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Le fascisme s’est imposé électoralement au Brésil, le géant latino-américain, la septième économie mondiale. Il s’agit donc d’une commotion de portée internationale et, probablement, d’une inflexion dans l’histoire brésilienne et régionale. La dynamique politique inaugurée par les résultats électoraux a libéré une grande vague de violence sociale et politique qui a produit une explosion surprenante d’attentats et d’agressions contre des personnes LGTBI, des femmes, des pauvres, des Noirs et des sympathisants du PT, de la part de partisans de Bolsonaro. Comme l’a relevé Maud Chirio, spécialiste de l’histoire du Brésil, « nous avons assisté en direct à la fascisation du Brésil ».

Il est important de faire montre de rigueur et de ne pas utiliser à la légère le terme fascisme. Il ne s’agit pas d’un synonyme de « capitalisme autoritaire », pas plus que d’un qualificatif approprié pour caractériser une quelconque dictature militaire ou un régime bonapartiste répressif.

Les qualifications et les définitions dans le domaine de la théorie sociale ont toujours un caractère approximatif, provisoire, et une certaine dose d’arbitraire. Nous ne pouvons plus penser, à la différence des pères fondateurs du marxisme, que les catégories d’analyse avec lesquelles nous travaillons (bonapartisme, fascisme, populisme, révolution, classes) sont pourvues d’une délimitation et d’une précision scientifiques. Cela n’ôte rien à l’exigence de rigueur dans le débat qui ne saurait être ni trivial, ni technique, ni purement terminologique. De la caractérisation de notre ennemi découle notre politique. À la croisée des chemins, aujourd’hui, l’enjeu est la possibilité d’éviter une défaite historique des classes populaires (qui est bien plus qu’une simple défaite électorale).

L’impact de toute commotion majeure de la lutte de classes a de tout temps modelé, en bonne part, les débats stratégiques dans la gauche au niveau international. C’est par le bilan qu’il tirait de l’expérience chilienne de l’Unité populaire, par exemple, que Berlinguer a défendu en Italie la nécessité d’un compromis historique du PCI avec les forces de la bourgeoisie, comme solution pour projeter dans la durée la question du pouvoir (en obtenant des majorités électorales écrasantes qui ne pouvaient résulter que d’accords avec les secteurs « progressistes » des partis traditionnels). D’une certaine façon, tous les problèmes stratégiques de la période se condensent aujourd’hui dans « l’instant d’un danger » : le bilan du PT et celui du « cycle progressiste » latino-américain, les traits de plus en plus autoritaires du capitalisme en crise, la possibilité d’émergence d’une nouvelle gauche « post-progressiste » et le rôle du nouveau cycle de luttes féministes.

 

L’énigme théorique du fascisme

La victoire de Bolsonaro a forcé de façon explosive à prendre à bras le corps le débat sur la nature du phénomène. S’agit-il effectivement d’une forme contemporaine de fascisme ? Peut-on l’assimiler aux expériences des années 1930 ? S’agit-il du chapitre latino-américain d’un durcissement autoritaire global qui s’affirme comme tendance propre à la restructuration capitaliste en cours ? La montée de l’extrême droite dans la totalité du monde occidental nous oblige à placer de nouveau au centre de la discussion marxise l’étude des nouvelles droites radicales. « L’histoire du fascisme – affirmait Ernest Mandel – est aussi l’histoire de son analyse théorique. » Et il ajoutait :

« La question « qu’est-ce que le fascisme ? » surgit inévitablement des flammes de la première Maison du peuple que les bandes fascistes incendièrent en Italie. Pendant quarante ans (jusqu’à la période de l’immédiat après-guerre) cette question a fasciné à la fois les principaux théoriciens du mouvement ouvrier et l’intelligentsia bourgeoise. Bien que la pression des événements historiques et du « passé indompté » se soit quelque peu relâchée ces dernières années, la théorie du fascisme demeure un thème obsédant des sciences politiques et de la sociologie politique. » (1969)

Cette obsession de la théorie sociale est le revers de la perplexité constante que suscite un phénomène à ce point énigmatique qu’il conjugue une politique ultra-réactionnaire avec des thèmes empruntés à la gauche révolutionnaire, l’autoritarisme avec la révolte de masse, une orientation favorable au capitalisme monopolistique avec un haut degré d’autonomie de l’État, des éléments identitaires archaïques et anti-modernes (la race, le sang, le sol) avec un modernisme technique, scientifique et industriel. Ces caractères déconcertants atteignent un tel degré que George L. Mosse, un des grands historiens du fascisme de ces dernières décennies, l’a défini paradoxalement comme une « révolution bourgeoise anti-bourgeoise ».

À la fin des années 1920, la direction du Komintern (l’Internationale communiste), déjà sous l’autorité de Staline, a formulé une interprétation du phénomène dont on peut rétrospectivement souligner les insuffisances notables. Analysé dans le cadre d’une conception fortement économiciste, le fascisme ne pouvait être autre chose que l’instrument pur et simple d’une dictature du capital monopoliste sur l’ensemble de la société. Avec comme hypothèse l’unité monolithique entre l’État et les classes dominantes, le Komintern a caractérisé comme « fasciste » tout régime autoritaire de cette époque (aussi bien le gouvernement de Hindenburg en Allemagne que la dictature de Pilsudski en Pologne ou le régime de Primo de Rivera en Espagne) et même, au-delà, tout courant politique qui n’affirmait pas la nécessité d’une rupture révolutionnaire avec le capitalisme. La social-démocratie n’était alors rien d’autre que l’un des multiples visages du fascisme (le « social-fascisme »). Aveugle face aux dangers auxquels il faisait face, le Komintern a considéré la conquête du pouvoir par le fascisme comme une courte parenthèse qui n’était qu’un prélude à la révolution prolétarienne (« après Hitler notre tour viendra »). Il y a peu d’exemples d’une erreur d’analyse (résultant pour une bonne part des intérêts diplomatiques du Kremlin) qui ait produit des effets politiques aussi désastreux.

