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Claudia Jones (1915-1964) fut une grande militante du Parti Communiste états-unien et une féministe, qui a très tôt théorisé la triple oppression des femmes (de race, de classe et de genre). Après une présentation de son parcours par Carole Boyce Davies, nous publions un de ses textes les plus célèbres, rédigé en 1949.

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Alors que nous avons commémoré en 2015 le 100e anniversaire de Claudia Jones, il convient de repositionner l’un de ses essais les plus influents, « We Seek Full Equality for Women » (1949). Compte tenu des discours actuels et continus sur l’inégalité persistante pour plusieurs groupes subordonnés aux États-Unis et en Europe, le mantra « toujours à la recherche de la pleine égalité » résonne dans des slogans tels que « Black Lives Matter » et dans l’activisme des groupes LGBTQ. En effet, les femmes sont toujours à la recherche d’une égalité totale dans tous les domaines et toutes les sphères de la vie.

Claudia Vera Cumberbatch Jones (1915-1964), journaliste, rédactrice en chef, militante intellectuelle, théoricienne communiste, dirigeante communautaire et défenseure des droits humains, est née le 21 février 1915 à Trinité-et-Tobago. Après des années d’adhésion dès l’adolescence, elle devient la seule femme noire à siéger au Comité Central du Parti Communiste américain et la secrétaire de sa Commission des Femmes en 1947. À ce titre, elle organisa des groupes de femmes à travers les États-Unis et rédigea une chronique sur les droits des femmes intitulée « Half the World » (La moitié du monde) pour The Daily Worker.

Un discours intitulé « International Women’s Day and the Struggle for Peace » (Journée Internationale de la Femme et Lutte pour la Paix), prononcé lors de la Journée Internationale des Femmes en 1950, a été cité comme « l’acte manifeste » qui a conduit à son arrestation, son procès, sa condamnation et son emprisonnement pour communisme aux États-Unis. En décembre 1955, elle fut expulsée vers l’Angleterre parce qu’elle était encore un « sujet » du Commonwealth. Elle y fonda le premier journal noir de Londres, la West Indian Gazette and Afro-Asian Caribbean News (WIG), en 1958, et développa une praxis qui faisait le lien entre les États-Unis et le Royaume-Uni, en s’inspirant de la politique mondiale de décolonisation. Elle organisa une marche parallèle sur Washington en 1963 et rencontra des dirigeants à l’échelle mondiale tels que Martin Luther King (1929-1968), Mao Zedong (1893-1976), Norman Manley (1893-1969) , Cheddi Jagan (1918-1997)  et Jomo Kenyatta (1894-1978) du Kenya.

Pour Claudia Jones, le communisme fournissait une explication théorique au traitement des hommes et des femmes noirs·es et des opprimé·es de la classe travailleuse. C’est à Claudia Jones que l’on doit d’avoir systématiquement inscrit dans le programme du Parti Communiste la triple oppression des femmes noires fondée sur leur race, leur classe et leur sexe, et d’avoir popularisé l’appel en faveur des triples droits des travailleurs·ses, des femmes et des Noir·es aux États-Unis tout au long des années 1940 et jusqu’au milieu des années 1950[1].

« We Seek Full Equality for Women » (1949) a été publié la même année que son essai le plus connu et le plus diffusé « An End to the Neglect of the Problems of Negro Women » ( Mettre fin à la négligence des problèmes des femmes noires ). J’ai décrit cet essai comme étant celui qui reflète le mieux l’art de Claudia Jones en matière de féminisme noir de gauche. Elle y identifie la place de la femme noire dans la théorisation marxiste-léniniste du mode de production. Alors qu’elle commence par reprendre l’histoire de la lutte des suffragistes, elle s’empresse de décrire comment les communistes se proposent de faire progresser les droits des femmes. Elle résume les bases du féminisme marxiste-léniniste, en soulignant le travail d’application de cette théorie. Elle décrit l’organisation des branches nationales de la Commission des Femmes et décrit le Parti Communiste américain comme étant à l’avant-garde du développement d’un mouvement progressiste des femmes. L’essai explique les causes de l’inégalité des femmes sous le capitalisme et indique que l’obtention de l’égalité est déterminée par la mesure dans laquelle les « problèmes, besoins et aspirations des femmes – en tant que femmes » sont pris en compte. La phrase la plus célèbre de l’essai, souvent citée par Angela Davis, est peut-être la suivante :

