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Mladen Ostojic, spécialiste des politiques conduites à l’issue des conflits en ex-Yougoslavie, revient ici sur l’expérience des conseils de quartier menée sous Tito qui, malgré d’évidentes limites liées au système de parti unique yougoslave, a pu donner au peuple des opportunités pour développer des formes originales de démocratie locale.

Alors que la démocratisation des municipalités via des conseils de quartier fait florès dans plusieurs pays d’Europe depuis les années 2000, Mladen Ostojic prend comme point de départ cette expérience de la Yougoslavie socialiste pour évoquer la nécessité de réactiver les communautés locales, qui étaient relativement efficaces pour impliquer les citoyens dans les prises de décision concernant leur environnement immédiat.

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Au cours de la dernière décennie, la notion de démocratie participative est devenue de plus en plus courante dans les discours politiques. La crise financière de 2008 a mis en évidence la déconnexion entre les élites politiques et leurs électeurs qui gangrène les démocraties représentatives contemporaines. En Europe et dans les Amériques, l’impossibilité d’infléchir les politiques néolibérales et les mesures d’austérité par le biais du processus électoral a engendré un désenchantement généralisé à l’égard de l’establishment politique, couplé d’une méfiance envers les institutions publiques. Cette crise de la représentation politique a conduit à l’émergence de nouvelles formes de mobilisation politique prônant des formes plus directes de démocratie. À gauche de l’échiquier politique, le mouvement municipaliste s’est particulièrement illustré dans la promotion de formes de gouvernance participatives « de bas en haut » à travers le développement d’institutions autogestionnaires au niveau local. Le municipalisme est devenu particulièrement influent en Espagne, et notamment en Catalogne, où la plateforme citoyenne Barcelona en Comu a cherché à mettre en œuvre un programme municipaliste en transposant les mécanismes de prise de décision délibératifs et participatifs associés aux communs aux institutions municipales de la ville de Barcelone. Bien que le succès électoral du municipalisme ait été limité en dehors de l’Espagne, son agenda participatif a été repris dans une certaine mesure par certains partis politiques et décideurs aux niveaux national et international. L’Union européenne a ainsi cherché à combler son déficit démocratique en organisant la Conférence sur l’avenir de l’Europe, une série de forums délibératifs qui ont permis aux citoyens d’exprimer leurs points de vue sur les principaux défis et les priorités de l’Europe. Les processus délibératifs sont également un élément clé du Sommet pour la démocratie, une initiative du gouvernement américain visant à soutenir le renouveau démocratique dans le monde lancée par le président Biden en décembre 2021. Les processus de prise de décision participatifs et délibératifs sont ainsi de plus en plus mis en avant comme un remède aux lacunes de la démocratie représentative.

Bien que ces initiatives soient devenues plus courantes ces dernières années, les tentatives pour créer des formes directes de participation citoyenne dans la prise de décision ne sont pas nouvelles, ni propres aux démocraties libérales. La Yougoslavie socialiste était un État à parti unique qui cultivait la participation des citoyens et des travailleurs à la prise de décision sur leur lieu de résidence et leur lieu de travail. Contrairement au socialisme d’État de type soviétique, le socialisme yougoslave reposait sur la notion d’autogestion qui impliquait une décentralisation radicale de l’État et le transfert du pouvoir des institutions étatiques aux organisations et communautés autogérées. La pierre angulaire du socialisme autogestionnaire yougoslave était l’entreprise sociale dans laquelle les travailleurs avaient un droit de regard considérable sur les décisions stratégiques par le biais des comités d’entreprise. En tant que forme de propriété qui n’est le monopole de quelconque individu ni de l’État, mais la propriété commune de tous les travailleurs, la propriété sociale permettait aux travailleurs d’avoir une influence directe sur la gestion des moyens et des conditions de production, ainsi que sur les fruits de leur travail. En outre, les travailleurs et les citoyens étaient censés avoir une influence directe sur les institutions de l’État grâce au processus de « socialisation » de l’État qui impliquait le transfert de fonctions étatiques à des communautés autogérées indépendantes. Ce processus a essentiellement été mis en œuvre au niveau municipal, notamment à travers la création de communautés locales (mesne zajednice) qui ont permis aux citoyens de participer directement à la prise de décision sur les questions locales. Cet article donne un aperçu de la manière dont l’autogestion a été conçue au niveau municipal en examinant la configuration institutionnelle des communautés locales et leur interaction avec les autorités municipales. Bien que l’objectif ici n’est pas d’évaluer les communautés locales, quelques exemples de leur fonctionnement dans la capitale yougoslave, Belgrade, sont donnés à titre d’illustration. 