Cette vision a conduit le Parti communiste allemand à adopter la tactique « classe contre classe », qui non seulement rejetait toute unité d’action antifasciste mais faisait en outre de la social-démocratie l’ennemi principal, alors qu’était imminente la prise du pouvoir par les nazis. Cette incompréhension est à l’origine, comme l’a écrit Trotsky, de « la page la plus tragique de l’histoire moderne » : la prise du pouvoir par Hitler, sans véritable résistance, dans le pays où la classe ouvrière était la plus nombreuse, la mieux organisée, la plus cultivée et la plus politisée d’Europe et constituait la pièce stratégique fondamentale de l’extension internationale de la révolution (une expectative qui est restée inaltérable de Marx à la IIIe Internationale).

C’est pourtant le marxisme, à distance des positions du Komintern, qui a produit alors les analyses du fascisme les plus sophistiquées (qu’on se réfère aux écrits de Guérin, Trotsky, Gramsci, Togliatti ou Otto Bauer). Au-delà de leurs différences, ces auteurs se retrouvent sur des caractérisations communes : une analyse du fascisme située dans le cadre de la grave crise sociale du capitalisme de l’entre-deux-guerres, dans sa phase impérialiste et de déclin, en tant que réponse à une menace révolutionnaire de la classe ouvrière, autrement dit dans le cadre d’une dynamique de polarisation sociale et politique. Avec pour base la petite bourgeoisie en crise, le fascisme s’est transformé en un phénomène politique de masse doté d’une relative autonomie vis-à-vis de la grande bourgeoisie, quoique porteur d’une politique favorable à ses intérêts. Trotsky le définit alors comme un « système particulier d’État fondé sur l’éradication de tous les éléments de la démocratie prolétarienne dans la société bourgeoise », une sorte de guerre civile institutionnalisée contre la classe ouvrière et les libertés démocratiques. Quand Togliatti définit le fascisme comme un « régime réactionnaire de masse », il exprime cette spécificité majeure qui le distingue d’autres mouvements autoritaires : la puissante mobilisation de masse qui prélude à son avènement et qui prend la forme d’une « rébellion plébéienne » contre les « élites ». De fait, le fascisme s’autodéfinissait comme une « révolution contre la révolution » (Traverso, 2016).

Certaines études d’inspiration marxiste ont également cherché un croisement entre l’analyse socio-économique et la psychanalyse, dont font partie les textes sur la « personnalité autoritaire » d’Adorno, ou l’analyse du fascisme comme inscription politique des « impulsions secondaires » (cruauté, rapacité, lascivité, sadisme, envie) de Wilhelm Reich (« les masses n’ont pas été trompées, c’est elles qui ont désiré le fascisme »). Bien comprises, ces analyses permettent de contribuer à la compréhension de ce type de phénomène complexe.

Dans les décennies postérieures à l’après-guerre s’est ouverte une nouvelle séquence d’analyses dans le champ du marxisme (Poulantzas, Laclau), qui ont cherché à donner toute son importance à l’autonomie politique et étatique de l’expérience fasciste, irréductible à tout matérialisme vulgaire. Ces analyses se sont essentiellement opposées à l’économicisme du Komintern, aussi bien dans sa période ultra-gauche – la « troisième période » – que dans sa période opportuniste des fronts populaires, postérieure au VIIe Congrès. Pour Poulantzas le fascisme réorganise le bloc de pouvoir en faveur du capital monopolistique par le biais d’un État qui conserve une autonomie relative vis-à-vis de la fraction du capital dont il consolide l’hégémonie (2005). Avec un point de vue similaire, le jeune Laclau althussérien considère le fascisme comme la conséquence de l’impossibilité d’incorporer les « interpellations populaires-démocratiques » au discours socialiste (du fait de son « réductionnisme de classe », incapable de ré-articuler les revendications nationalistes, démocratiques, émanant des classes moyennes, etc.) et, simultanément, une forme spécifique d’articulation de ces interpellations (2015).

La tradition d’analyse du marxisme anti-stalinien sur le fascisme historique (et sa critique de l’instrumentalisme économiciste du Komintern) est une ressource utile pour comprendre le phénomène auquel nous assistons, sous réserve d’éviter de tomber dans la tentation classique des analogies trop rapides.

 

De quoi Bolsonaro est-il le nom ?

Des objections ont surgi face à la caractérisation de Bolsonaro comme fasciste qui se sont consacrées à souligner une série de différences entre celui-ci et les régimes d’Hitler ou de Mussolini : l’absence d’un parti de masse comme le NSDAP allemand, l’inexistence de groupes paramilitaires comme les Chemises noires en Italie ou les SA en Allemagne, la faiblesse du mouvement ouvrier, incapable d’incarner une menace révolutionnaire, ou l’acceptation du cadre électoral et de la démocratie libérale. Il s’agit d’analyses schématiques qui s’appuient sur une définition trop restrictive, statique, du fascisme, et qui, jusqu’à un certain point, reproduisent la combinaison d’économicisme et d’instrumentalisme qui a caractérisé celle du Komintern.

Avec la croissance explosive de nouvelles droites radicales en Europe – dans un contexte politique qui pousse à la modération et à la « respectabilité institutionnelle » – , un débat se développe quant à leur nature et à leur rapport au fascisme classique (Enzo Traverso, 2016, Ugo Palheta, 2018, Jacques Rancière, 2015, Michael Lowy, 2014). En tout état de cause, le « cas Bolsonaro » est moins équivoque et ses symétries avec le fascisme plus directes.

Nous appelons néofascisme le fascisme propre à l’actuelle période historique. Nombre des caractéristiques du fascisme historique de l’entre-deux-guerres ne se répéteront pas. Nous sommes aujourd’hui dans un contexte social et institutionnel où le mouvement de masse réactionnaire revêt de nouvelles formes pour « institutionnaliser des méthodes de guerre civile » contre les classes laborieuses, la gauche et les libertés démocratiques. Nous verrons, à l’avenir, comment la démocratie et la légalité constitutionnelle resteront le simple enrobage extérieur d’un régime autoritaire. Il est également à prévoir que les moyens de coercition dominants seront les forces de répression régulières plutôt que des bandes paramilitaires.

