Contre une croyance qui a la vie dure, suite de la discussion avec Antoine Artous
Réponse de Jean-Marie Harribey à Antoine Artous autour de son livre La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondement d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste.
Antoine Artous vient de répondre à la réponse que j’avais faite à son premier article commentant mon livre La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondement d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste (LLL, 2013).1 Je l’en remercie à nouveau. Cela témoigne de sa part d’une réelle volonté de dialoguer et d’approfondir des questions restées troubles dans la théorie. Mais les mêmes problèmes que ceux apparus lors du premier échange resurgissent ici. Aussi, je vais faire une réponse assez brève, car le mieux ensuite serait de prévoir un moment de discussion de vive voix, lors d’une séminaire ou de toute autre occasion, de façon à éviter que cela prenne la tournure d’un surplace.
Je ne prétends pas être un exégète de Marx, je pense seulement avoir compris certaines choses que je crois importantes pour la discussion que nous menons :
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Dans le premier Livre du Capital, Marx dessine le modèle abstrait du capital, son idéal-type en quelque sorte. Ainsi, il est évident que le travail productif s’identifie à la production de valeur pour le capital. Je le redis constamment, j’y adhère pleinement, et je ne modifie en rien ce qu’il dit. L’affirmation que je ne respecterais ni sa lettre ni son esprit me paraît donc sans fondement.
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La catégorie de valeur implique au sens logique (=>) la catégorie de monnaie (celle-ci est condition nécessaire de la précédente).
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La catégorie de valeur est plus restreinte que la catégorie de richesse. Je cite les mêmes textes de Marx qu’A. Artous.
Il n’est donc guère constructif de me renvoyer en permanence à une méconnaissance ou à un travestissement des textes basiques.
Mon travail théorique depuis plus de vingt-cinq ans consiste à me demander :
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pourquoi le marxisme historique a raté le coche de la compréhension de la sphère non marchande ;
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pourquoi le marxisme historique a raté le coche d’une théorie de l’État ;
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pourquoi le marxisme historique a raté le coche d’une théorie de la monnaie ;
ces trois ratages ayant sans doute quelque chose à voir les uns avec les autres ;
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et pourquoi le marxisme historique a raté le coche de l’écologie.
Ratages, alors que, justement, je pense qu’on a chez Marx les prémisses des réponses à ces problèmes.
Aucun marxiste orthodoxe n’a répondu jusqu’ici à la question que je pose « d’où vient la valeur avec laquelle sont financés les services non marchands ? » autrement que par « c’est un prélèvement sur la plus-value capitaliste ». Cette réponse est une aporie, c’est-à-dire une impasse logique, que j’ai montrée. Et je connais même certains marxistes qui en sont encore à dire que tous les services – marchands comme non marchands – sont financés par la production matérielle (ce n’est pas le cas d’A. Artous, mais le raisonnement est logiquement le même) : les deux tiers de la production seraient financés par le tiers restant ! Je pense qu’il faut sortir de cette impasse.
Et il n’y a pas trente-six solutions. Celle que j’ai proposée est la suivante. Une société capitaliste concrète n’est jamais un clone du modèle abstrait, aussi chimiquement pure que le modèle du Livre I du Capital. Elle est la juxtaposition conflictuelle de plusieurs types de rapports sociaux sous domination du rapport social capitaliste. Je pose donc comme point de départ théorique que la société que nous connaissons ne secrète pas uniquement de la valeur pour le capital. Et je répète que, ce faisant, je ne mets pas en doute l’identité entre travail productif de capital et production de valeur pour le capital, ce qui au passage est tautologique ou redondant, tout en étant exact. Je cherche donc à théoriser ce qui se déroule dans la sphère au sein de laquelle le capital n’est pas entré. Que s’y passe-t-il, une fois qu’on a écarté l’aporie précédente ? Qu’A. Artous m’excuse, que tous les lecteurs m’excusent, ma capacité de lecture est certes limitée, mais je ne connais pas d’autre réponse au monde que celle que je propose depuis des années. La catégorie de monnaie dépassant la catégorie du capitalisme, la monnaie étant la forme phénoménale de la valeur, alors puisque celle qui a trait à la sphère non marchande ne peut être analysée comme un prélèvement sur un ailleurs existant préalablement, j’en conclus qu’il y a une valeur, dont la forme est monétaire, produite par les travailleurs de cette sphère, qui s’ajoute à celle de la sphère capitaliste, et n’en est donc pas soustraite. Je concède à A. Artous que, par souci de simplification, j’utilise l’expression de valeur économique pour englober la valeur produite pour le capital et la valeur qui n’est pas produite pour lui. S’il a une autre formulation, meilleure, à proposer, je lui en saurais gré. Mais je doute qu’il y parvienne puisque, pour lui comme pour la majorité des commentateurs, il n’y a de valeur que pour le capital, et donc les prélèvements obligatoires ne peuvent être effectués que sur elle. Le rapprochement avec la thèse de l’épargne préalable n’est alors pas étonnant.