La communauté locale comme base du socialisme autogestionnaire

Les communautés locales ont été introduites en 1963 au niveau du quartier dans les centres urbains, alors qu’elles englobaient un ou plusieurs villages dans les zones rurales. Leur fonction primaire était de permettre aux citoyens d’exprimer leurs besoins et leurs préférences concernant l’aménagement de la localité dans laquelle ils résident. La Constitution yougoslave de 1974 définit les communautés locales comme un lieu où les travailleurs et les citoyens décident de la réalisation de leurs intérêts communs et de la satisfaction de leurs besoins dans les domaines de l’urbanisme, du logement, des services communaux, de la protection et du bien-être des enfants, de l’éducation, de la culture, du sport, de la protection des consommateurs, de la protection et de l’amélioration de l’environnement, de la défense nationale et d’autres domaines. En plus de donner aux citoyens la possibilité de s’exprimer sur ces questions sur leur lieu de résidence, les communautés locales fournissaient aux citoyens un certain nombre de services tels que des services d’aide aux familles et aux ménages, une assistance sociale pour les familles vulnérables, la protection des consommateurs, la résolution des litiges, etc. Enfin, et c’est peut-être l’aspect le plus important, la communauté locale était un lieu où les gens du quartier se retrouvaient pour socialiser. C’était l’un des principaux motifs de leur établissement : créer un espace où les gens se réuniraient et établiraient des liens avec leurs voisins dans le but d’humaniser les relations sociales et d’éviter la désocialisation. Dans le discours officiel, la communauté locale était présentée comme une « famille élargie » dont la fonction primordiale était de promouvoir « le bien-être des gens et le développement de relations socialistes humaines ». À une époque où les lieux de divertissement étaient rares, les communautés locales offraient un espace commun où des personnes de tous âges se réunissaient pour socialiser en regardant la télévision ensemble, en jouant à des jeux de société ou, dans le cas des jeunes, en organisant des fêtes.

En tant que communauté autogérée, la communauté locale était dirigée par ses résidents indépendamment des autorités municipales ou étatiques. La communauté locale était structurée autour d’une assemblée composée de délégués élus directement par les citoyens, ainsi que de délégués d’entreprises sociales et d’organisations sociopolitiques basées sur le territoire de la communauté locale. L’assemblée élisait un président, un secrétaire et un conseil exécutif comme organes exécutifs de la communauté locale. Le travail de l’assemblée était épaulé par divers conseils et commissions créés pour délibérer sur des questions spécifiques. Par exemple, chaque communauté locale disposait d’un conseil pour la protection des consommateurs qui surveillait les prix de détail et assurait la liaison avec les entreprises pour garantir la protection des droits des consommateurs. Les communautés locales accueillaient également les Conseils de résolution des litiges, un organe détaché du tribunal municipal dont la fonction était de résoudre les petits litiges entre citoyens. Alors que l’assemblée et ses conseils/comités disposaient de certains pouvoirs décisionnels, les décisions les plus importantes étaient prises en consultation avec les citoyens par le biais d’assemblées citoyennes et de référendums. Les assemblées citoyennes étaient organisées lorsque des décisions importantes devaient être prises et étaient ouvertes à tous les citoyens de la communauté locale qui souhaitaient délibérer sur une question spécifique. Les référendums étaient principalement organisés en lien avec l’introduction du samodoprinos, une forme de contribution (financière) volontaire collectée auprès des citoyens pour des investissements publics dans la communauté locale.

Dans les régions les plus prospères du pays, la contribution volontaire était souvent la principale source de financement des communautés locales. Ce mécanisme de financement était exclusivement utilisé pour financer des projets d’investissement spécifiques que les citoyens avaient identifiés comme prioritaires dans leur communauté locale. Les contributions volontaires étaient particulièrement courantes dans les zones rurales et suburbaines où les citoyens contribuaient à la fois financièrement et matériellement (en fournissant du matériel et de la main-d’œuvre) à la construction de routes secondaires, de terrains de sport, de réseaux électriques, de systèmes d’approvisionnement en eau, etc. En finançant leurs propres projets par des contributions volontaires, les communautés locales maintenaient un grand degré d’autonomie financière par rapport aux municipalités, même si ces dernières cofinançaient toujours ces projets à des degrés divers. Les municipalités finançaient également les frais de fonctionnement des communautés locales, notamment les bureaux, les charges et les salaires. Ces coûts étaient relativement faibles étant donné que presque toutes les personnes impliquées dans le fonctionnement de la communauté locale – à l’exception du secrétaire, du secrétaire administratif et de l’hygiéniste/coursier – étaient des bénévoles. Enfin, les communautés locales bénéficiaient également du soutien financier des entreprises sociales implantées sur leur territoire. Alors que, dans les entreprises sociales, les travailleurs décidaient collectivement quelle part de leurs revenus serait réservée aux investissements publics, les communautés locales leur permettaient de participer directement à la prise de décision sur la manière dont ces fonds seraient dépensés au niveau local. Inspiré par l’idéal marxiste de transformer la classe ouvrière en une association libre de producteurs, ce dispositif institutionnel visait à permettre aux travailleurs d’exercer une influence considérable sur les fruits de leur travail. 

