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Au Brésil, le premier tour des élections générales de 2022 a apporté une surprise amère aux forces militantes de gauche qui, en suivant les sondages électoraux, s’attendait à une victoire électorale de Lula dès le premier tour, ou à un second tour confortable (celui-ci doit avoir lieu le 30 octobre).

Marcelo Badaró Mattos affirme dans cet article que certaines leçons doivent être tirées immédiatement, et que le défi est énorme dans les semaines à venir. Élire Lula pour battre Bolsonaro sera plus difficile et, par conséquent, plus vital.

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Où nous nous sommes trompés

La première leçon, évidente mais encore difficile à saisir, est la suivante : l’optimisme de la volonté ne pourra jamais remplacer le réalisme de l’analyse. La force sociale du néofascisme bolsonariste (ainsi que les suffrages obtenus par Bolsonaro comparé au premier tour de 2018) s’est accrue et solidifiée. L’impressionnante stabilité du soutien électoral d’environ un tiers de l’électorat – malgré les fluctuations, relevée dans les sondages tout au long de son mandat, malgré toute la traînée nauséabonde de destruction et de mort de ces quatre années – en est la plus grande indication.

En outre, on a sous-estimé – comme si elle avait été largement surmontée après l’annulation des procédures judiciaires et la remontée de Lula dans les sondages (à partir d’avril 2021) – la force de «l’anti-pétisme» (PT), qui se manifeste dans de larges couches de la société, notamment dans le Centre-Sud du pays [avec ses villes comme Rio de Janeiro, São Paulo, Belo Horizonte et Brasilia]. Cet «anti-pétisme» est encore capable d’encourager un «vote utile» pour Bolsonaro, comme l’a montré le vote pour Bolsonaro à São Paulo et Rio de Janeiro, beaucoup plus élevé que ce que les sondages électoraux avaient indiqué.

La deuxième leçon est que les sondages électoraux doivent être lus non seulement de manière «arithmétique», mais aussi à la lumière de dynamiques politiques et sociales plus profondes que la représentation d’un moment donné avec un échantillon donné d’électeurs et d’électrices. Dans une analyse superficielle, les sondages ont donné raison à Lula (dans la marge d’erreur), et Simone Tebet a dépassé Ciro Gomes.

Par contre, ils ont beaucoup moins bien compris le vote de Bolsonaro, et beaucoup plus mal compris encore le vote de Ciro Gomes [crédité initialement de 7% à 8%, puis de 5%]. Il est clair qu’il y a eu une migration de la majorité des votes de Ciro Gomes vers Bolsonaro, ce que notre illusion optimiste déjà mentionnée n’a pas saisi, puisqu’elle nous conduisait à souligner que ce vote pour Ciro Gomes irait à Lula – selon une perspective de centre-gauche [qu’il était censé représenté] – alors que l’«anti-pétisme» était son principal leitmotiv. Mais cela ne suffit pas à expliquer le vote en faveur de Bolsonaro.

Il est facile de constater que l’extrême droite, dans le monde entier, a souvent obtenu des votes effectifs plus importants que ceux annoncés par les sondages portant sur les intentions de vote. On pourrait supposer qu’un mélange de «vote de honte» [avoir honte de déclarer son intention effective de vote] et de «prophétie auto-réalisatrice» (si je crois que les sondages sont menteurs, trompeurs je ne leur dirai pas la vérité) explique ce phénomène.

Toutefois, au moins dans le cas spécifique du Brésil – (et aux Etats-Unis, des études ont montré quelque chose de similaire avec le vote de Trump) – il est un fait que les sondages ont enregistré une majorité de votes pour Lula dans les couches de la population à faible revenu et l’inverse par rapport à Bolsonaro. Les couches de revenus les plus faibles sont historiquement celles qui s’abstiennent le plus aux élections.

Il s’agit de migrants internes qui n’ont jamais régularisé leur domicile électoral, de personnes qui n’ont même pas les revenus nécessaires pour payer le transport jusqu’au bureau électoral (qui dans les grandes villes, en particulier les mégapoles du Sud-est, peut être très éloigné, en raison des changements de résidence tout au long de la vie) et de secteurs dans lesquels la lutte quotidienne pour survivre peut être si dure qu’elle fait du calendrier politique national et l’exercice de la citoyenneté politique des péripéties dont elles sont complètement déconnectées.

