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E. Penissat (dir.), « Réprimer et domestiquer : stratégies patronales », Revue Agone, 2013, n°50. 

 

« A l’ombre du dialogue social », c’est ainsi qu’Étienne Pénissat ouvre le dossier du dernier numéro de la revue Agone, consacré aux stratégies patronales de répression et de domestication de l’action syndicale protestataire. Car c’est bien en effet à l’ombre du dialogue social qu’il faut observer les permanences et les mutations de ces stratégies.

Derrière l’apparente pacification sociale, le dialogue du même nom dissimule des pratiques patronales qui n’ont rien à envier à celles qu’ont dû affronter les luttes des salarié-e-s dans des périodes antérieures. Rien à envier, certes, et pourtant ces pratiques sont-elles de même nature ? La pénétration progressive du management, le développement des services de ressources humaines, en lieu et place des directions du personnel, sont censés marquer une césure avec une période ancienne qui serait caractérisée par une féroce répression contre les syndicalistes, au regard de laquelle les relations sociales au sein des entreprises se seraient adoucies. Cependant cette césure est à relativiser ; si le patronat envisage autrement les relations sociales, il poursuit les mêmes objectifs, déploie un répertoire d’actions plus étendu que par le passé, mais cherche toujours à contenir tout contre-pouvoir syndical, toute contestation de la domination au travail.

Par ailleurs, la question de la violence patronale ne peut pas être seulement vue comme un phénomène passé. Les articles de Xavier Vigna sur la préservation de l’ordre usinier en France à la fin des années 68, et celui d’Henri Clément, basé sur une expérience syndicale contemporaine dans deux entreprises de région parisienne, illustrent la permanence d’un certain « despotisme d’entreprise », tel que le désigne H. Clément en se référant à Marx. X. Vigna, historien spécialiste des conflits sociaux des années 1968, rappelle que très tôt, dès la fin du 19ème siècle, le patronat pense de manière collective les façons de réagir face aux menées ouvrières et aux velléités grévistes ; manière de rappeler que, si les cabinets de conseil en management sont d’invention plus récente, le patronat ne les a pas attendus pour élaborer une (ou des) stratégie(s) face à la contestation de l’ordre usinier.

C’est cette stratégie que X. Vigna décrit plus précisément pour l’après-68 en s’appuyant sur l’exemple de Peugeot, dont les modalités d’action pour « désamorcer la conflictualité sociale » oscillent entre une « forme brutale et presque ostentatoire » et un « volet plus élaboré » qui consiste à concéder des intérêts non négligeables aux salarié-e-s, tout en contournant les syndicats : élargissement des tâches, automatisation de certaines fonctions, assurances contre les aléas de carrière, individualisation des salaires, etc., permettent à la fois de satisfaire quelques attentes des salarié-e-s, les intégrant ainsi dans un certain esprit maison, de détricoter le caractère collectif de la relation salariale, et de délégitimer l’action syndicale qui est rendue inutile aux yeux des travailleurs.

A coté de ce type de pratiques, le patronat et certains de ses alliés développent des pratiques violentes, depuis le licenciement de syndicalistes, assez fréquents dans les années 1970, jusqu’aux violences physiques, voire aux meurtres (P. Overney en 1972 à Billancourt et P. Maitre aux Verreries de Reims en 1977). Enfin, le fait de nouer des relations privilégiées avec certaines organisations syndicales permet aux employeurs de contourner les syndicats plus contestataires. Si le choix de tel ou tel partenaire syndical varie dans le temps et selon les situations locales, signalons que l’histoire du syndicalisme indépendant, qui fut un de ces partenaires privilégiés du patronat, reste encore assez méconnue. Plus qu’un simple pantin aux mains des employeurs, ce type de syndicalisme, qui a été un facteur d’intégration de nombreux salariés dans certaines entreprises, représente une partie, sans doute minoritaire mais non négligeable du salariat français, et mériterait à ce titre de plus amples recherches.