La théorie de Marx « ne vise pas à rendre compte d’une « économie monétaire de production », mais de l’exploitation capitaliste comme « rapport marchand d’exploitation » », me dit A. Artous en se référant à Tran Hai Hac. Mais une économie capitaliste est obligatoirement une économie monétaire de production. Cela est formellement établi. Et, si le rapport capitaliste s’était étendu à l’ensemble de la société au point d’avoir fait passer toutes les activités humaines sous la coupe du capital, alors la réciproque serait également établie : l’économie monétaire de production serait nécessairement capitaliste.
A. Artous reconnaît que je soulève un problème réel, celui de la place des services non marchands. Je passe sur le fait qu’il les assimile aux services publics situés dans le seul périmètre de l’État, parce que ce n’est pas très important ici. L’essentiel est ailleurs. A. Artous conteste la typologie que j’ai établie, qui fait apparaître un point de différence et un point de rapprochement entre, par exemple, le musicien employé par l’État ou une collectivité quelconque qui ont décidé que tous les enfants devaient apprendre la musique en même temps que le calcul et le musicien employé comme professeur dans une école de musique appartenant à un capitaliste. Le cadre analytique d’A. Artous ne peut pas saisir que le premier produit de la valeur qui n’est pas destinée à l’accumulation du capital par opposition au second. Et, comme l’avait fait avant lui Jacques Bidet,2 A. Artous récuse l’introduction de la catégorie de revenu comme équivalent monétaire du produit réalisé. Pour quel motif ? Parce qu’il s’agirait d’une approche macroéconomique comptable. Voilà bien l’obstacle méthodologique et épistémologique à surmonter : A. Artous refuse toute tentative de « falsification ». Eh bien, si donc le PIB, expression monétaire de la valeur validée socialement – soit par le marché, soit par décision politique – contient le produit non marchand, qu’A. Artous me dise s’il s’agit d’un ajout ou d’une soustraction au produit marchand. Je rappelle que l’une des origines – et peut-être la plus importante – de la comptabilité nationale réside dans les schémas de la reproduction de Marx : quand il établit la condition d’équilibre entre les deux sections de la production et qu’il égalise les offres et demandes réciproques, pour aboutir à la relation d’équilibre selon laquelle la production de biens de production suscite une demande de biens de consommation qui doit être égale à la demande de biens de production suscitée par la production de biens de consommation, que met-il face à face sinon des agrégats économiques dont l’aspect produit et l’aspect revenu sont l’envers et l’endroit d’une même réalité ?
Et si « parler de production de revenu n’a pas de sens, du moins dans la grammaire de Marx », alors qu’on dise d’où sortent les revenus monétaires. Je crains fort que, là encore, resurgisse l’impensé de la monnaie, en tant qu’institution sociale homogénéisant les travaux, dans un pan entier de la tradition marxiste qui serait seule légitime à dire « l’esprit et la lettre » de Marx. Et, dans le cas d’une économie capitaliste pure, qui est, je le répète, une économie monétaire de production, le rapport social d’exploitation produit, dans le même temps sous réserve de validation par le marché, de la valeur, c’est-à-dire équivalent monétaire de la valeur de la force de travail + le profit ou équivalent monétaire de la plus-value, et donc du revenu puisque salaires et profits sont les deux types de revenus issus de la production. Dans le cas où, à côté du rapport social d’exploitation capitaliste, il existe un secteur non marchand, je soutiens qu’est produite une valeur dont la société a fixé, conventionnellement, la hauteur aux salaires versés, sans qu’il y ait de profit par définition.