L’abstention lors de ce premier tour a atteint 20,95% des suffrages [le vote est obligatoire entre 18 et 69 ans, les électeurs/électrices de plus de 70 ans ont augmenté, les jeunes de 16 à 17 ans ont le droit de voter], soit le taux le plus élevé de ces 20 dernières années. Les sondages ne peuvent pas pondérer ce facteur de manière adéquate.

Au même titre, les sondages ne peuvent pas capter les choix de vote de dernière minute – de type positif si issus d’un processus persuasion, ou négatif si effectués sous l’effet d’une intimidation –provoqués par la pression familiale, par celle du voisinage, sur le lieu travail, etc. A l’exception du Nord-Est (et même dans cette région avec de nombreuses limitations), la croissance moléculaire des intentions de vote en faveur de Lula au cours des dernières semaines n’a pas obtenu une visibilité publique au travers d’une vague de chemises [portées par les partisans du vote Lula, un phénomène très répandu au Brésil dans les sortes de fêtes électorales, avec le «petit commerce» qui les accompagne], de drapeaux et de foules dans les rues. Par contre, les couleurs vert et jaune [couleurs du maillot de la sélection de football] du bolsonariste furent déployées de manière ostensible, très visible, avec des effets intimidants. Cela a eu un poids dans la dernière ligne droite et a échappé aux relevés des sondages.

La peur et l’intimidation de la violence politique – imposées par le visage plus manifestement néofasciste du bolsonarisme – ont eu pour effet de limiter la visibilité du soutien à Lula, en particulier dans le sud-est. Beaucoup de gens ont fait du vote pour Lula, une sorte de résistance silencieuse. Une résistance silencieuse ne suffit pas à donner de la force à ceux et celle qui subissent de plus grandes sujétions, ni à conforter la certitude d’être dans le bon bateau aux indécis qui, chose étonnante, existent encore.

Nous ne pouvons plus faire d’erreurs

Face à ce tableau, la première leçon que nous devons tirer de ce premier tour est de nous dépouiller de tout optimisme auto-entretenu, comme celui qui circule dans notre bulle de la gauche radicale depuis la fin du dépouillement des votes, avec des messages sur la progression des fractions parlementaires de gauche à la Chambre des députés et dans certaines assemblées législatives d’Etat. Ce n’est qu’une croissance relative à leur propre situation minoritaire, qui est très loin d’être surmontée.

De l’autre côté, le caucus du Centrão [ce bloc de partis dépendant financièrement de leurs liaisons avec les institutions étatiques] s’est renforcé à la Chambre, comme prévu par l’utilisation électorale «obscène» du budget dit secret. Au Sénat, stimulé par l’élection de l’actuel vice-président et d’anciens ministres, le groupe parlementaire de Bolsonaro a suffisamment grandi pour, si Bolsonaro est réélu, même faire avancer la procédure de destitution contre les juges du STF (Tribunal suprême fédéral, dont les membres sont en conflit avec Bolsonaro). Si les mandats gagnés par la gauche actuellement ont une quelconque utilité – et ils en ont une –, leur première épreuve du feu sera de maintenir dans la rue la mobilisation militante qui a fait campagne en faveur des candidatures élues à la proportionnelle, pour dans ce second tour élire Lula, à coup sûr.

L’optimisme des calculs arithmétiques qui éludent la lutte politique et sociale est tout aussi, voire plus, trompeur, du style: «Lula a une avance de six millions de voix», «il suffit de gagner 2% d’électeurs et électrices supplémentaires» et autres phrases visant à se rassurer soi-même. Bolsonaro a dû puiser quelque part des voix dans la dernière ligne droite du premier tour afin de se rapprocher de Lula et il a peut-être encore des «voix de réserve», parmi les électeurs de Simone Tebet, de Ciro Gomes et dans les votes blancs et nuls. Encore plus si nous comprenons, une fois pour toutes, que la campagne d’un néo-fasciste ne se navigue pas seulement sur les voies éclairées par les «règles du jeu» de cette «fête de la démocratie», sur laquelle les commentateurs de service insistent tant.

Pour cette raison même, le raisonnement institutionnaliste qui a jusqu’à présent dominé la direction de la campagne du Parti des travailleurs (PT), selon lequel il suffit d’ajouter un soutien plus formel au large front électoral [d’Alckmin à Marina Silva en passant par le PDT et des secteurs du capital], pourrait être désastreux lors de ce second tour. Une éventuelle adhésion formelle du PDT-Partido Democrático Trabalhista (contre la volonté de son candidat Ciro Gomes) et du MDB [la sénatrice Simone Tebet, candidate du Movimento Democratico Brasileiro] ne garantit rien.