Si cette approche historique permet de prendre du recul sur les pratiques décrites, la contribution d’Henri Clément, basée sur une « participation observante » issue de son expérience syndicale, permet d’en constater l’actualité. Se déclarer publiquement syndicaliste, ne serait-ce que candidat sur une liste CGT ou SUD, c’est pour bon nombre de salarié-e-s se mettre en danger et subir une tactique de harcèlement plus moins permanente des directions et de l’encadrement. Ce dernier subit également la pression de l’échelon hiérarchique supérieur, et cherche à repérer les possibles éléments perturbateurs et à les signaler auprès de la direction. De plus, si la surveillance des faits et gestes des salarié-e-s passe par les cadres, d’autres moyens plus modernes sont employés, tels que la vidéosurveillance. Mouchards humains et mouchards technologiques se relaient alors pour limiter l’autonomie des salarié-e-s et de leurs représentant-e-s, l’organisation des espaces, avec le développement des open spaces se chargeant de leur faciliter la tâche.

H. Clément décrit ensuite les outils de propagande patronale, particulièrement dans le cas de la FNAC où il a travaillé : formations ludiques, journaux d’entreprise branchés, etc., visent à construire une communauté de travail d’où sont exclus les antagonismes et les conflits. Enfin, la répression des équipes syndicales combatives d’un coté, la fidélisation de partenaires sociaux de l’autre, n’est pas sans rappeler des tactiques plus anciennes évoquées dans l’article de X. Vigna. C’est particulièrement au moment des grèves que la mobilisation des directions et des cadres se fait le plus sentir : interventions pour casser les assemblées générales, arrachage d’affiches, prise en photo des grévistes, rapports quotidiens sur les conflits, présence d’huissiers de justice pour constater de visu d’éventuels débordements, voire mises en scènes de violences mises sur le compte des salarié-e-s…

Il ne faudrait pas penser que les pratiques ici décrites par le syndicaliste relèvent de l’exceptionnel. L’alternance entre répression et domestication, qui constituent les deux faces d’une même stratégie, sont également documentées, d’une part par l’enquête menée par la Fondation Copernic1, d’autre part par la recherche de Baptiste Giraud. A travers un entretien, Anne Debrégeas revient sur le travail mené par la fondation Copernic contre les discriminations et la répression syndicales. Émaillé de témoignages, cet entretien ouvre des pistes, concernant aussi bien les militant-e-s que les chercheur-se-s, et appelle à mettre en lumière la réalité du phénomène, peu quantifié, grâce à la publication de statistiques précises. Elle défend également un changement des règles de représentation syndicale dans les petites entreprises, ainsi qu’une refonte du droit disciplinaire et un renforcement des moyens et des prérogatives de l’inspection du travail. La création en octobre dernier d’un observatoire de la répression et de la discrimination syndicales par Copernic et  sept syndicats (CFTC, CGT, FO, FSU, Solidaires, le Syndicat des Avocats de France (SAF) et le Syndicat de la Magistrature), s’inscrit dans cette volonté de connaître et de faire connaître cette réalité.

La recherche de Baptiste Giraud, sociologue, ne peut qu’apporter de l’eau au moulin des syndicalistes. A partir d’une enquête ethnographique menée lors de trois stages de formation de cabinets de conseils en management, il décrit comment la rhétorique du dialogue social dissimule un « ensemble de techniques de négociation, de prévention et de gestion des conflits. ». Là encore, on constate à quel point le fait de contourner les équipes syndicales et les « militants gréviculteurs », demeure un objectif essentiel des directions d’entreprises, et également à quelles représentations du mécontentement des salarié-e-s ce contournement renvoie. Pour les cadres qui participent à des formations en management, il existe une disjonction entre ce qui serait des motifs réels d’insatisfaction des salarié-e-s, et ce qui relèverait des revendications syndicales. Les salarié-e-s étant incapables de saisir les logiques et contraintes et économiques inhérentes à la bonne marche de l’entreprise, il s’agit donc d’éviter qu’ils s’y intéressent, tout en leur donnant satisfaction sur des problèmes mineurs. Ce qui s’enseigne dans les stages observés par le sociologue vise donc à montrer l’intérêt que portent les directions d’entreprises à leurs salarié-e-s, à intégrer ces derniers par différents biais : incitations financières, groupes d’expression, etc.