Le fascisme actuel ne peut pas être assimilé à celui des années 1930 parce que nous ne sommes pas dans cette période. En outre, le fascisme historique ne s’est pas limité aux modèles de l’Allemagne et de l’Italie. Le franquisme espagnol, la dictature salazariste au Portugal, le régime de Vichy en France, sont également des expressions du même phénomène politique de l’entre-deux-guerres, ou s’insèrent dans son « champ magnétique » (Burrin), et ne peuvent pas être assimilés aux expériences d’Allemagne et d’Italie.

En appeler à l’impossibilité pour Bolsonaro d’installer un État totalitaire-corporatif ou, même, aux difficultés à stabiliser son éventuel gouvernement, n’invalide pas le fait que l’arrivée au pouvoir du candidat du PSL est un grand pas en direction d’une forme de néofascisme. Aucune des expériences historiques, même après la prise de pouvoir, n’a conduit à l’instauration d’un État fasciste du jour au lendemain. Alors qu’il était déjà Premier ministre, Mussolini a gouverné dans le cadre institutionnel pendant des mois, sous la forme d’une coalition avec des partis traditionnels (catholiques, nationalistes, libéraux), et n’avait au départ que quatre ministres fascistes.

Le fascisme n’a jamais été mis en œuvre de façon abrupte. Il faut concevoir le fascisme, comme le souligne Ugo Palheta, comme une dynamique politique et parler plutôt d’un processus de fascisation, qui passe forcément par des médiations, des transitions, des sauts et des ruptures. Le fascisme n’est pas adopté d’un jour à l’autre, parce qu’il ne s’agit pas pour la bourgeoisie d’un « bouton » sur lequel on appuie en situation de crise[1]. Ce n’est jamais un instrument ni un épiphénomène des nécessités du capital, mais bien le produit d’un processus complexe et relativement autonome, où se sédimentent des questions idéologiques, des dynamiques politiques et même des « accidents » électoraux inattendus.

Un autre argument typique contre la caractérisation de Bolsonaro comme fasciste consiste à réduire le fascisme à un recours pour les classes dominantes pour freiner une poussée révolutionnaire imminente. Et vu qu’aujourd’hui la classe ouvrière se trouve sur la défensive et qu’il n’y a aucun danger de révolution, les classes dominantes n’auraient aucun intérêt à recourir à des méthodes fascistes. Il s’agit là, à nouveau, d’une conception économiciste, instrumentaliste et qui sous-estime l’autonomie des phénomènes politiques. Le néofascisme actuel répond à l’expérience vécue des classes moyennes et de la petite bourgeoisie sous les gouvernements du PT ainsi qu’à la crise économique et à la dégradation sociale des dernières années.

« L’anti-pétisme des cinq dernières années – selon Valerio Arcary – est une forme brésilienne de l’anti-gauche, l’anti-égalitarisme ou l’anti-communisme des années 1930. Cela n’a pas été l’option du noyau principal de la bourgeoisie face à un danger de révolution au Brésil. Il y a encore quelques semaines l’immense majorité de la bourgeoisie soutenait Alckim. Bolsonaro est un caudillo. Sa candidature est l’expression d’un mouvement de masse réactionnaire de la classe moyenne, soutenu par des fractions minoritaires de la bourgeoisie, face à la récession économique des quatre dernières années. »[2]

La référence à l’absence d’un parti de masses comme critère pour caractériser ce phénomène, révèle l’incompréhension de la dynamique en cours. Pour le moment, il est certain que Bolsonaro exprime fondamentalement un courant électoral. La représentation parlementaire du PSL compte 52 députés sur 513 (c’est la deuxième après celle du PT qui en compte 56). Mais il est probable que la base d’appui parlementaire du futur gouvernement ira bien au-delà des seuls députés du PSL. Ces élections ont renforcé la progression d’un bloc transversal d’extrême droite qui se résume dans l’acronyme BBB : « Bala », les députés liés à la police, aux Forces armées et aux milices privées, « Buey », les grands propriétaires terriens et « Biblia », les fondamentalistes, les évangélistes et les néo-pentecôtistes (Balle – Bœuf – Bible). Ce bloc, bien qu’il ne soit pas exempt de tensions, peut constituer la base parlementaire d’un gouvernement néofasciste. Si à ce soutien institutionnel on ajoute le mouvement social autoritaire spontané, qui s’exprime dans la vague d’attentats actuelle, et le contrôle de l’appareil d’État, nous pouvons penser que les conditions sont réunies pour la construction « par en haut » d’un parti néofasciste brésilien. Au vu du précédent que constitue la violence déployée par les sympathisants de Bolsonaro, on ne peut pas écarter l’émergence de bandes para-étatiques qui exercent une violence sociale et politique en dehors de toute légalité.

Il n’est pas facile de prévoir un éventuel changement dans le régime politique. Une fois écartée la possibilité d’un État totalitaire au sens strict, le plus probable est que nous assistions à l’émergence d’un régime civico-militaire d’un type nouveau, produit de l’emprise militaire progressive sur les structures constitutionnelles dociles, à laquelle pourrait s’ajouter une sorte « d’auto-putsch » qui dénaturerait aussi profondément que possible le régime constitutionnel. Bolsonaro a le terrain pratiquement libre avec les changements institutionnels qui ont fait suite au « putsch parlementaire » contre Dilma Rousseff : persécution judiciaire des opposants, restriction des droits politiques et, surtout, militarisation de Rio de Janeiro, véritable « expérience pilote » et ballon d’essai de ce que le nouveau gouvernement pourrait mettre en œuvre au niveau national.

