdjanais. 

De nos jours, les officiels turcs et azerbaïdjanais ont l’habitude de parler de l’Azerbaïdjan et de la Turquie en utilisant l’expression “une nation, deux États”. Effectivement, les Azerbaïdjanais sont un peuple turco-persan, dont la langue est très similaire au turc, et pour lequel l’inter-compréhension est possible ; et la Turquie est souvent vue comme « un grand frère ». Si du point de vue idéologique, les deux chefs d’États divergent sur de certains aspects, notamment sur la place de la religion dans l’espace public et les pratiques discursives, leurs politiques étrangères convergent en un point : la haine des Arméniens, car l’Arménie représente un obstacle physique à un projet impérialiste panturc visant à établir une continuité territoriale d’Istanbul à la Chine.

Les guerres entre les Arméniens et l’Azerbaïdjan : cent ans d’histoire

Au sortir des Empires, et alors que l’Arménie et l’Azerbaïdjan connaissent une brève période d’indépendance entre 1918 et 1920, la question du Karabakh se pose déjà. Face à la débâcle russe en Transcaucasie, la Géorgie déclare son indépendance le 26 mai 1918, suivie le 28 mai par l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Ces États fragiles ne parviennent pas à faire face à l’avancée des troupes bolchéviques, et entrent dans l’Union à la fin de l’année 1920. Des discussions s’engagent alors entre les Arméniens et les Bolchéviques d’une part, et entre les Azerbaïdjanais et les Bolchéviques d’autre part. Lorsque les Bolchéviques construisent leurs frontières intérieures au début des années 1920, ils décident d’octroyer la région du Haut-Karabakh à la République Socialiste Soviétique d’Azerbaïdjan, bien qu’elle soit peuplée en très large majorité d’Arméniens. Celle-ci devient un oblast autonome dans l’esprit d’une politique de confettisation (7) de la région qui doit permettre une plus grande mainmise des Russes sur le Caucase.

Ce n’est que le 24 avril 1965 qu’ont lieu les premières commémorations du génocide à Yerevan. 100 000 personnes ont défilé afin de demander réparations, et le mémorial de Tsitsernakaberd a été inauguré deux ans plus tard. Pendant ce temps, l’État turc s’est construit sur le négationnisme et dès les années 1920, par exemple, les Arméniens disparaissent des livres d’histoire ancienne et médiévale de la région dans le pays. La Turquie n’a jamais reconnu sa responsabilité, laissant la place à toutes les formes de négationnisme qu’on connaît aujourd’hui, et construisant un révisionnisme d’État aujourd’hui part des livres d’histoire aussi en Azerbaïdjan.

Lorsque le pouvoir soviétique est peu à peu décentralisé à l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev et en raison d’un sentiment anti-arménien déjà très fort en Azerbaïdjan, les Arméniens du Haut-Karabakh ont demandé leur rattachement à la RSS d’Arménie. Une grande manifestation a lieu à Stepanakert le 13 février 1988. Elle est suivie de manifestations plus massives encore à Yerevan. Les tensions s’accroissent entre Arméniens et Azerbaïdjanais, notamment à Askeran. En réponse, le 27 février 1988, les Azerbaïdjanais massacrent des Arméniens qui résident en banlieue de Bakou : c’est le pogrom de Soumgaït. Vingt-six personnes ont été tuées selon les statistiques soviétiques, mais celles-ci ont été régulièrement remises en question. 

À partir de Soumgaït, le mouvement s’intensifie. Un grand nombre d’Arméniens décide de partir, de peur de subir le même sort. Le Haut-Karabakh déclare son indépendance sous son nom arménien, la République d’Artsakh, dans le respect du droit soviétique de l’époque, le 2 septembre 1991. L’Azerbaïdjan quant à lui déclare son indépendance le 18 octobre. Dans ce cadre, le Haut-Karabakh n’a, dans les faits, jamais fait partie de la République d’Azerbaïdjan depuis la fin de l’Union soviétique. Une première guerre commence, avec d’un côté la République d’Arménie et la République d’Artsakh, et de l’autre la République d’Azerbaïdjan. Elle est remportée par les Arméniens, au prix de nombreux morts et de nombreux crimes de guerre commis des deux côtés. 

