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Dans cet article, Samuel Farber répond au texte de Janette Habel et Michael Löwy publié sur note site, intitulé « Ernesto Che Guevara : penser en temps de révolution », qui opposait une série de critiques à son livre sur le Che.

Pour montrer le bien-fondé de ma critique d’Ernesto « Che » Guevara, il est nécessaire de répondre à certaines affirmations spécifiques de Janette Habel et Michael Löwy, mais aussi de présenter, le plus brièvement possible, une vision critique plus large des théories et pratiques politiques du Che.

Il est regrettable qu’il n’existe pas de version espagnole de mon livre The Politics of Che Guevara : Theory and Practice publié par Haymarket Books en 2016 (et traduit en français en 2017 par la maison d’édition Syllepse sous le titre Che Guevara : ombres et lumières d’un révolutionnaire). S’il y en avait eu, les lecteurs de la recension de Habel et Löwy auraient immédiatement détecté les faussetés et citations hors contexte que ces derniers m’ont délibérément attribuées, dans le but évident de me stigmatiser pour ce qui serait une tentative sectaire et marginale de calomnier Che Guevara.

Ainsi, par exemple, Habel et Löwy me citent de manière déformée, en alléguant que je rejetterais le Che comme « un personnage donquichottesque raté ». Mais ceci n’est que la dernière phrase d’un paragraphe qui contient une interprétation beaucoup plus nuancée de Guevara et de son impact sur Cuba aujourd’hui :

Que le Che ait aujourd’hui, politiquement, moins d’influence à Cuba que dans d’autres pays du monde a quelque chose d’ironique. Il a toujours, toutefois, une influence subtile mais réelle sur la culture politique cubaine, non pas comme source de propositions programmatiques spécifiques mais comme modèle culturel de sacrifice et d’idéalisme. Dans ce sens limité, le slogan officiel « Nous serons comme le Che », régulièrement scandé par les écoliers cubains, a probablement une influence diffuse mais significative sur l’imaginaire populaire, même si la plupart des Cubains considèrent le Che comme un personnage chimérique raté. » (p. 15 du texte original en anglais).

Je dois également souligner que lorsque j’analyse la composition sociale et politique des dirigeants du Mouvement du 26 juillet, je n’utilise jamais les expressions et concepts « petit bourgeois » et « aventurier », termes inventés par les auteurs de cette recension pour que les lecteurs ne me prennent pas au sérieux. Le concept que j’ai utilisé au cours de mes soixante années de recherches et d’écriture sur Cuba est celui de déclassé. Indiscutablement, les dirigeants de ce mouvement étaient originaires de diverses couches et classes sociales, mais pour la plupart, ils n’avaient pas participé à la vie sociale et politique de ces groupes, ce qui diminuait considérablement l’influence idéologique et normative qu’ils auraient pu avoir sur eux.

Cette faible exposition les a non seulement libérés de ces influences, mais les a également rendus plus disponibles et plus libres pour s’engager politiquement dans la voie de la révolte et de l’insurrection. Bien entendu, il y a eu des exceptions à cette tendance générale, comme dans le cas de Frank País, qui avait été fortement impliqué dans les activités de l’Église baptiste, ou du leader des organisations paysannes Crescencio Pérez, qui a rejoint le Mouvement du 26 juillet et a joué un rôle très important dans la Sierra Maestra, mais qui n’a eu aucune responsabilité après la victoire de la révolution en 1959.

Je maintiens également dans mon livre que le vieux parti communiste pro-Moscou (Partido Socialista Popular – PSP) comptait dans ses rangs un nombre significatif d’ouvriers. En 1956, le PSP a réalisé une étude qui montrait que 15 % des syndicats cubains étaient dirigés par des membres du PSP ou par des dirigeants qui collaboraient avec ce parti[1]. De même, le PSP avait gagné 10 % des directions locales aux élections du printemps 1959 (il faut en outre tenir compte du fait que parmi les syndicalistes du Mouvement du 26 juillet il y avait aussi un secteur qui sympathisait avec les communistes). Ces élections ont été sans conteste les seules élections pluralistes et libres réalisées à Cuba à l’échelle nationale après la victoire de la révolution.

Mais le fait qu’il y ait eu une présence significative des travailleurs au sein du PSP ne signifie pas – et je ne l’ai jamais dit, même si Habel et Löwy me l’attribuent – que le PSP ait été un parti ouvrier. C’était un parti fortement contrôlé par une bureaucratie, dans le cadre d’un prétendu « centralisme démocratique », qui avait beaucoup de centralisme mais pas la moindre démocratie, dont certains de ses dirigeants les plus importants étaient d’origine ouvrière et/ou membres actifs d’un syndicat.