Ce processus de fascisation émerge en tant que réponse à la grave crise d’hégémonie qui affecte le capitalisme brésilien et s’aggrave depuis 2013. Il ne suffit pas d’une crise économique pour que le fascisme émerge en tant que réponse, ce qui le rend possible

« c’est une crise d’ensemble des médiations politiques, idéologiques et institutionnelles qui, en temps normal, assurent la reproduction paisible du système par un mélange de violence d’État et de consentement populaire où ce dernier a le premier rôle. »  (Palheta, 2018).

C’est précisément ce qui se produit de façon accélérée au Brésil, avec une intensité accrue depuis le « putsch parlementaire » de 2016 (qui, loin de mettre fin à la crise, l’a aggravée). À savoir : l’effondrement des partis du « centrao » (en toute rigueur, de la droite traditionnelle), qui ont constitué la base politique du putsch et du gouvernement Temer, tels le PSDB et le MDB, le recul de la CUT et du PT (dont le destin est incertain dans cette nouvelle phase) et la crise de la totalité institutionnelle étatique (un gouvernement avec une côte de popularité à 3 %, un Congrès marqué par la corruption généralisée, une intervention du judiciaire totalement démesurée). Dans ce contexte de dilution du gouvernement et de détérioration généralisée de l’État, les Forces armées apparaissent dans différents sondages comme l’institution la plus crédible, dans un pays où la sortie de la dictature n’a donné lieu à aucun processus institutionnel de traduction devant les tribunaux et a conservé telles quelles ses structures militaires.

Bolsonaro est l’expression politique d’une camarilla des Forces armées (pas forcément dans leur ensemble), qui propose une sorte de putsch militaire sous une couverture constitutionnelle. Une camarilla qui a réussi à capitaliser l’anti-pétisme et à réorganiser la droite à son profit. Outre les Forces armées, elle s’appuie sur un deuxième pilier, les puissantes églises évangélistes qui regroupent 22 % de la population (42 millions de personnes). Depuis longtemps déjà l’évangélisme dispose d’une présence parlementaire considérable et d’un notable pouvoir politique. À l’époque, ils avaient soutenu le PT, ce qui s’était traduit sous les mandatures de Lula par la nomination, comme vice-président, de José Alencar, un riche industriel lié à l’Église universelle.

Bolsonaro représente un néofascisme « décomplexé », et on trouve peu d’exemples semblables dans un monde déjà accoutumé aux extrêmes droites (les régimes de Erdoğan en Turquie, de Duterte aux Philippines ou d’ Orbán en Hongrie en constitueraient peut-être des parallèles pertinents) : explicitement raciste, misogyne, anti-LGBTI, anticommuniste, et, à la fois, ultra-libéral dans sa politique économique (à la différence de la droite radicale, protectionniste, dans les pays capitalistes développés). Il défend le même programme que Temer, une restructuration de l’économie ambitieuse aux dépens de la classe ouvrière, avec des méthodes brutales. Il place au cœur la « sécurité » (« un bon bandit est un bandit mort »), ce qui lui permet de tirer parti de l’angoisse face au très haut degré de la violence sociale existante en durcissant la répression. Il se pose en adversaire de l’ensemble du système politique, en canalisant le rejet de la caste politique vers des solutions autoritaires, avec des attaques systématiques contre les institutions des régimes démocratiques et contre la gauche et le mouvement ouvrier (il a affirmé qu’il serait prêt à suspendre le Congrès ; il a promis « une purge sans précédent dans l’histoire » contre l’opposition et « d’en finir avec les gangsters rouges », entre autres propos brutaux qu’il tient quotidiennement). Peu après sa victoire Bolsonaro a décrété la mise hors la loi du MST et du MTST, les mouvements sociaux les plus importants du pays, et il a menacé de mettre en prison les dirigeants du PT et du PSOL.

Bolsonaro provient d’une droitisation autoritaire de franges importantes de la société. Mais il la nourrit également. Il n’est pas nécessaire de se réclamer de la Théorie du Discours post-marxiste pour reconnaître que « le représentant exerce une fonction active » sur le « représenté », comme l’a répété Ernest Laclau. Non seulement l’instance politico-électorale est la résultante de rapports de forces et des courants d’opinion présents dans la société, mais elle a également sur eux une influence et un impact. Bolsonaro est le produit mais aussi la cause de l’autoritarisme social croissant, quand il canalise vers des « solutions » sauvages le désespoir et le mécontentement social. Avec son succès, de ce fait, il ne va pas seulement sceller politiquement la droitisation radicale antérieure : il se trouve même en situation de l’approfondir. À nouveau, il est important de saisir le sens de la dynamique politique et ne pas se contenter d’analogies historiques qui ne verraient dans le fascisme qu’un processus qui se développe forcément « de bas en haut ».

Comment en est-on arrivé là ? La première cause de l’essor de l’extrême-droite est sans aucun doute la désillusion face à l’expérience du PT, converti en gestionnaire social-libéral de la crise du capital (nous y reviendrons dans le prochain paragraphe). Pour comprendre les formes que revêt l’antipétisme croissant, il faut prendre en compte les attaques médiatiques permanentes qu’il a subies, sous la forme d’une propagande systématique contre les droits sociaux et les luttes populaires qui se dissimule derrière la dénonciation d’un « gouvernement corrompu ». Comme le relève Ezequiel Adamovsky,

« les discours « anti-populistes » et pseudo-républicains vulgaires qui prolifèrent depuis une vingtaine d’années ont largement contribué à diaboliser non seulement les gouvernements dits « progressistes » mais aussi toute autre forme de participation populaire dans la vie politique et l’idée même de lutter pour l’élargissement des droits. Et en définitive la démocratie. »

Le deuxième élément à prendre en compte est l’échec du cycle de mobilisations enclenché en juin 2013. Il avait pris initialement la forme de protestations essentiellement de la jeunesse au sujet des transports publics d’abord, de l’éducation et de la santé ensuite, avec dans un deuxième temps d’importantes grèves ouvrières, comme celle des éboueurs de Rio de Janeiro ou du métro de São Paulo. Ce cycle de protestations exprimait des aspirations sociales nourries par des années de croissance économique, qu’un gouvernement de « coalition de classes » comme celui du PT et la structure dépendante du capitalisme brésilien ne pouvaient pas satisfaire. Le gouvernement qui se trouvait pour la première fois confronté à une mobilisation de masse hostile, n’a pas apporté de réponse à ces manifestations. Devant le mécontentement face à un gouvernement de « gauche » incapable de répondre aux revendications (et vu l’impossibilité pour l’opposition de gauche de canaliser le mouvement), le climat de malaise et de mobilisation a été capitalisé par la droite, qui a progressivement étendu son hégémonie sur les protestations sociales en se teintant d’« anti-populisme ».