« La triple oppression des femmes [noires] est un baromètre de la condition de toutes les femmes, et la lutte pour la pleine égalité économique, politique et sociale de la femme [noire] est dans l’intérêt vital des travailleurs blancs, dans l’intérêt vital de la lutte pour l’égalité de toutes les femmes. »

En 2015, 65 ans après la rédaction de cet essai, l’inégalité demeure. Il faut donc relire « We Seek Full Equality for Women » et l’inclure dans la bibliothèque commune de la pensée sur ce sujet.

Nous revendiquons une égalité pleine et entière pour les femmes (1949)

Reprenant le combat des suffragistes, les communistes se sont fixés de nouvelles tâches, de nouveaux objectifs dans la lutte pour un nouveau statut des femmes, qu’exprime la contribution de William Z. Foster :

« Le rôle de premier plan joué par le Parti Communiste dans la lutte pour l’émancipation des femmes de l’oppression masculine est l’une des fières contributions que notre Parti du marxisme-léninisme, le Parti communiste des États-Unis, célèbre à l’occasion de son trentième anniversaire. »

Le marxisme-léninisme expose le cœur de la question des femmes (woman question) et montre que la position des femmes dans la société n’est pas toujours et partout la même, mais qu’elle découle de la relation de la femme avec le mode de production.

Sous le capitalisme, l’inégalité des femmes découle de l’exploitation de la classe travailleuse par la classe capitaliste. Mais l’exploitation des femmes dépasse les clivages de classe et touche toutes les femmes. Le marxisme-léninisme considère la question des femmes comme une question spécifique qui découle de la dépendance économique des femmes à l’égard des hommes. Cette dépendance économique, comme l’écrivait Engels il y a plus de 100 ans, entraîne l’exploitation sexuelle des femmes, la place que la femme occupe dans la famille bourgeoise moderne, en tant que « prolétariat » de l’homme, qui assume le rôle de « bourgeoisie ».

C’est pourquoi les marxistes-léninistes luttent pour libérer les femmes des corvées ménagères, ils luttent pour obtenir l’égalité des femmes dans tous les domaines ; ils reconnaissent qu’on ne peut traiter convenablement la question des femmes ou réussir à faire agir les femmes dans un sens progressiste que si l’on s’occupe des problèmes, des besoins et des aspirations spécifiques des femmes – en tant que femmes.

C’est ce principe de base qui a régi la théorie et la pratique du Parti Communiste au cours des trois dernières décennies.

En conséquence, notre Parti a à son actif un bilan dont il peut s’enorgueillir en matière de lutte pour les droits des femmes. La littérature états-unienne a été enrichie par les travaux des marxistes qui ont enquêté sur le statut des femmes aux États-Unis dans les années 1930. Ce bilan est symbolisé par la vie de femmes communistes remarquables comme Ella Reeve Bloor (1862-1951) et Anita Whitney (1867-1955) et d’autres qui sont associées à la lutte pour le droit de vote des femmes, pour les droits des Noir·es et pour l’émancipation de la classe travailleuse.

Notre Parti et ses dirigeants ont contribué à favoriser l’organisation des femmes dans les syndicats et à mobiliser les épouses des travailleurs dans les grandes campagnes de syndicalisation ; le Parti a créé des conseils de ménagères[2]  pour lutter contre la cherté de la vie ; il a appris aux femmes, par le biais du boycott et d’autres actions militantes, à lutter pour les besoins de la famille ; il a contribué à former et à façonner des dirigeantes communistes à tous les niveaux, des femmes de la classe travailleuse inspirées par les convictions et les idéaux de leur classe, c’est-à-dire la classe travailleuse.