Ces partis ont déjà élu leurs députés, le MDB ne se bat que pour deux gouvernements d’État au second tour (et le PDT n’a même pas cela) et, dans une course aussi polarisée, il est peu probable qu’ils soutiennent Lula avec enthousiasme. Même s’ils le font, rien ne garantira que leurs suffrages iront à Lula. Le signal donné au premier tour par rapport à la perte de voix de Ciro Gomes était, en fait, le contraire. Il est également inutile d’organiser d’autres réunions, à l’étage du quartier général du PT, avec les «champions du PIB» [de Henrique Meirelles – ex-président de la Banque centrale, qui fin septembre a annoncé sa possible participation à un gouvernement Lula – à de grands patrons]. Ils n’ont pas de droit de veto, mais ils n’ont pas non plus de suffrages à offrir à Lula.

Le parti le plus organique que la bourgeoisie brésilienne a construit durant la Nouvelle République [affirmée en 1985], le PSDB-Partido da Social Democracia Brasileira, a fait des courbettes au bolsonarisme et s’est effondré [sur les 27 sièges de sénateurs à repourvoir, il n’en a regagné aucun et n’en garde plus que 4]. Avec la défaite au poste de gouverneur à São Paulo, son dernier bastion institutionnel est tombé. [Cela est illustré par les étapes suivantes du PSDB : Geraldo Alckmin a été gouverneur de l’État de São Paulo de 2011 à 2018; João Doria du PSDB lui a succédé de janvier 2019 à avril 2022, date à laquelle Doria se retire pour annoncer sa candidature à la présidence de la République. Doria fut remplacé par Rodrigo Garcia, vice-gouverneur, membre du PSDB. Lors des élections d’octobre 2022, le candidat du PSDB, Rodrigo Garcia, n’a obtenu que 18,40% des voix, se plaçant en 3e position derrière Tarcísio Gomes de Freitas, des Republicanos (alliés de Bolsonaro), et Fernando Haddad, du PT – Réd.]

Pour vaincre électoralement le bolsonarisme le 30 octobre, c’est la principale leçon que nous devons tirer des résultats du premier tour, il faudra que les gens soient présents dans la rue, avec et aux côtés de Lula, pour transformer l’actuelle majorité électorale en une vague de soutien populaire, suffisamment visible et expressive pour entraîner des fractions de ceux et celles qui se sont abstenus au premier tour, des électeurs et électrices non corrompus des autres candidats [présents au premier tour] et afin d’assurer la confiance de ceux qui sont mal à l’aise et menacés par les atrocités du néo-fascisme pour qu’ils envisagent la possibilité d’écarter Bolsonaro du palais présidentiel (Planalto).

Il faudra emmener Lula au milieu de la foule, comme sur les pentes de Salvador de Bahia, le faire renaître au milieu des masses, comme dans les rues de São Paulo, transformant les quatre prochaines semaines en un processus de mobilisation sociopolitique qui soit plus intense au cours de ces dernières semaines. Même si la coordination de sa campagne continue de miser sur des accords venus d’en haut avec la direction du parti et les représentations bourgeoises, il est nécessaire de la pousser en direction de la rue. Une nouvelle mobilisation «Ele Não» («Pas lui»), comme en septembre 2018, devra resurgir. Le vote décisif viendra de l’accentuation des positions favrorables là où elles existent déjà : parmi les secteurs les plus pauvres de la classe travailleuse, chez les femmes, chez les Noirs, chez les jeunes, dans le Nord-Est.

Parce que de cela notre avenir en dépend et parce que nous le devons à la mémoire des presque 700 000 victimes de la pandémie ; à la mémoire de ceux qui sont tombés et tombent lors des tueries policières quotidiennes, transformées en propagande politique des gouverneurs de facto miliciens; et aux millions de personnes qui meurent de faim [la faim accable au moins 33 millions de personnes au Brésil]. « Le seul combat qui est perdu est celui qui n’est pas mené ». Nous n’allons pas abandonner celui-là.

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Article publié sur le site Esquerda online, le 3 octobre 2022. Traduit et publié initialement par A l’Encontre.

Marcelo Badaró Mattos est professeur d’histoire à l’Université fédérale de Fluminense (UFF). Chercheur en histoire sociale du travail au Brésil et animateur de débats théoriques marxistes. Auteur, entre autres, de A classe trabalhadora. De Marx ao nosso tempo (Ed. Boitempo, 2019), outre de nombreux articles académiques sur des sites et dans des revues sur la sociologie du travail.

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