Un troisième élément est le « putsch parlementaire » de 2016 et le durcissement autoritaire qui a suivi. L’ampleur des contre-réformes engagées par le nouveau gouvernement et son discrédit notable ont conduit à un autoritarisme accru qui a obtenu une série de succès : l’intervention militaire à Rio de Janeiro, la persécution judiciaire des opposants, l’arrestation de Lula sans preuves et une réforme politique excluant les formations minoritaires, dans un climat général de violence politique croissante (symbolisé par l’assassinat de la conseillère du PSOL Marielle Franco). Cette naturalisation progressive d’un régime autoritaire a servi de plateau d’argent pour l’atterrissage du néofascisme de Bolsonaro.

Par ailleurs, il ne faut pas sous-estimer la réaction conservatrice de franges fortement patriarcales de la société brésilienne face au nouveau cycle de mobilisations féministes initié en 2013. La candidature de Bolsonaro représente, en partie, les craintes de la « masculinité hégémonique » menacée par la vague féministe. Cela implique – j’y reviendrai – de nouvelles responsabilités et de nouveaux défis pour le féminisme qui peut se transformer en un mouvement de masse décisif pour la résistance démocratique et anti-autoritaire (comme l’ont montré les mobilisations du 2S) s’il est à même de se doter d’une politique capable d’assurer son hégémonie sur les « secteurs intermédiaires » toujours présents de la société.

Enfin, le cadre général des événements actuels est, naturellement, la crise économique qui s’est déclarée en 2014 sous le gouvernement Rousseff, la plus importante depuis cent ans : sur la seule période 2015-2016 le PIB a chuté de 7 %, la dette publique dépasse 100 % du PIB, la récession de la production industrielle dure depuis quatre ans et le chômage atteint 13 %.

 

La gauche et la lutte contre le néofascisme

Il faut dire un mot du positionnement tactique de la gauche face à cette échéance historique. Avec l’appel du PSTU (Parti Socialiste des Travailleurs Unifié) à voter Haddad, l’ensemble de la gauche brésilienne s’est positionnée dans le camp de l’anti-bolsanorisme militant. Dans la gauche argentine, par contre, les positions sont plus hésitantes. Un petit nombre de courants ultra-gauches mettent le PT et Bolsonaro dans le même sac et ont appelé à l’abstention. C’est également le choix vers lequel semblaient se diriger les principaux partis du FIT (Front de la Gauche et des Travailleurs), à en croire une série de déclarations et de prises de position avant le premier tour (auxquels Claudio Katz a répondu dans une contribution[3]). L’impact des résultats du premier tour a fait que ces partis ont heureusement changé leurs positions et ont appelé à un « vote critique » en faveur du PT.

Néanmoins, les positions des principales composantes de la gauche argentine (PO/PTS) ne sont pas exemptes de sérieux problèmes, qui mettent en évidence une incompréhension de la menace présente ou des stratégies pour y faire face. L’appel du PO (Parti Ouvrier) à un « vote critique » en faveur du PT répond exclusivement, comme ils n’ont cessé de le répéter, à la volonté « d’accompagner l’expérience des masses » et de construire un « pont » avec ceux engagés dans la lutte directe contre le fascisme. L’importance qu’il y avait à freiner l’ascension électorale de Bolsonaro par un vote pour le PT été complètement sous-estimée. Dans des déclarations avant le premier tour, Jorge Altamira a présenté l’appel à voter pour le PT dans le cas probable d’un ballottage à « une sorte de « vote pour le bourreau de ton choix » »[4]. Ce type de raisonnement renvoie à la position classique de Trotsky face à l’ultra-gauchisme stalinien :

« Pour ceux qui ne le comprendraient pas, prenons encore un exemple. Si l’un de mes ennemis m’empoisonne chaque jour avec de faibles doses de poison, et qu’un autre veut me tirer un coup de feu par-derrière, j’arracherai d’abord le revolver des mains de mon deuxième ennemi, ce qui me donnera la possibilité d’en finir avec le premier. Mais cela ne signifie pas que le poison est un « moindre mal » en comparaison du revolver. »

Et il ajoutait encore ce commentaire que nous pourrions adresser à Altamira : « À vrai dire, on se sent gêné de devoir expliquer quelque chose d’aussi élémentaire ! »

Le débat avec le PTS (Parti des travailleurs pour le socialisme) mérite un plus long développement. À l’image du PO, ce courant a déclaré que le « vote critique » en faveur du PT répondait exclusivement à la nécessité « d’accompagner les travailleurs et les jeunes qui haïssent Bolsonaro ». À cette sous-estimation de la lutte électorale antifasciste, le PTS ajoute une grande incompréhension de la dynamique politique en cours. Reprenons certains passages de ses déclarations :

« Les forces d’extrême droite libérées par Bolsonaro, dans le cas très probable où il gagnerait les élections, préfigureraient une sorte de régime pré-bonapartiste militaro-judiciaire qualitativement plus autoritaire que sous le gouvernement Temer. […] Dans ce cadre, un éventuel régime Bolsonaro serait congénitalement faible et probablement traversé par de multiples formes de la lutte de classes. »[5]

Dans l’article d’un autre auteur, les choses sont affirmées sans ambiguïté :

« En ce sens, quand Bolsonaro voudra appliquer les privatisations, les législations dégradant les conditions de travail et de vie de la population ouvrière et populaire, entre autres attaques contre les droits démocratiques, des femmes et des minorités opprimées, il devra faire face à la lutte de classe.  […]  Dans un contexte de crise politique et économique et de polarisation, on peut en effet s’attendre à de grandes explosions sociales. »[6]

Ces analyses ne sont pas un hasard : elles ne font que reproduire une incompréhension récurrente de ce courant quant à la caractérisation de la nouvelle extrême-droite dans le monde. Elles tendent à :

a) sous-estimer les éléments fascistes de l’extrême droite et la caractériser généralement comme un bonapartisme autoritaire ;

b) minimiser les tâches de front unique défensif ;

c) sous-estimer la durabilité de ces gouvernements et fantasmer sur les explosions sociales que provoquerait leur accession au pouvoir ; et,

d) prendre comme axe la démarcation vis-à-vis des courants réformistes ou bourgeois traditionnels, qui sont parfois présentés comme un « obstacle plus grand » que l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite.