Pionnier dans la lutte pour l’organisation des femmes de la classe travailleuse, notre Parti a été le premier à démontrer aux femmes blanches et à la classe ouvrière que la triple oppression des femmes noires est un baromètre de la condition de toutes les femmes, et que la lutte pour la pleine égalité économique, politique et sociale de la femme noire est dans l’intérêt vital des travailleurs blancs, dans l’intérêt vital de la lutte pour atteindre l’égalité pour toutes les femmes.

Mais il restait à la contribution de William Z. Foster, secrétaire général de notre Parti, à affiner la réflexion du Parti Communiste américain sur la question des femmes. Le camarade Foster a projeté de manière plus profonde la nécessité fondamentale pour la classe travailleuse et son parti d’avant-garde de combattre les obstacles à l’égalité des femmes, qui se traduisent par de nombreux préjugés anti-femmes, par l’idéologie prévalente de la supériorité masculine encouragée par les monopolistes et dont les hommes de la classe ouvrière sont imprégnés.

L’essence de la contribution de Foster renvoie à l’idée suivante : il est nécessaire de gagner les masses de femmes états-uniennes à la lutte globale contre la guerre impérialiste et le fascisme en accordant une attention particulière à leurs problèmes et en développant des luttes spécifiques pour leurs besoins économiques, politiques et sociaux. En se fondant sur le principe marxiste-léniniste selon lequel l’inégalité des femmes est intrinsèquement liée à l’exploitation de la classe travailleuse, Foster a appelé le Parti et la classe travailleuse à maîtriser la théorie marxiste-léniniste de la question des femmes, à améliorer notre travail concret sur cette question et à corriger les anciennes erreurs, les erreurs de commission et d’omission en ce qui concerne cette question fondamentale.

La contribution particulière de Foster réside dans sa façon unique de lever le masque placé par l’impérialisme étatsunien sur le statut des femmes dans tous les domaines aux États-Unis. Le camarade Foster a dévoilé le mensonge bourgeois selon lequel les femmes aux États-Unis ont atteint une égalité pleine et entière et qu’il ne reste plus aucun droit à conquérir. Il montre que le moyen idéologique utilisé par les propagandistes réactionnaires pour perpétuer les fausses idées sur l’ »infériorité » des femmes consiste à fonder leurs arguments antisociaux concernant les femmes sur toutes sortes d’hypothèses pseudo-scientifiques, en particulier dans le domaine de la biologie.

Toute sous-estimation de la nécessité d’une lutte idéologique permanente contre toutes les manifestations de la supériorité masculine doit donc être exclue. Si la biologie est utilisée frauduleusement par les idéologues bourgeois pour perpétuer leurs fausses idées sur les femmes, les communistes et les progressistes doivent se lancer avec audace dans les sciences biologiques et renforcer notre lutte idéologique contre les idées et les pratiques bourgeoises de la supériorité masculine.

Afin d’accomplir les tâches prévues pour une compréhension et une maîtrise plus profondes de l’approche marxiste-léniniste de la question des femmes, une Commission Spéciale du Parti sur les aspects théoriques du travail auprès des femmes a été créée.

La Conférence d’une journée sur le marxisme et la question des femmes, organisée sous les auspices de la Jefferson School of Social Science en juin de cette année, reflète la grande soif de théorie sur la question des femmes de la part des communistes et des progressistes. Près de 600 femmes et hommes y ont participé. Les nombreuses écoles de cadres qui ont été organisées pour faciliter la formation des femmes au travail de masse parmi les femmes et la formation des hommes communistes sur la question des femmes sont également révélatrices de la manière dont le Parti s’acquitte de ses tâches dans ce domaine.