Les Arméniens d’Artsakh décident alors de garder les territoires qu’ils ont conquis sur l’Azerbaïdjan, au-delà du Karabakh, et expulsent manu militari les populations locales en 1993 et 1994, afin de mettre en place un « cordon sanitaire » entre eux et leurs voisins après un siècle de massacres. Celui-ci avait au départ vocation à servir de levier dans le cadre de négociations à la fin du conflit. Celles-ci n’ont jamais eu lieu, du fait de l’abandon de la question par les autorités arméniennes à partir de la fin des années 1990 (8) et de l’échec de la communauté internationale et de son « groupe de Minsk » de l’OSCE. De leur côté, les Azerbaïdjanais, malgré la richesse de leur manne pétrolière, décident de garder ces réfugiés intérieurs(9) au sein de baraquements, afin de renforcer le caractère provisoire de la situation, et de construire un État fondé sur la haine de l’Arménien. Cette région devient rapidement l’un des espaces les plus minés de la planète. La situation est alors gelée. Les gouvernements arméniens successifs ne voient pas non plus l’intérêt de résoudre le conflit, la menace permanente permettant d’éluder les questions de politiques intérieures, et notamment leur propre corruption. Ils ne reconnaissent d’ailleurs pas la République du Haut-Karabakh, qui selon eux avait pour vocation in fine d’être rattaché à la République d’Arménie. 

Le gaz russe au cœur des enjeux pour une (non)-protection internationale

La situation est tendue en permanence depuis les années 1990. Parfois, des tirs sont échangés à la frontière, rendant la route entre Yerevan et Tbilissi impraticable, et obligeant les marshutkas, des taxis collectifs très utilisés en ex-URSS, à faire un détour. En avril 2016, la guerre de quatre jours ne change pas fondamentalement l’équilibre des puissances dans la région. C’est le 27 septembre 2020, alors que le monde est confiné et occupé à lutter contre la pandémie mondiale de Covid-19, que l’Azerbaïdjan entre en guerre contre la République d’Artsakh. Aidé militairement par la Turquie qui fournit un équipement dernier cri (notamment les drones bayraktar) ainsi que par Israël, ils écrasent les Arméniens qui résistent quarante-quatre jours malgré l’infériorité numérique, tactique et surtout logistique.

Les Russes, chargés depuis la première guerre de maintenir l’équilibre dans la région en tant qu’ancienne puissance dominante et membre du groupe de Minsk, interviennent tardivement, et un cessez-le-feu est signé entre Arméniens et Azerbaïdjanais. Ils installent une force de maintien de la paix et s’engagent à assurer le passage en toute sécurité des Arméniens d’Artsakh vers l’Arménie via le corridor de Latchine, qui est désormais la seule route reliant l’Arménie au Haut-Karabakh. L’invasion de l’Ukraine vient détériorer une situation déjà bien fragile pour les Arméniens. Juste avant de lancer son offensive, Poutine a rencontré Aliyev afin de savoir si celui-ci pouvait augmenter ses exportations de gaz vers l’Europe, en prévision des sanctions. Ilham Aliyev a alors obtenu une position inespérée face aux Russes mais aussi face aux Européens : sans lui, le gaz ne passe pas. Pour les Russes, des relations apaisées avec l’Azerbaïdjan sont une promesse de maintenir à flots une économie fragilisée, et pour les Européens, Ilham Aliyev devient le moyen de garder la tête haute sur la scène internationale, en faisant croire qu’ils n’importent plus de gaz russe, qui est cependant en partie « blanchi » par l’intermédiaire de l’Azerbaïdjan. 