La distinction traditionnelle entre réforme et révolution, née des polémiques entre la social-démocratie et le marxisme révolutionnaire à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, ne s’applique pas au phénomène historique différent des partis communistes sous le contrôle de Staline à partir des années 1920.

Elle ne s’applique à coup sûr pas davantage à l’analyse du PSP cubain. Les communistes cubains ont généralement suivi les directives dictées par Moscou, en appliquant une ligne ultra-gauche et sectaire notamment pendant ce qu’on a appelé la « troisième période » (1928-1935) – qui a eu des effets désastreux sur la révolution de 1933 et a contribué de manière significative à son échec – ou comme des politiciens et des opportunistes, à l’unisson du reste des partis communistes latino-américains, dans d’autres périodes.

Il est bon de noter que tout au long de ces étapes le parti communiste cubain a conservé les mêmes principaux dirigeants alors que d’autres dirigeants, relativement peu nombreux, ont été victimes de purge ou se sont éloignés.

Tout au long de la révolution cubaine, aucune personnalité importante du PSP n’a montré de volonté ou d’engagement pour préserver le statu quo capitaliste. Aucun n’a rompu avec Fidel Castro lorsque le dirigeant cubain a conduit le pays vers le communisme, contrairement à ce qui s’est produit avec presque tous les dirigeants politiques cubains authentiquement réformistes. En fait, comme je l’expose en détail dans le cinquième chapitre de mon livre The Origins of the Cuban Revolution Reconsidered[2], dans les premiers mois de la période révolutionnaire, le PSP a adopté une position beaucoup plus radicale que celle de Fidel Castro, jusqu’à ce qu’ensuite le « Líder Maximo » surpasse le PSP en radicalité.

Dans cette nouvelle étape, le PSP a commencé à se comporter avec plus de prudence que Fidel, même s’il a finalement soutenu ses mesures anticapitalistes. Plus important encore est le fait que le PSP a fusionné avec le Mouvement du 26 Juillet et le Directoire Révolutionnaire pour former le nouveau Parti Communiste de Cuba où il a joué un rôle très important à travers des personnalités comme Carlos Rafael Rodríguez. Compte tenu de ces faits, cela n’a aucun sens de qualifier les communistes cubains de réformistes au sens que ce terme a acquis dans le marxisme du XXe siècle.

L’évolution politique d’Ernesto Che Guevara

Pour Habel et Löwy, mes considérations sur l’origine bohème de Che Guevara dans le premier chapitre de mon livre sont hors de propos. Or pour moi, cela participe d’un effort visant à retracer les racines de l’importance que, contrairement à d’autres dirigeants de la révolution cubaine, il a accordée aux stimulants moraux. Comme je l’explique dans mon livre, tous les dirigeants révolutionnaires ont finalement adopté de facto une politique de stimulants moraux, en raison de l’absence de biens matériels suffisants – causée à la fois par le blocus criminel américain et par la mauvaise et très inefficace administration de l’État –, pour chercher à motiver les travailleurs à faire davantage d’efforts sur leur lieu de travail.

Pour le Che, cependant, les stimulants moraux n’étaient pas une question purement pratique dépendant des circonstances, mais bien plutôt le produit de sa vision du monde, qui s’était forgée à l’origine au sein d’une famille pour qui posséder des biens matériels en abondance n’était pas une valeur primordiale, une famille de classe supérieure dont le statut social tendait à décliner. Guevara avait déjà montré dans son enfance et son adolescence un penchant pour l’ascétisme, exprimé dans sa grande admiration pour le Mahatma Gandhi qui, outre son rôle central dans l’indépendance de l’Inde, a peut-être été l’ascète le plus connu du XXe siècle. L’ascétisme du Che a pris d’autres formes dans sa vie adulte, mais il n’a jamais disparu.

On peut en trouver un exemple très révélateur dans la réflexion qu’il a faite lors d’une réunion avec les principaux responsables du ministère de l’Industrie en 1964, sur la différence entre Cuba où un téléviseur en panne était un problème et le Vietnam où la télévision n’existait pas.

Pour Guevara, le développement de la conscience permettait de remplacer ce qu’il considérait comme des « biens secondaires », devenus partie intégrante de la vie d’une personne mais qui traduisaient un besoin que l’éducation de la société en général pouvait éliminer[3].

Il faut souligner que le Che n’affirmait pas simplement que dans les situations de crise, les gens devaient se résigner à ne pas disposer de certains biens ou avantages et que la conscience révolutionnaire le faciliterait. Sa proposition allait beaucoup plus loin, en préconisant une perspective politique et même philosophique plus profonde où les gens seraient éduqués pour ne pas désirer ces biens, avec le retour à une période antérieure où ces besoins n’existaient pas encore.