Il existe aujourd’hui une dizaine de commissions féminines du Parti qui, sous la direction et l’orientation des fédérations du Parti, s’occupent du travail des femmes au sein du Parti et des organisations de masse. Il est nécessaire de mettre à profit le 30e anniversaire de notre Parti pour renforcer notre travail de masse et notre travail au sein du Parti et pour transformer le visage de l’ensemble du Parti concernant cette question.

Cela est nécessaire, tout d’abord, parce que sans la mobilisation des masses de femmes, en particulier des femmes de la classe travailleuse et des femmes noires, la lutte pour la paix contre une troisième guerre mondiale ne sera pas couronnée de succès. Les femmes états-uniennes et leurs organisations ont indiqué de diverses manières qu’elles s’opposaient au Pacte Atlantique et qu’elles craignaient les implications du pacte d’armement.

Cette compréhension est nécessaire, ensuite, en raison de l’offensive réactionnaire croissante contre les droits civils du peuple étatsunien dont l’exemple le plus frappant est l’inculpation et le procès des 12 dirigeants de notre Parti devant un jury composé en majorité de femmes.

Enfin, cette compréhension est nécessaire parce que sans nous enraciner dans les masses de femmes, sans construire les organisations progressistes de femmes, telles que le Congrès des Femmes Américaines, le secteur « Femmes »  du Parti Progressiste, les organisations de femmes noires, etc. et sans organiser des luttes spécifiques pour les revendications des femmes, nous ne pouvons pas gagner le soutien des femmes face aux influences réactionnaires de la hiérarchie catholique romaine et des idéologues bourgeois.

En maîtrisant avec succès notre théorie de la question des femmes, en organisant des masses de femmes étatsuniennes et en concentrant notre attention principalement sur les problèmes et les besoins des femmes de la classe travailleuse, notre Parti peut contribuer à l’avènement d’un nouveau statut pour les femmes étatsuniennes.

Pour atteindre cet objectif, nous devons gagner les femmes à une lutte active contre la guerre impérialiste et le fascisme. Car, pour reprendre les mots du grand Georgi Dimitrov (1882-1949), dans son célèbre rapport « Le Front Unique contre le fascisme » :

« Alors que le fascisme exige le plus de la jeunesse, il asservit les femmes de manière impitoyable avec un grand cynisme en jouant sur les sentiments les plus douloureux de la mère, de la ménagère, de la travailleuse célibataire, incertaines de l’avenir. Le fascisme, se faisant passer pour un bienfaiteur, jette à la famille affamée quelques maigres miettes, essayant ainsi d’étouffer l’amertume suscitée, en particulier chez les femmes qui travaillent, par l’esclavage sans précédent que le fascisme leur apporte. Nous ne devons pas ménager nos efforts pour que les travailleuses luttent côte à côte avec leurs frères de classe dans les rangs du front unique de la classe ouvrière et du front populaire antifasciste. »

Dans l’esprit du héros antifasciste de Leipzig, consacrons-nous à nouveau à la lutte pour l’égalité complète des femmes.

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Extrait de Claudia Jones : Beyond Containment, ed. Carole Boyce Davies (Banbury, Royaume-Uni : Ayebia Clarke Publishing Ltd., 2011).

Publié initialement en anglais par Viewpoint Magazine. Traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.

Notes

[1] Voir Carole Boyce Davies, Left of Karl Marx: The Political Life of Black Communist Claudia Jones, (La gauche de Karl Marx : La vie politique de la communiste noire Claudia Jones), Durham, N.C.: Duke University Press, 2008, pour plus de détails.

[2] Dans les faits, ces conseils ou collectifs accueillaient toutes les femmes qui géraient un foyer, qu’elles soient mères au foyer ou qu’elles travaillent en plus en dehors de chez elles (Ndlr).

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