Dans ce contexte, l’Arménie est plus isolée que jamais. La Russie, qui dispose de bases militaires sur le territoire arménien, restées en place depuis la fin de l’Union Soviétique, ne joue pas de rôle protecteur. Les mains tendues de Pachinyan vers Kiev en 2023 ne changent finalement pas grand-chose : Poutine n’a de toute façon aucun intérêt à se mettre la Turquie ou l’Azerbaïdjan à dos dans le contexte guerrier actuel. L’Union Européenne, quant à elle, compte sur le gaz d’Aliyev pour passer l’hiver et Ursula von der Layen s’est même rendue à Bakou pour signer un protocole d’accord dans le domaine de l’énergie en juillet 2022. Enfin, Israël livre des armes à l’Azerbaïdjan, espérant profiter d’une base alliée pour garder un regard sur l’Iran, pays ennemi voisin

L’Azerbaïdjan a donc soumis le Haut-Karabakh à un blocus terrible à partir de décembre 2022, sans que personne ne s’en émeuve. Plus rien n’est entré ni sorti. Rapidement, le manque de nourriture et de médicaments s’est fait sentir. Les habitants nécessitant des soins d’urgence ont, au début, pu être escortés par le Comité International de la Croix Rouge vers Yerevan, jusqu’à ce que le 29 juillet, et alors même que l’Azerbaïdjan avait autorisé son passage, les autorités arrêtent Vagif Khachatryan qui se rendait en Arménie pour une chirurgie cardiaque, pour répondre de « crimes de guerre ». Les autorités font référence au village de Meshali le 22 décembre 1991, où les soldats arméniens ont tué vingt-deux villageois azerbaïdjanais. Seulement, les investigations menées notamment par le défenseur des droits arméniens ont démontré que celui qui a participé à ces crimes était un homonyme, car l’homme arrêté n’a été enrôlé dans l’armée que l’année suivante. Cette arrestation est une pierre supplémentaire pour la criminalisation des Arméniens et la justification des politiques de persécution menées par l’Azerbaïdjan. 

Le 17 septembre 2023, l’Azerbaïdjan bombarde un Haut-Karabakh exsangue et affamé. Pourtant, en un jour, les Arméniens font subir autant de pertes militaires aux Azerbaïdjanais qu’ils n’en essuient. Ils capitulent, toutefois, sachant bien ce qui leur est promis. Les crimes de guerres continuent, et les Arméniens sont contraints de fuir en masse. En une semaine, ce sont plus de 100 000 réfugiés qui quittent la région pour rejoindre l’Arménie sans espoir de retour. C’est alors la fin d’une présence arménienne continue dans la région depuis l’Antiquité. Symboliquement, la peine est plus intense encore, car même lorsque les Arméniens perdent tout État à la fin du XIVe siècle, c’est au Karabakh que leur autonomie est demeurée la plus grande.

Cette défaite des Arméniens et le parachèvement de l’épuration ethnique du Haut-Karabakh réactive le projet impérialiste panturquiste de raccordement des deux États, turc et azerbaïdjanais. Alors qu’en Turquie, les minorités ethniques (Kurdes et Arméniens en tête) et les opposants (dont notre collègue Pinar Selek) subissent des persécutions incessantes, voire croissantes depuis le début de l’ère d’Erdogan, tout laisse à penser que l’alliance panturquiste nous prépare au pire. En outre, l’incapacité occidentale à condamner fermement les massacres et l’exode générés par Aliyev, en refusant notamment la signature de contrats d’énergie, sonne comme un blanc-seing pour les futurs projets guerriers. Il est maintenant question de rogner sur les terres souveraines de la République d’Arménie avec un projet non dissimulé d’annexion de la région longtemps convoitée du sud du pays : le Syunik. La colonisation de ce territoire arménien permettrait à l’Azerbaïdjan d’avoir une liaison directe avec la République autonome du Nakhitchevan, peuplée principalement d’Azéris et enclavée entre l’Arménie et l’Iran.

Illustration 1

Plus que jamais, l’Arménie est ce petit pays de moins de 30 000 km2 et de 2.8 millions d’habitants, pris dans un étau géopolitique, encerclé de puissances qui s’accommoderaient volontiers de sa disparition. Comme en 1915, le silence autour du sort des Arméniens est assourdissant. 