Une démocratie directe sous contrôle du Parti

Alors que les communautés locales étaient conçues pour promouvoir la participation directe des citoyens à la prise de décision, leur travail était étroitement encadré par les autorités. Les dirigeants de la Ligue des communistes de Yougoslavie, le seul parti politique autorisé dans le pays, étaient peu enclins à laisser place à la spontanéité dans le développement de l’autogestion, car ils craignaient que cela ne profite aux « forces rétrogrades » et ne conduise à une contre-révolution. Le travail des communautés locales était supervisé par l’Alliance socialiste du peuple travailleur, la plus importante coalition d’organisations sociopolitiques de la Yougoslavie socialiste, dans laquelle la Ligue des communistes avait une influence prépondérante. L’Alliance socialiste jouait un rôle clé dans la mobilisation des activistes au sein des communautés locales en leur fournissant un soutien organisationnel, des formations et une reconnaissance pour leur travail. L’Alliance socialiste était aussi formellement chargée de présélectionner et de proposer des candidats pour les délégués des communautés locales. Ce système de tri de candidats permettait à la Ligue des communistes d’exercer une influence au niveau le plus bas d’organisation de la société, ainsi que de recruter et de former des militants politiques ayant le potentiel pour devenir des cadres du parti. Cet état des faits avait un impact considérable sur les niveaux d’engagement et de représentation des différents segments de la population dans le travail des communautés locales. Les communautés locales étaient souvent composées de personnes ayant des ambitions politiques et de retraités qui avaient suffisamment de temps libre à consacrer à l’engagement socio-politique. Ceci était particulièrement le cas dans les zones urbaines, où les retraités de l’armée et les anciens responsables politiques jouaient souvent le rôle principal dans leurs communautés locales, ce qui représentait parfois un obstacle au développement des initiatives citoyennes. Il y avait un degré plus élevé d’auto-organisation et une plus grande diversité parmi les militants dans les zones rurales où le manque d’infrastructures était criant, ce qui obligeait les gens à se mobiliser et à travailler ensemble pour améliorer leurs conditions de vie.

En dépit de cette mainmise politique, les communautés locales permettaient aux citoyens d’exercer une influence considérable sur la prise de décision dans la municipalité. L’organe décisionnel le plus important de la municipalité était l’assemblée municipale, divisée en trois chambres : la Chambre du travail associé, la Chambre des communautés locales et la Chambre des organisations sociopolitiques. Chaque communauté locale élisait des délégués qui représentaient ses intérêts au sein de la Chambre des communautés locales et servaient d’intermédiaire entre l’assemblée municipale et la communauté locale. Ces délégués pouvaient soulever des questions spécifiques et mettre les besoins et exigences de leur communauté locale à l’ordre du jour de l’assemblée municipale par le biais de la question du délégué au début de chaque session de l’assemblée. Les collectivités locales jouaient également un rôle important dans la planification des politiques publiques au niveau municipal et au-delà. Chaque communauté locale avait l’obligation d’adopter des plans à moyen terme et des programmes de travail annuels qui étaient intégrés par la municipalité dans les plans de développement communaux. Ce mécanisme de planification ascendante permettait aux citoyens d’exercer une influence considérable sur l’élaboration des politiques dans le domaine du développement municipal et territorial. Enfin, les autorités municipales ne pouvaient prendre aucune décision importante au niveau local sans consulter au préalable les communautés locales. Les opinions exprimées dans les communautés locales étaient non contraignantes, mais les municipalités les prenaient généralement en compte, surtout lorsque les communautés locales étaient dirigées par des personnalités influentes.