La vie bohème que menait la famille de Guevara à Buenos Aires tendait à être le propre de pays riches comme la France, l’Italie, les États-Unis et l’Argentine de l’enfance et de l’adolescence de Che Guevara (né en 1928), alors qu’elle était encore considérée comme l’un des pays les plus riches du monde, et certainement le plus riche d’Amérique latine. Mais cette vie bohème, au sens d’un rejet culturel des valeurs marchandes du capitalisme avancé, n’avait pas cours à Cuba. En fait, dans les années 1940 et 1950, le terme « bohème » était appliqué à Cuba presque exclusivement à la vie nocturne des cafés, restaurants et cabarets, et aux personnes qui, souvent pour des raisons professionnelles, comme dans le cas d’artistes, de garçons de café, de journalistes, d’employés des journaux et des services en général, se rendaient dans ces endroits dans le cadre de leur vie sociale.

Pour des raisons idéologiques et politiques, aussi bien Che Guevara que les autres dirigeants révolutionnaires se sont focalisés sur les stimulants matériels et moraux et ont complètement ignoré l’option supplémentaire des stimulants politiques, comme l’autogestion des travailleurs, qui aurait permis de discuter et de prendre des décisions démocratiques en matière de production et de gestion par la base sur les lieux de travail. Ce type de stimulant aurait pu être un remède à la passivité et à l’indifférence des travailleurs soumis à des systèmes bureaucratiques, tels ceux de l’Union soviétique et de l’Europe de l’Est, ce qui est toujours le cas à Cuba.

Compte tenu de l’absence totale de démocratie, les stimulants moraux et l’appel à la conscience étaient plutôt une manière de rendre les travailleurs responsables de la réussite de leurs tâches sans qu’ils aient le pouvoir de décision sur ce qui est produit ni la façon de produire sur leur lieu de travail. Et ce d’autant plus qu’ils ne pouvaient pas compter sur les syndicats pour défendre leurs droits et leurs intérêts, puisque après le congrès ouvrier historique de novembre 1959, ils avaient cessé d’être des organisations ouvrières pour devenir progressivement des instruments de l’État et des administrations bureaucratiques.

Pour ce qui est de la guerre de guérilla, c’est une question qui montre à quel point la stratégie politique de Che Guevara signifiait des rapports « par en haut » et « de l’extérieur » avec la paysannerie. Ainsi, par exemple, Guevara cite en l’approuvant un passage de la Deuxième déclaration de La Havane du 4 février 1962, qui stipule que, en raison de l’ignorance dans laquelle elle a été maintenue et de l’isolement dans lequel elle vit, la paysannerie a besoin d’une direction politique et révolutionnaire de la classe ouvrière et des intellectuels révolutionnaires [et, par conséquent, du Parti qui représente cette avant-garde][4].

Et dans son traité de 1960 sur la guerre de guérilla, Guevara rejetait lui-même l’idée selon laquelle le débat et la prise de décision démocratiques seraient applicables à tous les aspects de la vie de la guérilla, en dehors du combat lui-même. Il a bien reconnu qu’il était nécessaire de créer des organisations qui établissent des règles pour les paysans dans les zones libérées, mais il n’a jamais formulé de mécanismes de représentation démocratique permettant aux paysans d’apprendre à s’autogouverner dans la pratique[5].

Le communisme de Che Guevara

C’est dans le Guatemala réformiste des années 1950, sous la présidence de Jacobo Árbenz (qui avait été démocratiquement élu avant d’être renversé par une intervention ouverte de la CIA), que Guevara a adhéré au communisme, tout en refusant de rejoindre le parti communiste local (Partido Guatemalteco del Trabajo, PGT). Cette décision était fondée sur plusieurs raisons, mais surtout sur le fait qu’adhérer au parti était une obligation pour obtenir un emploi public, ce que Guevara a rejeté avec une indignation justifiée. Après avoir rejoint le Mouvement du 26 juillet à Mexico, il participe au débarquement du Granma à Cuba en décembre 1956 et fait partie de la petite minorité qui a survécu.