Pour un mouvement de solidarité internationale de gauche, avec les luttes pour l’auto-détermination du peuple arménien

Alors que l’immigration arménienne en France a pu s’illustrer dans l’histoire de la résistance au fascisme – ce fut le cas des FTP-MOI emmenés par Missak Manouchian contre le nazisme – une partie de l’immigration diasporique organisée a accepté, ces dernières décennies, un ancrage à droite. Dans une logique de distinction avec des groupes issus d’une immigration postérieure à la seconde guerre mondiale, souvent musulmans, des Arméniens bien établis en France ont cru bon de développer des solidarités de classe avec des responsables politiques de droite voire d’extrême-droite.

Divisée sur ces soutiens, la diaspora arménienne organisée n’a pas su trouver de stratégie pour perdurer dans l’espace politique en France. Longtemps réunie autour de la lutte pour la reconnaissance du génocide des Arméniens, la victoire de l’adoption de la loi de 2001 l’a laissé orpheline de sa revendication principale, peinant à trouver des relais pour porter la question arménienne sur la scène médiatique. Enfin, la transposition naturelle des conflits politiques arméniens au sein des organisations de la diaspora, notamment au cours de la révolution de velours de 2018, n’a laissé que peu d’espoir quant à de possibles unions associatives et politiques.

De leur côté, des personnalités de droite et d’extrême droite ont trouvé dans le soutien aux Arméniens une manière de s’attirer les faveurs d’un électorat attentif à ces prises de position, notamment au sein de territoires où la diaspora est installée (à Marseille par exemple). Cependant, c’est surtout une instrumentalisation de la cause arménienne qui est en jeu : il s’agit d’utiliser indécemment l’atermoiement face à la mémoire du génocide pour contribuer à mettre à l’agenda politique français les thématiques islamophobes. Ce fut le cas pour Éric Zemmour qui s’est rendu en Arménie, en mettant en scène la rhétorique d’extrême droite du « choc des civilisations », des guerres de religion ou encore de la défense des chrétiens d’Orient.

Le logiciel politique de l’extrême droite repris par un large spectre politique conduit à des erreurs fondamentales dans la perception du conflit qui touche les Arméniens. Alors que le traitement médiatique de l’épuration ethnique de l’Artsakh a été violemment télescopée par les massacres du 7 octobre commis par le Hamas puis l’entreprise de destruction génocidaire du territoire et de la population de Gaza par Israël, nombre de personnalités de droite s’empressent de faire un lien fallacieux entre les deux conflits : celui de l’islamisme s’attaquant aux « démocraties occidentales » (Valérie Boyer ici ou Bruno Retailleau là par exemple). Pourtant ces conflits ne sont pas des guerres de religion, mais bien des guerres d’expansions coloniales et de nettoyage ethnique, décimant et expulsant les populations civiles, menées par les impérialistes.

En ce sens, alors que la gauche peine à retrouver une boussole commune pour la défense des peuples victimes des politiques coloniales, la cause arménienne doit faire l’objet, au même titre que la cause palestinienne, d’une prise en charge au sein des mobilisations internationalistes. Le développement de revendications pour la justice et pour le droit à la résistance, à l’opposé de celles de la droite et de l’extrême-droite, doit être une préoccupation collective, afin de ne pas céder un pouce de terrain face à ces marchands de haine.

La gauche doit être capable de tenir des raisonnements politiques exigeants : combattre l’islamophobie ne signifie pas être en incapacité de dénoncer des crimes de guerre conduits sous une bannière musulmane. La réciproque est vraie également : le refus du suprémacisme islamo-nationaliste turc ou azéri n’empêche pas de combattre la domination islamophobe telle qu’elle s’exerce en France, bien au contraire. Il s’agit de défendre les droits d’un peuple à lutter pour son autonomie politique et le respect des terres qu’il occupe. Il s’agit aussi de prendre position contre des politiques expansionnistes de dictatures qui emprisonnent et persécutent leurs oppositions politiques, associatives ou universitaires au sein même de leurs frontières.