Dans l’analyse de la Turquie d’Erdogan[7] ou du Front national en France, par exemple, c’est cette perspective qui prévaut[8].

Comme je me suis efforcé de l’expliquer, Bolsonaro et sa petite camarilla politico-militaire ont une orientation fasciste sans équivoque. Si sa victoire électorale ne suffit pas pour que se produise un basculement définitif vers le fascisme, elle sera en tout cas une avancée décisive dans ce sens et elle accélérera la dynamique fascisante à l’œuvre. Loin de favoriser la mobilisation sociale, son accès au pouvoir est une catastrophe qui ouvre la porte à une dégradation significative des conditions de lutte et d’organisation populaires.

Bolsonaro est notre pire ennemi. C’est pourquoi il était indispensable de s’engager dans une lutte électorale sans quartier et appeler fermement à voter pour le PT (en se gardant de toute « réserve » ultra-gauche). Quand bien même au soir du premier tour il apparaissait improbable d’empêcher la victoire de Bolsonaro, il était important d’éviter une victoire électorale écrasante au final (et cela a réussi jusqu’à un certain point), pour créer les meilleures conditions possibles pour les affrontements qui s’annoncent. C’est un avertissement que nous lançons à nouveau : face à l’épreuve des grands événements, les insuffisances théoriques et stratégiques se transforment en désastres politiques.

 

Bolsonaro et le « cycle progressiste » latino-américain

Il est courant de rappeler la phrase classique de Walter Benjamin : « Derrière chaque fascisme, on trouve toujours une révolution avortée». Si nous ne la prenons pas dans son sens littéral strict, cette affirmation renferme un concept utile pour analyser les dynamiques politiques qui nourrissent la croissance de l’extrême-droite comme réponse au mécontentement populaire.

Slavoj Žižek, suivant la maxime benjaminienne, a récemment analysé le renforcement de l’un des phénomènes autoritaires contemporains : le fondamentalisme djihadiste dans le monde arabe.

« Son essor – affirme Žižek – est l’échec de la gauche mais simultanément la preuve qu’existait un potentiel révolutionnaire, une aspiration que la gauche n’a pas pu mobiliser. L’essor de l’islamisme radical ne correspond-il pas exactement à la disparition de la gauche séculaire dans les pays musulmans ? »[9]

De même que le fondamentalisme islamique trouve sa force dans l’échec du panarabisme et de la gauche laïque arabe, l’ascension de Bolsonaro ne peut pas être abstraite de l’éclipse de l’expérience du PT (et, plus généralement, les progrès de la droite latino-américaine sont inséparables des limites du « cycle progressiste »).

Icône internationale de la gauche pendant vingt ans, le PT a été le produit de la radicalisation d’un secteur du mouvement ouvrier à partir de la fin des années 1970, principalement dans le triangle industriel ABC de la métropole de São Paulo. Dans un pays avec une classe ouvrière jeune, qui faisait ses premières expériences syndicales et politiques, est apparue la possibilité de construire une représentation politique indépendante des travailleurs en s’appuyant sur la force du syndicalisme combatif émergent. Le PT a été pendant deux décennies l’instrument politique des mouvements sociaux, un parti ouvrier de masse où cohabitaient une direction réformiste avec l’essentiel des courants de la gauche révolutionnaire, dans un régime interne raisonnablement démocratique et pluraliste. En tant que représentation politique unitaire d’une classe ouvrière naissante, le PT s’apparentait à la social-démocratie européenne de la fin du XIXe siècle et sa bureaucratisation a également présenté des symétries assez directes[10]. En peu de temps, le PT a obtenu des représentants élus à différents niveaux institutionnels. Tout en échouant à plusieurs élections présidentielles, le parti a acquis une très vaste présence institutionnelle. Quand il accède au gouvernement fédéral en 2002, dans un contexte de démobilisation sociale, le PT a déjà connu une mutation décisive et développé une politique d’alliances avec des partis bourgeois traditionnels. Dès sa campagne électorale synthétisée dans sa « Lettre au peuple brésilien », Lula donne des signaux clairs aux marchés, au FMI et à l’impérialisme de son engagement en faveur du modèle de réformes néolibérales qu’ils préconisent. C’est alors que Lula se transforme en une figure internationalement respectée et reconnue par les organes de presse impérialistes. Les signaux de désillusion dans les mouvements sociaux et l’électorat urbain apparaissent rapidement. Sur le plan politique, la résistance au cours social-libéral du lulisme s’organise à l’intérieur du PT et se traduit par la rupture de ses ailes gauches et la création du PSOL. Cette politique orthodoxe en matière économique se combine progressivement avec des plans d’assistance sociale (« Plan famille », tout un symbole), accompagnant surtout la croissance économique lors du second mandat de Lula, avec pour conséquence le déplacement du centre de gravité électoral du parti vers les régions pauvres du Nordeste, au détriment de la classe ouvrière urbaine. Lors de ses treize années au pouvoir, le PT s’est transformé d’un « parti de classe », produit authentique d’une radicalisation syndicale et démocratique au cours des dernières années de la dictature, en un instrument de gestion sociale-libérale de l’État capitaliste. L’avant-dernier chapitre de cette histoire correspond à l’ajustement brutal effectué par Dilma Rousseff dès le début de son second mandat, après avoir nommé l’économiste « orthodoxe » Joaquim Levy au ministère de l’économie. Cette politique agressive anti-populaire a fini de désarmer et de démobiliser la base sociale du lulisme.