Le guérillero argentin s’est distingué dans la lutte de guérilla dans la Sierra Maestra et a été nommé commandant, le grade le plus élevé. Déjà dans la Sierra Maestra, même s’il n’a jamais adhéré au vieux parti communiste cubain, Guevara a commencé à collaborer avec lui. À la fin de 1957, lorsque le Che a créé sa première école de formation politique pour cadres dans la Sierra Maestra, il a demandé au PSP de lui envoyer son premier instructeur politique. Le PSP a envoyé Pablo Ribalta, un communiste cubain, noir, jeune mais expérimenté qui, des années plus tard, a été nommé ambassadeur en Tanzanie, devenant ainsi le principal contact avec La Havane lorsque Che Guevara s’est engagé dans la guerre de guérilla au Congo.[6]

Contrairement à d’autres dirigeants du Mouvement du 26 juillet, Guevara s’est montré très ouvert sur ses positions politiques. Par exemple, il a entamé un dialogue avec « Daniel » (le commandant René Ramos Latour), dont la politique est qualifieé par Paco Ignacio Taibo II d’« ouvriériste radicale et nationaliste » et qui est mort plus tard lors d’un affrontement dans la Sierra Maestra. Dans une lettre que le Che lui écrit le 14 décembre 1957, et que Guevara qualifiera plus tard de « plutôt stupide » mais sans expliquer les raisons de cette qualification, il dit à « Daniel » : « J’appartiens par ma préparation idéologique à ceux qui sont convaincus que la solution aux problèmes du monde se trouve derrière ce qu’on appelle le rideau de fer et je considère ce mouvement comme l’un des nombreux mouvements provoqués par le désir de la bourgeoisie de se libérer des chaînes économiques de l’impérialisme. »

Dans la même lettre, Guevara continue de décrire Fidel Castro comme un authentique leader de l’aile gauche de la bourgeoisie, mais qui possède des qualités qui le placent bien au-dessus de sa classe. Il félicite également Fidel pour les actions importantes qu’il a récemment menées en direction de secteurs opportunistes de l’opposition, admettant sa honte de ne pas avoir prévu qu’il serait en mesure de les entreprendre.[7]

L’étroite collaboration du Che avec l’ancien PSP a duré près de quatre ans, y compris les années critiques de la consolidation du système communiste cubain. Au début de 1959, il y avait trois tendances au sein du gouvernement révolutionnaire. La tendance libérale, dirigée par les ministres Roberto Agramonte, Elena Mederos et le président Manuel Urrutia. La tendance nationaliste révolutionnaire que Paco Ignacio Taibo II décrit comme un secteur de gauche qui combinait « l’anti-impérialisme avec une forte critique des communistes considérés comme conservateurs et sectaires »[8]. Ce groupe anti-impérialiste comprenait David Salvador, principal dirigeant de la CTC (Confédération des travailleurs de Cuba), Carlos Franqui, directeur du journal Revolución, organe du Mouvement du 26 juillet, et d’autres dirigeants importants du Mouvement du 26 juillet comme Marcelo Fernández et Faustino Pérez. La troisième tendance était formée par une alliance de plusieurs dirigeants révolutionnaires importants, tels que Guevara et Raúl Castro (chef des forces armées), avec le PSP.

Quant à Fidel Castro, il s’efforçait de se tenir à l’écart de ces luttes internes au régime, autorisant, par exemple, les controverses opposant Revolución et le PSP, tout en rencontrant en fait fréquemment mais secrètement ce troisième groupe chez Guevara, sur la plage de Tarará, pour préparer la loi de réforme agraire promulguée en mai 1959. Il est à noter qu’aucun des membres de la tendance nationaliste révolutionnaire n’a été invité à ces réunions.

Une série d’événements survenus à partir de septembre 1959 et tout au long de 1960 ont clairement indiqué la fin de la phase ouverte et pluraliste de la révolution cubaine. Le 14 septembre 1959, Euclides Vázquez Candela, l’un des principaux rédacteurs de Revolución, met fin aux controverses de son journal avec le PSP. Le 1er octobre, Alexandre Alekseev, un agent des renseignements soviétiques, arrive à La Havane, se présentant d’abord comme journaliste puis comme diplomate, alors qu’en réalité il était un envoyé officieux de Moscou auprès des dirigeants révolutionnaires. Après s’être réuni avec certains des principaux dirigeants du PSP, il a rencontré le Che.[9]

Puis, en octobre, le commandant Huber Matos, chef militaire de la province de Camagüey et ancien instituteur qui avait combattu dans la Sierra Maestra, a démissionné de son poste pour protester contre ce qu’il a dénoncé comme une influence communiste croissante dans le régime de Fidel Castro. Réagissant avec une grande fureur, le Líder Máximo a accusé Matos de trahison, ce qui lui a valu d’être condamné à vingt ans de prison après un procès où aucune preuve n’a jamais été présentée attestant que Huber Matos aurait conspiré ou incité à la violence contre le gouvernement révolutionnaire. L’ex-commandant n’a été libéré qu’en 1979, après avoir purgé la totalité de sa peine.

