Bonnes feuilles de « Sur la question noire » (de C. L. R. James)
C. L. R. James, Sur la question noire, Paris, Syllepse, « Radical America », 2012.
Nous publions ici les bonnes feuilles de Sur la question noire, recueil des textes de CLR James récemment publié aux éditions Syllepse. CLR James est aujourd’hui reconnu comme l’un des plus brillants intellectuels Noirs de tradition marxiste, auteur d’ouvrages fondateurs comme Les Jacobins noirs, Beyond a Boundary ou encore Renegades and Castaways. Moins connu pour sa contribution à la politique d’émancipation, CLR James a été un militant du communisme antistalinien – qui a progressivement rompu avec le trotskisme orthodoxe – et un militant panafricain. Le texte que nous publions ici est à l’image des deux préoccupations qui ont accompagné toute la vie politique de l’auteur : la politique communiste et la libération noire. Il s’agit ici de reconsidérer la contribution politique du dirigeant nationaliste noir Marcus Garvey – dont l’influence au début du siècle sur les masses africaines-américaines a profondément marqué leurs luttes de libération.
Marcus Garvey1
1940
Tous les articles publiés sur Marcus Garvey2 témoignent de la profondeur de la marque laissée par cet homme extraordinaire, en moins de dix années de séjour dans ce pays.
Le mouvement révolutionnaire continue obstinément d’ignorer la signification particulière de son parcours. Il montre ainsi qu’il est toujours sous l’emprise de puissants préjugés qui le conduisent à déprécier ou ignorer l’activité et les réussites du mouvement nègre3.
Garvey débarqua en Amérique pendant la guerre et entreprit de militer en faveur de son organisation, l’Universal Negro Improvement Association (UNIA). Il avait pour programme un invraisemblable « retour en Afrique », invraisemblable car la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne qui se livraient la guerre pour l’Afrique ne le faisaient pas pour ensuite la remettre à Garvey. Mais l’on peut penser que lui-même n’y croyait pas. Il se peut qu’au début, il ait pris l’idée au sérieux, mais très vite il a sans doute été convaincu que c’était impossible. Mais les idées de Garvey importent peu.
Il nous faut d’abord remarquer qu’il est apparu sur le devant de la scène dans la période de l’immédiat après-guerre, alors que la révolution déferlait sur l’Europe et que les travailleurs étaient partout en mouvement. Les masses nègres se joignirent à l’effervescence générale et c’est ce mouvement qui porta Garvey. Le grand mouvement de la classe travailleuse américaine qui suivit fut le mouvement en faveur de Roosevelt en 1936. Il mit en branle des centaines de milliers de Nègres qui portèrent leur vote sur le Parti démocrate. Le troisième grand mouvement des travailleurs américains fut la création du CIO. Il entraîna pour la première fois des centaines de milliers de Nègres dans les syndicats. À chaque pas en avant des masses américaines, les Nègres ont joué leur rôle. Cependant la plus importante des mobilisations nègres fut celle en faveur de Garvey.
Pourquoi ? Garvey était un réactionnaire. Il s’exprimait avec virulence mais était opposé au mouvement ouvrier et préconisait d’obéir aux patrons. Une des raisons de son succès réside dans le fait que son mouvement était rigoureusement un mouvement de classe. Il en appelait aux Noirs contre les Mulâtres. Ainsi, il a brutalement écarté la classe moyenne qui est largement de sang-mêlé. Il visait délibérément les plus pauvres, les plus piétinés et les plus humiliés parmi les Nègres. Les millions qui l’ont suivi, la dévotion qu’ils lui manifestaient et l’argent qu’ils lui donnaient montrent où se trouvent les forces les plus vives du mouvement des travailleurs, le puissant réservoir qui attend le parti qui saura en faire usage.
Cependant, Garvey était un fanatique racial. Il en appelait au Noir contre le Blanc. Il voulait la pureté raciale. Une partie importante de sa propagande reposait sur les succès passés des Noirs, sur leur détresse actuelle et sur leur grandeur future.
Avec le mépris des faits qui caractérise les démagogues, il affirmait qu’il y avait 400 millions de Nègres dans le monde, alors qu’il y en a probablement pas la moitié de ce nombre. Qu’est ce que cela nous rappelle ? Qui d’autre qu’Adolf Hitler ? Les similitudes entre les deux mouvements ne se bornent pas à cela. Les Nègres étaient trop peu nombreux en Amérique pour Garvey pour qu’il puisse les exciter à persécuter les Blancs comme Hitler a persécuté les Juifs. Mais son programme a quelque trouble similitude avec celui des nazis. Est-ce là la raison pour laquelle, bien avant Hitler, il a mis en avant les uniformes, les défilés, les gardes militaires, c’est-à-dire pour faire court, a usé de la dramatisation et du spectaculaire ? Les idiots ne voient simplement dans tout cela que l’arrièration de Nègres. Les événements récents devraient leur donner l’occasion de réviser leurs appréciations. Tout ce qu’Hitler a pu mettre en œuvre pour faire appel à la psychologie des foules, Garvey l’a fait avant lui, dès 1921. Son aéropage de baronnets, etc., avec lui-même comme Empereur d’Afrique, était l’héritage de sa vie précédente dans les Caraïbes.