Il s’ensuit une discussion sur la monnaie. Je dois le dire, je ne comprends pas quelle est la position d’A. Artous. Il reconnaît du bout des lèvres que la monnaie est une institution sociale, « instituée par l’État », mais aussitôt il ajoute que « la monnaie n’institue pas le social » et qu’« elle ne peut y participer que dans le cadre d’un rapport de production déterminé ». Que signifie « déterminé » ? Si le terme a un sens générique, c’est une tautologie. Si « déterminé » signifie « capitaliste », on revient au début de la controverse : la monnaie est assimilée au capitalisme, le marché aussi, la valeur aussi. Bref, tout ce que l’anthropologie a démontré est nié, à cause de ce qui me paraît être une incompréhension du premier chapitre du premier Livre du Capital, Marx ayant construit à cet endroit un idéal-type. En d’autres termes, pour A. Artous, toute la valeur monétaire est marchande (« Parler de valeur économique, c’est en fait parler de valeur marchande d’un produit. C’est ainsi que cela se passe, dans l’usage des mots, mais aussi dans de nombreux usages théoriques », écrit-il). Selon moi, on a un ici un exemple de recyclage involontaire de l’idéologie libérale néoclassique dans toute sa force mystificatrice.
De plus, A. Artous commet un contresens étonnant car il écrit que je veux construire une « théorie de la valeur monétaire » qu’il croit être une « théorie de la valeur de la monnaie ». Terrible contresens car il s’agit de construire une théorie de la valeur qui est monétaire. C’est la valeur qui est monétaire, ce n’est pas la monnaie dont il faudrait déterminer la valeur.
A. Artous trouve « intéressante » ma façon de détricoter les discours sur la valeur de la nature. Mais, ce détricotage n’a de sens que dans la continuité de ce qui précède, à savoir les distinctions entre valeur d’usage et valeur, entre richesse et valeur, entre sphère monétaire et sphère marchande. À force d’affirmer que je ne suis pas un bon marxiste, ce qui ne me peine en rien parce que je préfère me référer à Marx, et à force de vouloir convaincre à coups de citations, A. Artous trébuche sur la phrase tirée de la Critique du programme du parti ouvrier allemand. Je la cite page 197 de mon livre : « Le travail n’est pas la source de toute richesse. La nature est tout autant la source des valeurs d’usage (et c’est bien en cela que consiste la richesse matérielle !) que le travail, qui n’est lui-même que la manifestation d’une force matérielle, de la force de travail humaine ».3 Et que fait A. Artous ? Il commet un lapsus, véritable contresens révélateur : il ajoute le mot « valeur » pour donner la phrase : « La nature est autant source de valeur des valeurs d’usage… » (je souligne), ce qui en dit long sur la source du tournage en rond de notre discussion. Je maintiens donc que pour Marx, « La terre peut exercer l’action d’un agent de la production dans la fabrication d’une valeur d’usage, d’un produit matériel, disons du blé. Mais elle n’a rien à voir avec la production de la valeur du blé ».4
Enfin, A. Artous ignore la distinction que j’ai établie entre financement de la production et paiement de celle-ci, quand il m’adresse une interpellation que seule une lecture inachevée de mon livre pourrait expliquer : « Si la sphère non marchande produit de la valeur permettant on financement, on ne voit pas pourquoi il faudrait « répartir socialement la charge du paiement par l’impôt ». » Mais c’est parce que le financement est antérieur à la production et que le paiement lui est postérieur. Dans la sphère capitaliste, l’investissement et l’emploi correspondant anticipent la production de valeur, et la vente des marchandises sur le marché ne « finance » pas la production capitaliste, elle la paie ex post de manière privée ; de l’autre côté, l’investissement dans la sphère non marchande et l’embauche correspondante anticipent l’existence de besoins collectifs, l’impôt en assurant ex post le paiement socialisé. En continuant d’affirmer comme tous les économistes libéraux que l’impôt « finance » les services non marchands, A. Artous méconnaît la notion d’anticipation de l’investissement et de la production, dont le principe est le même pour la sphère marchande et la sphère non marchande, bien que sa mise en œuvre soit différente : c’est l’injection de monnaie nouvelle qui « finance » l’investissement net macroéconomique, ce n’est ni l’achat des marchandises par les consommateurs, ni l’impôt payé par les contribuables. Par suite, A. Artous oublie la notion de validation, et au final, la monnaie reste un impensé puisque c’est l’existence de la monnaie qui permet, dans la sphère capitaliste, l’accomplissement du « saut périlleux » de la marchandise, c’est-à-dire la jonction entre production et réalisation de la valeur. Et c’est aussi la monnaie qui permet la socialisation du coût de la décision politique d’impulser une sphère non marchande. Je me place donc ici aux antipodes de la thèse de l’épargne préalable qui empêche de penser la dynamique macroéconomique créée par l’investissement net.5