Alors, quelles revendications porter pour une mobilisation en solidarité avec les Arméniens ? Tout d’abord, il est important de rencontrer, lire et discuter avec les organisations de gauche arméniennes comme Charjoum(10)

Ensuite, la gauche française devrait : 

– Lire et apprendre de l’histoire du Haut-Karabakh afin de sortir d’une position de « ni, ni » symétrisant agresseurs et agressés, reprenant souvent les terminologies dominantes (comme dans cet article de Révolution permanente)

– Mobiliser et porter des revendications en France de boycott du gaz azerbaïdjanais, (et d’autres produits identifiés), levier puissant de sanctions, afin d’exiger un cessez-le-feu immédiat pérenne et un droit au retour sécurisé pour les Arméniens ;

– Exiger une aide financière et humanitaire internationale pour l’aide à l’installation des 120 000 réfugiés d’Artsakh en Arménie.

Il devient urgent de ne pas laisser un espace de plus de nos luttes se faire gangrener par la logorrhée de la droite et de l’extrême droite. Il revient à la gauche de déconstruire pied à pied le logiciel politique occidental et islamophobe en ancrant à nouveau la défense des peuples contre l’impérialisme dans l’horizon des luttes internationalistes et anticoloniales. Les projections de l’extrême droite ne débouchent sur aucune stratégie de lutte concrète pour une défense de l’Arménie et des Arméniens, mais plutôt sur des conclusions franco-françaises, l’Arménie ne servant que de figuration dans sa rhétorique islamophobe du « choc des civilisations » et de la fermeture des frontières. A contrario, une gauche qui sortirait de sa coupable indifférence serait un relais bien plus consistant en termes d’outils théoriques comme en termes de mobilisations politiques. En ce sens, l’Arménie doit trouver sa place au sein de nos revendications et mobilisations. 

*

Marie Sonnette-Manouguian est sociologue, actuellement en détachement de son poste de maitresse de conférences à l’Université d’Angers.

Elodie Gavrilof-Dernigorossian est doctorante en histoire contemporaine à l’EHESS, et chargée de cours à l’Inalco. 

Notes

(1) Artsakh est le nom de l’Etat établi par les Arméniens, le Karabakh est le nom de la région et de l’Oblast soviétique. L’État créé par les Arméniens correspond à l’oblast soviétique ainsi que les territoires conquis sur l’Azerbaïdjan. 

(2) Pour finalement revenir sur ses déclarations

(3) La population avait déjà été réduite de 30 000 personnes après la guerre des quarante jours de 2020. Actuellement, il ne reste que très peu d’Arméniens au Haut-Karabakh et les quelques-uns qui sont restés doivent désormais être assistés de membres du Comité international de la Croix Rouge. 

(4) L’ouvrage de Samuel Huntington du même nom a été très critiqué dès sa sortie en 1996, notamment pour le flou qu’il fait peser autour de la notion de civilisation pourtant au centre de l’ouvrage.

(5) À ce sujet, voir notamment la bibliographie de Claire Mouradian, Şukru Hanioğlu, ou Hamit Bozarslan par exemple.

(6) Communauté religieuse reconnue par l’administration impériale 

(7) On parle régulièrement de confettis pour qualifier les restes des anciens empires (Abkhazie par exemple)

(8) À ce sujet, voir notamment les travaux de Taline Papazian. L’Arménie à l’épreuve du feu – Forger l’État à travers la guerre. Paris : Karthala. 2016 (311 p.)

(9) Ils sont qualifiés par l’ONU de Internal Displaced Persons

(10) Charjoum est une Association française qui, par diverses mobilisations menées en France et sur le terrain en Arménie, lutte à la fois contre le discours négationniste et panturquiste et collaborent à des projets humanitaires permettant aux Arméniens du Haut-Karabakh de s’installer en Arménie. Recommandé (18)Recommandé (18)

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