Tirer un bilan rigoureux de cette expérience est crucial pour la période à venir. Pendant des années, le modèle du PT a été la référence pour des gauches modérées de types variés, à qui il permettait d’opposer les lents progrès et les larges alliances du lulisme à la radicalité de l’expérience faillie de l’Unité populaire au Chili et du processus bolivarien qui s’est développé en parallèle (considérés comme facteurs d’instabilité permanente et propices aux réactions putschistes).

Aujourd’hui, un secteur du progressisme latino-américain a construit une thèse qui tire la conclusion que le problème des expériences comme celles du PT ou du kirchnerisme est qu’elles n’ont pas été assez modérées. Ces gouvernements seraient allés au-delà de ce que la société était prête à accepter et, de ce fait, se sont exposés à la réaction de droite. De plus, ayant permis que des couches sociales s’extraient de la pauvreté, ils ont construit une nouvelle classe moyenne accédant à la consommation, qui serait pourvue d’aspirations typiques des couches moyennes (ou petites bourgeoises) traditionnelles et qui trouverait son expression politique à droite. Les gouvernements latino-américains auraient produit leurs propres fossoyeurs, ceux-là mêmes qui ont bénéficié de leur politique. Il s’agit d’un scénario tragique où toute radicalité sert la réaction et où toute politique populaire produit un sujet social hostile. C’est la « cage d’acier » du possibilisme.

On peut tirer un autre bilan plus judicieux de ces expériences. L’accès au gouvernement d’un secteur de la gauche, et sa capacité à rester au pouvoir face à toute tentative réactionnaire, implique de développer la plus large mobilisation sociale pour faire échec à la résistance des classes dominantes. Or cette force sociale ne se nourrit pas de promesses mais bien de conquêtes sociales effectives. Chaque pression, chaque attaque des classes dominantes doit conduire alors à l’approfondissement des transformations sociales et économiques et à ce que les masses perçoivent dans les faits l’élargissement des droits et des conquêtes, avec pour objectif de consolider le soutien social et de préserver le pouvoir. Les leçons historiques sont sans appel de ce point de vue. Ainsi Daniel Bensaïd écrivait-il :

« Le Parti communiste vietnamien le savait bien qui – pour préparer l’offensive qui conduit à la victoire de Dien Bien Phu – a lancé une vague d’approfondissement de la révolution agraire. De même, dans la Révolution russe, la résistance à l’agression des puissances capitalistes européennes et à la contre-révolution intérieure entraîne très vite l’approfondissement du contenu social de la révolution, la rupture avec la bourgeoisie, l’étatisation des moyens de production, les différenciations de classe à la campagne. Cette leçon est confirmée ultérieurement par les expériences de révolutions victorieuses ou défaites, celle de la révolution chinoise de 1926 et de 1949, celle de la révolution vietnamienne et de la révolution cubaine, plus près de nous encore celle de la révolution nicaraguayenne. »[11]

La longue liste des expériences populaires défaites en Amérique latine confirme également, par la négative, cette perspective. Dans une infinité d’occasions, face aux résistances des classes dominantes, la réponse d’un gouvernement qui voulait mettre en œuvre des transformations progressistes, a été de rechercher la conciliation, de renoncer aux réformes sociales ou d’essayer d’élargir sa base d’appui politique à des partis bourgeois ou à des militaires s’opposant au gouvernement. Pourtant, chaque poussée de la droite ne sert qu’à préparer les suivantes. Au Chili, le gouvernement d’Allende aurait pu s’appuyer sur la mobilisation populaire qui s’est développée contre les offensives réactionnaires (les Cordons industriels, les Commandos communaux, les Conseils d’approvisionnement populaire), surtout avant la tentative de coup d’État de juin 1973 (le « tancazo »). Mais il a choisi de réaffirmer son attachement à la « légalité bourgeoise », de renforcer la présence des militaires dans son gouvernement et de renouveler les garanties constitutionnelles données à l’opposition, conduite par la Démocratie chrétienne, en procédant au désarmement des travailleurs organisés dans les Cordons industriels. Le tragique dénouement de cette stratégie est connu de tous.

Il ne s’agit pas de prétendre qu’un processus de changement social et politique se réduirait à une radicalisation ininterrompue, infantile ou irresponsable. Les corrélations de forces sociales sont importantes. Ainsi, la majeure partie des expériences révolutionnaires dans les pays périphériques ont connu des accords ponctuels avec des secteurs bourgeois (sans leur céder la direction du processus)[12].

« Pour renverser Batista – écrit Bensaïd – Castro conclut avec des secteurs bourgeois un pacte limité, qui “définit une stratégie commune pour abattre la dictature par l’insurrection armée”. Mais, dès la chute de Batista, il consolide autour de l’armée rebelle les fondations du pouvoir révolutionnaire, en dehors de tout contrôle des organes formels du gouvernement. Au fur et à mesure que le processus révolutionnaire avance et s’approfondit, que se développe la réforme agraire, que se construit l’armée révolutionnaire, les représentants de la bourgeoisie vont se retirer les uns après les autres pour passer dans l’opposition ouverte et dans la contre-révolution. »[13]

Au Nicaragua, des secteurs liés à l’opposition libérale à Somoza ont également collaboré au mouvement ascendant du sandinisme, mais ils sont rapidement passés à l’opposition après la prise du pouvoir et dans la mesure où le processus se développait sans concessions (cette rupture avec la bourgeoisie s’est consolidée avec la démission de Chamorro du gouvernement en 1980). L’histoire du processus bolivarien s’inscrit dans la même dynamique. Des secteurs des partis traditionnels ont d’abord soutenu le gouvernement, mais Chávez a répondu à chaque pression ou agression de la bourgeoisie ou de l’impérialisme par un contre-putsch appuyé par des mobilisations de masse, ce qui a rejeté rapidement dans l’opposition les secteurs bourgeois ou hésitants. L’impasse actuelle du gouvernement bolivarien au Venezuela provient probablement du fait que cette dynamique de radicalisation s’est épuisée ou a perdu son élan (et cet enlisement permet aux secteurs bureaucratiques et liés à la bolibourgeoisie de gagner du terrain).