Pour le reste, je ne me formaliserai pas du fait qu’A. Artous nie toute proximité, quelle qu’elle puisse être. Il croit que l’idée du statut du travail abstrait, comme substance sociale et non pas naturelle, m’est étrangère, alors que ce fut le cœur de ma critique du livre d’André Orléan et de la discussion que j’ai eue avec ce dernier. 6 Il fait aussi comme si je n’avais pas depuis longtemps critiqué la thèse du capitalisme cognitif renvoyant la production de valeur dans un ailleurs improbable, voire dans la circulation du capital et dans la finance.7
En concluant ce point d’étape de la discussion, je voudrais dire que mon intention n’est pas d’exposer la « bonne » interprétation de Marx, encore moins de le réviser, je n’en ai pas les moyens intellectuels. Je cherche seulement à fournir un cadre d’analyse à un point laissé dans l’obscurité totale, et donc abandonné à l’idéologie bourgeoise. J’entends les marxistes accrédités crier au sacrilège. Le problème est qu’ils n’ont pas de théorie de la sphère non marchande. Ils font comme si celle-ci n’existait pas ou comme si son existence était financée en prélevant sur une valeur préexistante au circuit économique. C’est une aporie façon Jean-Baptiste Say. Ne soyons pas étonnés alors si nous n’avons ni « l’arme de la critique », ni la « critique des armes » suffisantes pour montrer l’inanité de la vision libérale desdites dépenses publiques. Les néolibéraux sont malins : ils font passer ce qui est un manque à gagner pour les capitalistes (de la force de travail et des ressources matérielles leur échappent pour accumuler du capital) pour un prélèvement sur ceux-ci : très fort ! Mettons donc un peu de raison contre les croyances, d’où qu’elles viennent.
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à voir aussi
références
⇧1 | Les trois textes (A. Artous, « J.-M. Harribey, la « sphère non marchande » et la théorie de la valeur de Marx » ; J.-M. Harribey, « Le saut périlleux et le saut assuré, ou Comment dépasser une croyance marxiste au sujet des services non marchands, Éléments de réponse à Antoine Artous » ; A. Artous, « À nouveau sur J.-M. Harribey, la « sphère non marchande » et la théorie de la valeur de Marx ») sont consultables sur le site de Contretemps |
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⇧2 | Le débat que j’ai eu en 2002 avec Jacques Bidet se trouve intégralement depuis ce moment-là sur mon site |
⇧3 | Marx K., Critique du programme du parti ouvrier allemand, Paris, Gallimard, La Pléiade, Œuvres, tome I, 1965, p. 1413. Ma citation est conforme au texte de Marx, on pourra aussi le vérifier dans l’édition de poche des Éditions sociales, d’après la GEME, Paris, 2008, p. 49 |
⇧4 | Marx K., Le Capital, Livre III, Paris, Éditions Sociales, 1974, tome 3, p. 195, ou dans Œuvres, Le Capital, Livre III, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome II, p. 1430 |
⇧5 | Que l’on me permette de renvoyer à la petite démonstration que j’ai présentée sur l’équilibre macroéconomique dont la régulation incombe à la puissance publique dans Les feuilles mortes du capitalisme, Chroniques de fin de cycle, Lormont, Le Bord de l’eau, 2014, encadré « Pièce à conviction n° 1 », p. 35-36. On peut montrer le rôle de l’investissement public, face à toutes les fadaises libérales |
⇧6 | Que l’on me permette d’avancer qu’il n’existe pas de critique équivalente à ce jour du livre d’A. Orléan, L’empire de la valeur, Refonder l’économie, Paris, Seuil, 2011. Voir mon texte « La valeur ni en surplomb, ni hors-sol », Revue de la régulation, Capitalisme, institutions, pouvoirs, n° 10, second semestre 2011 |
⇧7 | Il cite en exemple sur ce point Michel Husson, alors que M. Husson et moi avons fait la même critique parallèlement et simultanément, il y a une douzaine d’années, et que pour ma part j’ai reprise dans mon livre |