Cependant, l’efficacité de ces dispositifs ne semble pas avérée systématiquement, ce qui implique que les DRH travaillent sur leurs relations personnelles, de proximité, avec les salarié-e-s : communiquer, prodiguer des marques d’attention, connaître la situation familiale de chacun, etc., sont des modes d’agir visant à battre en brèche les relations proches que peuvent nouer de leur coté les syndicalistes avec les autres salarié-e-s, une manière de contourner, ou de remplacer, ce qui est censé faire la force des équipes syndicales, la connaissance du terrain. Cela doit permettre en outre de mesurer le climat social dans les entreprises, et ainsi éviter de potentiels conflits. L’autre face des formations managériales tient, comme le soulignent les autres articles qui composent ce numéro, à la stratégie face aux syndicalistes. B. Giraud souligne moins les discriminations infligées aux militant-e-s, que les techniques d’apprivoisement des syndicalistes, quitte à remplacer ceux qui ne se laissent pas apprivoiser. Là encore, être à l’écoute des aspirations individuelles, professionnelles, des syndicalistes permet d’éviter une montée des tensions, et de paraître à l’écoute, sans jouer sur les rapports de force. Par contre, en cas de grève, d’autres outils sont à disposition des managers, en particulier des outils juridiques. En effet, les grèves sont l’objet d’une législation précise que doivent bien connaître les directions des ressources humaines afin de cantonner les actions des grévistes dans certaines limites.

Ce recours au droit, aujourd’hui largement investi tant du coté patronal que syndical, doit être mis en regard des transformations des règles de représentativité syndicale contenues dans l’accord signé en 2008 par le MEDEF, la CGPME, la CGT et la CFDT. Suite à une enquête menée dans douze entreprises, Karel Yon et Sophie Béroud décrivent les mécanismes mis en œuvre par la nouvelle loi sur la représentativité, mettant l’accent sur les attentes contradictoires dont elle est le fruit, et s’interrogeant sur les effets concrets quant à la possibilité de mobilisations syndicales. En effet, comment comprendre qu’une telle réforme puisse être mise en œuvre sous les auspices conjoints du MEDEF et de la CGT ? Si la loi oblige plus qu’avant les employeurs à reconnaître les syndicats, cela se fait selon des modalités particulières. Les employeurs peuvent connaître un regain d’intérêt pour la question syndicale, dans la mesure où ils sont en capacité d’influer sur « la forme de la configuration syndicale elle-même », à travers les protocoles d’organisation des élections, la concentration des instances représentatives, etc. Ainsi, la loi de 2008 incite le management à s’emparer d’un domaine jusque là peu maîtrisé, le droit syndical ; loin des formes de violences antisyndicales évoquées ailleurs, c’est un nouveau type de « démocratie sociale » qui se construit, favorisant l’émergence de « professionnels du dialogue social ». Dans cette perspective, les élus et experts se substituent aux militant-e-s syndicaux, tandis que les équipes de terrain se voient attribuer des moyens de fonctionnement extrêmement modestes, l’instauration du représentant de la section syndicale dans la loi de 2008, constituant, selon K. Yon et S. Béroud, un pis-aller autorisant la présence d’un « délégué syndical de seconde zone » aux attributions réduites.

Si le parti-pris du dossier de la Revue Agone est d’abord de considérer les choses du côté patronal, chaque contribution souligne l’importance des relations avec les syndicats, et donc la position de ces derniers, adversaires ou partenaires sociaux. Marlène Benquet entre dans le vif du sujet à l’aide d’une enquête ethnographique menée au sein de la fédération FO de la grande distribution. Les matériaux issus de ses observations à différents niveaux (grands magasins, siège de la fédération FO) et d’entretiens avec des responsables d’entreprises, permettent à la sociologue de décrire avec précision les modalités de l’action visant à stopper les contestations avant même qu’elles n’éclosent. Sans nécessairement prétendre que les dirigeants syndicaux seraient « vendus » au patronat, Marlène Banquet montre que les frontières entre négociations, services rendus, arrangements, retours d’ascenseur, dons et contre-dons de services, etc., sont floues. Surtout, elle indique comment certains modes de sociabilité entre dirigeants d’entreprises et responsables syndicaux conduisent à une familiarité qui se construit des années durant, et a nécessairement des effets sur les relations sociales entre employeurs et syndicalistes. Cependant, cette connivence peut être remise en cause par la montée en puissance de l’actionnariat qui déstabilise des relations établies de longue date, n’offrant plus aux responsables patronaux la possibilité d’offrir quelque chose aux syndicalistes en retour d’une certaine docilité. Entrent alors en tension deux modes de gestion patronale, d’où peuvent résulter des modifications de l’agir syndical, tant les marges de manœuvres traditionnellement permises sont réduites.

