Mais d’où vient Cheminade ? Trajectoire d’un courant d’extrême droite, conspirationniste et négationniste
Pour la troisième fois, Jacques Cheminade est candidat à l’élection présidentielle française. S’il n’est guère pris au sérieux politiquement, il est souvent évoqué le sourire aux lèvres, comme une simple bizarrerie faisant son retour dans le paysage médiatique tous les cinq ans. Il arrive même que certains le louent pour son opposition à ce que Cheminade nomme « l’occupation financière ».
Bien que complètement loufoque sur le plan intellectuel et politique, le courant auquel il appartient – dont le chef incontesté, Lyndon LaRouche, est un militant états-unien illuminé et brutal (comme on pourra l’apprécier ci-dessous) – ne devrait pourtant guère prêter au rire : conspirationniste, négationniste, nouant des alliances avec de nombreux groupes d’extrême droite, il s’est également fait remarquer par des escroqueries (aboutissant à des peines de prison ferme de plusieurs années pour le gourou du groupe et d’autres dirigeants).
Scott McLemee, un militant anticapitaliste états-unien de longue date, inscrit Jacques Cheminade dans la trajectoire de ce courant d’extrême droite.
La campagne présidentielle de Jacques Cheminade est le dernier chapitre de l’histoire d’un courant politique international qui a commencé à se cristalliser il y a environ cinquante ans : le mouvement créé par le génie autoproclamé et vétéran de la politique, Lyndon Hermyle LaRouche, Jr.
LaRouche, dans les derniers mois, a exprimé publiquement son enthousiasme certes modéré pour Donald Trump. Mais dans la presse américaine LaRouche est souvent appelé le « candidat perpétuel à la présidence », une étiquette qui pourrait bien être attribuée à son disciple français, ainsi qu’à Helga Zepp-LaRouche, qui défend les doctrines politiques et économiques de son mari en Allemagne. Ce sont les figures les plus importantes du Conseil international des Comités du Travail, qui a des mouvements affiliés en Europe et en Amérique latine, ainsi que quelques sympathisant-e-s en Russie et en Asie. Quelques faits sur l’histoire et le caractère de LaRouche et de ses partisans peuvent s’avérer intéressants pour les lecteurs intrigués par le personnage de Cheminade.
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Ce « mouvement » s’est d’abord enraciné à New York et Philadelphie au milieu des années 1960, lorsque les militants étudiants de la gauche radicale ont commencé à suivre les cours sur la théorie économique marxiste d’un conférencier connu sous le nom de Lyn Marcus. C’était à l’époque le nom de plume de LaRouche depuis plusieurs années au sein du mouvement trotskyste.
Il a souvent été dit que ce pseudonyme provient de « Lénine Marx », bien qu’il n’y ait aucune preuve à ce sujet, et que « Lyn » soit simplement un diminutif familier de son prénom. LaRouche a rejoint le Socialist Workers Party à Boston en 1949 et y est resté jusqu’en 1965. Pendant tout le temps où il en a été membre, LaRouche a suivi les traces de son père en travaillant comme ingénieur ergonome – spécialisé dans les questions d’efficacité – dont la mission consistait à accélérer la cadence de production sur les chaînes de montage. Il a également travaillé comme consultant pour les entreprises sur la façon d’utiliser des ordinateurs pour gérer leurs comptes. Son travail a laissé beaucoup de temps à LaRouche pour écrire des lettres et des documents sur la théorie marxiste. Les dirigeants trotskystes semblent ne lui avoir accordé aucun crédit, et selon les dires de divers membres de longue date, il semblerait qu’il était considéré comme un homme étrange ou peut-être mentalement déséquilibré.
LaRouche lui-même voyait les choses différemment, bien sûr. Il en conclut que personne dans le SWP ne pouvait servir « en tant que dirigeant révolutionnaire compétent », comme il l’a écrit en 1970. Il les considérait comme « du personnel d’entretien qui gardait les locaux chauffés et aérés pour l’arrivée des vrais dirigeants révolutionnaires ». Lui seul possédait la maîtrise de la théorie marxiste pour les former, et à partir de 1965, il tenta d’affirmer son autorité au sein de membres mécontents et d’ex-membres du SWP.