L’élaboration du Plan général d’urbanisme de Belgrade en 1972 est un bon exemple de participation directe des citoyens au processus décisionnel par l’intermédiaire des communautés locales dans un contexte urbain. À cette occasion, les autorités ont organisé des consultations publiques dans plus de 200 communautés locales à Belgrade qui, en plus d’informer les citoyens sur le contenu du Plan général, leur ont permis d’exprimer leurs points de vue et de suggérer des changements au plan. Le « plan d’or », comme on le surnomme encore aujourd’hui, est devenu un exemple de bonne pratique pour l’implication des citoyens dans la planification urbaine. Les communautés locales ont également joué un rôle clé dans les consultations publiques qui ont précédé l’introduction de la seule contribution volontaire à l’échelle de la ville de Belgrade en 1982. Ces consultations publiques portaient sur les projets destinés à être financés par la contribution volontaire qui avaient été proposés par les autorités municipales en coopération avec des représentants des municipalités urbaines, des syndicats, de l’Alliance socialiste et des experts de différents domaines sur la base des plans de développement urbain et municipaux pour la période 1981-1985. Pendant deux mois, les représentants de la ville ont présenté ces projets dans les communautés locales où les citoyens ont eu l’occasion d’exprimer leurs points de vue et de proposer des modifications du contenu des projets. Hormis les discussions de fond sur les projets à financer, ces consultations publiques portaient aussi sur l’organisation du référendum concernant l’introduction de la contribution volontaire, le contrôle public de l’utilisation des fonds collectés et le suivi des travaux de construction financés par la contribution volontaire. À la suite de ces consultations, un référendum fut organisé dans 4 750 bureaux de vote au sein des entreprises sociales et des communautés locales. La proposition, qui prévoyait que les citoyens de Belgrade réservent 1,9 pour cent de leur revenu net sur quatre ans pour la contribution volontaire, a été votée avec le soutien de 66 pour cent des électeurs.

Bien que cet exemple illustre comment les communautés locales jouaient un rôle clé dans les consultations publiques au niveau de la ville, il montre également que leur influence sur la prise de décision était quelque peu limitée. Le processus de planification qui a précédé la mise en œuvre de la contribution volontaire a été critiqué pour son manque de délibération démocratique, car il s’appuyait excessivement sur le système des délégués qui ne donnait pas suffisamment d’espace aux citoyens pour participer directement à la prise de décision sur les questions stratégiques. Les projets discutés dans les communautés locales ont été prédéfinis par les autorités de la ville en collaboration avec les principaux acteurs sociopolitiques qui ont pris toutes les décisions stratégiques concernant l’attribution des financements. Par exemple, les autorités de la ville et les acteurs sociopolitiques ont décidé que 30 pour cent du financement serait alloué à l’amélioration des transports publics au travers de la construction de nouvelles lignes de trolleybus et de tramway. Alors que les citoyens pouvaient exprimer leur point de vue et suggérer des modifications aux tracés proposés pour les nouvelles lignes de trolleybus et de tramway, le développement de modes de transport alternatifs n’était pas au menu. A l’époque, beaucoup considéraient que la contribution volontaire aurait dû être utilisée pour construire une première ligne de métro qui avait été planifiée dans les années 1970. La polémique sur la question de savoir si cela fut une occasion manquée pour désengorger la ville se poursuit à ce jour.

Un héritage précieux

En dépit de ces insuffisances, les communautés locales offraient un cadre favorable à la participation directe des citoyens à la prise de décision au niveau local en Yougoslavie socialiste. Elles permettaient effectivement aux citoyens de délibérer et de décider collectivement sur les questions d’ordre local, ainsi que d’exercer une influence considérable sur l’élaboration des politiques au niveau municipal. Malheureusement, cette pratique a été abandonnée avec l’avènement de la démocratie représentative dans les années 1990. Bien que la plupart des États issus de l’éclatement de la Yougoslavie socialiste aient formellement maintenu les communautés locales d’une manière ou d’une autre, leurs fonctions ont été considérablement réduites. Les communautés locales n’ont plus de représentants dans les assemblées municipales qui sont désormais exclusivement composées de conseillers élus au travers des élections municipales. Par conséquent, elles n’ont pas la capacité d’exercer une quelconque influence sur les autorités municipales et ne servent plus de forum pour consulter les citoyens et les impliquer dans la prise de décision. Dans la plupart des cas, les communautés locales ont été réduites à des avant-postes locaux de la municipalité que les autorités locales utilisent pour fournir des services administratifs ou sociaux. Les communautés locales ont perdu leur fonction de démocratie directe, ce qui a laissé un énorme fossé entre les autorités locales et leurs administrés.