La clôture de l’étape pluraliste de la révolution s’est poursuivie avec la suppression de l’indépendance du syndicalisme cubain. En novembre 1959, la Confédération des travailleurs de Cuba (CTC) a tenu son Xe congrès.

Au vu de l’élection des délégués au début du mois, il était clair que les résultats seraient similaires à ceux des différentes élections syndicales qui s’étaient tenues au printemps et que les communistes cubains seraient exclus de la direction de la CTC. Cela a décidé Fidel Castro à intervenir personnellement pour garantir l’élection d’une direction pro-communiste.

Même si les dirigeants syndicaux communistes n’ont pas été inclus dans la nouvelle liste de candidats, les prétendus dirigeants syndicaux unitaires de la CTC dirigés par Jesús Soto, alliés aux communistes, l’ont été et ont obtenu la majorité dans la nouvelle direction. Peu de temps après, environ la moitié des dirigeants hostiles au PSP ont été exclus lors d’assemblées loin d’être démocratiques, certains finissant même en prison. Ces épurations ont ouvert la porte à un processus de contrôle étatique des syndicats de type soviétique, qui a culminé avec le XIe congrès, tenu en novembre 1961. Contrairement aux débats du Xe congrès, ce congrès a été celui de l’unanimité et c’est à l’unanimité qu’a été élu comme secrétaire général nul autre que Lázaro Peña, le vieux dirigeant syndical stalinien.

Dans le cadre de son offensive contre toutes les expressions sociales et politiques autonomes et pluralistes à Cuba, le gouvernement de Fidel Castro s’en est pris aux associations de Noirs et de femmes. En ce qui concerne les Noirs elles prenaient généralement la forme d’associations d’entraide. Carlos Moore raconte comment, dans l’une de ces associations composées de modestes travailleurs, les « Amoureux du Progrès », des hommes se réunissaient régulièrement pour boire et discuter de questions politiques, pour aider les enfants à faire leurs devoirs scolaires et pour étudier l’histoire des Noirs cubains, pratiquement ignorée par le système d’enseignement public.[10]

Au cours de l’année 1959, les dirigeants révolutionnaires décidèrent d’éliminer cette source de pouvoir indépendant. Peu après que Juan René Betancourt, un intellectuel noir de renom agissant comme superviseur provisoire de la Fédération Nationale des Sociétés Noires, eut informé le gouvernement que le VIIe congrès national de l’organisation était prévu pour fin novembre 1959, il a eu la surprise d’apprendre lors d’une émission de radio qu’il avait démissionné de sa charge « sous la pression d’autres obligations ». Ce fut le début d’un processus qui, au milieu des années 1960, a éliminé les sociétés de gens de couleur en tant que force vitale de la société noire cubaine.[11]

Quelque chose de similaire s’est produit concernant la situation des femmes cubaines. Le gouvernement révolutionnaire a ainsi créé la Fédération des Femmes Cubaines (FMC), l’une de ses nombreuses « organisations de masse » (qui sont devenues plus tard les courroies de transmission du parti unique), avec à la clé la dissolution forcée de 920 organisations de femmes, indépendantes, qui existaient déjà avant la révolution. Le mouvement des femmes à Cuba ayant disparu depuis vingt ans, le gouvernement a atteint ses objectifs sans grande résistance, à la différence des luttes et des purges qui ont eu lieu dans le mouvement syndical en 1959 et 1960.[12]

Enfin, à partir de mai 1960, le gouvernement révolutionnaire a éliminé la presse indépendante, tant de droite (Diario de la Marina) que libérale (Prensa Libre). Bohemia, la publication cubaine la plus importante, qui suivait une politique de gauche libérale et sociale-démocrate, mais hostile au PSP, a été reprise par des personnes qui se pliaient aux directives du gouvernement. Son rédacteur en chef, Miguel Ángel Quevedo, qui avait soutenu Fidel Castro depuis de nombreuses années, a dû quitter le pays.

Nous ne savons pas jusqu’où Guevara a été directement impliqué dans ces événements particulièrement importants, mais il est clair que, hormis les objections qu’il a soulevées en privé concernant la manière dont le gouvernement révolutionnaire avait traité Huber Matos, il a soutenu les mesures adoptées par le gouvernement de Fidel Castro et il l’a fait résolument, sans formuler publiquement aucune remise en cause des changements radicaux de la période critique entre septembre 1959 et l’été 1960. Quoi qu’il en soit, il est évident qu’en tant qu’un des principaux dirigeants du gouvernement, le Che a été politiquement responsable du virage pris alors.