Il réussit à en attirer quelques-uns, mais dans le processus commença à montrer un certain talent d’écriture en matière de dénonciation incendiaire de ses adversaires, utilisant souvent des éléments de terminologie psychanalytique qu’il avait recueillis dans ses lectures. Le témoignage le plus frappant à ce sujet vient peut-être du leader trotskyste britannique Gerry Healy, un personnage qui a souvent soumis ses propres camarades à des agressions verbales et physiques brutales. Répondant à LaRouche en 1966, Healy écrivit : « Dans toutes nos expériences de polémique et de discussion avec des adversaires politiques ici et à l’échelle internationale, nous n’avons jamais lu une lettre ou un document qui comprenait des caractérisations subjectives aussi féroces contre des adversaires ». Peut-être incarna-t-il pour Healy un modèle qu’il aspirait à égaler.
Dans tous les cas, LaRouche décida qu’il avait besoin de construire un tout nouveau mouvement adapté à ses propres caractéristiques. Le maccarthysme avait effectivement détruit toute présence marxiste chez les universitaires aux États-Unis, et cela plaça LaRouche en position favorable.
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Il commença à enseigner un cours sur le Capital de Marx à l’Université libre de New York (une institution importante de la «contre-culture» qui attirait le milieu des jeunes radicalisé-e-s par la lutte contre le racisme et la guerre du Vietnam) et, en 1967, il avait drainé un réseau de partisans enthousiastes. Quasiment tout le monde s’accordait à dire qu’il était un orateur efficace et il commença à assurer des conférences pour les membres du SDS (Students for a Democratic Society) à l’Université de Columbia et ailleurs. Le SDS était la plus grande organisation de gauche aux États-Unis à l’époque, avec environ 100 000 membres à son apogée. À Columbia, les partisans de LaRouche constituèrent un courant appelé le Labor Committee (LC) qui joua un rôle important lorsque les étudiants occupèrent le bureau du président de l’université au cours d’une manifestation de masse en 1968.
L’année suivante, le LC existait dans un certain nombre de campus, et LaRouche commença à rassembler un petit nombre de partisans en Europe. La déclaration formelle des principes énoncée par le Conseil national des Comités du Travail en 1971 laisse voir une veine indiscutablement inspirée du marxisme hégélien combinée à des éléments de psychanalyse. Elle manifeste également une certaine tonalité technocratique, reflétant sûrement l’expérience de LaRouche qui était un fan de l’informatique. Mais il y a aussi des moments où la théorie suit des tangentes assez étranges :
« L’intelligentsia révolutionnaire est donc la représentation embryonnaire d’une nouvelle espèce humaine, une espèce prométhéenne qui cherche à reproduire son propre genre parmi les rangs de la classe ouvrière. Cela inclut, en partie, le développement des individus en tant que tels, mais il est un travail plus général et essentiel, consistant à faire advenir les nouvelles espèces de l’humanité à travers les formes de tout ce qui s’apparente à la classe politique pour elle-même [sic]. Ce sont ces formes de lutte-organisation autour de ce qui s’apparente au programme socialiste qui transforment la conscience des travailleurs individuels et transforment ainsi une majorité de la classe ouvrière (en fin de compte) en socialistes révolutionnaires partageant la même vision du monde et les mêmes engagements de principe en tant que groupe fondateur de l’intelligentsia révolutionnaire ».