 

Un aperçu rapide du paysage géopolitique latino-américain présente donc une instance pertinente pour nos débats stratégiques : les expériences radicales du Venezuela et de la Bolivie, bien qu’ayant affronté les hostilités les plus agressives (putsch militaires, tentatives séparatistes, attaques insurrectionnelles) sont celles qui font preuve d’une plus grande durabilité et d’une plus profonde assise dans les classes populaires. La « gauche herbivore » au Brésil, en Argentine, en Équateur, au Honduras et au Paraguay (le Frente Amplio en Uruguay occupe une place à part), qui fantasmait sur la solidité de ses larges alliances et de sa politique conciliatrice avec la bourgeoisie, a rapidement montré sa notable faiblesse face aux pressions des classes dominantes.

 

Martin Mosquera est un intellectuel et militant anticapitaliste argentin, membre du collectif Démocratie Socialiste.

Cet article a été publié initialement sur le site de la revue Viento Sur et traduit en français par Robert March.

 

Notes

[1] Pour l’analyse de l’extrême droite actuelle, en particulier le cas du Front national en France, voir  Palheta Ugo, La possibilité du fascisme: France, la trajectoire du désastre, Éditions La Découverte, 2018.

[2] Valerio Arcady, référent de Resistencia, courant interne du PSOL, a été un des rares dirigeants marxistes à avoir alerté de façon systématique sur le danger du néo-fascisme au Brésil. Voir sa série d’articles sur le sujet, à recommander vivement, dans la Revista Forum https://www.revistaforum.com.br/colunistas/valerioarcary/

[3] Voir Katz, Claudio, « Contra Bolsonaro en las calles y en las urnas », Viento surhttps://vientosur.info/spip.php?article14226

[4] Voir Altamira, Jorge, Scioli, Correa, « Lula y Bolsonaro », Página 12, 2-10-2018.

[5] Voir Matos, Daniel, « Bolsonaro: ¿fascismo o bonapartismo? », in http://laizquierdadiario.com/Bolsonaro-fascismo-o-bonapartismo?id_rubrique=1714

[6] Voir Alcoy, Philippe, « L’extrême-droite en force au premier tour. Où va le Brésil ? », in http://www.revolutionpermanente.fr/L-extreme-droite-en-force-au-premier-tour-Ou-va-le-Bresil

[7] On peut lire à ce sujet l’article « Bonapartisme fragile en Turquie », où le même schéma d’incompréhension conduit les auteurs à affirmer : « l’orientation bonapartiste qui est supposée conduire à la reconfiguration et, par là-même, à la stabilisation du bloc de pouvoir, accélère paradoxalement la dissolution de l’architecture institutionnelle de l’État. Les purges massives en cours et l’instabilité politique font que la réorganisation bureaucratique du bloc de pouvoir sera très compliquée et risquée. Les attentats sanglants et les explosions qui se produisent toutes les deux semaines, l’assassinat de l’ambassadeur russe, la tuerie dans un night-club la nuit du nouvel an, tout cela se combine pour donner l’image d’un État profondément fragmenté et presque “en déliquescence”. », in http://www.criticatac.ro/lefteast/turkeys-fragile-bonapartism/

[8] Concernant l’analyse du Front national en France, on peut lire l’article d’Emmanuel Barot in http://www.revolutionpermanente.fr/Entre-pire-et-moindre-mal-Le-tandem-Le-Pen-Macron-ou-comment-etre-piege-entre-deux-variantes-du et la réponse de Sylvain Pyro in https://npa2009.org/idees/politique/pour-preparer-les-affrontements-avec-macron-il-faut-avoir-aujourdhui-une-politique. Cohérente avec la sous-estimation du danger qu’incarne le Front national, l’organisation sœur du PTS en France s’est opposée au mot d’ordre « pas une voix pour le FN » (qui ne signifiait pas automatiquement appeler à voter pour Macron, mais visait à réunir dans un même camp ceux qui s’opposaient au FN en utilisant le vote Macron et ceux qui le faisaient en votant blanc) et n’a pas participé aux manifestations sociales qui ont été organisées dans ce but.

[9] Voir Slavoj ŽiŽek First as Tragedy, then as Farce, Londres, Verso, 2009.

[10] Pour un bilan de l’expérience du PT et de son processus de bureaucratisation, voir Machado João , La experiencia de la construcción de Democracia Socialista y del Partido de los Trabajadores de Brasil desde 1979 hasta el primer gobierno de Lula, in http://www.anticapitalistas.org/wp-content/uploads/2017/04/TC-Brasil.pdf

[11] Voir Bensaïd, Daniel, « Révolution permanente et révolution par étapes en Amérique latine, L’autocritique timorée de Jorge Handal », Quatrième Internationale, 1983, http://danielbensaid.org/L-autocritique-timoree-de-Jorge-Handal

[12] Trotsky lui-même n’exclut nullement les alliances tactiques avec des fractions de la bourgeoisie : « Il est évident que nous ne pouvons pour l’avenir renoncer à de tels accords rigoureusement limités et servant chaque fois un but clairement défini […]. L’unique condition de tout accord avec la bourgeoisie, accord séparé, pratique, limité à des mesures définies et adaptées à chaque cas, consiste à ne pas mélanger les organisations et les drapeaux, ni directement ni indirectement, ni pour un jour ni pour une heure, et à ne jamais croire que la bourgeoisie soit capable de mener une lutte réelle contre l’impérialisme et à ne pas faire obstacle aux travailleurs et aux paysans […]. » (Trotsky, La Révolution permanente)

[13] Bensaïd, Daniel, Idem.

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