Si toutes les contributions concernent les évolutions des relations sociales au sein des entreprises en France, une comparaison transnationale des pratiques managériales permettrait de constater ou non un transfert par delà les frontières de telles pratiques, qui sont autant de savoirs professionnels qui transitent au sein des directions d’entreprises, des services de ressources humaines et des cabinets de conseil en management. Seule la contribution d’Émilien Julliard offre un regard extra-français en analysant les difficultés que rencontrent les syndicats états-uniens face aux campagnes antisyndicales menées par les directions d’entreprises. Il illustre son propos à travers trois catégories d’acteurs, les supervisors, les consultantset les organizers. Les premiers sont des sortes de cadres intermédiaires en France, bien que leurs professions peuvent être différentes d’une branche à l’autre ; ils peuvent surtout se définir par le degré d’autorité qu’ils ont sur les autres salarié-e-s. Le maintien de leur emploi est le plus souvent lié à la loyauté dont ils font preuve vis-à-vis de leur employeur, loyauté évaluée par des consultants employés par les entreprises, qui sont les mêmes qui les forment aux techniques de lutte antisyndicale. De l’autre coté, les organizers occupent une fonction qui n’a pas d’équivalent en France2. Employés par les syndicats, ils sont chargés d’orchestrer des campagnes de syndicalisation dans les entreprises où les syndicats sont inexistants ou très faibles. Bien qu’ils s’opposent, ces deux figures – les consultants et les organizers – ont en commun d’être extérieurs aux entreprises dans lesquelles ils interviennent. De plus ils partagent une fréquentation des mêmes institutions ainsi qu’un arc de représentations des souffrances au travail auxquelles, pour des raisons différentes, ils doivent apporter des réponses. É. Julliard complète la description de ces acteurs par une analyse des campagnes syndicales dites corporate campaign, qui visent à attaquer l’image publique des entreprises pour faire pression sur elles.

 

Travaux historiques, et sociologiques, comparaisons transnationales, interventions et témoignages militants, ce dossier de la Revue Agone condense donc différentes approches qui se complètent adroitement et invitent à regarder le monde du travail dans ce qu’il a de conflictuel, d’antagoniste, mais en s’interrogeant sur les raisons de la faiblesse ou du peu de conflits collectifs ouverts. Au-delà des explications proposées des transformations des collectifs de travail, de la disparition des bastions ouvriers, de l’effritement des références politiques à gauche, ces travaux permettent de porter le regard sur les lieux mêmes de travail, et sur ce qui fait obstacle à l’émergence de ces conflits et à l’existence d’un syndicalisme de lutte. Ils invitent à saisir l’importance des stratégies patronales, qui ne relèvent donc pas de la mauvaise volonté de chefs quelque peu acariâtres, mais constituent autant de modes de pensée et de pratiques qui s’enseignent et se transmettent au sein des sphères patronales. Entre nouvelles formes coercitives et néo-paternalisme, le répertoire d’actions managérial s’élargit pour limiter l’intervention des syndicats contestataires. Sans doute les armes syndicales ne sont-elles pas encore assez aiguisées face à ces stratégies, mais on peut souhaiter que les initiatives prises par la fondation Copernic pour objectiver les cas de répression et de discrimination soient un support pour mener une réflexion collective au sein du mouvement syndical sur ces phénomènes et les moyens d’y répondre.

Notons pour finir que ce riche dossier est suivi de deux autres de taille plus modeste. Le premier est un recueil d’articles sur des grèves en France après le Front Populaire, analysées par des acteurs de l’époque, syndicalistes-révolutionnaires ou socialistes révolutionnaires. Le second est composé de trois contributions autour du livre de Perry Anderson, Le Nouveau Vieux Monde.

 

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1 Louis-Marie Barnier, Yann Cochin, Anne Debregeas, Didier Gelot, Laurent Menghini, Robert Pelletier, Maria-Teresa Pignoni, Sabine Reynosa, Répression et discrimination syndicale, Collection « Les Notes et Documents de la Fondation Copernic », Paris, Syllepse, 2011.
2 Aux États-Unis, il s’agit par contre d’une fonction relativement ancienne, qui a inspiré écrivains et cinéastes. Voir par exemple le film Norma Rae de Martin Ritt (1979) ou le roman La croisade de Lee Gordon de Chester Himes  (1947).