Le LC attira un certain nombre d’étudiant-e-s diplômé-e-s et de jeunes universitaires, dont certain-e-s doté-e-s d’une formation scientifique. Dans les premières années du mouvement, sa revue théorique The Campaigner publia des traductions de l’Anti-Critique de Rosa Luxemburg et des «Fondements de la théorie des ensembles transfinis» de Georg Cantor. À cet égard, il se distinguait clairement de l’anti-intellectualisme primaire typique du reste de la gauche américaine de cette époque. Mais LaRouche lui-même fit constamment des prédictions apocalyptiques à propos de l’imminence d’un effondrement économique au niveau mondial, et rassembla ses membres autour de manifestes pourvus de titres tels que « Notre marche immédiate vers le pouvoir mondial ».
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En 1973, le mélange d’excitation intellectuelle et de folie des grandeurs était devenu de plus en plus explosif. LaRouche annonça que la LC avait établi une « hégémonie de gauche » et lança une campagne contre le Parti communiste qu’il intitulé l’ « opération nettoyage ». Durant plusieurs semaines, des sections de la LC armées de tuyaux en plomb attaquèrent des membres du PC, dont beaucoup de personnes âgées. Des militants du SWP commencèrent à assister aux réunions du PC pour les protéger, ce qui amena rapidement les trotskistes à devenir eux-mêmes les cibles de l’ « opération nettoyage ».
LaRouche commença également à imposer à la direction de ses sections nationales des sessions de « thérapie de groupe » pour surmonter leurs difficultés à comprendre ses idées ou à réaliser leurs devoirs prométhéens. Dans un document interne intitulé « La politique de l’impuissance masculine », LaRouche révéla ses plus récentes percées théoriques :
« J’aimerais clarifier pour vous ce que vous devez faire pour devenir des militants efficaces, et comment cette connaissance doit être utilisée en tant que nouvelle arme politique terrifiante nous assurant la victoire… Je vous montrerai que votre pathétique impuissance dans votre vie sexuelle n’est qu’un simple aspect de cette même impuissance dont vous faites l’expérience dans votre travail politique – à tel point que vous saurez qu’on ne saurait remédier à l’une sans remédier à l’autre. Je vais vous débarrasser de tout espoir d’échapper aux terreurs de la politique par la sécurité de la « vie personnelle ». Je le ferai en vous montrant que votre vie sexuelle apeurée comporte pour vous des terreurs que le monde extérieur ne pourrait vous offrir. Je vais donc détruire vos terriers, mentaux aussi bien que physiques. Je vais détruire le sentiment de sécurité que vous éprouvez dans le lieu vers lequel vous pensez généralement pouvoir fuir. Je ne vais pas vous empêcher de fuir ; je vais plutôt détruire l’endroit où vous tenteriez de fuir ».
En pratique, cela signifiait de longues réunions durant lesquelles des cadres « bloqués » de l’organisation étaient forcés de révéler leurs fantasmes sexuels et leurs anxiétés personnelles, jusqu’au moment où ils s’effondraient en sanglots et, une fois « débloqués », éprouvaient l’euphorie devant la puissance et le génie du chef.
Cheminade a été un membre de l’organisation à New York en 1974, quand ces sessions de « démantèlement du moi » (ego-stripping) avaient cours. C’est durant cette période que LaRouche devint convaincu qu’il était la cible de tentatives d’assassinats fomentés par la CIA et le KGB. Il écrivit alors de longs traités sur « les secrets connus uniquement des élites profondes », qui expliquaient l’histoire mondiale par une lutte en cours entre deux groupes. D’un côté les disciples d’Aristote, détestant la technologie et utilisant la crise économique comme une occasion de replonger le genre humain dans des conditions féodales, tout en favorisant dans le même temps l’homosexualité, l’usage de drogues, la musique rock, et le mouvement écologiste. De l’autre côté de la barricade, les disciples de Platon, favorables à la technologie, aimant Beethoven, et comprenant que le progrès humain nécessite une augmentation constante de la densité de population.
(Il semble que la famille royale britannique soit partie prenante de cette conspiration aristotélicienne, ce qui explique leur implication dans le trafic de drogue [Cheminade avait relayé cette affirmation en 2012, Ndlr]. Vous ne le saviez sans doute pas !).