Par bien des aspects, le mouvement de Garvey fut le mouvement politique de masse le plus remarquable que l’Amérique ait jamais connu. Il ne faut pas oublier que Garvey n’avait à la fois rien promis aux Nègres et tout promis. Son organisation n’était pas un syndicat qui exigeait de meilleurs salaires, ni un parti politique qui ouvrait des perspectives pour réaliser un programme. Il n’a rien fait d’autre que de parler de l’Afrique, et presque à la fin de son parcours il a fourni un ou deux navires prenant l’eau qui ont fait une ou deux traversées hasardeuses4. Mais le sentiment d’humiliation et d’injustice était si puissant parmi les Nègres et la confiance qu’ils mettaient en Garvey était si forte qu’ils lui ont donné tout ce qu’ils avaient, année après année, pour qu’il accomplisse quelque miracle. Il n’y a aucune révolution qui puisse s’accomplir sans que les masses aient atteint un sommet d’exaltation et qu’elles aient entrevu une nouvelle société. C’est ce que Garvey leur a donné.
Garvey fut l’un des plus grands orateurs de son temps. Peu éduqué, il avait dans la tête les rythmes de Shakespeare et de la Bible. Maître de la rhétorique et de l’invective, il pouvait avec une intensité dramatique soulever les foules d’émotion. Au cours des dernières années, il pouvait envoûter les foules anglaises à Hyde Park en leur parlant de Dieu qui sauverait l’Éthiopie noire grâce à Simon de Cyrène, un homme noir, qui avait aidé Jésus sur le chemin du Calvaire. Comme le disait le poète, « ce qui compte, c’est pas ce que tu dis mais comment tu le dis » !
Ce mouvement et ce dirigeant remarquables demeurent donc inconnus des marxistes américains. Tous les révolutionnaires en peau de lapin qui parlent aux Nègres dans les bistrots et qui de ce fait prétendent connaître la question nègre soulignent les erreurs et les absurdités de Garvey , et ils se figurent ainsi qu’ils contribuent à sa compréhension. Plus que toutes les thèses du Komintern, une des bases de la construction d’un véritable mouvement de masse parmi les Nègres réside dans l’étude de cette première grande poussée des Nègres.
à voir aussi
références
⇧1 | Publié dans Labor Action, vol. 4, n° 11, 24 juin 1940, sous le pseudonyme de J. R. Johnson. |
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⇧2 | NdT : Marcus Mosiah Garvey (1887-1940), né à la Jamaïque, Imprimeur de métier, il était devenu contremaître dans une des plus importantes imprimeries de Kingston, lorsque les travailleurs votèrent la grève en 1909. Garvey se joignit au débrayage. La grève fut défaite et Garvey licencié pour le rôle qu’il y avait joué. Il quitta alors la Jamaïque et fut journaliste en Amérique centrale puis à Londres. C’est au cours de cette période que ses idées politiques se précisèrent. Sous l’influence du nationaliste égyptien Dusé Mohammed Ali, Garvey découvrit la situation de l’Afrique coloniale qu’il commença à lier à celle des Noirs à l’échelle internationale. En 1914 il fonda l’Universal Negro Improvement Association and African Communities League. Il s’installe aux États-Unis en 1916. En 1919, l’organisation comptait deux millions de membres. L’UNIA mit en place un grand nombre d’organisations (une société de commerce, la société de la croix noire africaine, un mouvement de commerçants noirs)et de groupes d’autodéfense. Cette organisation de masse, la plus importante dans l’histoire des Etats-Unis avait pour objectifs, selon ses statuts : « Établir une Confraternité Universelle unissant ceux de notre race ; promouvoir l’esprit de fierté et d’amour ; ramener ceux qui se sont égarés sur le droit chemin ; prendre en charge et assister les nécessiteux; aider à civiliser les tribus arriérées d’Afrique ; aider au développementde nations et de communautés nègres indépendantes ;établir une nation centrale pour ceux de notre race, où il leur serapossible de se développer ; mettre en place des commissariats et des agences dans les principaux pays et villes du monde pour la représentation de tous les Nègres ; promouvoir des pratiques spirituelles conformes à la conscience parmi les tribus natives d’Afrique ; créer des universités, des lycées, des académies et des écoles pour l’éducation raciale et la culture du peuple ; élever partout les conditionsd’existence des Nègres ». Sur le mouvement de Marcus Garvey, voir Ahmed Shawky, Black and Red, Paris, Syllepse, 2012. |
⇧3 | NdT : En 1939, au cours d’une discussion avec Léon Trotsky et plusieurs trotskistes américains, C. L. R. James avançait la chose suivante : « Garvey a lancé le mot d’ordre de « Retour en Afrique » mais les Nègres qui l’ont suivi ne croyaient pas dans leur majorité qu’ils allaient réellement retourner en Afrique. Nous savons que ceux qui le suivaient, aux Indes occidentales, n’avaient pas la moindre intention de retourner en Afrique, mais qu’ils étaient heureux de suivre une direction militante. Et il y a le cas de la femme noire qui a été bousculée dans un bus par une femme blanche et qui lui dit “Attendez que Marcus [Garvey] soit au pouvoir et vous serez traités vous autres comme vous le méritez.” De toute évidence elle ne pensait pas à l’Afrique. » (Voir Léon Trostky, Question juive, question noire, Paris Syllepse, 2011.) |
⇧4 | NdT : Allusion à la compagnie de navigation, la Black Star Line, fondée par l’UNIA grâce à une souscription populaire pour permettre le retour en Afrique. |