En ce qui concerne les syndicats, le Che a suivi une politique très proche de celle adoptée par la CTC après novembre 1959. En sa qualité de ministre de l’Industrie, il a déclaré en juin 1961 que les travailleurs cubains devaient s’adapter à un régime collectiviste et que, par conséquent, ils ne pouvaient pas participer à des grèves.[13] Guevara formulait avec ses propres mots l’idée que, puisque l’État cubain était un État ouvrier, il était impossible qu’il y ait un conflit d’intérêts entre les travailleurs et l’État. C’était indiscutablement ignorer que persistaient des différences de classe et une division hiérarchique du travail sous le socialisme cubain.

Des années plus tard, alors qu’il préparait son départ au Congo, le Che a admis en privé dans ses Notes[14] que, même si l’existence de syndicats ne se justifiait pas sous le socialisme, parce qu’il n’y avait pas d’exploitation de classe dans ce système, ils étaient nécessaires pour faire face aux abus potentiels sur les lieux de travail. Il admettait également dans ces Notes que la démocratie syndicale à Cuba était un « mythe parfait », étant donné que c’était le Parti communiste qui présentait une liste unique de candidats, toujours élue, sans participation des masses.[15] Ce sur quoi il n’avait par contre aucune hésitation, c’était son opposition à toute procédure contentieuse entre les travailleurs et l’État employeur qui, selon les termes mêmes de Guevara, incarnait l’avant-garde ouvrière.[16]

Dans son article du 18 juin 1960 « La classe ouvrière et l’industrialisation de Cuba », Guevara reconnaît qu’être ouvrier n’est pas la même chose qu’être dirigeant d’une usine, vu que ces deux groupes perçoivent les problèmes sous des angles différents. Pour résoudre cette question, il propose que les deux groupes échangent leurs arguments afin de pouvoir traiter les problèmes à partir des deux points de vue et de parvenir à une solution. Dans le fond, ce qu’il faisait était de réduire les problèmes de la lutte de classe et de la division hiérarchique du travail à un simple problème de communication.

Lorsque René Dumont, agronome français de gauche, a tenté de convaincre Guevara de l’importance de la participation des travailleurs dans leurs coopératives afin de créer l’idée que leur entreprise leur appartenait, au moins en copropriété, le Che a réagi très vivement en affirmant que « ce n’est pas d’un sentiment de propriété que les gens ont besoin, mais d’un sentiment de responsabilité ».[17] (René Dumont, Cuba : Socialisme et développement, New York, Grove Press, 1970, 51-52).

Le gouvernement révolutionnaire dont Guevara était l’un des dirigeants les plus importants a décidé que les prises de décision dans les industries nationalisées étaient la prérogative exclusive des administrateurs nommés par le gouvernement central, ce qui était présenté comme un processus de discussion collective mais où les responsabilités et les prises de décision relevaient d’une seule personne.[18]

Che Guevara et Cuba aujourd’hui

Le système de parti unique a constitué le principal obstacle à la démocratisation et au progrès à Cuba. Guevara ne s’y est jamais opposé et n’a jamais émis de critique à ce sujet. Le PCC, le parti unique, n’est pas en réalité un parti puisqu’un parti n’existe que dans ses rapports aux autres partis. Mais le terme « parti » n’est pas non plus pertinent car il est associé dans l’esprit de millions de personnes aux régimes électoraux.

Dans le cas de Cuba, le Parti est bien plus que cela, en raison des courroies de transmission qui le relient aux prétendues organisations de masse, comme les syndicats, les organisations de femmes et de nombreuses autres institutions, y compris le pouvoir judiciaire, auxquelles il transmet des « directives » fixant la politique à adopter et à mettre en œuvre dans les différents secteurs de la société.            

Le PCC contrôle les médias (radio, télévision, journaux et magazines) à travers les « orientations » qui leurs sont transmises par son Département idéologique. Il convient de noter que ce département ne se contente pas de censurer toute information nationale susceptible de nuire au gouvernement et au système en vigueur à Cuba, ou aux gouvernements étrangers alliés ou avec lesquels il entretient des relations amicales.

Le PCC contrôle également le système électoral, en utilisant les prétendues Commissions de candidatures comme filtre pour écarter non seulement les candidatures d’opposition, mais également toute personne qu’elles jugent susceptible de ne pas se conformer aux « orientations » futures du PCC. C’est ce pouvoir illimité du PCC, inscrit dans la Constitution de la République de Cuba, qui est la principale cause de l’inexistence d’un État de droit dans l’île, de ce que règne l’arbitraire gouvernemental, que les lois ne soient pas adoptées démocratiquement et qu’elles soient souvent ignorées et violées par des décisions administratives ou policières à la convenance du gouvernement.