Traité de fasciste par toutes les organisations de gauche et même par certains médias de masse, le mouvement découvrit rapidement que l’extrême droite pouvait s’avérer beaucoup plus ouverte aux idées de LaRouche. Initialement, beaucoup de membres de la LC provenaient de familles juives, mais à la fin des années 1970, ils se retrouvèrent fréquemment à travailler aux côtés de membres du Ku Klux Klan ou répétant la « thèse » de LaRouche selon laquelle l’holocauste était pour l’essentiel un canular sioniste. Certainement, de nombreux membres rompirent alors avec LaRouche, à mesure que ses alliances avec des groupes racistes et fascistes devenaient de plus en plus assumées. Mais d’autres lui sont restés fidèles pendant des décennies et ont participé à des centaines de « mobilisations d’urgence » contre l’apocalypse aristotélicienne.
LaRouche s’est porté candidat pour la première fois en 1976, et l’a été à nouveau tous les quatre ans jusqu’en 2004. Les campagnes lui ont apporté une certaine publicité et des donations, à défaut de votes. (Les candidatures régulières de Cheminade ne sont en rien un accident).
Au début des années 1980, les gens contribuant aux campagnes de LaRouche ou étant abonnés à ses publications, ont commencé à se plaindre de retraits non-autorisés sur leurs cartes de crédit. Il ne s’agissait pas de la seule pratique inhabituelle, pour ne pas dire non-éthique, de collecte de fonds propre au groupe. Les militants passaient de longues heures à solliciter des dons par téléphone, faisant souvent pression sur des sympathisants âgés pour qu’ils accordent d’énormes sommes à LaRouche sous la forme de « prêts » qui n’étaient jamais remboursés. En 1988, LaRouche et six dirigeants de son organisation furent condamnés pour des fraudes postales et de l’évasion fiscale, et emprisonnés pendant plusieurs années dans une prison fédérale.
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La trajectoire politique du mouvement durant ces deux décennies le mena de l’extrême gauche à l’extrême droite. Mais le message est demeuré remarquablement constant. Il implique un soutien au développement technologique et des prédictions d’effondrement économique et social immanent (affirmées si fréquemment que LaRouche peut prétendre qu’elles se vérifient à chaque crise), articulés à des explications conspirationnistes des événements mondiaux et un penchant pour une rhétorique violente et scatologique. Le génie du chef a, bien entendu, constitué l’invariant principal et incontestable.
Le groupe parut très affaibli et démoralisé pendant plusieurs années après la sortie de prison de LaRouche en 1994.
Avec le lancement du Mouvement de Jeunesse LaRouche au début des années 2000, il a commencé à recruter dans les campus universitaires, particulièrement parmi des étudiants opposés à la guerre en Irak. Plus récemment, il a même répondu à la crise financière en faisant figurer des références à Rosa Luxemburg dans ses vidéos en ligne.
Pas un tournant à gauche, plutôt un tremblement. Mais LaRouche a aussi dirigé contre Barack Obama des insultes passablement racistes. Aujourd’hui, il exprime une confiance dans le démagogue ignare et violent qui se trouve à la Maison Blanche. Et quoi qu’il arrive, il aura toujours Cheminade de son côté. Peu importe ce qu’a pu faire LaRouche – appeler à une guerre nucléaire contre l’Union soviétique, plaider pour la mise en quarantaine de patients atteints du Sida, ou diffuser des théories conspirationnistes à propos de l’aristocratie britannique –, Cheminade n’a cessé de réciter fidèlement la parole du maître. Il est même parvenu à être lui-même condamné pour avoir escroquer une femme âgée atteinte d’Alzheimer ! (Contrairement à LaRouche, il n’a été condamné qu’à une peine avec sursis).
Il ne fait guère de doutes qu’il va continuer. Mais LaRouche a maintenant 95 ans. Ils feraient donc mieux de hâter leur « marche immédiate vers le pouvoir mondial » avant qu’il ne soit trop tard…
Traduit par Grégory Bekhtari et Ugo Palheta.