Paradoxalement, l’introduction d’élections multipartites et de la démocratie représentative a ainsi réduit la marge de manœuvre des citoyens pour participer à la prise de décision sur l’aménagement du territoire dans l’espace post-yougoslave. L’implication des citoyens dans la prise de décision au niveau municipal a été réduite à la participation au processus électoral tous les 4 ans. Entre deux cycles électoraux, les décideurs incarnés par les cadres des partis au pouvoir sont presque libres de faire ce qu’ils veulent, de la privatisation des terrains et services publics à la modification des plans d’aménagement du territoire, en passant par la démolition de bâtiments historiques, l’octroi de permis d’exploitation minière, etc. En l’absence d’un mécanisme institutionnel qui leur permettrait de jouer un rôle conséquent dans l’aménagement de leur environnement immédiat, les citoyens sont obligés de s’auto-organiser pour protéger leurs intérêts. Dans tout l’espace post-yougoslave, des initiatives citoyennes locales ont vu le jour pour protéger les espaces publics, les biens culturels et les ressources naturelles contre les projets d’investissement nuisibles réalisés sous les auspices d’un État aliéné qui privilégie le capital privé au détriment de l’intérêt public. La plupart de ces projets d’investissement néfastes passent inaperçus et ne suscitent pas de résistance majeure parce que les citoyens n’ont pas la force et la capacité de se mobiliser. Dans les rares cas où ils y parviennent, les citoyens mènent une guérilla épuisante pour préserver l’intérêt public de l’assaut des investisseurs.

Ce constat montre qu’il y a un besoin urgent de développer des mécanismes de démocratie directe dans l’espace post-yougoslave. Ce besoin pourrait être satisfait par la réactivation des communautés locales, qui étaient relativement efficaces pour impliquer les citoyens dans la prise de décision pendant le socialisme. La revitalisation des communautés locales permettrait de canaliser l’activisme civique qui se déroule en dehors des institutions formelles et mène souvent à la contestation. Une participation plus directe des citoyens à la prise de décision permettrait également d’améliorer la qualité des politiques publiques et d’accroître leur approbation par la population. En tant qu’héritage du socialisme d’autogestion, les communautés locales ont le potentiel de promouvoir l’exercice du pouvoir municipal par les citoyens dans l’espace post-yougoslave. En tant qu’exemple de dispositif de prise de décision participative, elles peuvent servir d’inspiration aux initiatives contemporaines de démocratie directe dans le reste du monde.

L’expérience (post)yougoslave soulève également des questions importantes pour les initiatives contemporaines visant à établir des mécanismes de démocratie directe au niveau local. La première question est de savoir comment articuler politique partisane et démocratie directe. Le système de délégués mis en place en Yougoslavie permettait aux individus de s’impliquer dans le travail des communautés locales sans nécessairement être membres du parti (unique) malgré le fait que le parti exerçait un certain degré de contrôle sur les communautés locales. De nos jours, les élections pour les conseils des communautés locales en Serbie sont un champ de bataille pour les partis politiques qui reproduisent le modèle de la démocratie représentative au niveau du quartier. Sortir de la logique de la compétition entre partis est un défi majeur pour toute tentative d’instaurer des mécanismes de démocratie directe dans une démocratie représentative. Deuxièmement, les communautés locales en Yougoslavie s’appuyaient sur l’engagement de bénévoles qui bénéficiaient du soutien technique, logistique et moral de l’Alliance socialiste. En l’absence de ce soutien organisationnel et de ce cadre idéologique, il est difficile d’imaginer comment les communautés locales pourraient fonctionner. Motiver les gens à consacrer leur temps libre à leur communauté locale et leur donner les outils nécessaires pour administrer leur quartier est donc un autre défi majeur. À cela s’ajoute le risque que les mécanismes de démocratie directe génèrent ou renforcent les inégalités entre les différentes couches de la population en fonction de leur capacité à participer aux processus décisionnels. Enfin, l’exemple de la contribution volontaire à Belgrade montre que les mécanismes de démocratie directe peuvent être déployés pour mener de larges consultations publiques, tout en excluant les citoyens des décisions stratégiques. Cela se fait souvent au motif que les décisions stratégiques nécessitent une expertise technique que la grande majorité des citoyens ne possède pas et sans laquelle une décision éclairée ne peut être prise. Les initiatives contemporaines de démocratie directe font face à la difficile tâche de concilier la participation citoyenne à la prise de décision basée sur des données et des connaissances que la majorité des citoyens ne maitrise pas.

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