C’est ce qui permet la vaste répression qui sévit à Cuba, tant politique que sociale. Selon l’institut universitaire britannique Institute for Crime and Justice Policy Research, qui publie la « Liste mondiale de la population carcérale » établie par les universitaires Helen Fair et Roy Walmsley, Cuba se classe au cinquième rang pour le nombre de prisonniers de droit commun par habitant (le gouvernement cubain ne reconnaît pas la catégorie de prisonnier politique) dans la liste de 223 systèmes pénitentiaires de pays indépendants et de territoires dépendants. Cuba n’est dépassé que par les États-Unis, le Rwanda, le Turkménistan et le Salvador.

Récemment, le nombre de prisonniers politiques proprement dits a dépassé largement les 500, en raison des procès organisés contre les personnes arrêtées lors des grandes manifestations de rue du 11 juillet 2021. Les tribunaux cubains ont condamné des dizaines de manifestants à de nombreuses années d’emprisonnement (y compris des peines de prison de plus de vingt ans) en les inculpant pour dommages matériels vu que la majorité des manifestants avaient agi pacifiquement et qu’il n’y avait pas eu un seul mort ni blessé grave.

Il faut insister sur le fait que Che Guevara ne s’est jamais opposé au système de parti unique, ni à Cuba ni en URSS, même s’il a déclaré à une occasion que le terme « centralisme démocratique » avait été utilisé par tellement de systèmes politiques qu’il avait cessé d’avoir un sens clair et distinctif.[19] Il est frappant, cependant, que même si Guevara a parfois critiqué sévèrement le système soviétique – notamment en ce qui concerne les réformes appliquées à son économie qu’il considérait favorables aux forces du marché – et a même modifié son opinion première positive sur Staline, il a en même temps gardé une attitude acritique à l’égard d’aspects extrêmement importants du système de parti unique soviétique.

Ainsi, par exemple, le Che a déclaré « que la bombe atomique soviétique était entre les mains du peuple », quelque chose de manifestement faux que seuls les partisans acritiques de ce système politique auraient soutenu[20], alors qu’en outre les armes nucléaires conduisent à l’élimination de peuples entiers, sans distinction entre combattants et civils, classes dirigeantes et masses populaires.

Il faut évidemment tenir compte de la crise économique extrêmement grave que traverse Cuba, proche par son ampleur d’un désastre économique, une crise que le pays a connue à la suite de l’effondrement du bloc soviétique au début des années 1990. Cuba souffre aujourd’hui d’une grave pénurie de produits de base pour l’alimentation et la santé de la population, avec un taux d’inflation qui en avril 2023 est de 45 %, après avoir atteint 77 % auparavant. Compte tenu de cette situation, il n’est pas surprenant que la valeur du dollar ait beaucoup augmenté.

Cela fait longtemps déjà que l’économie cubaine est en déclin et que le taux d’investissement est bien inférieur à ce qui serait nécessaire pour maintenir la production et le niveau de vie existants. Et moins encore pour atteindre une croissance économique indispensable pour améliorer sensiblement la situation de la grande majorité de la population.

Ces deux dernières années ont connu la plus grande vague d’émigration qui ait jamais touché Cuba (autorisée et indirectement encouragée par le gouvernement). D’ici fin 2023, on estime que plus de 450 000 personnes auront émigré au cours des deux dernières années, un nombre extraordinaire pour un pays de 11 millions d’habitants. Cette émigration aggravera la crise démographique que connaît le pays depuis bien des années, surtout si l’on tient compte du fait que, en général, les plus susceptibles d’émigrer sont les jeunes.

Compte tenu des circonstances économiques très difficiles ainsi que des dimensions et de la structure de l’économie cubaine, tout type de démocratie socialiste à Cuba devrait inévitablement inclure un secteur privé important composé de petites entreprises (mais pas de ce que l’on appelle les « moyennes » entreprises, qui peuvent avoir jusqu’à 100 salariés et qui sont en réalité des entreprises capitalistes) et des investissements capitalistes extérieurs réglementés par un État socialiste démocratique, ce qui nécessiterait de poursuivre la lutte contre le blocus américain qui constitue, parmi bien d’autres facteurs, un obstacle à la pleine réalisation de cet objectif.

Cela constituerait une nouvelle version de ce qu’on a appelé en URSS la Nouvelle Politique Économique (NEP). Cette politique, qui faisait des concessions aux paysans et aux petits commerçants et industriels, a été instaurée en 1921 par Lénine, conscient que le « communisme de guerre » en vigueur depuis le milieu de l’année 1918 rencontrait une grande résistance de la part de la paysannerie (80 % de la population) et des révoltes armées telles que celles des « armées vertes », notamment des paysans de la région de Tambov en 1920 et 1921 et celle des marins et de la population de Kronstadt en mars 1921.

Dans ce contexte, un volontarisme aussi extrême que celui de Che Guevara non seulement n’aurait aucune pertinence à Cuba aujourd’hui, mais serait aussi politiquement très préjudiciable. Dans ses analyses de la NEP en URSS, le Che a explicitement ignoré la réalité de la gigantesque crise économique de l’Union soviétique des années 1920, en déclarant, fait sans précédent, qu’à cette époque « rien n’était économiquement impossible », et en ajoutant que la seule chose à considérer était de savoir si une politique économique était basée sur « le développement de la conscience socialiste ».[21].

En d’autres termes, il considérait que la « conscience socialiste » aurait pu surmonter les obstacles économiques objectifs du sous-développement et la grave pénurie créée par la sanglante guerre civile en Russie. Si une telle « conscience » avait réussi à conquérir le pouvoir, ce processus aurait alors inévitablement abouti à une « accumulation primitive » résultant d’une exploitation brutale, comme ce fut effectivement le cas sous Staline des années plus tard.

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Samuel Farber est né et a grandi à Cuba. Il a participé à la mobilisation des élèves de l’enseignement secondaire contre la dictature de Batista. Il est professeur émérite de la City University of New York (CUNY) et réside dans cette ville.

Notes

[1] Jorge Ibarra, Prologue to Revolution : Cuba, 1898-1958, trans. Marjorie Moore, Boulder, Colorado, Rienner, 1998, p. 170.

[2] Samuel Farber,The Origins of the Cuban Revolution Reconsidered, University of North Carolina Press, 2006, p. 137-166.

[3] Che Guevara, Apuntes Críticos a la Economía Política, María del Carmen Ariet García éd., Ocean Press, 2006, p. 304. (édition française : Che Guevara, Notes critiques de l’économie politique, Mille et une Nuits.)

[4] Ernesto Che Guevara, « La guerra de guerrillas : Un Método », in Rolando E. Bonachea et Nelson P. Valdés éd., Che : Selected Works of Ernesto Guevara, Cambridge, Massachusetts, 1969, p. 91 (édition française : Ernesto Che Guevara, La Guerre de gérilla, Mille et Une Nuits, 2009).

[5] Che Guevara, Guerrilla Warfare, 3rd ed., édité par Brian Loveman and Thomas M. Davies, Jr., Wilmington, De: SR Books, 1977, p. 108.

[6] Jon Lee Anderson,Che Guevara. A Revolutionary Life, p. 29697.

[7] Carlos Franqui, Diario de la Revolucion cubana, Paris, Ruedo Ibérico, p. 362 (édition française : Carlos Franqui, Journal de la Révolution cubaine, Seuil, 1976) ; Paco Ignacio Taibo II, Ernesto Guevara también conocido como el Che, Mexico, D.F., Planeta, Joaquín Mortiz, 1996, p. 188. (édition française : Paco Ignacio Taibo II, Ernesto Guevara connu aussi comme le Che, Payot, 2001).

[8] Paco Ignacio Taibo II, op. cit, p. 354.

[9] Jon Lee Anderson, op. cit., p. 429, 437.

[10] Carlos Moore, Pichón : A Memoir : Race and Revolution in Castro’s Cuba, Chicago, Lawrence Hill Books, 2008, p. 45-46).

[11] Juan René Betancourt, « Castro and the Cuban Negro », Crisis 68, n° 5 , 1961, p. 271, 273.

[12] Lois M. Smith and Alfred Padula, Sex and Revolution : Women in Socialist Cuba, New York, Oxford University Press, 1996, p. 32.

[13] Ernesto Che Guevara in Revolución, 27 juin 1961.

[14] Che Guevara, Notes critiques…, op. cit.

[15] Che Guevara, Apuntes Críticos…, op. cit.,p. 412-13.

[16] Che Guevara, Apuntes Críticos…, op. cit., p. 249.

[17] Rene Dumont, Cuba: Socialism and Development, New York, Grove Press, 1970, p. 51-52. (édition originale française : René Dumont, Cuba : Socialisme et développement, Seuil, 1964).

[18] Ernesto Che Guevara, « Discusión colectiva : Decisión y responsabilidades únicas », in Escritos y discursos, cité dans Marifeli Perez-Stable, The Cuban Revolution, New York, Oxford University Press, 1993, p. 102.

[19] Che Guevara, Apuntes Críticos…, op. cit., p. 137.

[20] Che Guevara, Apuntes críticos…, op. cit., p. 294.

[21] Che Guevara, Apuntes críticos…, op. cit., p. 246.

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